LES PASSIONS DANS LA PHILOSOPHIEHiver 1998 AnnonceNotre tradition philosophique a généralement opposé la raison aux passions, en attribuant à ces dernières un rôle perturbateur tant dans le domaine de la connaissance que dans celui de l’action. Il en résulte un idéal largement répandu d’une attitude scientifique objective délivrée de l’influence des émotions, ainsi que d’une attitude morale dans laquelle l’homme raisonnable a maîtrisé ses passions pour ne plus les laisser influencer ses décisions et ses actes. D’un autre côté, on a pu critiquer cet idéal comme illusoire : ni la science ne peut être véritablement neutre, ni la réflexion morale, ni l’action ne peuvent exister sans le dynamisme passionnel. En abordant la réflexion sur les passions chez quelques philosophes, il s’agira d’essayer de comprendre mieux ce rapport entre la raison et les passions, afin de voir dans quelle mesure il est ou non essentiel et quelles sont ses conséquences pour la conception de la raison elle-même. Nous aborderons les ouvrages suivants : Descartes, Les passions de l’âme Spinoza, l’Éthique (particulièrement la 3e partie) Hume, Traité de la nature humaine (2e livre), et Dissertation sur les passions Introduction1. ThèmeLe thème de ce séminaire est la question du rapport entre la philosophie et les passions. En effet, la philosophie se rapporte de manière essentielle à la raison, en tant qu’elle est d’une part science autonome, c’est-à-dire connaissance fondée sur les facultés naturelles de l’homme, et prétendant à une certaine forme d’objectivité, celle qui correspond à la capacité discursive, c’est-à-dire à l’activité rationnelle. D’autre part, en tant que recherche de la sagesse, la philosophie se conçoit également comme une forme de connaissance dont la portée est pratique, et qui conduit à un mode de comportement fondé sur la reconnaissance du vrai. Cette manière de se comporter qui correspond à la sagesse se définit donc également par rapport à la raison. En effet, le comportement du sage se distingue par le fait qu’il peut se justifier rationnellement, non seulement face aux autres, mais également dans l’esprit de chacun, de manière immanente. Le sage ou le philosophe est celui qui s’est résolu à se gouverner selon sa raison, aussi bien dans le monde des idées que dans la réalité. Au contraire de la raison, les passions représentent les impulsions primitives, qui ne reconnaissent pas l’ordre rationnel, mais relèvent d’une sorte de désordre naturel où les forces vitales s’expriment de manière anarchique, même si elles obéissent peut-être à des lois naturelles. Par conséquent, les passions représentent d’abord le milieu de la vie non philosophique, éloignée à la fois de la connaissance de la vérité et de la cohérence du comportement qui caractérisent le sage. Par rapport à l’entreprise du philosophe, les passions apparaissent donc comme un élément perturbateur, comme des forces à dominer ou, éventuellement, à détruire. Il semble donc y avoir un intérêt pour le philosophe à connaître ces forces pour ainsi dire ennemies, de manière à les soumettre à la raison, déjà par la connaissance, et ensuite dans la pratique. Mais comment peut-on aborder rationnellement ce qui semble être l’opposé même de la raison ? Comme on le voit la question des passions est l’une de celles où la philosophie se trouve amenée à réfléchir à ce qui la nie, à ce contre quoi elle doit lutter pour se poser, à ce qui constitue donc son opposé. Dans la mesure où elle se définit par rapport à la raison, non seulement en tant qu’elle use de la raison, mais encore en tant qu’elle se rapporte rationnellement à la raison, elle se trouve nécessairement confrontée à ce qui s’oppose à la raison ou à ce qui lui reste étranger. En effet, la philosophie ne trouve pas la raison toute donnée, déjà accomplie et parfaitement définie, de telle manière qu’elle n’aurait qu’à s’en saisir ou à s’y soumettre, comme si elle était une voix qui pouvait parler sans l’action du philosophe et qu’il lui suffise d’écouter. En tant que la connaissance ou la sagesse n’est pas donnée, mais qu’elle doit être cherchée, et cela de manière autonome, il se pose pour le philosophe la question de la définition de la raison elle-même, et par conséquent de sa délimitation. Or les limites de la raison apparaissent sur le fond de ce qui n’est pas elle. Ce fond peut apparaître sous différentes figures, telles que celles de la réalité brute, de l’imagination, de la foi, ou, justement, celle des passions. Mais si c’est par confrontation entre la raison et ce qui n’est plus elle que la philosophie peut se poser, alors, en tant que les passions sont des forces qui s’exercent en nous et qui tendent à contredire la raison, c’est aussi à travers une sorte de lutte contre elles, semble-t-il, que la raison doit se définir et dessiner elle-même ses limites. Par conséquent, dans l’effort pour distinguer la raison des passions et établir entre elles une frontière, c’est bien la question de la définition de la philosophie elle-même qui se pose, dans la mesure où l’activité philosophique est rationnelle et implique cette séparation. 2. Position du problèmeOn dit que la philosophie peut s’exercer à propos de n’importe quel objet, et c’est probablement vrai. Mais on constate pourtant qu’elle a des objets privilégiés. Et parmi ceux-ci, les passions, bien que souvent elles ne soient considérées que dans un cadre plus général, principalement dans les réflexions de caractère moral. Pourquoi les philosophes s’intéressent-ils donc aux passions ? Si l’on en croit l’opinion commune, c’est pour s’en libérer. Et cette opinion n’est pas seulement celle de ceux qui n’ont qu’une idée extérieure de la philosophie, mais également celle de beaucoup de ceux qui pratiquent cette discipline. Les moralistes utilisent souvent l’image d’une lutte entre la raison et les passions, qui représente la lutte du bien et du mal en nous. On se représente alors la vie morale comme une guerre constante entre une faculté bonne, la raison, et des tendances mauvaises, les passions, les deux partis du bien et du mal cherchant à convaincre ou à séduire notre volonté. Il va de soi, dans cette représentation, que l’attitude morale consiste à n’écouter si possible que la raison, qui donne toujours les meilleurs conseils, de la renforcer en soi, de la rendre aussi active que possible, tandis qu’on cherche de l’autre côté à faire taire les passions et à les affaiblir pour les soumettre au gouvernement de la raison. Dans cette perspective, l’opposition de la raison et des passions est donc celle qu’on peut se représenter entre les facultés du bien et du mal. Et de nombreuses morales, différentes entre elles, partagent ce point commun qu’elles se représentent la vie morale sous la forme d’une telle lutte entre la raison et les passions, dans laquelle l’enjeu est la soumission de l’une des facultés à l’autre, et, selon l’issue de la lutte, la victoire du bien ou du mal en nous. Être moral revient donc principalement à être raisonnable, tandis que tout abandon aux passions éloigne de la voie droite et juste. Or, que cette morale de la raison soit fondamentalement celle de la philosophie, cela se voit à plusieurs caractéristiques. D’abord, le choix de la raison comme faculté directrice est généralement celui qui fonde justement la philosophie. Par opposition aux autres, le philosophe est celui qui lie connaissance et action, et qui, par conséquent, cherche des justifications rationnelles à tout ce qu’il fait. Il est celui qui se voue à la critique, qui accepte de tout remettre en question, qui fait de la discussion argumentée le mode de rapport principal entre les hommes, et même de l’individu avec lui-même. Bref, puisque la critique, l’examen de toutes choses, la discussion soumise aux règles de la logique sont des caractéristiques de la raison, le choix de la raison est celui de la philosophie aussi bien. En outre, le terme de passion indique un autre aspect de cette lutte, qui permet de voir comment l’image est liée avec celle de la philosophie. En effet, le terme par lequel nous désignons les passions met en évidence la passivité qui leur est liée. Cela ne veut pas dire évidemment que les passions elles-mêmes ne soient pas actives, car dans ce cas, elles ne pourraient entreprendre une lutte contre la raison, ni la mettre en danger. Il faut comprendre que les passions sont nos passions, c’est-à-dire que c’est l’homme sujet aux passions qui est passif en elles. Et s’il est passif, c’est parce que, dans les passions, quelque chose d’étranger à lui agit en lui. Peu importe quelle est la chose extérieure qui est censée agir en l’homme dans les passions, il reste que, emporté par les passions, l’individu n’est plus tout à fait lui-même, mais qu’il est soumis à des forces qui lui échappent ultimement. C’est ainsi qu’on dit de quelqu’un qui agit sous un fort accès passionnel qu’il est hors de lui. C’est ainsi aussi qu’on dit de ceux qui font des passions les principes de leur conduite qu’ils sont les esclaves de leurs passions. En revanche, la raison est considérée comme la caractéristique essentielle de l’homme, en tant qu’il est l’animal raisonnable, et par conséquent, elle est ce en quoi l’homme est chez lui. Et comme dans la raison, l’homme se retrouve, c’est le lieu de son autonomie, où il s’entretient avec lui-même, de manière intime, sans avoir à consulter la nature, comme s’il pouvait se retirer dans sa raison comme dans un monde à part, à l’écart des forces extérieures, pour n’obéir qu’à sa propre logique. Or la philosophie est la recherche de la sagesse, dans laquelle, par la connaissance, et notamment la connaissance de soi, l’homme parvient à l’autonomie et au bonheur qui y est lié. Telle est l’idée commune de la philosophie et de son rapport aux passions et à la raison. Selon cette vue, dans laquelle le philosophe, se confiant à la raison et la fortifiant, devient autonome et réalise son essence ou sa liberté, en se dégageant des forces qui le soumettent aux turbulences extérieures et, par conséquent, à un ordre qui n’est pas véritablement humain, il semble qu’il y ait une ligne de démarcation nette entre les passions et la raison. En quelque sorte, la lutte morale entre ces deux forces en nous ne serait qu’une affaire pratique, ou du moins telle que la pratique y joue le premier rôle, tandis que les questions de connaissance y seraient réduites à un rôle subsidiaire, adjuvant. En effet, s’il est utile dans cette conception de connaître les passions, ce n’est pas parce qu’on ne sait pas les reconnaître en les distinguant de la raison, mais parce qu’il est utile de les connaître mieux pour les déjouer. Nous serions dans la situation d’une guerre habituelle, où l’ennemi est repéré, et où il ne se confond pas du tout avec les alliés, mais où il reste utile de le connaître mieux pour savoir quelles stratégies il est susceptible de mettre en œuvre et pour les contrecarrer. La connaissance des passions — déjà reconnues et situées dans un cadre bien déterminé, du moins dans des frontières qui les mettent clairement à l’extérieur de la raison — apparaît donc comme un approfondissement d’une sorte de connaissance essentielle que nous avons d’elles, plutôt que comme la recherche de ce que pourrait être leur essence en général. Et, comme les passions sont posées justement à l’extérieur de la raison, qui est la faculté chargée à la fois de leur faire la guerre et de mener l’enquête plus approfondie sur elles pour les déjouer, on peut même dire que cette connaissance des passions se présente aussitôt comme objective, en tant qu’elles apparaissent comme des objets placés en face de la raison, voire opposés à elle. Si tel était le cas, la question des passions pourrait rester intéressante peut-être pour le philosophe, en tant que leur connaissance fait partie de ses moyens de se libérer plus efficacement des obstacles à la réalisation pour l’homme de l’idéal d’une vie autonome et libre. Mais, plus fondamentalement, l’existence des passions ne remettrait pas en question la philosophie. Elle représenterait un obstacle pratique à surmonter, mais pas une réalité qui mettrait en question la raison en elle-même. En effet, en principe, la raison serait déjà posée dans son autonomie, elle coïnciderait avec son essence, même si elle devait encore réaliser pratiquement cette autonomie dans les philosophes particuliers. Autrement dit, du point de vue de la pure connaissance, en soi, ou en droit, les passions n’affecteraient pas la raison, même si elles pouvaient l’empêcher en fait, de manière contingente, de se réfléchir dans sa pure essence. On pourrait même admettre que le problème ne soit pas que moral, et qu’il concerne aussi la connaissance dans une certaine mesure, justement dans la mesure où la connaissance est également une affaire pratique. Mais ce serait comme dans le cas d’un calcul arithmétique un peu complexe. Là aussi, en principe, le domaine du calcul est déjà donné, autonome, et en droit la solution de l’opération subsiste déjà, même si je n’ai pas encore terminé le calcul. Mais ici aussi, dans les faits, des circonstances extérieures, parfaitement étrangères à l’arithmétique, peuvent m’empêcher de terminer le calcul, ou me conduire à y commettre des erreurs (comme si, par exemple, je dois faire le calcul dans une situation où je suis constamment dérangé par des gens auxquels il me faut répondre). Mais on ne considérera pas que ces obstacles contingents à l’effectuation du calcul en remettent en question les principes. La situation serait peut-être un peu différente si la vie humaine était telle que personne n’ait jamais l’occasion de calculer dans d’autres circonstances que celles dans lesquelles il est conduit à faire des fautes de calcul. Mais, même là, ou bien nous ne saurions pas ce que signifie vraiment calculer, et l’arithmétique nous paraîtrait une science très peu sûre, ou bien nous en reconnaîtrions la certitude de principe, et alors nous la distinguerions nettement des obstacles qui nous la font manquer dans la pratique. Notons que, dans le premier cas, celui où nous n’aurions pas l’expérience de calculs effectués dans le calme, et répétés dans ces conditions, de manière à voir comment la solution se confirme à chaque fois, il nous serait justement impossible de savoir dans quelle mesure le calcul lui-même n’est pas dépendant en partie des événements extérieurs qui viennent le troubler. Et par conséquent, s’il était vrai que les passions nous affectent toujours, et nous empêchent donc toujours de nous retrouver dans un état de pure réflexion rationnelle, il devrait nous paraître également impossible d’affirmer que la raison peut vraiment se dégager des passions pour se développer en elle-même, de manière autonome. Et par conséquent, on peut se demander déjà si l’idée de la lutte entre la raison et les passions n’a pas quelque chose de contradictoire, lorsqu’on insiste pour dire qu’elle n’a pas de terme, que tous les hommes y restent pris, excepté peut-être quelques rares sages, qu’on connaîtrait selon des traditions elles-mêmes assez incertaines. Car de toute manière toutes les traditions de ce genre ont un élément important d’incertitude, comme toutes les connaissances de caractère historique, dont la caractéristique est justement qu’elles ne sont pas purement rationnelles comme les mathématiques, mais très dépendantes de toutes sortes de contingences. Si le philosophe devait donc commencer à croire à la raison sur la foi d’histoires que la raison ne peut pas authentifier, il se trouverait dès le départ entraîné hors de cette raison dont il veut faire son propre principe. Et l’on voit que, de ce point de vue, même l’idée d’une lutte perpétuelle, constitutive de notre vie morale, entre deux facultés distinctes, finit par mettre en doute la capacité que nous supposons à la raison de représenter pour nous le lieu d’une autonomie possible, aussi bien en ce qui concerne la morale que la connaissance. Mais précisément l’idée d’une telle lutte entre deux adversaires nettement distingués est contestable en elle-même. Car en général les philosophes ne disent pas simplement que nous n’arrivons pas à trouver la paix intérieure parce que nous sommes dominés par les passions, et qu’il n’y a là qu’un problème pratique pour dégager ce qui dans notre être est déjà clairement reconnu comme devant constituer notre essence la plus intime, notre liberté et notre autonomie. Nous avons remarqué au contraire comment la philosophie était à la fois une entreprise de connaissance et de transformation pratique de celui qui recherche l’état de sagesse. Le soi que nous devons atteindre, il ne nous est pas d’abord révélé dans sa pureté, comme une idée dont nous n’aurions plus qu’à chercher la réalisation. Au contraire, la libération que cherche le philosophe est essentiellement prise dans la tentative de connaître elle-même. Plus encore, certains peuvent penser que la connaissance, ou la vraie reconnaissance de ce que nous sommes vraiment, la vraie réflexion intellectuelle, est déjà l’état pratique de sagesse, et que toutes les actions extérieures ne sont plus des moyens d’y parvenir, mais des expressions mêmes de cette sagesse qui a été découverte. Dans ce cas, les passions sont importantes d’abord parce qu’elles sont des obstacles à la connaissance elle-même. Et s’il faut se dégager des passions pour connaître, alors il faut aussi se dégager des passions pour savoir reconnaître les passions comme passions et la raison comme raison, bref, pour devenir capable de tracer la véritable distinction entre les passions et la raison. On voit que, si, au lieu de révéler leur distinction au regard naïf, les passions et la raison commencent par se confondre, si bien que ce n’est que par une illusion qu’on croit pouvoir les distinguer immédiatement, alors l’existence des passions représente bien une mise en question de la philosophie elle-même. Car comment savoir si cette idée d’une raison purifiée n’est pas toujours illusoire, tant que nous ne l’avons pas réalisée ? Si les passions pouvaient être clairement étrangères à la raison, le problème moral figuré par la lutte entre la raison et les passions serait déjà largement résolu, et sans grand intérêt philosophique, du moins sans grand intérêt pour la question de la définition de la philosophie et des limites de la raison. Mais quelles raisons avons-nous de croire que les choses ne soient pas aussi simples ? Il faut remarquer déjà que, si nous pouvons dire en un certain sens que les passions nous sont étrangères, ce n’est pas au sens où les choses physiques nous le sont. Nous l’avons dit, si les passions sont des éléments de passivité, ce n’est pas en elles-mêmes, mais en tant qu’elles sont bien nos passions. Or précisément, ce n’est que d’une manière très relative qu’elles représentent notre passivité, puisque, la plupart du temps, nous agissons justement poussés par elles. A première vue, les passions sont donc plutôt nos ressorts, et donc des principes d’activité en nous. Et nous vivons d’abord nos passions comme étant nos propres manières d’être. Loin que je me sente généralement étranger à mes passions, je me sens exister au contraire en elles, je dis « je » en elles, et peut-être même pourrais-je dire que « moi », c’est d’abord ce que je sens en tant que je suis une sorte de sujet commun dans toutes mes passions. Comment donc peut-on en venir à dire que nos passions ne sont justement pas nous ? C’est qu’il nous arrive, par rapport à telle ou telle de nos passions, de prendre une sorte de distance, de refuser de nous y engager, de ne pas vouloir dire « je » en elles, comme nous le faisons couramment. Après une colère, par exemple, il peut m’arriver de me renier, en refusant de dire que j’étais vraiment moi dans cette colère, bien que, pourtant, la colère me faisait probablement justement m’affirmer fortement comme moi-même, contre tout ce qui s’opposait à ce que je ressentais comme étant moi-même du point de vue de ma colère. Alors, plutôt que de me renier, et de dire que je ne suis plus ce que j’étais, je pose ma colère comme extérieure à moi : elle devient une passion. Et parfois, quand je suis tiraillé par deux désirs — l’un de rechercher quelque plaisir, l’autre de faire mon devoir, par exemple —, je suis bien dans l’un et l’autre, mais il arrive que je me place d’un côté plutôt que de l’autre dans la délibération même, ou dans une partie de cette délibération. De ce point de vue, je me représente moi-même comme raison, comme celui qui délibère et se dégage des deux voies possibles pour faire le choix, et comme tiraillé par la passion, qui veut se confondre avec moi, mais qui n’est pas pourtant vraiment moi. A ce qu’il me semble, c’est à peu près de cette manière que nous nous représentons concrètement comme poursuivant en nous-mêmes une sorte de lutte entre la raison et les passions. Mais que se passe-t-il lorsque, par exemple dans la colère, la passion dit « je » pour moi, et de telle manière que je suis entraîné à dire, au moins quand elle m’emporte, « je » avec elle ? Il y a, à ce moment, confusion entre moi et la passion, et loin que je perçoive la passion comme une passion, j’y vois mon vrai principe d’action. De plus, au moment où je suis en colère, je vois les choses et je les comprends à travers la colère. La colère ne s’oppose donc pas à la raison, en ce moment, comme une sorte de force aveugle qui m’emporterait, en laissant hors d’elle la connaissance. Au contraire, je crois me connaître dans ma colère, et je crois même très bien savoir ce que je veux, quelle est la vraie situation, même s’il est possible que je le renie ensuite. Il me faut donc avouer que la colère se présente elle-même comme un principe de connaissance. Et si je prends ensuite distance d’elle, c’est aussi en tant que je refuse la perspective qu’elle m’a fait prendre, et que je conteste donc la valeur de la connaissance que je croyais avoir en elle. Je la dénonce donc non pas seulement comme une force qui m’aurait poussé malgré moi, mais également comme un principe d’illusion, qui m’a donné une représentation fausse à la fois des choses autour de moi et de moi-même. Au moment où je suis emporté par la colère, la force de conviction de la colère dépasse donc également celle de la raison, c’est-à-dire celle du point de vue que je vais prendre ensuite, une fois la colère retombée, en me dégageant d’elle. Mais qu’est-ce qui me permet de savoir que la représentation que me donnait la colère était illusoire, tandis que celle de la raison, qui me désillusionne, n’est pas illusoire à son tour ? Autrement dit, ne se pourrait-il pas qu’il y ait de la passion encore dans ce qui me paraît être la raison, de même que je prenais comme la raison ce qui me donnait mes raisons de me fâcher dans ma colère ? Que serait une raison totalement dépourvue de passion, et donc purement raison ? Car s’il n’existe pas une telle raison pure, alors il n’y a pas non plus de connaissance dégagée des passions, et libre de toute illusion dans la mesure où nous comprenons les passions comme des puissances d’illusion. Le sage, au moins, qui représente le modèle d’une vie parfaitement raisonnable, devrait être dégagé de toute passion. Mais l’est-il ? S’il se distingue d’une machine à calculer, c’est parce qu’il agit selon des désirs propres : il veut être heureux ou libre ou autonome. Il ne fait pas que raisonner, mais il attribue une valeur à la raison. Et même s’il veut percer toutes les illusions par la raison pour atteindre un calme intérieur parfait, où il n’y ait plus de perturbations passionnelles, c’est encore un désir de ce calme qui le conduit. On peut se demander au moins si, jusque dans ce modèle extrême d’un être entièrement conduit par la raison, il ne reste pas inévitablement un soubassement passionnel à sa conduite. Certes, il ne nommera pas ce genre de désir passion, dans la mesure où il prétendra s’y identifier pleinement. Mais est-il vraiment différent en cela de tous ceux qui disent sans hésiter « je » dans leurs autres passions ? Et si la raison du sage est encore mélangée à une passion, alors peut-il vraiment prétendre à la vraie connaissance ? Ne se trompe-t-il pas nécessairement, à la fois sur le monde et sur lui-même, et n’est-il pas pris dans l’illusion à propos de ce qu’il croit savoir de sa raison et de ses passions ? Mais alors, c’est l’entreprise de connaître les passions qui est paradoxale en elle-même, si les passions sont des principes d’erreur, et si elles menacent de subsister dans la connaissance qui les prend pour objet. Et au moment où la philosophie cherche à connaître les passions, ne doit-elle pas se remettre justement infiniment en question dans cet acte même, où elle tente de se dégager de ce qui n’est pas elle, et qui est pourtant peut-être aussi à son fondement ? Si je vous propose l’étude de la question des passions en philosophie, c’est à cause de ce phénomène, qui fait que la philosophie semble se remettre en question dans l’étude qu’elle fait justement pour se définir par opposition à ce qui n’est pas elle, au moment où elle cherche à dégager son principe, la raison, de ce qui lui est étranger, et à établir les limites exactes de son domaine, de son principe au moins, et se trouve prise dans la confusion avec ce qui devrait se situer au-delà de ses propres limites. Pour aborder cette question je vous propose d’examiner la manière dont quelques philosophes ont étudié les passions, afin de voir dans quelle perspective ils ont entrepris cette étude, comment ils ont éventuellement résolu le paradoxe de la connaissance rationnelle d’un principe d’illusion interne peut-être à nous-mêmes et à notre raison, ou comment ils en ont tenu compte. Il se pourrait que la distinction que nous avons supposée entre la raison et les passions ne puisse être maintenue, et que les limites de la raison ne puissent plus se situer où nous croyons les voir. Il se pourrait que la nature de l’entreprise philosophique se révèle différente de ce que nous croyons communément. Pour aborder la question, je ne vous propose pas l’étude de textes marginaux dans la tradition philosophique, et qui pourraient passer pour ne concernant peut-être pas vraiment la philosophie dans ce que nous entendons classiquement par ce terme. Mais je vous invite à aborder au contraire quelques théories des passions de philosophes classiques, reconnus par tout historien de la philosophie. Gilbert Boss |