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Qu'est-ce que la philosophie ?

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LE CHARLATANISME PHILOSOPHIQUE

Automne 1999

Annonce

Hegel est un charlatan, ne cesse de répéter Schopenhauer, et il pense pouvoir le montrer. De même, Socrate et Platon avaient déjà leurs sophistes, qu’ils dénonçaient. Il semble que le monde philosophique ait toujours été non seulement le champ de la recherche de la vérité, mais également un théâtre privilégié du charlatanisme. Or, de même qu’il importe en philosophie de distinguer entre les fausses apparences et la vérité, de même il importe de savoir discriminer entre les philosophes et les faussaires. Et la tâche est d’autant plus ardue que la renommée et l’histoire officielle paraissent incapables de faire cette distinction, et placent sur le devant de la scène les uns aussi bien que les autres. Peut-on découvrir des critères pour dénicher le charlatanisme philosophique ? Des méthodes pour opérer la discrimination sont-elles possibles ?

Ces questions seront abordées par l’étude de textes de philosophes et de présumés charlatans notoires du passé. Voici ceux qui sont retenus :

Aristophane, Les nuées

Platon, Le sophiste

Heidegger, Was heißt denken ?

Heidegger, Gelassenheit

Hegel, Phänomenologie des Geistes




Introduction

1. Thème

Le thème de ce séminaire est la question de la nature du charlatanisme en philosophie et de ce qui le rend possible. Selon l’idéal, la philosophie est une recherche de la sagesse, c’est-à-dire à la fois de la meilleure manière de vivre et du savoir essentiel qui conduit à cette façon de vivre et permet la connaissance des principes de notre monde et de notre existence. Dans la mesure où il y a dans la philosophie une recherche de science ou de connaissance radicale, c’est-à-dire de clarté pour nous sur les conditions de notre existence, l’entreprise philosophique est d’abord rationnelle, dans la mesure où c’est la raison ou l’intelligence qui constitue en nous le principe de la connaissance, pourvu qu’on ne l’oppose pas à d’autres sources de connaissance telles que la perception et l’expérience, qui entrent également dans l’enquête rationnelle. Or cette recherche rationnelle se fait naturellement sous la forme d’une discussion, dans laquelle s’échangent des arguments et où seules les démonstrations ont la force de s’imposer. C’est ainsi qu’on peut considérer le champ de la philosophie comme celui de la pure discussion, où seule la raison a l’autorité de décider de ce qui doit être retenu ou non, et c’est aussi de cette manière qu’on se représente le domaine de la philosophie envisagée dans son histoire concrète. On sait bien que tous ceux qui sont intervenus dans le débat philosophique n’étaient pas intelligents et logiques au même degré. Mais précisément, on suppose que leurs arguments auront été éliminés par la discussion et qu’il ne restera que ceux qui ont soutenu le feu de la critique. Cependant, dès qu’on observe plus attentivement le débat philosophique concret, on se rend compte qu’il ne s’agit pas seulement de la valeur logique des arguments, mais également du sérieux ou de la sincérité avec lesquels les acteurs de ce grand théâtre de la pensée recherchent la vérité et cherchent à exprimer clairement leurs arguments. En effet, l’objet du débat philosophique n’est pas toujours celui de savoir dans quelle mesure une position est vraie ou non objectivement, ou selon sa valeur argumentative rationnelle, mais souvent aussi celui de savoir si les arguments avancés sont de véritables arguments, qui visent la vérité, ou au contraire des procédés rhétoriques destinés à faire passer simplement pour vraie une opinion que son auteur sait ou devrait savoir ne pas connaître. Autrement dit, le débat philosophique porte non seulement sur la valeur logique des arguments, mais également sur leur valeur de sincérité, et la question est de savoir non seulement si les arguments sont cohérents ou non, mais également si celui qui les avance est un chercheur sincère de la vérité ou simplement un charlatan. Car on ne va bien sûr pas discuter de la même manière avec l’un et avec l’autre. Or, selon l’histoire idéale de la philosophie, nous avons l’habitude de ne considérer habituellement — du moins de manière explicite — que la question de la vérité des philosophies, et non celle de leur authenticité. Mais, si nous savons qu’il y a parmi les prétendus philosophes des charlatans, alors la philosophie ne demande-t-elle pas qu’on envisage non seulement les moyens de vérifier la valeur logique — au sens large — d’une position, mais également sa valeur d’authenticité, et qu’on prenne au sérieux donc la question de l’existence du charlatanisme ?

Il appert donc que, dans le cas du charlatanisme, la raison ne se trouve plus seulement confrontée au problème interne de la cohérence de son développement, mais qu’elle se trouve rapportée à une intention qui paraît lui être étrangère, dans la mesure où elle peut être utilisée contre son but propre, non plus pour trouver la vérité, mais pour faire passer la fausseté. Comment est-il possible que la raison, qui se veut autonome dans la philosophie, puisse être un instrument, c’est-à-dire se trouver manipulée par autre chose qu’elle ? Et comment peut-elle prétendre à l’autonomie dans ces conditions, comme il lui est essentiel de pouvoir le faire si la philosophie doit pouvoir exister ?

Par conséquent, dans l’effort pour distinguer la raison de la rhétorique trompeuse du charlatanisme et pour établir entre elles une frontière, c’est encore la question de la définition de la philosophie elle-même qui se pose, de telle manière que le problème du rapport entre la philosophie et le charlatanisme représente également une mise en question de la philosophie elle-même.

2. Position du problème

La question générale qui se pose dans ce séminaire comme dans la série de séminaires à laquelle il appartient est celle de savoir quelle est la nature de la philosophie. Il n’est donc pas question de commencer à nous poser la question du charlatanisme en donnant comme référence une définition de la philosophie, afin de chercher par comparaison avec elle celle du charlatanisme. Pourtant, même si nous ne savons pas précisément ce qu’est la philosophie, puisque nous nous interrogeons à ce sujet, nous ne sommes pas dans la position de n’en avoir aucune idée, auquel cas notre enquête deviendrait impossible. Nous avons donc au moins des hypothèses sur ce sujet. Et déjà, en posant une question sur la nature de la philosophie à travers une question qui porte sur les limites de la raison, nous supposons que la philosophie a un lien particulier avec cette faculté. En effet, l’habitude est de distinguer l’activité philosophique d’autres formes d’activités qui lui sont apparentées par le fait que la philosophie a un lien étroit avec la raison. La théologie, par exemple, traite de beaucoup de questions qui concernent la philosophie, comme celles du fondement de la connaissance et de la morale, ou du sens de la vie. Et si la philosophie recherche la sagesse, la théologie s’efforce de définir aussi l’idéal de la sainteté, qui a avec celui de la sagesse l’analogie d’être la figure de la meilleure vie possible. Cependant, tandis que la théologie se fonde ultimement sur la foi, c’est-à-dire sur une autorité extérieure au sujet auquel l’enseignement est adressé, la philosophie est réputée s’opposer à elle par sa prétention de ne s’appuyer que sur la raison, en tant qu’autorité intérieure, naturelle, du philosophe. De même, alors que la science se développe par une méthode dans laquelle la raison joue un très grand rôle, pour parvenir à la connaissance du monde, et ressemble par là à la philosophie, elle trouve son critère ultime dans l’expérience, ou plutôt dans une expérience méthodique, l’expérimentation, tandis que la philosophie soumet encore à la critique rationnelle cette autorité de l’expérimentation et de l’expérience en général. De même, par opposition à la rhétorique ou à la poésie, ou à la littérature en général, la philosophie est réputée se fonder sur les arguments rationnels, plutôt que sur l’imagination et la force des passions. Il est vrai que la philosophie soumet jusqu’à la raison à sa critique, mais c’est encore en se référant à elle qu’elle le fait. Sans prétendre régler la question de savoir si la philosophie se définit par le fait qu’elle serait une entreprise purement rationnelle, posons donc l’hypothèse d’un lien très intime entre la philosophie et la raison, qui la caractérise par rapport à d’autres activités semblables.

Ce lien se remarque concrètement dans l’ouverture de principe de la philosophie à la discussion rationnelle, c’est-à-dire dans la disposition à soumettre sa pensée à la discipline de la discussion et au critère de la raison qu’elle reconnaît. Dans cette mesure, toute prétention de se mettre à l’abri de la critique autrement qu’en y répondant par des arguments rationnels semble renvoyer hors de la sphère de la discussion philosophique, et de la philosophie par conséquent. Il semble donc facile de distinguer en principe ce qu’est la vraie philosophie par opposition à tout ce qui ne fait qu’avoir une certaine similitude imparfaite avec elle. Ne suffit-il pas en effet de sonder tout discours qui se prétend philosophique pour voir dans quelle mesure il ne se réclame d’aucune autre autorité que celle de la raison, et ne cherche donc à s’imposer que dans le cadre d’une libre discussion fondée sur les seuls arguments rationnels ? Au moins, en posant cette exigence, on ne risque pas beaucoup de se trouver confronté à un refus de principe de la plupart de ceux qui se présentent comme philosophes dans notre tradition. Les plus sceptiques face à la raison, comme les philosophes de la tradition sceptique, justement, ne refusent pas d’attaquer la raison par elle-même et de soumettre leurs arguments à l’examen de la raison, dans une discussion ouverte. Loin même qu’ils cherchent un fondement hors de la raison, ils se contentent de montrer que la raison ne permet pas d’en trouver de satisfaisant, et qu’elle ne peut pas elle-même servir de fondement, de sorte qu’il convient de rester dans le doute. Autrement dit, ils considèrent encore leur doute comme une conclusion rationnelle au moment où ils contestent le pouvoir de la raison. Par contraste, pourrait-on voir le charlatan comme quelqu’un qui prétendrait à la philosophie tout en refusant de se soumettre aux exigences de la discussion rationnelle ? Dans ce cas, il serait facile de le repérer. Mais la méthode n’est pas applicable. En effet, quelqu’un qui se contenterait d’affirmer son opposition à la raison et refuserait d’argumenter rationnellement en faveur de sa position, serait simplement exclu du débat philosophique et situé sur un autre terrain. Or les charlatans évitent bien de se laisser renvoyer sur un autre terrain. Ils prétendent justement faire de la philosophie, et par conséquent, ils se prétendent également ouverts au débat rationnel.

Mais que se passe-t-il dans la discussion philosophique ? Comment joue-t-elle le rôle d’un critère pour les prétentions philosophiques de ceux qui y entrent ? La discussion est censée permettre la mise en évidence des raisons sur lesquelles reposent les positions qui y interviennent, et par là de montrer comment elles conviennent ou non à la raison. On cherchera ainsi à montrer comment telle thèse se ramène logiquement à certains principes, tandis que telle autre ne se laisse pas défendre sans tomber dans des contradictions. Par là, la discussion rationnelle permet de distinguer entre ce qui vaut philosophiquement et ce qui ne vaut pas. La référence à la raison est traitée comme le recours à une sorte d’autorité neutre, intérieure à tout homme, et qui permet de faire la discrimination entre ce qu’il est permis de penser et ce qui répugne aux principes de la pensée, en tant qu’elle est ramenée à son noyau rationnel. Selon cette conception, que nous avons posée comme définissant le champ de la philosophie, il suffit de soumettre toutes les positions prétendues philosophiques à la discussion rationnelle pour finir, à plus ou moins long terme, par démontrer ou bien qu’elles sont justifiées dans leur prétention rationnelle, ou bien qu’elles contredisent la raison. Tel est même l’idéal de la discussion philosophique, ou le critère ultime auquel la philosophie semble vouloir se soumettre. Dans cette perspective, à terme, la discussion, poussée jusqu’au bout, devrait permettre d’éliminer progressivement toutes les fausses doctrines et ne laisser subsister que les vraies. Et n’est-ce pas ce que nous attendons de toute discussion d’ailleurs ? Si nous ne pensions pas qu’un argument plus cohérent est meilleur qu’un autre, nous ne chercherions certainement pas à raisonner plus rigoureusement, et nous ne prendrions pas la peine de discuter et de convaincre par des démonstrations. Nous nous contenterions de faire comme nous le faisons dans les questions que nous ne jugeons pas solubles par la raison, dans certaines questions de goûts, par exemple, en affirmant directement, et éventuellement en cherchant à entraîner les autres dans notre sens par la force, par la force physique ou par celle des passions. Dans ce cas, pour éliminer les charlatans, il suffirait d’examiner leurs arguments et de montrer qu’ils sont faux et ne tiennent pas dans une discussion rigoureuse.

Si l’on pouvait résoudre le problème de cette façon, alors il n’y aurait pas de question du charlatanisme qui soit distincte de celle des erreurs en philosophie. Car dans les deux cas, il se trouve simplement que quelqu’un affirme dans le contexte d’une discussion philosophique quelque chose qui répugne à la raison et qui va donc être détruit par des objections plus solides. Le charlatan n’est donc plus qu’un intervenant dans la discussion qui y avance des faussetés, et, du point de vue de la philosophie, c’est-à-dire de la discussion rationnelle, il ne se distingue pas de tous les philosophes qui se trompent.

Pourtant, on hésiterait à dire que tous les philosophes sont des charlatans parce que le fait que la discussion se poursuit montre qu’ils se sont vraisemblablement tous trompés. Mais comment se distinguent-ils des charlatans ? Comme eux, ils défendent des supposées vérités qui n’en sont probablement pas, si l’on admet que la discussion finira par les réfuter, ou du moins par les réfuter tous à l’exception d’un seul, dans le cas le plus favorable. Pour départager les philosophes authentiques des charlatans, il semble qu’il faille faire intervenir un autre critère, qui n’est plus celui de la vérité ou de la fausseté rationnelle. On peut exclure seulement que les charlatans exposent la vérité, puisque, alors, ils seraient les vrais philosophes. Mais d’autre part, il ne suffit pas de réfuter quelqu’un pour prouver par là qu’il est un charlatan. Le trait caractéristique du charlatan est donc ailleurs que dans le fait qu’il soutient quelque chose de faux.

Il n’y a pas qu’en philosophie qu’on trouve des charlatans. En fait, il y en a dans toutes les sciences. On entend généralement qu’ils sont de faux savants, c’est-à-dire des gens qui prétendent savoir ce qu’ils savent ne pas savoir, ou du moins ce qu’ils devraient savoir ignorer, s’ils voulaient y prêter attention. Le guérisseur qui vend une pommade quelconque comme panacée, alors qu’il sait bien qu’elle ne vaut rien ou pas grand chose, tente de tromper en feignant une science qu’il n’a pas. En revanche, le médecin qui essaie une nouvelle pommade, sans savoir encore si elle est efficace, et qui avoue son incertitude, ne pourra certainement pas être pris pour un charlatan, même si sa science ne va pas plus loin que celle du charlatan. La différence n’est donc pas dans le degré de science comme tel, pas même dans le fait qu’il y ait ou non erreur. Car celui qui, de bonne foi, aura cru efficace dans certains cas un médicament qui ne l’était que pour d’autres maladies semblables, par exemple, ne sera pas considéré comme un charlatan, mais comme un homme qui se trompe, ou comme un médecin malhabile simplement. Il semble donc que l’intention de tromper soit essentielle à la définition du charlatan. C’est pourquoi, dans la mesure où la discussion philosophique est censée permettre la découverte de l’erreur uniquement, elle ne permet pas la distinction entre ceux qui se trompent seulement, sans le vouloir, et ceux qui avancent des erreurs en les déguisant volontairement pour les faire passer pour vraies. Et on peut même se demander si cette distinction est importante, si la discussion philosophique peut progresser sans se préoccuper des intentions de ceux qui y entrent et s’y soumettent. Et dans l’idéal, cette différence d’intention importe peu. S’il y a une procédure rationnelle apte à distinguer le vrai du faux, alors il suffit de l’appliquer pour obtenir le résultat voulu. Ainsi, on peut vérifier un calcul sans se demander si le calculateur se croyait sincèrement capable de calculer juste, s’il avait des doutes à se sujet, ou si, sachant ne pas savoir calculer, il voulait seulement feindre d’en être capable. La procédure permettra en principe de découvrir la faute dans tous les cas.

Cependant, dans la pratique concrète, cette distinction peut être très importante. Si je peux savoir que j’ai affaire à un charlatan, ma manière de procéder à son égard va être très différente que si je me crois face à un chercheur ou à un savant sincère. En premier lieu, naturellement, je vais être plus méfiant, et je vais faire attention à quantité d’aspects par où j’imagine qu’on pourrait me tromper, et que je n’examinerais pas avec la même méfiance face à un interlocuteur plus sincère. Mais surtout, une fois que j’aurai découvert l’intention de feindre un savoir que mon interlocuteur n’a pas, je vais m’épargner la peine de considérer ses arguments comme s’ils étaient de véritables arguments rationnels, et les rejeter comme non pertinents dans la discussion philosophique, de la même façon qu’en vérifiant un calcul un peu compliqué, j’abandonnerai la tentative de refaire toutes les opérations dans le détail, si je constate que le calcul n’a été fait que pour donner l’illusion d’un véritable calcul, mais sans en respecter les règles, inconnues de son auteur. Si les raisonnements dont il s’agit sont de peu d’envergure, il est encore d’une utilité restreinte de décider si les erreurs sont dues à une inattention, à un manque d’habileté, ou à l’intention de tromper. En revanche, dès qu’ils sont très complexes, difficiles à examiner, dès qu’ils réclament non seulement beaucoup d’attention et d’énergie, mais un temps très long, alors il devient pratiquement de la plus haute importance de savoir si j’ai affaire à un charlatan ou non, puisque dans le premier cas, je peux me dispenser immédiatement d’entrer dans le détail de l’examen.

Maintenant, cette reconnaissance du charlatanisme est-elle importante, pratiquement, en philosophie, selon le critère précédent ? La question est de savoir si l’argumentation est ou non en philosophie facile à suivre, aisément décidable, ou si au contraire, elle exige un exercice difficile et très long. Une fois la question posée, il est facile de répondre, si l’on songe à ce que nous savons de la discussion philosophique en général, et que chacun peut aisément constater, à savoir qu’elle dure depuis des siècles, qu’elle mobilise les plus grandes intelligences produites par l’humanité, et qu’elle n’a pourtant abouti à aucune décision définitive. Il faut donc admettre que, en philosophie, les questions traitées sont parmi les plus difficiles, que l’examen des arguments des philosophes exige une très grande attention et un temps tout à fait considérable. A vrai dire, on voit partout parmi ceux qui se présentent comme faisant profession de philosophie, des gens qui ont vraiment consacré leur vie entière à une seule philosophie, n’abordant les autres que marginalement, dans la lumière de la seule qu’ils ont véritablement étudiée sérieusement. Ce n’est donc pas une mince affaire que de pouvoir décider assez tôt s’il est opportun de se consacrer pour de longues années à l’étude d’une certaine philosophie ou non, et si donc on a affaire ou non à un charlatan.

Cependant, il reste vrai que la véritable réfutation philosophique d’une philosophie a toujours lieu dans sa discussion, et que par conséquent, la méthode qui consisterait à découvrir en elle une œuvre de charlatanisme ne peut être qu’un raccourci pratique, qui ne remplace pas cette réfutation, selon l’idéal même de la rationalité philosophique. D’autre part, l’établissement d’une seconde méthode destinée à repérer le charlatanisme philosophique n’a de véritable signification que si l’on peut présumer que le charlatanisme est une manifestation importante en philosophie, et non un phénomène purement marginal. Si par exemple, on pouvait être assuré que les grands philosophes de l’histoire, qui ont eu une influence sur la pensée, ont donné lieu à des courants philosophiques, ne peuvent pas être des charlatans, parce que cela serait incompatible avec l’influence qu’ils ont eue, par exemple parce que cette influence ne va pas sans une certaine capacité de s’imposer dans la discussion rationnelle, alors il pourrait paraître futile de chercher à étudier le charlatanisme philosophique dans le but de se garder d’en devenir la victime. De ce point de vue pratique, la question préliminaire est donc de savoir s’il est vraisemblable ou non que le charlatanisme soit un phénomène très présent en philosophie.

Pour répondre à cette question, il est indispensable de commencer par une définition préliminaire générale du charlatanisme et par une recherche des caractéristiques à partir desquelles nous pouvons le reconnaître, afin de voir dans quelle mesure il concerne le champ philosophique. Nous avons déjà compris le charlatanisme comme une manière de tromper en laissant croire qu’on possède un savoir qu’on n’a pas en réalité. Il s’ensuit déjà que le charlatanisme est possible dans tous les domaines où d’une part il s’agit de connaître, et où d’autre part la connaissance dont il s’agit est suffisamment peu évidente pour qu’elle puisse donner lieu à une tromperie à son sujet. Il va de soi que la philosophie remplit la première condition. Maintenant, la seconde est présente dans tous les domaines où la connaissance n’est ni immédiate et parfaitement commune, ni propre à être exposée d’une manière si claire qu’elle soit très aisément vérifiable. C’est pourquoi on ne voit guère de charlatans en mathématiques, par exemple, du moins dans les parties simples et connues des mathématiques, comme l’arithmétique élémentaire, à la fois parce que ces savoirs sont très communs et parce que les savoirs dans ces domaines sont très facilement vérifiables. En revanche, dans les domaines médicaux au sens large, où l’ensemble des maladies représente des phénomènes toujours relativement mal connus et difficiles à connaître, où le rapport des remèdes supposés à la guérison est difficile à établir, par exemple, on sait que les charlatans se bousculent, comme dans la divination de l’avenir, où les prévisions de la science ne couvrent que des zones extrêmement limitées et laissent la grande partie du futur dans une très grande obscurité. Or où se situe la philosophie de ce point de vue ? D’une part, sa prétention à l’argumentation rationnelle paraît exiger que les vérités avancées soient clairement vérifiables. Mais d’autre part, le fait que les critères mêmes selon lesquels ces vérités doivent être jugées sont l’objet d’un débat philosophique sans fin rend très difficiles les réfutations définitives en philosophie, comme l’histoire le montre suffisamment, puisque les positions philosophiques les plus diverses continuent à s’affronter aujourd’hui comme toujours. Par conséquent, la philosophie peut représenter un champ favorable pour les charlatans, pourvu qu’ils aient une certaine habileté dialectique.

Maintenant, il ne suffit pas de savoir qu’un domaine du savoir peut donner prise au charlatanisme pour qu’il soit aussitôt probable qu’il en soit infecté. Le charlatanisme n’est pas une méthode de raisonner par soi, ni un type de savoir, mais une certaine forme de pratique concernant le savoir, puisqu’il consiste à feindre le savoir. C’est dire que le charlatanisme doit consister à imiter les apparences du savoir pour faire croire à sa présence, là où il n’est pas, ni chez le charlatan, ni chez ses victimes. Mais pourquoi recourir à cette tromperie ? Dans de nombreux cas, le savoir représente une certaine puissance, en tant qu’il est le moyen de parvenir à certains résultats et donc d’atteindre éventuellement des fins désirables. Dans ces cas, où le savoir est instrumental, il importe de l’avoir en vue d’autres fins. Celui qui veut la fin a intérêt à posséder le savoir qui y conduit, et il est donc normal qu’on recherche ce type de savoirs dans ce but. Or, parmi les hommes il y a coopération dans la plupart des activités, de telle manière qu’il n’est pas nécessaire pour quelqu’un de posséder par lui-même les savoirs qui permettent d’atteindre toutes les fins qu’il désire, puisque le savoir d’un autre peut permettre de l’atteindre aussi. Par conséquent, feindre de tels savoirs est utile en tant que cette tromperie donne un pouvoir sur ceux qui attribuent au trompeur ces savoirs et les pouvoirs qui y sont liés, et qui vont donc traiter avec lui pour s’acquérir son aide. Aucun mystère donc que tous les savoirs peu vérifiables et peu communs qui conduisent à des fins généralement désirées, comme la guérison des maladies, la connaissance des événements futurs, et ainsi de suite, fassent l’objet des simulations des charlatans. En revanche, dans la philosophie, le savoir n’est pas instrumental, ou du moins il ne l’est pas seulement, puisque c’est la sagesse même qu’on vise en elle, c’est-à-dire le savoir lui-même, et non seulement le savoir dans le but d’obtenir par son moyen autre chose. On comprend donc moins, à première vue, comment les charlatans pourraient opérer ici, puisque leur savoir est censé se révéler finalement à celui qui se fie à eux, étant donné que c’est justement ce qu’il désire d’eux. Cependant, la tromperie reste ici possible pour autant qu’on trouve un moyen de ne pas révéler finalement le savoir dont il s’agit, ou du moins de laisser croire qu’une partie de cette connaissance échappe au disciple du charlatan. Or il suffit de faire croire que la connaissance désirée est au fond une sorte de mystère que ne pénètrent pas tous les esprits, ou du moins pas avant un exercice extrêmement long, pour qu’il devienne possible de simuler ce savoir inaccessible. Certes, cette méthode place le disciple dans un rapport religieux, d’autorité extérieure, de foi, par rapport à son maître, plutôt que dans la relation plus ouverte que réclame la discussion philosophique. Toutefois le fait que la philosophie réclame elle-même un long exercice et souvent une difficile progression dans la connaissance, le fait également que, la discussion philosophique restant toujours ouverte, aucune connaissance n’y est reconnaissable immédiatement comme décidée, tout cela rend possible la dissimulation d’un savoir ultime, inaccessible à la plupart, mais disponible au maître, et présenté comme éventuellement accessible aux disciples les plus assidus et doués. De plus, dans la mesure où les disciples renoncent à comprendre clairement, mais se contentent d’entrevoir le mystère et de rester dans une certaine mesure dans l’attitude religieuse de foi, le charlatanisme est d’autant plus efficace à leur égard. Et on peut donc soupçonner que les charlatans de la philosophie auront tendance à favoriser cette attitude plus religieuse, qui leur est très favorable.

Il reste à voir s’il y a un intérêt à se faire charlatan en philosophie, puisque, dans le cas contraire, on ne voit pas pourquoi quelqu’un entreprendrait l’effort important de tromperie que cette entreprise implique. Dans les autres domaines, le charlatanisme permet au charlatan d’obtenir en partie les bénéfices qu’apporterait dans la société le savoir qu’on simule. Celui qui se fait passer pour guérisseur n’a peut-être pas le pouvoir de guérir, mais, dans la mesure où les autres lui attribuent ce pouvoir, il en retire tous les avantages, parmi lesquels notamment les avantages matériels tirés de l’échange de l’exercice de son supposé pouvoir en faveur de ses clients. Or il semble que, en philosophie, où c’est la sagesse même qui est l’enjeu, un tel commerce n’existe pas. Mais en réalité, du seul fait que le savoir est souvent un pouvoir, beaucoup le recherchent déjà pour cette raison, même s’ils ne voient pas quel pouvoir il représente exactement. Et deuxièmement, pour celui qui recherche la sagesse, toute promesse de l’y conduire paraît très précieuse, de sorte que le charlatan possède à son égard un important pouvoir. Les supposés savoirs philosophiques peuvent donc apporter, eux aussi, des avantages matériels, comme on le voit au fait que beaucoup vivent de la profession d’enseigner la philosophie. Il est donc avantageux, pour l’individu et pour la corporation de ce type d’enseignants, que l’on croie qu’ils possèdent ce type de savoir, et il est donc avantageux pour ceux qui ne le possèdent pas de faire croire qu’ils le possèdent bien. Voilà une raison suffisante déjà pour que les charlatans se pressent dans les rangs des professeurs de philosophie. Mais les avantages du charlatanisme ne doivent pas être nécessairement matériels. On jouit des avantages du pouvoir autrement encore, en tant que celui-ci apporte de l’honneur ou de la gloire, et en tant aussi qu’il apporte le plaisir de l’exercice d’un pouvoir de domination sur les hommes, dans la mesure où ce type de savoir qui passe pour sagesse permet de diriger la vie des autres et de leur donner la forme qu’on désire. On peut donc supposer qu’à côté du charlatanisme le plus vulgaire, qui vise d’abord les avantages matériels, il en existe un autre, qui se retrouve ailleurs, mais particulièrement en philosophie, et qui vise la gloire de passer pour sage ainsi que le pouvoir de dominer les pensées et les modes de comportement des autres. Le plaisir lié à ce genre de bénéfices non matériels du charlatanisme est tel qu’on voit, dans les religions notamment, des gens prêts à sacrifier tout confort pour la gloire et la puissance sur les esprits. L’étonnant serait donc que cette forme de charlatanisme ne se trouve pas, et même assez fréquemment, dans le champ de la philosophie. Si l’on ajoute maintenant les deux formes de charlatanisme, celui qui vise les avantages matériels, et l’autre, en tenant compte du fait qu’il est très difficile en philosophie de démasquer clairement les charlatans, il est vraisemblable qu’ils soient très attirés par cette discipline et qu’ils y fourmillent, non seulement dans le rang des professeurs ordinaires, mais aussi dans celui des maîtres à penser les plus ambitieux.

On voit donc combien une méthode pour les démasquer, ou du moins pour les dépister serait déjà avantageuse afin d’éviter la manipulation dont on peut être la victime de leur part en leur faisant trop directement confiance. Et cette méthode pourrait consister à chercher quelles sont les méthodes qu’utilisent les charlatans afin de donner l’illusion qu’ils possèdent des connaissances qu’ils n’ont pas.

Mais il y a un deuxième intérêt, plus proprement philosophique, à l’étude du charlatanisme et de ses procédés. En effet, nous avons considéré jusqu’à présent le charlatanisme comme s’il était un procédé extérieur à la philosophie, qui intervenait sur son terrain, mais sans l’affecter véritablement comme telle. Dans cette perspective, il serait possible d’éliminer les charlatans simplement en menant très rigoureusement la discussion philosophique, dans laquelle ils ne devraient pas pouvoir entrer véritablement, puisqu’ils doivent faire intervenir un principe étranger à la raison ou à la philosophie, dans la mesure où ils doivent simuler un savoir inaccessible, du moins provisoirement, tandis que la raison ne peut reconnaître de vérités supposées échapper à sa critique et donc à sa saisie. Si le charlatanisme parvient donc à s’imposer sur le terrain de la philosophie, cela signifie que la raison ne parvient pas à la transparence à laquelle elle aspire, et que, dans la discussion qui la représente, elle conserve elle-même quelque obscurité par laquelle elle se contrarie elle-même.

A supposer en effet que la philosophie soit bien une forme de connaissance purement rationnelle, c’est-à-dire ne reconnaissant que la raison comme autorité ultime, alors il semble que nous ne puissions pas, dans le champ de la philosophie, penser connaître quoi que ce soit sans nous en convaincre du même coup par la lumière de la raison. Dans ce cas, on peut admettre qu’il y ait des erreurs dans la mesure où il est possible de croire avoir accompli ou suivi un raisonnement, alors que, par mégarde, certaines étapes ont été sautées, ou certaines idées ont été acceptées sans examen, voire certaines procédures de démonstration ont été confondues avec d’autres. Tout cela, un examen plus attentif peut le révéler et nous mettre en situation de le rectifier ou de tenter de le faire. Le rôle de la discussion philosophique est justement de permettre cet examen plus rigoureux des raisonnements que nous faisons ou que nous croyons avoir faits. Mais, en principe, c’est toujours cette lumière de la raison qui nous guide. Or il semble qu’elle doive laisser très peu de place au charlatanisme.

Pour tromper, il y a certainement la possibilité d’introduire des sophismes dans les raisonnements. Dans cette mesure, la pure discussion rationnelle peut laisser une certaine place à la simulation et à la tromperie. Mais cette même discussion met assez rapidement au jour ces erreurs, de sorte qu’elle devrait éliminer assez vite les sophismes des charlatans et leur retirer ainsi toute force. Car, rationnellement, lorsqu’une erreur logique est mise en évidence, elle perd tout son pouvoir de conviction. Dans ces conditions, on devrait pouvoir s’attendre à ce que la philosophie progresse au moins par élimination des erreurs, sinon par la découverte des principes ultimes et si évidents qu’ils doivent s’imposer à tous. Dans la réalité, nous savons que, si le débat philosophique élimine beaucoup d’opinions peu rationnelles et défendues par de piètres arguments, il laisse pourtant subsister une grande diversité de positions, et autorise le retour sans cesse renouvelé d’arguments que certains avaient cru pouvoir dénoncer comme des sophismes. Il semble donc que ces discussions rationnelles qui constituent la tradition philosophique n’aient pas l’évidence entière qu’on aimerait attribuer à la pure raison. Et le fait que le charlatanisme puisse se déployer à grande échelle dans le débat philosophique est lié à cette relative obscurité qui affecte l’usage concret de la raison et la discussion rationnelle réelle. En effet, si le charlatanisme peut avoir un véritable succès en philosophie, c’est nécessairement grâce à cette obscurité, qui seule peut lui permettre d’avancer de faux raisonnements, non seulement dans le sens où ils seraient des raisonnements qui comporteraient des erreurs, mais aussi dans le sens que ces raisonnements ne sont pas d’authentiques raisonnements, mais des arguments qui imitent seulement la rigueur rationnelle, sans s’y astreindre pourtant. Autrement dit, l’autorité de la raison, qui est pour le philosophe l’évidence proprement dite, celle qui s’impose par elle seule, sans l’intermédiaire d’une croyance ou d’une foi en quelque chose d’étranger où elle nous serait cachée, peut justement donner lieu à une croyance qui est dépourvue de cette évidence. Car, lorsque le charlatan simule le raisonnement, sans pourtant l’effectuer vraiment, ce qu’il fait voir, c’est seulement l’apparence d’un raisonnement, c’est-à-dire les signes extérieurs par lesquels on croit pouvoir reconnaître un raisonnement sans pourtant l’accomplir. Si l’on accepte une telle apparence de raisonnement comme si elle était le raisonnement lui-même, alors on donne à la raison une autorité extérieure contraire à celle qu’elle aurait en elle-même et qui doit exclure toute extériorité. Autrement dit, le charlatanisme philosophique suppose qu’il puisse y avoir une foi en la raison comme en d’autres autorités, et que par conséquent ce soit l’habit de la raison qui fasse alors autorité, ce qui est contraire à sa nature, mais arrive pourtant.

Remarquons que nous attribuons souvent à la raison une telle autorité externe, comme quand, pour un calcul, par exemple, nous nous contentons de voir la disposition des chiffres qui est propre à son effectuation, pour supposer qu’il a donc été effectué correctement, et que nous acceptons ainsi le résultat sans vérification. Le cas est ici anodin, mais il montre comment la raison, d’autorité intérieure, peut devenir en quelque sorte une autorité extérieure, et exiger, au lieu de la reconnaissance de l’évidence, la foi, c’est-à-dire la confiance dans le fait que d’autres se sont chargés d’avoir cette évidence. Dans mille circonstances de la vie, cette confiance est nécessaire, et notre croyance reste purement pratique, de sorte qu’elle ne fait pas difficulté, tant qu’elle se limite à cet usage pratique. En revanche, dans la philosophie, où il s’agit justement de cette évidence rationnelle en elle-même, l’intervention d’une telle foi est directement destructrice, puisqu’elle interdit d’arriver au but cherché. En quelque sorte, la philosophie tend à se transformer de cette manière en son contraire, non plus en une sagesse rationnelle, dans laquelle la raison luit par elle-même, mais en une religion de la raison, dans laquelle celle-ci devient une sorte d’autorité cachée à laquelle on se rapporte par la foi, sans plus en voir directement la lumière.

Or si la discussion philosophique à son plus haut niveau, à celui où entrent en discussion les grands maîtres à penser de notre histoire, laisse encore place au charlatanisme, il faut bien admettre que la raison, ou du moins la véritable évidence rationnelle, n’est pas la seule autorité à laquelle elle se réfère ultimement. Et l’étude des procédés par lesquels opèrent les charlatans pour simuler le raisonnement doit faire apparaître ces conditions non rationnelles auxquelles est soumise l’activité philosophique en tant qu’elle comporte aussi son expression dans la discussion philosophique. C’est dire que la raison rencontre là ses limites dans sa figure concrète. Voici donc l’enjeu philosophique principal de l’étude du charlatanisme que je vous propose.

Maintenant, cette étude rencontre des difficultés considérables. Car, s’il est possible de montrer comment le charlatanisme doit être présent et même fréquent dans tout ce qui se présente comme philosophique dans la société, il paraît très difficile de désigner précisément qui sont ces charlatans, pour les raisons mêmes qui nous ont fait conclure que la discussion philosophique leur donnait des moyens puissants d’agir et de tromper. Il serait certes très facile de démasquer de petits charlatans, comme ils fourmillent. Chacun d’entre nous en rencontre constamment et observe facilement les procédés grossiers qu’ils utilisent pour défendre leurs opinions par des arguments qu’ils croient pouvoir faire passer pour rationnels et qui ne le sont évidemment pas. Seulement, ces petits charlatans, relativement facile à dénicher avec un peu d’habitude — et qui se repèrent aussi souvent les uns les autres, soit pour s’associer en se ménageant réciproquement, soit pour se dénoncer en espérant que leurs propres procédés sont plus subtils et qu’en s’élevant contre ceux d’un autre ils se posent aux yeux de leur public comme des défenseurs de la vraie philosophie, ce qui est une bonne façon de le tromper plus facilement —, justement parce qu’ils sont plus aisés à mettre en opposition avec la raison, ne nous permettent pas de voir à quel point la raison est concrètement affectée par ce qui lui est contraire. Pour le voir, il faut étudier les grands charlatans, ceux qui ont imposé leur pensée à des écoles entières, qui ont réussi à se faire respecter par beaucoup de ceux qui pratiquent ou feignent de pratiquer la philosophie, et qui ont donc produit des imitations convaincantes de l’argumentation rationnelle. Cependant, comment trouver ces charlatans de grande envergure, puisqu’on leur attribue justement la capacité de mimer si bien la philosophie qu’ils sont très difficiles à distinguer des vrais philosophes ? Le choix de ces charlatans doit être au départ un peu risqué. Il donne prise à la possibilité de méprise. Dans ce cas, il se pourrait que nous cherchions chez un authentique philosophe les procédés du charlatanisme. C’est dommage, mais je ne vois pas de moyen sûr d’éliminer ce risque. De la même manière, les détectives risquent toujours de tenter de comprendre le comportement d’honnêtes citoyens comme celui de bandits, s’ils veulent trouver les coupables qu’ils cherchent. Mais c’est à travers cette démarche un peu tâtonnante qu’ils parviendront à faire la distinction et à raffiner leurs critères.

Je vais donc vous proposer pour l’étude du charlatanisme philosophique deux maîtres à penser, pour lesquels je n’ai pas la preuve qu’ils sont des charlatans, puisque, si j’avais cette preuve et si je pouvais vous la donner maintenant, je saurais déjà parfaitement ce qu’est l’objet de notre recherche, qui deviendrait par là inutile. Je me fierai à des soupçons, qui me sont propres en partie, mais que je conforte aussi par les soupçons d’autres philosophes à leur sujet. Je vous propose donc de choisir Hegel et Heidegger. Pour le premier, les accusations de charlatanisme sont importantes. Qu’il me suffise de rappeler que deux philosophes qui l’ont bien connu, Schopenhauer et Kierkegaard, ont cru voir des signes évidents de son charlatanisme. Pour le second, le soupçon qu’il puisse être un charlatan est assez répandu. Signalons pourtant qu’il a donné la matière de deux ouvrages d’auteurs importants comme Adorno et Bourdieu. Comme il ne s’agit pas d’un procès qui puisse aboutir à une condamnation, mais seulement du choix des auteurs propres à nous permettre d’avancer dans l’étude du charlatanisme, je vais tenir ces indices suffisants pour notre projet. C’est aussi pour éviter que notre étude puisse paraître une forme de procès qui puisse nuire éventuellement à d’honnêtes gens, que j’ai choisi des auteurs du passé, c’est-à-dire déjà morts, et qui n’auront donc pas à souffrir de nos soupçons au cas où ils ne les mériteraient pas. D’ailleurs, le but de notre séminaire ne sera pas de démontrer que Hegel et Heidegger sont bien des charlatans, mais, quelle que soit la vérité à ce sujet, d’en faire les objets d’une étude du charlatanisme et des critères à partir desquels nous pourrions le définir.

Pour cette raison, d’ailleurs, je ne chercherai pas non plus à commencer par une interprétation exhaustive de ces auteurs, qui nous permettrait de les comprendre vraiment, comme il est naturel de le faire avec des philosophes, avant de juger de ce qu’ils écrivent. De toute manière, s’il est vrai, comme je l’observais, que l’étude approfondie d’une philosophie demande une quantité d’énergie importante et un long temps, il serait absurde de vouloir en un semestre comprendre assez bien deux philosophies pour pouvoir les juger. D’autre part, le soupçon qu’elles puissent être des exemples de charlatanisme signifie justement un doute sur la possibilité de les comprendre vraiment en tant que philosophie, dans la mesure où le charlatanisme tend à ne donner que l’illusion d’une vérité et non celle-ci. Nous pourrions naturellement nous vouer à leur étude, comme Kierkegaard dit l’avoir fait pour la philosophie de Hegel, afin de découvrir en quoi elles sont fausses avant de découvrir comment elles procèdent pour passer pour vraies. Mais justement, notre étude du charlatanisme doit nous donner à cet égard des moyens plus rapides de dépister le charlatanisme, et il n’y a donc pas de raison de ne pas nous lancer immédiatement à la recherche des indices que nous aimerions trouver, même si nous ne pourrons pas éviter totalement bien sûr de tenter de lire aussi les écrits retenus en fonction de la manière dont ils se présentent, c’est-à-dire comme des arguments philosophiques. Car c’est en les lisant comme des écrits philosophiques, mais en prenant simultanément garde aux résistances que le texte offre à une saisie claire de ce qu’il dit, ainsi qu’aux procédés qui sont cause à la fois de cette opacité et de l’éventuelle croyance qu’une vérité pourrait se cacher derrière, que nous pourrons découvrir les procédés du charlatanisme. Je vous propose donc d’analyser le charlatanisme du point de vue de la victime, qui est le seul que nous puissions prendre ensemble, à moins de nous proposer de produire une œuvre de charlatan, ce qui est évidemment trop difficile et peut-être vain. Et ce point de vue nous permettra de progresser dans notre étude même si, par hasard, nos deux auteurs devaient être d’authentiques philosophes. Car notre méfiance nous aura du moins fait repérer tous les procédés qui auraient pu être ceux d’un charlatan au cas où il aurait voulu nous tromper en exposant les mêmes doctrines.

Gilbert Boss




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