La
formation philosophique
1
Existe-t-il des disciplines dans
lesquelles la
forme que prend leur enseignement n’est pas problématique, parce qu’une
méthode s’impose presque naturellement ? Ce n’est en tout cas pas
le
cas en philosophie, où la discipline elle-même est déjà problématique,
de
sorte que la méthode selon laquelle on peut s’y former doit l’être au
moins tout autant.
Pour commencer, il faut relever une
équivocité première du terme de philosophie tel qu’il est utilisé pour
désigner une certaine discipline dans les universités ou les
institutions
scientifiques. C’est au point que les chercheurs, savants et
professeurs qui
la pratiquent pourraient en général difficilement se confondre avec les
penseurs qu’on nomme philosophes dans notre tradition, et qui sont ceux
dont
parlent nos histoires de la philosophie. Imaginez un Socrate — pour
prendre
celui que beaucoup considéreront comme l’une des figures exemplaires du
philosophe — dans une salle de classe de nos universités ! La
scène est
bien incongrue, il faut l’avouer. Et ne parlons pas d’un Diogène, qu’on
aurait sans doute chassé de nos campus dès qu’il aurait fait un pas
pour en
franchir la frontière. Je vous l’accorde, un Platon choquerait moins
(et on
ne lui demanderait pas même de raser sa barbe, puisque, on peut le
supposer,
elle est suffisamment bien soignée), et un Aristote pourrait être
admis…
Mais ce n’est pas à ce type de philosophes qu’on pense lorsqu’on parle
des savants et professeurs qui représentent la discipline dans nos
institutions. Et les activités des uns et des autres sont souvent bien
éloignées les unes des autres. La discipline philosophique qu’on trouve
dans
nos bâtiments des sciences, comporte bien d’autres activités
scientifiques
(au sens large) que la pratique de la philosophie elle-même. On s’y
occupe
par exemple beaucoup des textes des philosophes qu’on prend de diverses
manières pour objets d’étude et de manipulation. Car ces textes, il
s’agit
d’en prendre soin. Il faut les établir et en publier les éditions
critiques, les traduire, les situer dans leur contexte historique,
etc.
Ces opérations ont leurs méthodes scientifiques ou
artisanales qui ne sont pas celles de la philosophie au sens strict, si
l’on
veut comprendre par là celle des Socrate, Diogène, Platon, Descartes et
de
leurs semblables. Ces méthodes seront plutôt celles de la philologie et
de l’histoire,
par exemple. Et effectivement, la principale discipline parmi celles
qui forment
ce qu’on rassemble sous le nom de philosophie dans notre système du
savoir
est certainement l’histoire de la philosophie, en entendant par là non
pas
seulement le récit des activités philosophiques à travers notre
histoire,
mais toutes sortes d’études des documents de la philosophie et des
événements qui se rattachent à elle. Il faut rassembler, recueillir,
trouver
les documents et les faits de cette histoire, ce qui concerne la vie
des
philosophes, l’apparition et le sort de leurs œuvres, les mouvements
d’idées
dans lesquels se développe à chaque époque la pensée philosophique,
l’état
des langues utilisées par les philosophes, et la constitution même de
leurs
œuvres. Tout cela peut naturellement donner lieu à une réflexion
philosophique, mais n’est pas par soi-même de la philosophie à
proprement
parler, même s’il s’agit d’activités qui ont pour objet de manière plus
ou moins immédiate ou lointaine la philosophie, ses faits et ses
documents.
Même une bonne part de l’activité d’interprétation des œuvres
philosophiques peut être considérée comme relevant de cette histoire de
la
philosophie plutôt que de la philosophie comme telle, et elle constitue
d’ailleurs
un aspect important de ce qu’on nomme l’histoire de la philosophie. En
un
sens on peut dire qu’elle relève de l’histoire en tant que le
déchiffrage
et l’interprétation des documents est dans tous les domaines un aspect
essentiel du travail de l’historien. Bref, à observer ainsi toute
l’intense
activité scientifique qui se déploie au sein de la discipline qu’on
nomme
philosophie, on peut se demander où la philosophie proprement dite,
s’il
existe quelque chose de tel, y trouve encore sa place.
Mais surtout, pour décider quelle est la
méthode appropriée dans une formation philosophique, il s’agit de
savoir
quelle discipline précise est visée dans cette constellation. Chacune
constitue une branche légitime du savoir et mérite à ce titre d’être
enseignée. La question n’est donc pas de décider laquelle doit l’être
d’un
point de vue absolu. Bien plus, il est vraisemblable que chacune, à des
degrés
divers, contribue à la formation philosophique au sens plus strict. Une
fois
cette orientation décidée, il est possible de déterminer quelles sont
les
meilleures méthodes pour cette formation. Et si l’on se tourne vers
l’une
des disciplines historiques, par exemple, il ne suffit alors évidemment
pas d’apprendre
une série de leurs résultats à propos de la philosophie, mais il faut
encore
s’initier à leurs méthodes, à la manière d’analyser les documents, de
juger de leur valeur, de les mettre en rapport, d’établir des faits à
partir
des indices qu’ils donnent, et ainsi de suite. Puis il faut tenir
compte des
méthodes plus spécifiques à ces divers types d’histoire concernant la
philosophie. L’interprétation des textes va renvoyer par exemple à
l’analyse
des sources et à ses méthodes, à l’histoire des idées et à ses
méthodes,
à l’histoire de l’influence ou de la réception, à la philologie, à
l’histoire
générale, etc. Du moins c’est à cette condition que l’on peut se former
vraiment à la discipline dont il s’agit, c’est-à-dire à la pratique de
cette discipline, et non simplement acquérir quelques connaissances qui
en
résultent. Si mon intention était d’introduire à quelqu’une de ces
disciplines historiques ayant pour objet la philosophie d’une façon ou
de l’autre,
c’est évidemment à la manière d’enseigner ses méthodes que je
consacrerais le principal de ma réflexion, et j’y serais aidé par la
relative consistance scientifique qu’ont ces branches.
Cependant mon enseignement ne vise pas à
la
formation dans aucune de ces disciplines qui tournent autour de la
philosophie,
prise pour elle-même, mais bien à la formation philosophique comme
telle. Cela
peut paraître un peu incongru, comme le serait, disais-je, la présence
dans
nos classes de ces philosophes qui sont les héros (grands ou moins
grands) de
notre histoire de la philosophie. Et je connais bien des professeurs,
bien des
savants de la philosophie au sens large, qui trouveraient prétentieuse
cette
ambition même de former à la philosophie. Car déjà, pour enseigner la
philosophie elle-même, ne faut-il pas être philosophe ? Et qui
peut se
targuer d’être philosophe ? N’est-ce pas un titre qu’il serait
très
vaniteux de s’attribuer à soi-même ? Je veux dire, dans la mesure
où
on le comprend au sens strict, et non comme désignant les savants qui
prennent
en quelque façon la philosophie pour objet, sans prétendre pour autant
la
pratiquer en maîtres, et sans prétendre pour cette raison pouvoir
l’enseigner.
Selon cette notion, faire de la philosophie est une activité très
élevée, à
peu près inaccessible au commun des mortels, réservée à quelques
esprits
privilégiés, dont nous contemplons les images et les œuvres dans nos
histoires de la philosophie, un peu comme celles des prophètes des
grandes
religions. N’est-il donc pas vain de vouloir enseigner la philosophie
proprement dite ? A cette objection, je répondrais en faisant,
comme les
scolastiques, une distinction. En effet, le titre de philosophe peut
signifier
plusieurs choses différentes. On a vu que bien des gens ont pour métier
la
philosophie, en un sens large, et peuvent se dire philosophes en un
sens large
également, quoiqu’ils ne s’occupent de philosophie qu’à travers une
autre discipline. De l’autre côté, il y a ces héros de la philosophie,
qui
sont les philosophes au sens noble, et qui sont, nous dit-on, seuls à
pouvoir
revendiquer vraiment ce titre. Mais il existe également ceux qui
pratiquent
bien la philosophie proprement dite, sans prétendre pourtant à
l’honneur de
figurer parmi ses héros reconnus. Comment les nommer, sinon
philosophes ?
Et que font-ils, bien ou mal, sinon de la philosophie ? En somme
c’est
comme pour les artistes, où l’on utilise parfois le nom dans un sens
honorifique, pour signifier un véritable artiste, c’est-à-dire un grand
artiste, et parfois dans un sens neutre pour désigner celui qui
pratique, bien
ou mal, un art, même s’il ne peut prétendre à une place de choix parmi
les
héros de son art. Donc, la philosophie comme telle, je considérerai
que, comme
les divers arts, c’est une activité qui est plus largement accessible
que les
exploits philosophiques des grands philosophes, et qu’il n’est donc
vain ni
de vouloir y former, ni de se nommer philosophe pour signifier qu’on
s’exerce
à la philosophie proprement dite.
Mais si la résistance opposée à l’idée
d’une
formation à la philosophie proprement dite est grande, ce n’est pas
uniquement à cause de l’ambiguïté du terme et de son sens honorifique.
Sur
ce point aussi, la situation est peut-être un peu semblable à celle des
arts.
Car non seulement le terme d’artiste peut comporter ce même sens
honorifique,
mais on tend à juger en outre qu’il y a un saut entre la pratique
courante d’un
certain art et sa véritable pratique artistique, non tant à cause de
l’excellence
particulière de la seconde, comme s’il y avait une différence de degré
seulement entre les deux, mais aussi à cause d’une différence de
nature. On
utilisera par exemple les notions d’inspiration et de génie pour
marquer ce
saut de l’un à l’autre. Il y aurait une sorte d’imitation d’art,
accessible à tous les amateurs, d’un côté, et de l’autre l’art vrai,
relevant de tout autres principes et destiné à créer les originaux que
les
premiers se contentent d’imiter, faute de participer à l’inspiration
géniale des authentiques artistes. Or justement, cette inspiration ne
s’enseigne
pas, parce qu’elle ne correspond à aucune méthode précise. Elle est une
forme de don naturel, rare, qu’on ne peut acquérir par aucun exercice,
mais
seulement découvrir en soi. N’y aurait-il pas quelque chose de
semblable en
philosophie ? Un génie philosophique ? Peut-être. Mais dans
ce cas,
n’est-il pas vain de vouloir enseigner la philosophie ? Et de
toute
manière, cette difficulté particulière de l’enseignement philosophique
n’est-elle
pas un fait ? L’existence de cette difficulté semble d’autant plus
vraisemblable qu’elle n’est pas éprouvée par les seuls professeurs de
philosophie dépourvus de génie, mais également par les plus grands
philosophes eux-mêmes, par un Socrate pour commencer, comme par un
Platon, un
Descartes, un Kierkegaard ou un Wittgenstein, pour citer rapidement
quelques
penseurs d’horizons divers.
Laissons de côté la question de
l’intervention
du génie. En somme, les arts s’enseignent, même si l’on ne prétend pas
enseigner le génie, soit parce qu’on en nie l’existence, soit parce
qu’on
laisse à la nature ou au hasard le soin de donner ou non cette
condition. Et
par exemple, la composition musicale a mille procédés qu’il est utile
de
connaître, une sensibilité qu’on peut former, des techniques qu’il est
important de pratiquer, qu’on soit ou non un génie. De même, la
dialectique,
Socrate ne tentait-il pas de l’enseigner, ne le faisait-il pas avec un
certain
succès, comme le montre l’importance philosophique de nombre de ses
disciples, même s’il ne pouvait pas transmettre directement sa propre
perspicacité et habileté ? Donc, en admettant que, tout bien
considéré,
le talent ne s’enseigne dans aucune discipline, sans que cela en
compromette l’enseignement,
il reste à voir pourquoi la formation philosophique fait
particulièrement
problème.
Si l’on compare la philosophie aux
sciences,
il y a entre elles une différence importante. Tandis qu’il existe un
état
actuel du savoir et de la recherche dans les sciences et dans chacune
d’entre
elles, il semble difficile de trouver l’équivalent en philosophie.
Alors que
dans les sciences, ce qu’on peut nommer un progrès, c’est-à-dire une
certaine évolution commune avec l’accumulation de savoirs, permet un
enseignement par transmission des savoirs acquis et par l’introduction
aux
problèmes actuels et aux méthodes de recherche en vigueur, l’absence
d’un
tel progrès rend un tel enseignement problématique en philosophie.
Surtout,
les sciences sont l’œuvre d’une communauté scientifique ouverte, dans
laquelle la transmission des savoirs et la collaboration dans la
recherche
représentent des éléments constitutifs, de telle sorte que
l’enseignement
des sciences n’est pas quelque chose qui vient s’ajouter à elles comme
une
activité étrangère, mais qu’il leur est foncièrement intégré en tant
que
la communication des savoirs et des principes de méthode est
essentielle à
leur propre développement et fait partie de leur structure même. Au
contraire,
le champ de la philosophie est profondément divisé, aussi bien à
travers l’histoire
qu’à chaque période de celle-ci. Et il ne s’agit pas simplement de la
différence entre écoles sur certains points plus particuliers à partir
d’une
base commune, comme il arrive constamment en sciences, mais de
désaccords de
base qui portent régulièrement jusque sur la conception de la
philosophie
elle-même. Qu’on pense à la très grande différence des conceptions et
des
pratiques philosophiques d’un Diogène et d’un Platon dont il
ridiculisait
les spéculations, d’un sceptique, à la recherche des contradictions
partout,
et d’un dogmatique épris de cohérence dans la construction de son
système,
etc. Or ces différences ne se résorbent pas dans une évolution qui les
réconcilierait, les expliquerait ou les dépasserait, même si certains
philosophes peuvent avoir eu l’illusion d’introduire en philosophie ce
genre
de progrès. Aujourd’hui comme toujours, il n’y a pas de communauté
philosophique prête à accepter presque aucune thèse commune, voire une
simple
idée partagée de ce qu’est la philosophie. Les rapports des philosophes
sont
faits de compréhensions réciproques partielles, et de malentendus
constants, d’incompréhensions
réciproques marquées. Dans ces conditions, il n’existe à peu près rien
en
philosophie qui puisse faire l’accord des philosophes et sur quoi
puisse se
fonder une formation philosophique : ni savoir commun, ni méthodes
reconnues universellement, ni problèmes s’imposant comme essentiels à
tous.
Et le désaccord est si grand sur tous les points que même une
description
telle que celle que j’en donne ici s’expose à se voir inévitablement
contestée aussi par quelque philosophe. Autant dire que la
communication
scientifique constante et la collaboration propres aux sciences ne se
retrouvent
pas ici pour donner à l’enseignement une place toute prête au sein même
de
ce qu’il s’agit d’enseigner.
Il est compréhensible dans ces
conditions qu’on
renonce le plus souvent à la formation philosophique pour enseigner
plutôt
quelque chose qui se rapporte à la philosophie tout en y restant en
partie
extérieur. Si la philosophie n’offre pas de savoirs ou de méthodes
généralement reconnus, ces autres disciplines qui tournent autour
d’elle en
donnent en revanche. L’histoire de la philosophie comporte par exemple
nombre
de faits assez bien avérés, elle permet une certaine recherche commune
qui
conduit à une accumulation de savoirs selon des méthodes partagées et
elle se
prête par là relativement aisément à l’enseignement. En outre, on peut
supposer que la connaissance de l’histoire de la philosophie n’est pas
nuisible, bien au contraire, à la formation philosophique elle-même, et
considérer pour cette raison que son enseignement représente un
substitut
adéquat de celui de la philosophie. Mais c’est un peu comme si, faute
de
savoir comment enseigner la peinture, on se contentait d’en enseigner
l’histoire,
sous prétexte qu’elle pourra être utile aussi au futur peintre, à
supposer
bien sûr que celui-ci trouve quelque moyen de se former par lui-même.
2
S’il est difficile d’enseigner la
philosophie comme telle, il n’est pas prouvé pour autant que ce soit
impossible, et il n’est donc pas inévitable de devoir détourner
totalement
cette formation vers celle de quelque discipline accessoire. C’est du
moins le
pari que je fais.
Mais pour y parvenir, ne faut-il pas
avoir
déjà au moins une notion de ce qu’est la philosophie ? Sans doute.
Toutefois, comme la définition de la philosophie n’est rien qui échappe
à
la réflexion philosophique, mais au contraire, l’un des objets assez
constants de son attention, de sa critique, de ses débats, il serait
vain de
vouloir attendre pour enseigner la philosophie d’en trouver une
définition
neutre, préphilosophique en quelque sorte. Il est donc nécessaire de
s’engager
dans la philosophie et d’envisager celle-ci de l’intérieur,
c’est-à-dire
de l’un des points de vue multiples qui la constituent et l’engendrent
sans
cesse. Cela ne veut pas dire pourtant que ces points de vue soient
purement
arbitraires, si l’on estime du moins que la philosophie n’est pas
nécessairement arbitraire pour ne faire pas l’objet d’un accord
universel.
Et même si ce nécessaire engagement philosophique exige une forme de
prise de
position singulière sur la philosophie, il n’exclut pas pour autant la
recherche de la plus grande universalité dans cette question. Dans
cette
perspective, je comprendrai la philosophie comme étant essentiellement
une
activité critique radicale, c’est-à-dire une réflexion critique
constante,
portant sur tout objet qui peut se présenter à elle sans aucune
restriction.
Cette critique sera également conçue comme rationnelle, c’est-à-dire
comme
acceptant de se jouer sur le terrain d’une discussion rationnelle avec
les
autres formes de critiques qui se feront valoir sur ce même terrain.
(Ceci ne signifie pas que
la philosophie ne soit jamais qu'une activité destructrice, mais il
suit plutôt de cette définition que le philosophe ne construit
aucun concept ou système de concepts si ce n'est à travers la
réflexion critique et sous la condition de la critique.)
Cette conception a des conséquences
concernant la forme que doit prendre la formation philosophique. Il
s’agit en
effet qu’elle ait lieu elle-même sur le terrain de la philosophie, et
donc de
cette discussion critique dans laquelle rien ne lui est soustrait par
principe.
Étant radicalement critique, la philosophie ne peut reconnaître non
plus
aucune autorité ultime qu’il lui soit interdit de remettre en cause. Il
résulte de là des problèmes difficiles à résoudre pour l’enseignement
de
la philosophie. En effet, l’enseignement tend généralement à prendre
une
forme autoritaire, que ce soit de façon visible ou plus cachée. Le plus
souvent c’est le savoir du maître qui lui donne son autorité sur le
disciple, le savoir apparaissant déjà comme une sorte de vérité
garantie.
Dans les sciences par exemple, ce qui garantit les vérités
scientifiques, c’est,
bien sûr, la méthode utilisée pour les établir, mais surtout l’accord
de
la communauté scientifique, et d’abord des meilleurs savants, qui ont
jugé
et vérifié les connaissances acceptées. En philosophie, on pourrait
penser qu’il
revient aux philosophes eux-mêmes de garantir leur doctrine par leur
propre
autorité. Mais comment le feraient-ils ? Chacun se retrouve sur le
terrain
philosophique exposé à la critique effective des autres, de sorte que
l’autorité
de chacun se voit contestée en fin de compte par des autorités
équivalentes.
Et le principe de la critique ne permet à aucun moment de se réclamer
d’une
immunité quelconque face à elle sans tomber aussitôt hors du champ
philosophique. Par conséquent, l’autorité du maître ne peut être en
philosophie que provisoire et contestable. Et dans ces conditions,
celui-ci ne
peut guère transmettre de savoirs de haut en bas, comme dans
l’enseignement
habituel. Et non seulement il n’en a guère l’autorité, mais de plus
cette
manière de faire va à l’encontre de la formation qu’il veut donner, si
cette formation doit être proprement philosophique, et donc
foncièrement
critique aussi. Car le développement de l’esprit critique consiste
justement
en celui d’une habitude de ne considérer aucun savoir comme comportant
en soi
une autorité telle qu’elle échappe à la remise en question. Il consiste
même dans le développement d’une habitude de considérer tout savoir
comme
appelant la critique et de l’habileté à mener celle-ci.
Dans ces conditions, si la transmission
des
savoirs n’est pas un moyen approprié à la formation philosophique, en
quoi
celle-ci doit-elle consister plus concrètement ? Pour le savoir,
il suffit
de constater que la critique n’est pas une science, qu’elle ne comporte
pas
de savoirs — en tant du moins que ceux-ci sont considérés comme des
résultats ou des vérités susceptibles d’être reçues et possédées grâce
à quelque transfert —, mais qu’elle est un certain type d’activité.
C’est
donc un genre d’activité qui doit faire l’objet d’un enseignement
philosophique, et celui-ci doit donc prendre la forme d’un exercice. Il
s’agit
plus précisément d’un certain exercice intellectuel de la critique,
puisque
celle-ci est rationnelle et doit pouvoir se défendre dans la discussion
philosophique.
Or comment exercer cette faculté
critique
dans l’enseignement ?
Il y a un certain paradoxe à vouloir
former
cette aptitude à la critique, étant donné qu’elle est également une
affirmation de l’autonomie de la raison et, par conséquent, une
contestation
radicale de toutes les autorités extérieures. Or l’enseignement paraît
présupposer une forme quelconque d’autorité extérieure, dans la mesure
où
il suppose une relation entre le maître et le disciple, l’un conduisant
l’autre.
Cette direction n’est possible en effet que grâce à la confiance que le
disciple accorde au maître, c’est-à-dire grâce à l’autorité qu’il lui
reconnaît. C’est parce que le maître est supposé posséder certaines
capacités, parce qu’il a déjà la formation que le disciple aimerait
acquérir, que celui-ci recourt à lui. Mais justement cette situation
paraît
supposer le contraire de ce que réclame l’attitude critique, et donc la
défavoriser plutôt que la permettre. Comme il semble impossible
d’abolir
dès le départ cette différence qui donne autorité au maître, il s’agit
d’une
part de la limiter à ce qui est strictement nécessaire, et d’autre part
de
concevoir l’enseignement de telle manière qu’il conduise à l’amenuiser
et à la faire disparaître. On pourrait penser que la transmission des
savoirs
opère une telle égalisation progressive, le disciple en venant peu à
peu à
savoir autant que le maître. C’est vrai, si le maître lui-même ne tient
à
son tour ses savoirs que par autorité. Cependant, dans cette mesure,
l’éducation
ne conduit pas à la formation de l’esprit critique, mais à celle de
l’obéissance.
C’est toujours l’autorité qui justifie les connaissances, et quand le
disciple a acquis l’autorité du maître, c’est uniquement dans la mesure
où il s’est maintenant soumis à la même autorité que lui, dont il peut
se
faire, comme lui, un représentant, sans l’acquérir en propre.
Pour éviter cet effet, il faut donc
réduire
au minimum l’importance des savoirs, en tant que ceux-ci comportent un
caractère autoritaire, et concentrer entièrement l’enseignement sur
autre
chose, à savoir précisément les conditions de leur possible remise en
question. Plus le terrain du savoir est traité comme égal en principe
entre le
maître et le disciple, plus la situation est favorable à la formation
philosophique. Il est donc clair déjà qu’une formation à la philosophie
proprement dite ne peut pas consister en une quelconque forme de
transmission de
savoirs constitués et appris par autorité. Il faut pour cela que le
maître se
pose comme considérant son propre savoir comme inessentiel, et donc non
pertinent dans son enseignement, du moins comme n’étant pas en
philosophie un
objet approprié d’enseignement. Telle était par exemple l’attitude de
Socrate, qui se déclarait vide de savoirs, et voulait se contenter
d’examiner
celui de ses interlocuteurs. A partir de là, il devenait exclu de se
servir de
lui comme autorité pour dire « c’est vrai parce que Socrate l’a
dit ». Si une chose peut être légitimement jugée vraie dans ce
type de
formation, ce sera parce qu’elle a soutenu l’examen critique, et dans
la
mesure où le disciple aura mené, lui aussi, cet examen et aura pu juger
par l’exercice
de sa propre raison.
Une première méthode de formation
philosophique consisterait donc à procéder ainsi : à aborder tous
les
sujets possibles avec quelqu’un et à en entreprendre avec lui l’examen
critique, à l’inciter à reprendre lui-même cet examen, et à faire la
critique de sa démarche. Et s’il s’agissait de former quelqu’un à la
philosophie dans un rapport individuel, c’est certainement l’une des
méthodes qui me paraîtraient le plus appropriées (même si je ne peux
pas
affirmer pour l’instant qu’elle devrait être la seule). S’il se trouve
pourtant que la formation doive avoir lieu collectivement, cette
méthode ne
convient plus sous cette forme directe, puisqu’il n’est pas possible de
discuter simultanément avec plusieurs en analysant chaque fois l’idée
propre
de chacun. On peut cependant concevoir une version modifiée de ce type
d’enseignement,
pour l’adapter à cette nouvelle situation. Il faut alors compter sur la
capacité que nous avons dans l’action de nous former en examinant et
imitant
des modèles, c’est-à-dire en adaptant à notre usage des modes d’action
accomplis dans des situations non pas identiques, mais analogues à la
nôtre. C’est
ainsi que nous apprenons à faire un grand nombre de choses en observant
ce que
font les autres et en nous exerçant à les imiter à notre façon. Dans ce
sens, on peut mener une sorte de discussion exemplaire devant un groupe
qui,
bien que ne participant pas directement à la discussion, la suit
attentivement
et y participe de manière indirecte en se la réappropriant. C’est de
cette
manière que procède Socrate en réalité, puisque ses discussions
philosophiques ont habituellement lieu devant un public, pour lequel
elles sont
en quelque sorte aussi mises en scène. Et, à un degré de plus, il peut
suffire que le maître mette en scène de même sa propre analyse critique
de
certaines notions, en en manifestant les mouvements, les articulations
— un
peu comme un maître de gymnastique le fait en démontrant les mouvements
à
effectuer —, afin que ceux qui le regardent puissent l’imiter et
s’approprier
entièrement le mouvement critique de la pensée qu’ils voient
s’accomplir
devant eux et qu’ils accomplissent à leur tour en eux, selon l’autorité
de
l’autre, puis selon la leur propre.
Ainsi, dans la situation typique des
écoles,
un maître philosophant devant une classe, en prenant soin d’exprimer le
mouvement de sa pensée de manière à ce qu’elle soit le moins opaque
possible (car on sait bien que la totale transparence n’est qu’idéale),
peut réaliser une formation qui soit en principe véritablement
philosophique
au sens strict.
Mais rien n’interdit que l’enseignant ne
se fasse élève à son tour, et n’introduise dans sa mise en scène un
équivalent de l’interlocuteur concret de Socrate, à savoir lui-même en
tant
qu’il s’efforce d’imiter le mouvement de la pensée philosophique d’un
maître. Et ici, pourquoi se limiter à se donner de petits maîtres
d’occasion,
s’il peut s’en choisir parmi les plus grands ? En effet, cette
exposition des mouvements de la pensée philosophique, c’est ce que nous
trouvons dans les œuvres des philosophes, je veux dire dans ces textes
philosophiques, vraiment philosophiques au sens précis où nous
l’entendons,
qui constituent le répertoire de notre tradition. Et c’est d’ailleurs
ces
ouvrages qui servent, de manière plus ou moins directe, de support à
l’enseignement
de la philosophie dans un sens large aussi. Mais on aura compris qu’il
ne peut
s’agir pour nous de traiter ces œuvres comme des sources autorisées de
savoirs qu’il s’agirait de transmettre aux étudiants, en servant
d’intermédiaire,
par des résumés et exposés divers. Ce serait revenir à l’éducation à
l’obéissance,
et non à la philosophie. Il s’agit au contraire de tenter de
réeffectuer le
mouvement critique, autonome, de la pensée philosophique dont nous
trouvons
dans les œuvres des meilleurs philosophes comme la partition ou, mieux,
le modèle.
De cette manière, le professeur cherchant à reproduire le mouvement
philosophique inscrit dans l’œuvre qu’il interprète, se fait modèle de
l’attitude
même de l’étudiant. Pour cette raison, il importe que sa propre
approche de
l’œuvre abordée soit philosophique à son tour. Il serait aberrant de
lire
une œuvre dans l’attitude de respect servile face à l’autorité, puisque
ce serait contredire le modèle que donne l’œuvre elle-même d’une pensée
libre, par celui d’une pensée servile, et par là incapable de critique
et de
philosophie. Il faut que la lecture des philosophes soit également une
manifestation de la puissance critique qui les anime, une reproduction
de cette
puissance, et éventuellement un exercice de cette puissance à leur
encontre.
Et cette lecture théâtrale doit être accomplie de manière à inciter à
un
accompagnement et à une reprise de la lecture directe du texte par les
étudiants, de telle sorte que, par cette double imitation, du
professeur et du
philosophe, ils s’exercent non à emmagasiner naïvement des savoirs,
mais à
accomplir eux-mêmes les mouvements de la pensée critique.
Cette formation à travers la lecture des
œuvres a un avantage important, qui est de mettre en évidence le fait
que la
philosophie ne se réalise pas dans un savoir unique, mais se projette
sans
cesse à nouveau dans ses entreprises critiques, dans ses tentatives de
comprendre les choses à partir des seules puissances de notre raison,
en
dissolvant les autorités extérieures, et d’empêcher, par la
multiplicité
des œuvres abordées, une forme de dogmatisme très fréquent, qui est
celui
dans lequel tombent beaucoup en se faisant les disciples fidèles d’une
seule
philosophie. Un autre avantage est qu’en enseignant en quelque sorte à
se
servir des maîtres de la tradition philosophique, on permet à
l’étudiant de
se donner plus facilement ses propres maîtres et de devenir
relativement
autonome sous cet aspect également.
C’est la méthode que je retiens pour mes
cours de premier cycle, qui prennent donc toujours la forme d’une telle
lecture d’œuvres philosophiques précises, et se concentrent sur cette
lecture. Le principe est que tout objet abordé dans la formation
philosophique
doit, dans la plus grande mesure possible, être accessible à l’étudiant
comme au professeur. Dans la plus grande mesure possible dis-je, parce
qu’il
reste quelques éléments d’information utiles, d’ordre historique,
linguistique, etc., dont on ne peut pas tout à fait se passer, et qui
doivent
être transmis sous la forme de savoirs. Mais lorsqu’on cherche à
réduire
ces aspects au minimum, plutôt que de les augmenter au maximum comme on
le voit
si souvent, on se rend compte qu’ils se ramènent effectivement à peu de
chose, dans la plupart des cas, et surtout lorsqu’on aborde des œuvres
qui ne
sont pas trop éloignées de nous. C’est dire qu’il est exclu que le
commentaire porte sur des textes que les étudiants n’ont pas sous les
yeux,
vu qu’il faut qu’ils puissent suivre non seulement le résultat de
l’interprétation,
mais tout son processus, et qu’ils possèdent les moyens de le
contester, afin
de ne pas l’admettre par autorité, mais par conviction réfléchie. Pour
la
même raison, le renvoi autoritaire à des commentateurs est évidemment
tout à
fait proscrit comme contraire à la formation philosophique.
Un autre genre de formation consiste en
une
recherche commune, où des problèmes philosophiques sont abordés de
manière
directe, avec des étudiants déjà formés à l’activité critique. Il
s’agit
alors de traiter d’une question philosophique donnée, mais de telle
manière
que l’accent ne soit pas mis sur les savoirs, leur échange et leur
accroissement, mais au contraire sur le mouvement de la pensée
critique. Pour
cette raison, la même attitude de mise entre parenthèses de ses
éventuels
savoirs est requise du professeur comme des étudiants. C’est la formule
que j’utilise
pour les séminaires des deuxième et troisième cycles.
Gilbert Boss
Québec, 2000
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