Annonce
La morale est incarnée dans
les mœurs, qu'on les considère au niveau d'une société, d'un groupe ou
d'un individu. Ces mœurs sont des faits qu'on peut observer et étudier
comme tels. Mais le philosophe ne se satisfait pas d'habitude de
constater l'état des mœurs, ni même de le comprendre. Il ne se
satisfait pas davantage de découvrir les dynamismes par lesquels les
mœurs changent pour ainsi dire d'elles-mêmes. La morale est pour lui
également une discipline par laquelle il évalue les mœurs, dans
l'ambition d'en découvrir de meilleures, d'améliorer celles qu'il
découvre en lui et autour de lui, et par conséquent d'entrer dans une
démarche de modification de ses propres mœurs et de celles de la
société à laquelle il appartient. S'il était possible de sortir de sa
propre condition pour aller voir le bien en soi afin d'en déduire le
comportement le plus sage, l'opération serait relativement facile. Mais
nous baignons dans nos mœurs, et c'est à partir de là, de l'intérieur
des mœurs, qu'il s'agit de réfléchir à la façon de les améliorer. Il
faut donc entrer dans ce processus pour tenter de le comprendre et de
le diriger. Voilà l'objet de ce séminaire.
Lectures :
-
Montaigne, Essais
-
La Rochefoucault, Réflexions ou
maximes et sentences morales
-
Montesquieu, Les lettres persanes
-
Hume, Enquête sur les
principes
de la morale
- Musil, L'homme sans qualités
-
Gilbert
Boss, Jeux de concepts
Introduction
Thème
Pour le troisième séminaire
de la série consacrée au rôle philosophique de la modification des
mœurs, nous aborderons le thème sous l'angle d'un projet philosophique.
Il avait été précédemment traité sous l'angle de l'action de la
philosophie, puis sous celui d'un diagnostic philosophique. Les trois
approches sont distinctes, certes, mais pas entièrement. Elles
s'impliquent réciproquement dans une certaine mesure. Néanmoins, c'est
accessoirement seulement que nous porterons une attention spécifique
notamment aux aspects de diagnostic qui paraîtront nécessaires ou
particulièrement utiles à l'élaboration de notre projet philosophique
et à la réflexion sur cette opération. Des deux séminaires précédents,
nous retiendrons l'approche des questions morales, au sens large
(comprenant entre autres la politique), à partir des mœurs et de leur
modification. A première vue, cette démarche est parfaitement normale,
les termes de morale et d'éthique référant justement par leur
étymologie aux mœurs. C'est d'ailleurs ainsi que presque tout le monde
considère la morale et la vit : on estime juste d'agir selon les
us et coutumes, c'est-à-dire comme tout le monde, ou selon le sentiment
ou l'opinion de sa propre société. Et tant que ce mode de vie est
possible, personne n'y voit de problème, en un sens pas même les
moralistes, quoi qu'ils prétendent. Car que font-ils d'autre, la
plupart du temps, que de formuler sous forme de règles explicites ces
coutumes et de tenter de les systématiser un peu, à la manière des
juristes qui explicitent les coutumes dans des lois écrites ? Il
est vrai que dans cette perspective, le rôle du philosophe semble
devoir être du même ordre que celui de ces moralistes, à savoir
d'étudier les mœurs, de les analyser, d'en trouver les principes plus
généraux et de les systématiser en les en déduisant, de façon à obtenir
un corps cohérent de règles et de maximes correspondantes. Dans une
telle opération, à mesure de ces systématisations, on tend à réduire la
variété des coutumes pour la ramener à ce qu'on pense avoir pu y
découvrir comme leurs racines communes. Ce sont donc aussi les
changements dans le domaine des mœurs qui font alors l'objet d'une
étude théorique, comme en marge de l'établissement du système moral. En
revanche, si nous ne nous contentons pas d'envisager la variété et la
variation des mœurs en tant qu'objets d'études théoriques, mais que
nous les abordons philosophiquement, c'est-à-dire également dans une
perspective éthique, alors il se pose la question, non seulement de
leur connaissance, mais aussi de leur modification. A première vue, on
pourra en douter. Car aussi bien dans la perception naïve de la morale
comme conformité aux coutumes que dans sa conception plus savante comme
l'obéissance aux maximes plus universelles que la raison en tire
(parfois en croyant les tirer d'elle-même), l'enjeu moral n'est pas
dans la modification des coutumes ou des maximes, mais dans leur
application au sein des diverses situations de la vie pratique.
Cependant, pour percer cette illusion, il suffit de revenir à ces
coutumes situées au fondement de la morale de tous et de les examiner
un peu. Elles correspondent aux sentiments de ce que sont les bonnes
façons d'agir, mais surtout elles sont également les habitudes qui nous
portent d'ordinaire à agir de ces façons qui nous paraissent moralement
bonnes. Le moraliste savant qui a transcrit et transposé les coutumes
dans un système de maximes abstraites se trompe donc lorsqu'il établit
entre les coutumes et l'action la nécessité d'interposer des opérations
nécessaires à leur application, qui ne valent que pour ses maximes,
celles-ci exigeant en effet une interprétation et une mise en
application spécifiques, du moins en tant qu'elles ne correspondent pas
exactement aux coutumes qu'elles traduisent. Dans la coutume, l'action
est généralement comme automatique et intégrée en elle, sauf si un
obstacle s'y oppose. La réflexion morale porte donc sur les coutumes
elles-mêmes, et si elle ne se contente pas de les constater, de les
étudier, de les prendre pour modèles de systématisations abstraites, il
lui faut opérer en envisageant leur modification et en trouvant les
moyens de l'effectuer.
Si le projet de modifier
les mœurs était de caractère politique ou éducatif, si le but était de
modifier les mœurs des autres, et non les siennes, alors, à la rigueur,
il pourrait se comprendre de la même manière que la plupart de nos
projets, portant sur des transformations du monde extérieur à nous.
Dans ces cas, on se donne un objectif, c'est-à-dire qu'on forme l'idée
de l'état final auquel on désire parvenir, et on fait un plan,
c'est-à-dire qu'on calcule les moyens propres à réaliser l'objectif. Il
ne reste ensuite qu'à suivre le plan en résolvant au fur et à mesure
les difficultés pratiques qui se présentent, en espérant qu'elles ne
seront jamais de nature à rendre nécessaire une modification du plan,
si celui-ci a été ingénieusement établi. Ce qui rend possible cette
procédure en deux temps, élaboration du plan et réalisation matérielle,
c'est notre aptitude à nous représenter objectivement la réalité à
transformer, pour penser aussi bien l'objectif que l'enchaînement des
étapes du plan. En quelque sorte, dans cette opération, nous
connaissons déjà tous ses éléments essentiels avant de passer à
l'action et avant même d'élaborer le plan, ou, en d'autres termes, nous
pouvons nous en tenir au domaine de nos connaissances générales en
estimant que la différence par rapport à la réalité effective sera
relativement mineure. Telle serait la situation apparemment si nous
voulions modifier les mœurs des autres, mais non les nôtres, et surtout
si nous voulions amener les autres à partager nos propres mœurs. En
effet, dans ce cas, il nous suffirait de connaître nos mœurs pour
définir notre objectif. Et une connaissance de la psychologie nous
permettrait d'élaborer le plan servant de guide pour effectuer la
modification elle-même. Certes ces connaissances ne vont pas de soi,
mais elles sont accessibles à divers degrés. En revanche la situation
est toute différente si l'on envisage la modification des mœurs comme
une entreprise morale elle-même, dans le sens où il ne s'agit pas
simplement d'amener les autres à adopter des coutumes déjà en usage,
mais de modifier ses propres mœurs, qu'elles soient individuelles
seulement ou partagées par sa société. Dans un tel projet, l'objectif
ne peut plus être conçu objectivement, ni par conséquent les moyens d'y
parvenir. S'il est vrai en effet, comme nous le remarquions, que non
seulement la morale populaire se fonde sur les mœurs, mais que les
morales savantes ne s'émancipent pas non plus de ce fondement qu'elles
se contentent de systématiser en tentant de le reformuler dans des
maximes plus abstraites, alors il est impossible de prendre un point de
vue neutre par rapport aux coutumes présentes lorsqu'on cherche à
former l'idée des nouvelles mœurs susceptibles de nous paraître
préférables. Ce sont donc nos mœurs actuelles qui servent de critère
pour juger des nouvelles que nous cherchons à inventer. Le paradoxe est
déjà que notre morale d'aujourd'hui puisse nous pousser à la quitter
pour en chercher une autre. Surtout, nous ne savons pas, à partir de
notre morale actuelle, ce que deviendront nos critères de jugement
moral quand nous en changerons. Ainsi, notre objectif, tel qu'il nous
semble peut-être désirable à présent, peut cesser de l'être au fur et à
mesure que nous réaliserons notre projet et que nous modifierons ainsi
les références à partir desquelles nous l'évaluerons. A cause de ce
mouvement de nos principes d'évaluation, nous n'avons pas dans la
formation d'un projet de modification de nos mœurs la possibilité de
nous dégager de nos mœurs actuelles pour nous élever à des principes
universels, supposés immuables, nous donnant accès à un point de vue
stable sur l'ensemble du processus avant même de le réaliser, et de
nous fournir ainsi les connaissances permettant de poser l'objectif
d'avance et d'en définir les moyens et les étapes de réalisation avant
de passer à la réalisation elle-même, en supposant que celle-ci ne
modifiera que de manière inessentielle le plan établi. Nous sommes
davantage dans une démarche d'exploration, face à un territoire encore
largement inconnu, où les chemins que nous traçons par l'imagination
peuvent se révéler totalement impraticables sur le terrain. Une fois
arrivés, une fois le terrain reconnu, nous pourrons dessiner le chemin
le plus rapide, le plus approprié, nous pourrons le justifier par des
calculs à partir de connaissances devenues enfin accessibles, et nous
pourrons donc nous proposer de parvenir à des lieux précis et planifier
les meilleurs parcours pour nous y rendre. Mais, du point de vue des
mœurs, pour nous trouver dans cette situation il faudra que nous ayons
effectivement acquis les nouvelles mœurs visées, parce que c'est à
cette condition que nous pourrons les connaître moralement,
c'est-à-dire à partir d'elles-mêmes. Autant dire que notre projet ne
semble devenir possible qu'une fois réalisé, ce qui revient à admettre
qu'il est justement impossible en tant que projet réel, en tant donc
que projet de modifier réellement nos mœurs actuelles.
Faut-il en conclure que le
projet de modification des mœurs, dans la mesure où il ne s'agit ni
d'amener les autres à adopter des coutumes déjà connues, ni de nous
plier nous-mêmes à de telles coutumes, est entièrement vain ? En
effet, des êtres de culture tels que les hommes sont déjà déterminés
dans leurs mœurs au moment où ils deviennent capables de réflexion.
Autrement dit, leur pensée elle-même est profondément modelée par les
habitudes acquises, de sorte que nos mœurs déterminent davantage et
plus profondément notre manière de penser que notre pensée ne les
gouverne. Par conséquent, faute de pouvoir nous libérer de nos mœurs ou
du déterminisme historique, nous ne pouvons prendre la distance
nécessaire ni trouver le point d'appui indépendant à partir duquel il
serait possible de juger vraiment de notre condition morale et de
rechercher de nouvelles mœurs plus parfaites. Tant que nous nous en
tenons à la perspective théorique, l'idée d'un tel projet demeure
illogique ou absurde. Certes, il est possible de calculer des
changements et de prévoir certains de leurs effets, ce qui suffirait à
la rigueur pour implanter des coutumes déjà connues, mais il reste
impossible de passer à la pratique dans une démarche plus inventive,
faute de pouvoir juger la pertinence pratique ou morale de mœurs encore
inexpérimentées. Or lorsqu'on considère, comme nous le faisons, que la
philosophie comporte essentiellement la dimension de la sagesse,
c'est-à-dire qu'elle ne se satisfait pas du monde des pures idées, mais
exige absolument une pratique réfléchie et lucide, il faut résoudre ou
dissoudre la contradiction dans laquelle nous tombons dans la
perspective théorique. Nous butons ici sur le paradoxe du rapport
intime entre la philosophie et la pratique. Car la sagesse requiert que
nous puissions parvenir à une autonomie morale, ce qui semble supposer
en nous un principe autonome à partir duquel nous puissions reconnaître
les influences étrangères, asservissantes, et nous en dégager, comme ce
serait le cas si nous étions doués d'une raison indépendante à laquelle
nous référer pour nous diriger. Or, dès le départ au contraire, la
pensée elle-même se trouve immergée dans la pratique, dont l'effort
théorique ne l'en détache que par abstraction, sans lui permettre de
s'en émanciper afin de soumettre la morale à la pure logique. Faute
d'un recours à un tel point d'appui idéal, stable, hors de la
contingence historique, il faut donc que ce soit la pratique elle-même
qui se réfléchisse, se critique, se juge et s'invente. Bref, lorsqu'on
refuse de la limiter à une discipline théorique, la philosophie suppose
une forme de raisonnement pratique, dont la logique diffère de celle de
la raison abstraite, de telle sorte que le paradoxe lié au projet
philosophique ne représente plus un obstacle pour ce genre de
réflexion. C'est pourquoi on chercherait en vain à résoudre les
contradictions liées au type de projet propre à la philosophie par un
raisonnement théorique abstrait, cherchant une solution générale aux
problèmes particuliers qu'il pose. On s'évertuerait en vain à
comprendre comment un projet philosophique est possible, sans entrer
effectivement dans la perspective pratique, c'est-à-dire non seulement
dans le projet de réaliser pratiquement la vie sage, mais également
dans l'élaboration effective, pratique, d'un tel projet. Pour cette
raison, il faut que ce dernier soit lui-même concret et par conséquent
spécifique. En projetant la modification réfléchie de nos mœurs, en
entrant réellement dans ce projet, nous nous donnons ainsi le véritable
moyen de chercher à comprendre, pour ainsi dire expérimentalement, la
nature du raisonnement pratique propre à la philosophie. Mais la
possibilité d'une telle expérience suppose que les mœurs puissent se
réfléchir en elles-mêmes et qu'elles comportent donc le principe de
leur réflexion, de leur critique et de leur modification consciente.
Est-ce bien le cas ? Pour le savoir, il est inutile de spéculer
sur l'existence d'une telle condition, car celle-ci, à son tour,
résiste à toute tentative de la démontrer par une pure méthode
théorique, en dépit du fait que le biais théorique de notre tradition
scientifique nous invite à exiger ce type d'approche. En effet, ce
qu'on peut démontrer selon ces méthodes théoriques, c'est uniquement la
fatalité pour une telle démarche d'aboutir à un paradoxe indépassable
dans sa perspective, tandis que l'évidence de la vie des mœurs s'impose
dans son opacité pour l'approche théorique.
Position du problème
Comment
peut-on en
venir à l'idée de projeter de modifier ses mœurs ? Voilà en
effet un projet qui ne paraît pas naturel comme celui d'acquérir
une maison, de se marier, de faire carrière, de se lancer dans la
spéculation financière, de préparer des voyages de vacances,
d'obtenir un diplôme, bref, d'entreprendre toutes ces choses dont
tout le monde comprend aussitôt qu'on puisse désirer les faire dans
une vie normale, c'est-à-dire justement dans une vie conforme aux
mœurs établies. Par contraste, le projet de modifier ses mœurs
semble anormal. Et pourtant la vie la plus banale nous oblige parfois
à modifier nos habitudes. Parfois les mœurs changent dans notre
propre société, et il faut nous y adapter ou en tenir compte.
Parfois c'est nous qui changeons de société, de pays ou de milieu,
et nous ne pouvons alors plus continuer à agir tout à fait comme
d'habitude. Ou encore, nous changeons de profession ou d'activité,
et il nous faut acquérir de nouvelles habitudes appropriées. Il
arrive que ces changements se produisent presque entièrement par une
influence extérieure, à laquelle nous nous plions de plus ou moins
bon gré, et qui nous transforme plus que nous ne le faisons
nous-mêmes. Il arrive également que nous entreprenions
volontairement ces modifications, que nous réfléchissions à la
meilleure manière de procéder, et que nous élaborions donc des
projets pour y parvenir. Voilà, semble-t-il, comment nous pouvons en
venir non seulement à modifier nos mœurs, mais à projeter de les
modifier.
Cette
réponse suppose
qu'un tel projet, tout comme la modification prévue, ne sert que de
moyen pour nous adapter aux exigences d'une situation qui s'impose de
l'extérieur, ou au moins pour réaliser un but qui implique ces
modifications et peut-être aussi leur préméditation. Autrement dit
la justification attendue de ce genre de projet consiste en
l'explication de ce qui nous y a contraints. On n'imagine guère que
quelqu'un puisse déclarer simplement le faire par plaisir, en
considérant la modification des mœurs comme un but digne d'être
visé en soi.
L'aspiration
normalement acceptée de tous est donc de se reposer dans les mœurs,
et de n'en changer que lorsque c'est devenu nécessaire ou très
utile, ou lorsque le mouvement des mœurs nous y entraîne de
lui-même (ce qui est presque un repos, comme quand nous sommes assis
dans un train), pour arriver à un autre état de stabilité et de
repos. Quant à cette quiétude, loin de s'inquiéter d'en demander à
quiconque la raison, on en fait même le principe de justification
morale le plus général. Car quelle réponse plus fréquente et
mieux admise pour justifier ses actions que de faire remarquer que
tout le monde agit pareillement, que c'est la coutume ? Et dans
cette perspective, on comprend que le dessein de toucher aux coutumes
et de les altérer ou réformer soulève la plus forte méfiance. La
morale populaire demande donc qu'on n'avance ici qu'avec la plus
grande précaution, et uniquement pour répondre à de véritables
nécessités, surtout si la modification envisagée est importante.
Le sentiment est qu'en troublant les mœurs, on ébranle les piliers
de la vie sociale et morale, une action évidemment très dangereuse.
Celui qui
aime la paix
et la sécurité — et qui ne les aimerait pas ? — se garde
donc bien de songer même à une quelconque réforme non
indispensable des mœurs, surtout si ce sont les siennes, celles de
sa société. N'est-ce pas la sagesse même ? Et pourtant, il
existe une catégorie d'hommes, souvent réputés un peu ou
totalement fous, qui manifestent au contraire une humeur tout
inverse, un goût du risque. Le repos et la sécurité, voire la paix
parfois, ne les attirent pas, ils les ennuient et les dégoûtent,
tandis que les risques, les dangers, les périls et la guerre même,
les séduisent et leur paraissent un ingrédient indispensable, sans
lequel ils ne se sentent pas vraiment vivre. Ceux-là n'éprouvent
pas la crainte de voir les coutumes bousculées, ils s'en réjouissent
au contraire. La vie n'est pas pour eux un établissement stable à
protéger, mais une aventure perpétuelle, où les aventures
débouchent idéalement toujours sur de nouvelles aventures. Pour ce
genre de caractère, la modification des mœurs est possible et elle
a de réels charmes propres, indépendamment de ses effets, et elle
en a encore par ses effets lorsque ceux-ci produisent une nouvelle
instabilité, la perspective de nouveaux risques et de nouvelles
aventures. Pour ces aventuriers donc, l'idée d'un projet de
modification des mœurs n'est pas absurde, mais elle présente bien
un but désirable pour lui-même.
Seulement,
cette
entente avec les aventuriers paraîtra nous offrir plutôt une
caution très douteuse. N'avons-nous pas noté que le goût du risque
était généralement associé à quelque sorte et degré de folie,
tandis que la sagesse semblait plutôt alliée à la recherche de la
paix et de la sécurité ? N'y a-t-il pas toujours eu des
écervelés pour juger la sagesse ennuyeuse ? Mais, dira-t-on,
l'excitation de la nouveauté, du risque, ne séduit que ceux qui
n'ont fait que taquiner les dangers sans y tomber. Car une fois le
malheur arrivé, ils gémissent, réclament la sécurité et, s'ils
en ont la persévérance, s'assagissent. Alors, ils voient bien à
quel point la tranquillité est préférable aux excitations de
l'aventure. Et il est bien vrai qu'on peut fréquemment rencontrer
ces aventuriers assagis, se dévouant même à avertir les esprits
excités, bouillonnants, impatients, et à tenter de les convertir à
leur sagesse plus ou moins récente, cherchant à faire du récit de
leurs aventures finalement malheureuses un substitut de celles dont
rêvent les égarés qu'ils veulent ramener sur le droit chemin.
Impossible non plus de nier que l'histoire de la philosophie nous
présente, notamment dans l'Antiquité, un idéal de sagesse
tranquille, imperturbable, indifférente aux aléas du sort, où
l'esprit s'est comme retiré dans une citadelle intérieure pour y
vivre dans une sécurité entière, à l'abri même des passions.
Mais il faut aussi noter l'existence d'une autre forme de sagesse
tout opposée, notamment à l'époque moderne, qui affirme le
mouvement, et par conséquent un certain goût du risque. Et en tout
cas le projet de modification des mœurs qui nous intéresse à
présent comporte bien, nécessairement, cette dimension d'aventure,
dont il reste à voir à quel point elle se justifie.
Par rapport
à notre
question et au type de sagesse impliqué, on peut distinguer deux
genres de caractères opposés, les amoureux de la sécurité, du
repos et de la coutume, les traditionalistes, d'un côté, et les
amoureux du risque, du mouvement, de la liberté, les aventuriers, de
l'autre. On pourrait aussi diviser toute la morale entre ces deux
sensibilités, impliquant deux visions contraires du bonheur. Pour la
première sagesse, tout ce qui vise à assurer la tranquillité de
l'esprit et de la vie est bon. Pour la seconde c'est ce qui introduit
dans la vie le plus de mobilité et de stimulation. Le contraste
entre ces deux visions est si grand que, semble-t-il, chacune d'entre
elles doit désapprouver l'autre, voire la condamner et la juger
totalement fausse. Ou bien l'opposition n'est qu'affaire contingente
de caractère et de goût, dont il est inutile de débattre, ou bien
il y a des raisons véritables de choisir l'une plutôt que l'autre.
Dans le premier cas, il est normal qu'il y ait deux sagesses
contraires correspondant à deux tempéraments incompatibles divisant
moralement l'humanité comme en deux espèces, dont les principes
moraux doivent différer comme les constitutions. Dans le second cas,
il faut considérer l'une de ces deux visions de la vie comme vraie,
fondée sur les véritables principes moraux, et l'autre comme
fausse, incapable de justification rationnelle authentique, fruit de
l'erreur ou de la faute.
En partie
parce qu'ils
sont la majorité, et pour d'autres raisons plus essentielles, ce
sont les traditionalistes qui ont l'habitude de se concevoir comme
parfaitement raisonnables et de juger leur position fondée sur des
principes rationnels universels, devant s'imposer à tous, y compris
à ceux que leur tempérament entraîne à se laisser aller à une
vision passionnelle, erronée et coupable et à s'éloigner ainsi
aussi bien des mœurs établies que de la vraie morale. Bien sûr la
première raison donnée est celle que nous connaissons, à savoir
qu'il est normal de suivre la majorité (souvent confondue
abusivement avec l'universalité de l'humanité). Mais il faut
vaincre aussi ceux qui ne se laissent pas impressionner par cet
argument puissant rhétoriquement, mais faible rationnellement, et il
faut en outre se convaincre soi-même qu'il est juste de ne jamais
céder au chant des sirènes. La façon la plus habituelle de
procéder dans cette tentative de justification morale consiste à
poser l'existence de commandements d'une autorité absolue ou de
valeurs idéales, éternelles et universelles, accessibles à la
raison par une vue directe ou par des voies indirectes.
Malheureusement, l'autorité absolue, le dieu infiniment puissant et
sage qui nous gouvernerait par ses lois, n'est qu'une fiction
impossible à prouver (malgré toutes les vaines tentatives répétées
avec acharnement) ; et les supposées valeurs universelles, ou
bien ne sont que des abstractions exsangues, telles que le Bien,
interprétables en tout sens et donc inutiles pour définir des
comportements précis, ou bien correspondent soit à un état
historique particulier des mœurs et de la morale, sans privilège
sur d'autres très différents, soit aux goûts arbitraires de
quelque moraliste désireux de les imposer à tous et peut-être de
se rassurer lui-même (au risque d'ailleurs, pour fonder une
tradition plus solide, de miner la confiance dans les mœurs
effectives, et partant les fondements mêmes du traditionalisme).
A moins de
recourir
dogmatiquement à la notion d'un progrès vers justement la
réalisation de ces valeurs universelles auxquelles se réfèrent les
traditionalistes anxieux de s'assurer sur la raison, les partisans du
changement doivent renoncer à s'appuyer ultimement sur cette
faculté. D'ailleurs, la raison servant à calculer les voies du
progrès vers une telle fin donnée et indiscutable, ne concernerait
que les moyens, et reconduirait à une forme de traditionalisme,
celle qui admet le perfectionnement des mœurs pour mieux en réaliser
le but. Au contraire, même quand il prend le prétexte de réaliser
un tel projet, l'aventurier aime le mouvement et le risque pour
eux-mêmes. Il n'a donc pas de fin ultime, prétendument universelle,
vers laquelle tendre et sur laquelle appuyer rationnellement sa
justification. Le ressort de la morale, il le trouve, si l'on peut
dire, derrière lui. Ce sont les mœurs, mais non prises pour des
fins ou des autorités. Car ce qui agit, et est reconnu comme
principe d'action, c'est au contraire, d'un côté leur insuffisance
et l'insatisfaction qu'elle provoque, et de l'autre, leur dynamisme
poussant à leur propre évolution ; ou, au sein des mœurs, ce
sont les désirs, exprimés et façonnés par elles, qui fondent
ultimement l'action et sa justification. Or, puisque les désirs sont
les principes d'évaluation des choses, et des désirs eux-mêmes,
c'est par eux que s'expliquent et se justifient le bien ou les
valeurs, et non l'inverse. Il n'y a pas, dans le monde des idées,
des idéaux existant par eux-mêmes indépendamment de la projection
du désir, que la raison puisse connaître indépendamment de nos
désirs, et à partir desquels elle puisse former le jugement moral
et commander l'action. Or ce que la sagesse des aventuriers peut
alléguer contre celle des traditionalistes, c'est précisément ce
fait, qui renverse inéluctablement toute prétention d'une pure
raison morale et d'une contemplation pure des fins. Comme les valeurs
sont, non préexistantes, mais posées par les désirs particuliers
et les formes qu'ils ont prises dans le mouvement historique des
mœurs, la morale, et par suite la sagesse, doit se constituer dans
le milieu contingent et historique de la vie concrète, et par une
forme de raisonnement adéquate à cette condition.
Ceci dit,
s'ensuit-il
que lorsqu'on pense à partir des mœurs, il faille donner la
préférence au risque sur la sécurité ? Car, faute de pouvoir
obtenir une assurance entière en morale dans l'établissement des
fins, faut-il renoncer à chercher au moins la plus grande sécurité
possible dans la stabilité relative des coutumes ? C'est en
tout cas ce que font naturellement la très large majorité des gens,
en s'y laissant d'ailleurs justement porter par les coutumes. Ce
qu'on appelle en général une culture, c'est précisément un
système de mœurs relativement stabilisé et permettant la
perpétuation de la vie d'une société, grande ou petite, selon des
modes d'agir, de sentir et de penser éprouvés et efficaces dans un
environnement donné. Le plus sûr est donc de vivre selon la
coutume, et cela justement parce qu'elle permet de vivre en accord
avec les circonstances physiques, sociales, scientifiques, techniques
présentes en tel lieu et tel temps, selon une sorte de sagesse
commune qui s'est imposée en pratique. Si l'on renonce justement à
systématiser les mœurs dans des morales abstraites à prétention
universelle, pour se contenter de la coutume telle qu'elle s'impose
d'elle-même, avec la plus grande autorité, sans vaines béquilles
spéculatives, alors cette conformité aux mœurs n'est-elle pas tout
à fait raisonnable, voire sage, si la tradition est la sagesse des
peuples ? En effet, l'homme du peuple n'est pas porté à se
perdre dans les chimères métaphysiques, et il n'en a pas besoin
pour vivre moralement, selon la coutume, en la suivant sans discuter,
en la considérant comme une autorité ultime, sans spéculer sur son
universalité, quoiqu'il tende en pratique à la juger supérieure à
toute autre, justement pour cette raison qu'elle est pour lui
simplement l'autorité ultime. Si les mœurs changent, il résistera
d'abord, il récriminera, mais il finira par se soumettre, avec
peut-être la nostalgie du bon vieux temps, comme un fidèle
domestique qui a dû changer de maître, ne serait-ce que pour passer
du père au fils. Qu'y a-t-il à redire à une telle attitude qui
convient si bien à la large majorité de l'humanité ? En somme
rien, tant que, justement, elle ne prétend pas discuter, mais se
sent justifiée juste par le sentiment spontané que lui donne la
coutume elle-même.
Mais
précisément,
pour conserver son évidence intime, il faut que cette forme de
sagesse, si l'on peut dire, renonce à réfléchir sur elle-même et
à se justifier autrement que par son adhésion immédiate à
l'autorité des mœurs, en se contentant éventuellement juste de se
la réciter par des proverbes, des récits mythiques, des légendes,
et de disputer à la rigueur de l'interprétation conforme des
injonctions de sa conscience (c'est-à-dire de la coutume) dans les
cas plus délicats et moins habituels. En revanche, dès que la
tradition perd son autorité directe, il devient nécessaire de
réfléchir dans cette mesure, et de se référer à l'autorité de
sa propre pensée, ou de sa raison. La douce vie innocente au sein
maternel des mœurs n'est plus possible. Or ces ruptures arrivent de
deux manières. D'abord, des circonstances importantes, sur
lesquelles s'appuient et se sont formées les mœurs, changent au
point de rendre les anciennes coutumes inadaptées, et obligent à
une modification plus ou moins profonde de l'ancien monde moral.
Ensuite, certains caractères présentent une structure de désirs
incompatible avec celle qui se trouve au fondement du monde des mœurs
dans lequel ils se trouvent, si bien qu'ils sont renvoyés à
eux-mêmes et par conséquent à leur propre autorité, ou à leur
raison, pour chercher la manière de vivre selon ces désirs qui font
éclater ce qui représente pour eux la cage des coutumes ambiantes.
Voilà deux sortes de crises, l'une plutôt collective, interne au
système des mœurs d'une société, l'autre plutôt individuelle,
mettant en opposition ce système moral avec des caractères
incompatibles, dans lesquelles la réflexion morale critique devient
indispensable. Que la solution de ces crises conduise à une rupture
importante avec les anciennes mœurs, ou au contraire à des
adaptations locales et mineures, elles auront aboli en partie la
confiance spontanée, au moins chez ceux qui auront cherché
effectivement cette solution.
Qui, parmi
ceux qui
pensent et auxquels je m'adresse, contestera la nécessité de
reconnaître ces crises et de tenter de les résoudre par une
modification, plus ou moins vaste, plus ou moins restreinte, des
mœurs ébranlées ? Certains chercheront à se restreindre à
l'intervention la plus petite possible, de manière à sauver la plus
grande partie du système moral établi, et à pouvoir en diminuer le
moins possible l'autorité immédiate. D'autres seront au contraire
vivement ébranlés et tâcheront de réformer le système des mœurs
en l'assurant pour toujours sur des principes universels et
immuables. D'autres encore changeront radicalement leur rapport aux
mœurs, apprécieront la crise qui les libère de leur autorité, et
prendront à leur égard une attitude foncièrement critique, pouvant
mener à un mouvement de modification indéfini. Nous aurons reconnu
dans les deux premières réactions les partisans de la sécurité,
les traditionalistes, et dans la troisième les aventuriers. Il
serait d'ailleurs opportun de distinguer parmi ces derniers deux
sortes. Les premiers ne se soucient en réalité pas de construire un
nouveau monde moral, mais ils se réjouissent de la liberté que leur
apporte la crise, s'adonnent à leur goût du risque et se lancent
dans les diverses aventures qui se présentent et qu'ils choisissent.
Les seconds ne se contentent pas de s'échapper par la faille pour
jouir spontanément d'une plus grande liberté, mais ils la
travaillent et l'élargissent, et le monde moral devient également
le lieu de leur action. Ils se mettent à le modifier sans plus
espérer revenir à la confiance dans les mœurs restaurées, car ils
ne se fient plus maintenant qu'à l'autorité de leur propre raison
critique. Et loin qu'ils aient ainsi choisi le moindre risque, ils se
sont déterminés à courir le plus grand, s'attaquant à leur propre
constitution morale et faisant d'eux-mêmes le champ de leurs
expériences et aventures.
Avouons-le,
face à la
description de ces diverses attitudes, ce sont les premiers
personnages qui paraîtront sages à la plupart, alors que les
seconds paraîtront fous, et les aventuriers de la morale encore plus
que ceux du monde. Nous avons vu qu'en soi le goût du risque ne se
justifie ni plus ni moins que celui de la sécurité. Que l'homme
soit fait pour vivre tranquillement à l'écart des dangers, voilà
une thèse qui n'a pas plus de raisons que la thèse inverse, voulant
qu'une vie digne d'être vécue suppose l'insécurité et l'aventure.
On peut citer toute sorte d'avantages dus à la paix et à la vie
tranquille, mais on peut aussi montrer que beaucoup d'entre eux sont
le fruit des entreprises risquées des amis de l'aventure, et l'on
peut également remarquer que ceux-ci ne se seraient pas lancés dans
ces aventures sans en avoir le goût. Ajoutons que pour sortir un peu
de l'ennui de leur routine les gens paisibles aiment écouter les
récits, réels ou fictifs, des aventuriers, rendant ainsi un hommage
distant à leur manière de penser et de sentir, en avouant malgré
eux que la vie n'est vraiment intéressante que lorsqu'elle est aussi
excitante et risquée. Enfin, pour en venir à présent aux
aventuriers de la morale, on peut remarquer qu'outre le goût du
risque, ils ont des motifs puissants et justifiés dans la
considération du monde des mœurs lui-même, qu'ils ont examiné
d'un œil perspicace et critique, dont ils ont vu les défauts et les
limites, dont ils ont éprouvé le caractère décevant, et auquel
ils ont retiré leur confiance en connaissance de cause, si bien
qu'ils ont en parfaite conséquence confié leur vie à leur propre
raison critique. Ce mouvement est en principe sans retour, quels que
puissent être les accidents de la vie qui ramènent parfois l'un ou
l'autre à un état de faiblesse et le font comme retourner à
l'enfance. Ce risque-là n'est jamais exclu en effet, il doit être
reconnu et assumé par l'aventurier de la morale, pour qui il
représente l'un des plus extrêmes, tandis que ce retour paraît
pour les autres une chance. La reconnaissance de ce caractère
risqué, contingent, non seulement de la vie courante, mais également
de toute sagesse, distingue l'aventurier de la morale du
métaphysicien traditionaliste, leurré par le mirage d'une sagesse
éternelle, absolue, au-delà de notre monde incertain et inconstant.
C'est pourquoi, pour le métaphysicien, le projet de modifier les
mœurs peut certes être pertinent, mais uniquement comme un moment
dans un projet illusoire plus vaste, celui de les transmuter une fois
pour toutes en une morale en principe définitive, certaine et
immuable. Une fois l'illusion percée, une fois la critique reconnue
comme transférant l'autorité morale au raisonnement critique
lui-même, alors ce projet de modification des mœurs n'a plus de fin
définitive en dehors de lui-même. Et il faut donc ou bien
s'abandonner avec confiance aux mœurs, ou bien s'en émanciper et
les prendre en charge.
*
Que vaut
cette
tentative de justification d'un projet de modifier les mœurs, conçu
comme un mode essentiel de l'activité philosophique et non comme un
moyen accessoire dans la pratique de cette discipline ? Dans ce
genre de problèmes, certains désireraient pouvoir s'appuyer sur une
démonstration catégorique de leur pertinence avant de s'engager à
y entrer et à les assumer. On devine que cette sorte de
démonstration est à demander au métaphysicien, et non à
l'aventurier de la philosophie, qui jugerait contradictoire par
rapport à sa démarche de vouloir en donner une. Allez trouver chez
lui un paysan, intelligent, heureux au milieu de sa famille,
cultivant avec entrain ses champs à la manière de son père et de
ses aïeux, se réjouissant de voir ses enfants grandir et d'imaginer
qu'ils continueront après lui son mode de vie, et tentez de le
convaincre de chercher à modifier ses mœurs. Il vous tiendra sans
doute aussitôt pour un dangereux fou dont il lui faut se débarrasser
au plus vite, bien avant que vous n'ayez terminé votre argument.
Mais supposons qu'il soit au contraire un homme ouvert et curieux,
qu'il vous invite à prendre un verre et vous écoute même
attentivement. Vous pourrez lui présenter des raisonnements
rigoureux, lui mettre devant les yeux les exemples de l'histoire, lui
donner votre propre témoignage et épuiser la rhétorique, il vous
regardera étonné, peut-être amusé, et comme il a bon cœur, il
vous plaindra même, mais vous ne l'aurez nullement convaincu. Pour
cela, il manque la condition principale, l'insatisfaction réelle par
rapport à ses mœurs ou le désir effectif d'en changer. Et à moins
que par chance vous n'ayez éveillé en lui ce désir, déjà latent,
vous vous évertuerez en vain. Si la morale avait son siège dans des
principes abstraits, alors, pour persuader, il suffirait de les faire
voir à celui qui est suffisamment intelligent pour suivre le chemin
de l'initiation rationnelle ou la démonstration proposée. Comme
elle réside au contraire dans les mœurs, vous n'effectuerez rien
par de telles méthodes. Et par tous les raisonnements du monde, vous
ne donnerez jamais la condition indispensable pour se convaincre
d'entrer dans le projet philosophique de modification des mœurs. En
revanche, face à celui qui a cette condition, qui se sent à
l'étroit dans les mœurs établies, qui ressent leur autorité comme
une oppression, qui se révolte contre elle, qui rêve ou est
impatient de s'en libérer, alors les arguments du type de ceux que
nous présentons deviennent efficaces, aidant à renverser certains
obstacles d'ordre intellectuel en un sens large.
Cependant,
le projet
envisagé ici ne serait-il pas de se libérer des mœurs plutôt que
de les modifier ? Car qu'on ait telles coutumes ou telles
autres, ne reste-t-on pas pris dans leur routine, et en changer ne
reviendrait-il pas seulement à changer de prison ? On imagine
en effet notre révolté, notre aventurier, brisant les barreaux et
s'élançant à toutes jambes à travers prés et forêts, exultant
de sa liberté enfin acquise, sautant en tout sens, criant de joie,
gesticulant comme un forcené pour jouir de la liberté de ses
mouvements, et laissant à jamais derrière lui tout le carcan des
coutumes. L'image est séduisante, mais fallacieuse. Il suffit de
suivre un peu notre évadé pour le voir bientôt rappelé à nombre
d'habitudes qui ne le lâchent pas et qu'il n'a pu abandonner :
il a une démarche qui n'aura pas entièrement changé, il continuera
à se nourrir d'une certaine façon, il parlera encore sa langue
coutumière, il croira voir tout de manière neuve, mais il s'y
habituera. Et c'est en vain qu'il tenterait de se défaire de toute
coutume ancienne et de toute habitude nouvelle. Même un fantôme n'y
parviendrait pas. Non seulement tout homme, mais tout animal (et
peut-être toute plante) a besoin d'habitudes pour vivre, pour être.
Et à l'inverse, l'homme de la tradition ne peut jamais vivre tout à
fait comme une sorte d'automate entièrement réglé par les mœurs,
ne serait-ce que parce qu'il doit s'adapter à une société plus ou
moins instable, à un environnement changeant aussi, si peu que ce
soit, ainsi qu'au mouvement de ses propres passions, débordant sans
cesse, si réglées soient-elles, du strict chemin de la coutume. Ces
deux extrêmes, l'homme de la pure coutume et celui qui les a toutes
rejetées et n'en a plus, sont des fictions sans la moindre
consistance. Faut-il donc croire que les hommes vivent dans une
région moyenne entre ces deux extrêmes, les uns ayant davantage de
coutumes, et les autres moins, de sorte que la différence entre le
traditionaliste et l'aventurier ne serait que de degré, chacun étant
plus ou moins traditionaliste et plus ou moins aventurier, à des
degrés divers ? En prenant le terme de coutume dans un sens
très restreint, comme signifiant uniquement les coutumes transmises
par la tradition dans une société particulière, peut-être cette
distinction quantitative aurait-elle un sens. Mais il faudrait alors
figer les traditions et les coutumes afin de les distinguer nettement
des habitudes acquises autrement. Or il n'y a pas de frontière nette
entre les coutumes les plus anciennes d'un milieu social précis et
les habitudes acquises soit par une évolution de ce milieu, soit par
celle d'un sous-groupe, soit par celle des individus, par invention,
par influence étrangère ou par recherche d'adaptation.
Personne ne
contestera
sans doute le fait que les hommes ne peuvent vivre sans habitudes ou
coutumes. Si nous ne marchons pas à quatre pattes, comme les enfants
sauvages qu'on a retrouvés en divers lieux et qui avaient pris la
coutume des animaux qui les avaient élevés, c'est par une coutume
qui, pour être presque universellement répandue dans l'humanité,
n'en est pas pour autant une nécessité naturelle, mais bien une
habitude, qu'on peut juger dans ce cas presque naturelle à cause de
sa conformité avec notre constitution physique. Un autre exemple
plus évident est celui de l'usage de la langue pour communiquer et
même penser seul. A peu près partout les hommes parlent, mais dans
des langues différentes, apprises, et dont ils ont assimilé les
mille habitudes qui leur permettent d'utiliser leur langue
particulière et d'en avoir la maîtrise. Nous ne faisons rien, pas
même dormir, nous ne restons pas un instant sans mettre en œuvre
des quantités d'habitudes, des plus insignifiantes aux plus
importantes, des plus imperceptibles aux plus manifestes, des plus
délibérées aux plus involontaires. Nous avons tant d'habitudes,
elles s'agencent si bien les unes avec les autres, elles agissent
souvent si silencieusement, qu'il n'est évidemment pas question de
les compter pour dire si certains en ont plus que d'autres. Ce qui se
voit, c'est que les divers individus et les diverses sociétés en
ont de différentes et qu'elles varient dans l'humanité presque à
l'infini, même si l'on en trouve nombre de semblables et d'assez
générales. Bref, s'il y a des différences entre des types d'hommes
par rapport aux coutumes, c'est davantage par la différences de
leurs coutumes que par le fait qu'ils en auraient plus ou moins. Et
l'aventurier ne se distingue donc certainement pas du traditionaliste
par le fait qu'il vivrait sans habitudes là où celui-ci serait
entièrement immergé dans les coutumes.
Pourrions-nous
mieux
comprendre cette différence en recherchant quelles sont les
habitudes caractéristiques de l'un et de l'autre de ces deux
personnages ? Il en est une en tout cas que nous avons déjà
remarquée et même utilisée pour les distinguer, à savoir le fait
que l'un tend généralement à rechercher les situations les plus
sûres, tandis que l'autre les fuit pour rechercher le danger. Ce
sont bien des habitudes en effet, car ces dispositions correspondent
à des actions qui se répètent, à des manières répétitives de
percevoir les choses, à des habitudes d'être attentif à certains
genres de sentiments, à des façons régulières de penser, et tout
cela de manière plus ou moins automatique, comme cela est
caractéristique de l'action de l'habitude. Et contrairement aux
instincts, ces coutumes peuvent être modifiées par l'exercice, avec
plus ou moins d'effort et d'endurance. Certes, à l'origine de cette
différence d'attitude, il y a des sentiments différents aussi, dont
certains ont peut-être des rapports avec la constitution physique
des individus. Mais toutes les coutumes organisent des désirs, des
sentiments, qui leur servent de ressort, mais qui sont également la
matière qu'elles modèlent. On prend des habitudes poussé par des
désirs, mais on change aussi ses désirs en changeant d'habitudes.
On voit des gens boire par goût du vin, puis perdre ce goût après
s'être déshabitués de boire, et parfois même en venir par ces
nouvelles habitudes à détester ce qu'ils avaient aimé. Le fort
désir de sécurité a peut-être des racines psychologiques
profondes, antérieures aux habitudes qui lui ont donné une forme
pratique constante, mais celle-ci aura renforcé ce désir, comme des
habitudes contraires l'auraient probablement atténué. Et de même
pour le goût de l'aventure. Mais ici encore, on ne trouvera guère
ni quelqu'un de dénué de tout souci de sécurité, ni quelqu'un
d'indifférent à tout appel de l'aventure, et ce sont les
proportions de l'un et l'autre goût, de l'une et l'autre habitude,
qui distingueront presque continûment les caractères dans cette
dimension. Il faudra donc placer du côté des traditionalistes ceux
chez lesquels dominera le souci de sécurité, et du côté des
aventuriers les autres. Et encore, la frontière ne se laissera pas
déterminer mathématiquement, parce que les plus extrêmes
aventuriers prennent soin de s'assurer de mille choses pour affronter
un danger ou une sorte de dangers.
Pour les
distinguer, il
vaut mieux considérer non pas la répartition de leurs habitudes
afin de voir si le poids total penche d'un côté ou de l'autre, mais
le rapport même aux coutumes ou habitudes. Or ce rapport, nous
l'avons déjà constaté, il est de confiance et d'obéissance chez
le traditionaliste, tandis qu'il est de relative défiance et de
désobéissance chez l'aventurier. Ici non plus, nous n'avons pas une
opposition entière entre deux positions extrêmes, tout à fait
distinctes. La confiance d'un côté a ses degrés, elle est parfois
affectée de doutes ; et l'obéissance est rarement sans faille.
De même, nous savons que de l'autre côté la défiance est rarement
totale, qu'elle vise certaines coutumes plus que d'autres, et que
même une partie des mœurs peut jouir d'une très grande confiance ;
et par conséquent la désobéissance à son tour n'est pas
systématique, mais souvent sectorielle. Toutefois sur la ligne
continue entre les deux attitudes, il y a un basculement. Tant que
les doutes face à l'autorité des mœurs restent sporadiques,
hésitants, tant que les incartades contre la coutume et les abandons
aux charmes de la fortune demeurent occasionnels ou sans portée, le
traditionalisme n'est pas mis en danger. Inversement, dès que la
confiance dans les mœurs n'empêche plus de se dégager suffisamment
de celles qui empêcheraient d'orienter sa vie vers la recherche des
excitations apportées par les défis du sort, l'esprit d'aventure
domine. Ce qui fait donc ici la différence, ce n'est pas les
habitudes concernées au premier degré, pour ainsi dire, mais les
habitudes de second degré, celles qui portent sur les premières. En
effet, tant que le doute face aux mœurs n'est pas devenu habituel,
tant que la désobéissance ne devient pas une coutume, l'habitude de
second degré, celle de faire confiance et d'obéir aux mœurs
subsiste, et elle définit l'attitude traditionaliste. De l'autre
côté, dès que cette habitude de confiance et d'obéissance se voit
contester, en tout ou en partie, par une habitude contraire, de
méfiance face à l'autorité générale des mœurs, de révolte
contre cette autorité dans les cas où elle combat l'attrait du
risque ou contraint à l'ennui, à quelque degré que ce soit, c'est
l'esprit d'aventure qui se manifeste et agit. Ainsi, ce n'est pas
simplement dans la présence de certains désirs, dans leur seule
force propre même, que se détermine la différence entre les deux
attitudes morales du traditionaliste et de l'aventurier, mais dans le
fait que ces désirs ont pris la forme d'habitudes de second degré,
c'est-à-dire d'habitudes de traiter d'une manière ou de l'autre ses
propres coutumes. Sans désir de sécurité, certes, l'habitude de
soumission aux mœurs ne serait pas née, mais ce désir ne suffit
pas à lui seul à expliquer cette constante soumission. De même, le
dégoût de l'ennui et le goût du risque ne définissent pas encore
l'attitude morale de l'aventurier tant qu'ils n'ont pas engendré
l'habitude d'insoumission et ne s'y sont pas coulés. Généralement,
les grandes attitudes morales semblent se jouer là, dans la création
d'habitudes d'habitudes, qu'elles soient engendrées volontairement
ou non.
Il apparaît
à présent
que les aventuriers, parmi lesquels nous placions les philosophes, ne
se caractérisent pas par le fait qu'ils rejetteraient les mœurs, en
général, comme il pouvait sembler à première vue, mais bien par
leur habitude de se dégager de certaines coutumes, en fonction d'une
habitude supérieure de relativiser l'emprise morale générale des
mœurs. Et que ce ne soient pas les coutumes comme telles qu'ils
rejettent, mais certaines d'entre elles, cela se voit au fait qu'ils
se créent de nouvelles habitudes en fonction des aventures dans
lesquelles ils se lancent, et pour lesquelles ils ont besoin de
cultiver certaines habiletés, c'est-à-dire justement des habitudes
efficaces. On peut donc bien dire que l'aventurier se trouve engagé
dans un processus de modification des mœurs, et même dans le projet
de modifier certaines d'entre elles, quand il se prépare à se
rendre capable de relever les défis qu'il relève. Mais
affirmerons-nous pour autant que le philosophe, c'est l'aventurier,
et que celui-ci est du même coup philosophe ?
A vrai dire,
pas plus
que le philosophe n'est généralement vu comme le modèle de
l'aventurier, ni même comme un aventurier, pas plus l'aventurier
n'est perçu comme représentant un caractère particulièrement
philosophique. Pourtant, nous avons montré comment il se justifiait
de placer le philosophe parmi les aventuriers, en tant qu'il s'oppose
nécessairement à l'attitude traditionaliste et au respect de
l'autorité des mœurs. Ne pourrions-nous donc avoir à réviser
l'opinion selon laquelle le goût de l'aventure ne fait pas le
philosophe ?
*
L'idée
commune selon
laquelle l'aventurier serait moins raisonnable que l'homme normal a
plusieurs causes, et principalement deux. La première est bien sûr
que, dans la vie courante, le modèle de la raison est justement
donné par les mœurs actuelles, de sorte que tout ce qui en dévie,
voire s'y oppose franchement, est jugé de ce seul fait comme
déraisonnable. La seconde, comme nous l'avons vu, est l'attachement
prononcé à la sécurité, et l'aversion par rapport au risque,
lorsqu'il est réel et non seulement imaginé pour se procurer un
agréable frisson quand la distinction entre la réalité et la
fiction est bien établie au point de pouvoir être considérée
comme une frontière presque infranchissable. Ainsi, suivant le récit
d'une histoire policière, assis dans un fauteuil confortable et
rassurant, le lecteur plongé dans son livre ou le spectateur face à
l'écran du cinéma ou de la télévision, peut vivre l'excitation du
danger par procuration, persuadé qu'il est pour sa part tout à fait
à l'abri. Et dans sa vie, tant que les dangers ne se manifestent pas
comme violemment, on a tout organisé pour les tenir autant que
possible à l'écart. Cela, n'est-ce pas la prudence, la vertu des
sages, le raisonnement appliqué à assurer la vie, et partant la
bonne vie ? En revanche, quand l'aventurier quitte le port pour
se lancer dans la tempête, ne fait-il pas preuve de précipitation,
d'inconscience, d'imprudence ? Et parmi les braves gens l'on
entretient pour s'en persuader un répertoire d'exemples de témérité,
d'actions faites impulsivement, par ignorance du vrai danger et des
limites de ses propres forces. De tels écervelés ne manquent pas
certes, mais ils ne représentent qu'une caricature de l'aventurier,
qui, lui, réfléchit d'habitude à ce qu'il fait, s'y prépare, s'y
entraîne éventuellement, mettant dans le danger toutes les chances
de son côté, bref manifestant une grande prudence, car ne
confondons pas cette vertu de maîtrise de l'action par le
raisonnement avec la pusillanimité, la peur qui interdit de sortir
de l'abri (avant tout celui des mœurs en vigueur), et qui peut,
elle, être fort peu raisonnée, voire délirante.
En montrant
que les
affinités entre l'aventurier et le philosophe sont plus étroites
qu'on ne pense d'ordinaire, notre dessein n'est pas toutefois
d'abolir la différence entre eux, mais de montrer qu'elle ne se
situe pas là où on la place généralement. Le philosophe est bien
une sorte d'aventurier particulière, distincte des autres espèces
avec lesquelles elle partage un même genre d'attitude de base dans
le défi lancé à l'autorité des mœurs établies. En commençant
au contraire par classer le philosophe parmi les héros de la sagesse
populaire, c'est-à-dire parmi ceux qui cherchent leur salut dans la
fixité d'une morale préexistante, qu'elle soit celle des traditions
établies ou celle d'un ordre moral éternel, fixé depuis toujours,
dans une sorte de monde immuable surmontant les fluctuations de la
réalité quotidienne, on se condamne à ne jamais comprendre la
philosophie effective, dans son propre mouvement concret. Car même
la recherche d'un ordre moral éternel suppose une attitude contraire
à l'installation dans cette demeure définitive, à savoir l'audace
de contester l'autorité des mœurs ou de la morale dominantes, pour
se mettre en quête d'une réalité problématique, au risque de se
perdre simplement. Et d'ailleurs, quand le sage n'est pas considéré
comme au passé, comme ayant terminé sa recherche ou comme se
contentant de suivre les voies supposées bien balisées des anciens
sages, mais qu'on voit l'explorateur moral s'élancer dans l'inconnu,
les braves gens le jugent alors plus fou que sage.
Quant à
nous,
l'aventure qui nous intéresse à présent, c'est celle du projet
philosophique de modifier ses mœurs. Est-elle partagée par tous les
aventuriers ? Dans une certaine mesure, oui. Vu que dans presque
toute société le système des mœurs forme une masse relativement
stable, dont les évolutions sont en général lentes et limitées,
ceux qui veulent se lancer dans l'aventure doivent le plus souvent
s'en dissocier sur certains points, parce qu'il leur faut mener une
vie différente de celle des autres membres de leur société, et
agir autrement que les mœurs communes n'y poussent et ne le
réclament. Pour cette raison, les aventuriers ont non seulement une
façon de vivre à part, mais également une morale déviante par
rapport à celle des bourgeois. Ils ont dû remplacer certaines des
vénérables coutumes de leur tradition par d'autres, en partie
contraires et par suite généralement réprouvées. Déjà, du temps
où les voyages sur mer et dans des contrées lointaines et parfois
inconnues étaient dangereux, les simples marins, sans même parler
des pirates, étaient suspects, et l'on avertissait de frayer le
moins possible avec eux. Il est bien clair qu'il leur avait fallu
rejeter déjà la vie bourgeoise et familiale, au moins sous leur
forme normale. S'ils s'étaient lancés à l'aventure sans beaucoup y
réfléchir, par l'attrait immédiat du risque et de la nouveauté,
c'étaient les situations inhabituelles qui les avaient contraints à
s'adapter et à modifier conséquemment leurs mœurs, en vainquant la
résistance des anciennes. S'ils avaient prémédité leurs
aventures, autant que la prévision est ici possible, alors ils
avaient aussi saisi qu'une certaine transformation morale était
indispensable, ils s'y étaient préparés et peut-être exercés,
c'est-à-dire qu'ils avaient bien fait le projet de modifier autant
que nécessaire leurs mœurs, et peut-être même ces changements
représentaient-ils l'un des attraits de l'aventure dans laquelle ils
voulaient s'engager. Vivre différemment et envisager cette autre
vie, voilà en effet un aspect de l'aventure qui n'est certainement
pas négligeable, bien au contraire.
Ici, le
philosophe et
les autres aventuriers marchent sur des chemins très semblables.
Mais ils se distinguent par une nuance, ce qui va les conduire aussi
sur des voies distinctes. Ce qui les sépare, ce n'est pas que les
uns usent davantage ou mieux du raisonnement que les autres. Du
moins, rien n'interdit au simple aventurier de manifester un grand
souci de la logique, une vraie finesse d'observation, une ingéniosité
remarquable dans l'invention d'hypothèses, une grande sagacité dans
l'analyse et l'interprétation des phénomènes et des événements,
et toutes les facultés intellectuelles aptes à faire de lui un vrai
savant comme un homme d'action avisé. Ce n'est pas par là, ou pas
par cela seul, qu'il deviendra pour autant un philosophe. Nous avons
déjà vu que ce qui distingue l'aventurier, ce n'est pas le fait
qu'il éprouve une certaine excitation face au risque, parce que cela
arrive à tous les hommes, mais c'est qu'il a développé des
habitudes de second degré, d'attention, de culture de ce goût du
risque, en même temps que de doute face à l'autorité des mœurs
établies. Et c'est à ce niveau également que l'attitude
philosophique se définit dans son rapport aux mœurs. En effet,
l'aventurier se caractérise par le fait qu'il aime le risque, et
plus particulièrement certains types de risques, qui lui permettent
d'approuver, et lui font même rechercher les désirs conduisant à
des situations ouvertes, incertaines, que les coutumes transmises ne
permettent pas de traiter presque automatiquement et avec un haut
degré d'assurance. C'est en relation avec de telles situations qu'il
s'efforce de transformer ces coutumes et se dispose à envisager
positivement leur transgression chaque fois que cela s'avère utile
pour permettre les aventures qui l'attirent, créant ainsi des
habitudes de donner plus de poids aux habitudes requises par
l'aventure qu'aux coutumes antérieurement acquises. Dans cette
configuration, l'attrait de l'aventure se situe ailleurs que dans la
modification des mœurs, et celle-ci reste subordonnée aux exigences
de l'aventure courue. On peut concevoir une autre constellation des
désirs et des habitudes, dans laquelle l'attrait de l'aventure se
situe également dans le plaisir de la modification des mœurs
elle-même. Et dans ce cas, l'autorité des mœurs n'est plus remise
en cause sectoriellement, en vue d'une autre fin, mais également en
tant que telle, de façon générale et dans tous les cas
particuliers, de telle façon que la formation d'habitudes de
critique et d'invention de nouvelles mœurs devient un élément
essentiel, valant pour soi, de l'aventure. Voilà ce qui caractérise
le philosophe parmi les aventuriers, la disposition constante à
envisager les possibilités de modifications des mœurs et à les
réaliser lorsqu'elles paraissent intéressantes.
Certes, ici
encore, la
distinction entre le philosophe et les autres aventuriers paraîtra
se limiter à une différence de degrés, sur une ligne continue,
sans permettre de séparation nette. Car l'aventurier, obligé de
modifier ses mœurs sur certains points, et y prenant parfois un
certain plaisir d'ailleurs, peut devenir davantage philosophe à
mesure qu'il étend le domaine de ses coutumes remises en question et
transformées. Quant au philosophe, il ne modifie certainement pas
toutes ses mœurs à la fois, ni n'a conscience aussitôt de toutes
les coutumes qui le constituent, de sorte qu'il doit également les
parcourir, en prendre conscience peu à peu, les examiner et les
travailler par secteurs limités, ce qui le rapproche fort des autres
aventuriers. Et il est bien vrai qu'il y a cette voie de passage
entre la considération plus ou moins accessoire des possibilités de
modifications de mœurs et l'attention constante et voulue à toutes
ces possibilités. Mais ici encore, il y a un moment ou un point de
basculement, qui ne correspond pas simplement à un degré dans la
généralisation progressive de la critique des mœurs, mais à la
formation d'habitudes de degré supérieur. Cette habitude
philosophique, nous la connaissons, il s'agit de celle que nous avons
acquise de ne pas seulement considérer la critique des mœurs en
fonction des exigences d'une quelconque aventure, mais de pratiquer
cette critique pour elle-même, de rechercher partout ses points
d'application dans les mœurs, et de situer l'aventure dans leur
modification elle-même. Or cette habitude philosophique implique une
réorientation générale de l'attention et du désir sur le domaine
moral (c'est-à-dire justement celui de la critique et de la
modification des mœurs). C'est pourquoi le pur projet de modifier
ses mœurs ne se confond pas avec la catégorie philosophique de
celui-ci.
Est-ce à
dire que, de
la simple aventure à l'aventure philosophique, la direction du
mouvement s'inverse ? Dans cette hypothèse, en se livrant à la
première on se tournerait principalement vers le monde extérieur,
tandis qu'en se vouant à l'autre on se tournerait en sens inverse,
vers le monde moral. Cette façon de décrire la différence a
quelque apparence en effet. Et elle rejoint l'une des représentations
populaires du philosophe, comme levant les yeux vers les réalités
plus « hautes », tandis que l'homme d'action s'en tient à
la réalité qu'il perçoit devant soi. Une observation plus
attentive nous révèle cependant une autre situation. Car, lorsque
la morale ne s'attache pas à des principes idéaux, célestes, tels
que des valeurs absolues ou des impératifs divins et incontestables,
mais s'intéresse à la réelle vie des mœurs, alors on constate que
dans la réflexion morale, la direction du regard et de l'attention
va dans le sens contraire, et pointe vers le « bas »
(pour continuer la métaphore). L'aventurier, disions-nous, ne se
soucie d'ordinaire de modifier ses mœurs que dans la mesure où les
nécessités de son aventure dans le monde l'y poussent. Il ne recule
en quelque sorte au point de vue de la réflexion morale que pour
avancer et sans cesser de viser la poursuite de son aventure devant
lui. C'est la direction que nous lui avons bien supposée en effet.
Mais le philosophe ne se retourne pas non plus pour sa part afin de
se diriger dans le sens inverse, laissant derrière lui le monde des
autres hommes pour aller vers celui de la pure morale. Non, les mœurs
qu'il veut modifier sont bien les habitudes concrètes qui
déterminent notre action dans ce même monde réel que considèrent
les autres. Lui aussi, il se recule pour mieux voir devant lui, même
si peut-être il prend davantage de recul. Il ne découvre pas par ce
mouvement un nouveau monde comme indépendant de la réalité
commune. Il voit cette même réalité dans une autre perspective,
par une nouvelle réflexion, par une nouvelle habitude réfléchie,
qui lui en donne une vue plus vaste, plus profonde, plus lucide, plus
maîtrisée. Et au contraire de l'aventurier ordinaire, il n'entre
pas provisoirement dans le projet de modifier ses mœurs, mais en
fait une discipline constante, prenant l'attitude morale non en
perdant le contact avec la réalité, comme l'image du recul le
laisse penser, mais en la ressaisissant plus entièrement, comme s'il
s'était plutôt étendu lui-même, agrandi, pour reprendre et
emporter consciemment avec lui ce qui restait auparavant derrière
lui. En d'autres termes, en devenant l'objet de son attention, la vie
morale ne le détourne pas de l'objet des mœurs, la vie concrète,
même si elle lui apparaît alors sous un autre jour et révèle une
dimension nouvelle à l'aventure. Car rappelons-le, il ne s'agit pas
pour le philosophe de quitter le monde des mœurs, en le dévalorisant
dans son ensemble, mais bien de le modifier, et d'y vivre donc
autrement.
*
On objectera
peut-être
ici le caractère arbitraire du projet philosophique, et par suite de
la philosophie elle-même, si ses raisons ultimes se trouvent dans
quelque chose d'aussi contingent qu'un certain tempérament, tel que
l'esprit d'aventure, et dans les réactions particulières
d'individus singuliers de cette humeur à la forme accidentelle
qu'ont prise les mœurs de leur société et les leurs propres. Ne
fait-il pas partie de la philosophie en effet qu'elle concerne tout
homme, du simple fait qu'il est homme, capable de raison ?
Certes, l'expérience et l'histoire montrent bien que rares sont ceux
qui s'adonnent sérieusement à la philosophie. Mais celle-ci et son
enseignement n'ont-ils pas au moins la prétention de s'adresser à
tout homme ? Or cette prétention ne suppose-t-elle pas que tous
soient au moins capables par nature de raison ainsi que du
développement de cette faculté au point de mener, s'ils le veulent
et s'y exercent, la réflexion et la vie philosophiques, quels que
soient par ailleurs leur caractère et leur situation ? A
supposer donc que la philosophie comporte un travail sur ses propres
mœurs et une modification de celles-ci pour acquérir celles qui
correspondent à la sagesse, ne faut-il pas en dépit de cela qu'on
puisse d'abord démontrer le caractère indispensable d'une telle
entreprise par des arguments qui s'adressent à la raison de tous, et
non aux seuls goûts particuliers de quelques-uns ? Ce recours à
l'argumentation rationnelle n'est-il pas un trait commun à tous les
philosophes, lié à l'importance essentielle qu'ils accordent à la
raison et à la confiance chez eux manifeste de pouvoir se convaincre
entre eux et persuader les autres par le raisonnement et la
discussion ?
Ce recours
essentiel à
la discussion et au raisonnement pour enseigner et convaincre se
dévoile en effet à l'étude historique de notre tradition
philosophique comme universellement présent, au point qu'il pourrait
même être considéré comme un critère pour juger de
l'appartenance d'un penseur à cette tradition, c'est-à-dire pour le
reconnaître comme philosophe. Faut-il donc en conclure que la
philosophie telle qu'elle existe réellement à travers son histoire
implique nécessairement le principe selon lequel tout homme est par
nature capable de raison et de philosophie ? Et faut-il ajouter
que par nature tous les hommes conviennent effectivement dans la
raison, seules des circonstances accessoires, provisoires, pouvant
les en empêcher, même si dans les faits ces circonstances sont
presque partout présentes ? Car c'est un fait également, nous
l'avons remarqué, que rares sont ceux qui développent véritablement
l'aptitude philosophique. Cette contradiction entre la capacité
rationnelle universellement présente dans l'humanité et son manque
général de réalisation suffisante, faudrait-il la résoudre par
l'hypothèse de la présence d'obstacles à l'exercice réel de la
raison ? Et faudrait-il croire que la vraie méthode pour
écarter ces obstacles consiste à utiliser le raisonnement afin de
persuader de l'exercer et de lui confier la conduite de sa vie ?
Avouons qu'en raisonnant ainsi, nous tournons en rond de manière
tout à fait stérile. Car si la raison est la faculté de produire
et de comprendre les raisonnements, alors il suffit en effet de
présenter les vrais raisonnements pour les faire comprendre. Mais si
cette faculté est paralysée ou restée virtuelle, alors il est tout
à fait vain de vouloir agir sur elle par le raisonnement. Il faut
s'attaquer plutôt aux obstacles qui l'empêchent d'opérer, et comme
ceux-ci ne sont pas la raison à laquelle ils s'opposent, il faut les
aborder en fonction de leur nature propre, et renoncer à tâcher de
les dissoudre par des démonstrations. A voir ainsi les choses, la
philosophie paraît une activité tout à fait vaine, incapable de
convaincre ceux qui ne sont pas portés d'eux-mêmes à la pratiquer,
par la force du raisonnement en eux, et destinée seulement à
déployer la discussion entre ceux qui la pratiquent déjà, tout en
affirmant le principe selon lequel tous les hommes sont pourtant
concernés et aptes par nature à y participer.
Imaginons
que ces
obstacles à l'exercice effectif de la raison se trouvent dans les
mœurs. On sait bien en effet que la raison ne se manifeste pas dès
la naissance, mais très progressivement au cours des longues années
de l'enfance, et au-delà. Durant cette période, c'est la faculté
de raisonner elle-même qui se développe, en même temps que les
muscles, les capacités perceptives et imaginatives, par un processus
naturel. Celui-ci est modifié, accéléré ou ralenti par le
dressage ou l'éducation, c'est-à-dire par l'inculcation ou
l'apprentissage des mœurs ambiantes dans le milieu social. Les
habitudes acquises concernent tous les aspects de la vie, les actions
quotidiennes, mais également les manières de sentir, de s'exprimer,
de penser, de discourir, de former certaines idées dans certaines
circonstances typiques, d'associer ces idées, bref, de raisonner.
Ces manières de vivre et de penser ne sont pas universelles, mais
elles dépendent des mœurs particulières, relativement
contingentes, de chaque société et diffèrent d'une société à
l'autre autant et plus que leurs diverses langues, dont il est facile
de voir qu'aucune n'est universelle, pas même celles que certains
penseurs ingénieux ont tenté de construire précisément dans le
but d'en faire les moyens d'exprimer directement la logique pure et
universelle de la raison. Supposons donc avec ce genre de penseurs
que, derrière toutes les langues, il y ait bien une sorte de
discours intérieur originel de la raison pure, recouvert et défiguré
par les diverses traditions linguistiques. Dans cette hypothèse, le
rôle du philosophe serait de commencer par défaire cette couche de
conventions gratuites pour en dégager la raison elle-même. Une fois
cette opération accomplie, il pourrait vraiment convaincre par la
démonstration et les arguments les plus logiques, et rendre ainsi
possible et efficace la discussion philosophique. Mais pourra-t-il
pour cette première étape se fier aux capacités logiques de ceux
chez lesquels celles-ci sont dénaturées par les manières de penser
coutumières ? Suffira-t-il de présenter le vrai langage de la
raison pour qu'ils se mettent à le reconnaître et se réveillent
pour sortir du rêve bizarre produit par leurs habitudes logiques
altérées ? Le thérapeute de la logique pourra-t-il se
dispenser de parler à ses patients dans leur langue vernaculaire, en
communiquant avec eux dans leur fausse logique ? Il semble bien
qu'il ne puisse s'en dispenser, et même celui qui croit pouvoir
présenter la pure logique dans un formalisme rigoureux ne peut se
contenter de s'exprimer dans cette langue supposée idéale sans
tenter de l'expliquer et de le justifier dans l'impur langage
courant. Le voici donc pris dans la nécessité de recourir à des
procédés de persuasion qu'il ne reconnaît pas lui-même comme
véritablement rationnels. Il lui faut bien partir des mœurs même
s'il croit avoir découvert la pure logique universelle.
Mais alors,
quels
leviers ces mœurs lui donnent-elles pour accomplir son œuvre
préliminaire à l'exercice de la pure raison ? Nous avons déjà
exclu qu'elles fournissent une compréhension de la pure logique,
qu'il s'agit justement d'enseigner. Elles mélangent au contraire ce
que notre thérapeute voudrait distinguer, à savoir l'imagination,
des schémas perceptifs, des penchants émotionnels, une grammaire
imparfaite impliquée dans la langue usuelle, des préjugés communs
résistant à toute contradiction, des associations d'idées figées
servant d'arguments imparables, mille routines guidant l'action dans
toutes les circonstances ordinaires de la vie et une grande méfiance
envers les tentatives de déraciner les mœurs en vigueur. Et pour
cet être raisonnable qu'est l'homme, la raison, c'est précisément
tout cela, et bien raisonner revient d'abord à s'y conformer. A
celui qui désire apprendre à mieux raisonner, il faut tenter de
montrer comment y parvenir à partir de cette raison concrètement
impliquée dans les mœurs. Et comme celles-ci sont toujours
contingentes, le point de départ de l'enseignement qui vise à faire
sortir de la contingence pour trouver l'universel se trouve dans
cette contingence des mœurs elle-même, qui exclut toute méthode
entièrement rationnelle et universelle. Il ne suffit donc pas de
prétendre se fonder sur une raison universelle supposée présente
sous les alluvions des mœurs pour pouvoir prendre pied du coup sur
le roc obstrué afin de le dégager.
Maintenant,
cette
raison supposée universellement présente sous les figures déformées
que lui donnent les mœurs particulières, faudra-t-il considérer
qu'elle représente à son tour une autre sorte de mœurs, les mœurs
proprement rationnelles, ou au contraire quelque chose de tout à
fait différent des mœurs ? Dans le premier cas, on sera bien
embarrassé pour prouver que la logique prétendue pure est vraiment
plus universelle que les autres, modelées par les autres mœurs,
alors qu'à première vue, elle ne vient qu'ajouter aux autres de
nouvelles habitudes du même genre. Comment démontrer même que les
habitudes de pensée du pur logicien soient d'une espèce plus
excellente que les autres ? Chercher à faire voir qu'elles sont
supposées par toutes les autres formes de mœurs risque d'obliger à
se retirer dans des abstractions, contestables ou peu signifiantes,
sans qu'il en résulte encore qu'elles représentent une tradition
préférable de ce seul fait. Pour y parvenir, il faudrait entrer
dans une étude des diverses mœurs réelles et possibles afin
d'analyser leurs avantages et défauts, et cela pour n'obtenir encore
qu'une évaluation relative. Dans le second cas, si l'on attribue à
la raison une nature toute différente de celle des mœurs, il faudra
essayer non seulement de la faire entrevoir à travers la raison
commune, et démolir celle-ci pour laisser apparaître sous elle la
raison pure qu'elle recouvre et dénature, mais également démontrer
que ce qui est censé apparaître, et que personne n'aperçoit
naturellement, est bien la raison universellement présente en tous
et à laquelle il s'agit de se référer pour bien raisonner dans la
recherche de la sagesse. Or comment prouvera-t-on l'universalité de
ce que presque personne ne voit, à supposer même qu'on s'assure en
soi de son existence avec la plus grande certitude, ce qui n'implique
encore ni sa présence chez tous ceux qui n'accèdent pas pour leur
part à cette certitude, ni par conséquent son universalité dans
l'humanité ? Pratiquement, le raisonnement des supposés sages selon
la pure raison ne représentera qu'une habitude de pensée parmi
d'autres, dont on sait combien il sera difficile de manifester la
supériorité.
Surtout,
l'image d'une
faculté enfouie sous les décombres des coutumes et qu'il suffirait
de dégager pour lui laisser s'affirmer est trompeuse. S'il était
vrai que les mœurs soient responsables de la dénaturation de la
raison, alors ce n'est pas le vieux sage qui pourrait représenter le
modèle de l'homme parfaitement rationnel, mais le petit enfant, à
la naissance, chez lequel la raison n'est encore affectée par aucune
coutume. Et l'on devrait voir progressivement cette raison
s'obscurcir à mesure que l'enfant se fait éduquer et intégrer donc
dans un monde de mœurs particulier. Une telle représentation est
évidemment contraire à toute notre expérience. Elle suppose que la
raison soit un être relativement autonome, développé, ayant son
propre dynamisme, et qu'il suffise de libérer pour qu'il puisse se
mettre à agir selon sa nature propre. Et si l'on croit qu'elle
puisse devenir active et suffisamment puissante pour se mettre à
conduire la vie du sage, alors il faut que la situation se renverse,
et que l'influence des coutumes sur elle s'atténue et disparaisse,
tandis qu'elle produit à son tour les habitudes raisonnables
organisant la vie du sage et les y substitue. La raison serait alors
en nous comme un ressort comprimé, qui se détend dès qu'on retire
la résistance qui l'en empêchait. Et si cette raison est conçue
comme universelle, alors c'est aussi une sagesse universelle qui
attend en nous l'occasion de se manifester et de s'exercer. Dans
notre nature, le sage serait déjà présent, opprimé, et le même
en tous, si bien aussi que la sagesse de tous les sages serait
également, par nécessité, la même et toujours la même. Encore
une fois, voilà une représentation bien étrange et tout à fait
contraire à notre expérience, y compris à l'étude des sagesses,
qui se révèlent dans l'histoire multiples et souvent
contradictoires entre elles.
Ce que nous
voyons au
contraire, c'est que les sagesses se forment activement dans les
diverses cultures, qu'elles s'inventent et aboutissent à des
manières de vivre et de penser différentes les unes des autres.
C'est aussi que la philosophie n'est pas une façon de se laisser
aller à l'inspiration et à la conduite d'une raison découverte
toute parfaite et agissante en nous, comme un petit dieu, mais
qu'elle se présente comme une activité intense, de réflexion,
d'invention conceptuelle, de diagnostic de ses façons de sentir et
d'agir, de confrontation de ses idées avec d'autres, de discipline
intellectuelle, émotionnelle et comportementale. Certains penseurs
rêvent sans doute de découvrir une sagesse absolue, immuable et
universelle, ils la recherchent à travers l'histoire et les
traditions, ils s'efforcent de l'inventer et de la rendre
effectivement universelle en la répandant par leur enseignement
qu'ils espèrent apte à vaincre tous les obstacles. Mais ce sont
justement des rêves qui ne se réalisent jamais et n'ont aucune
chance de se réaliser tant que les hommes vivront dans des
déterminations historiques changeantes et selon des systèmes de
mœurs changeants également, bref, tant que les hommes resteront des
hommes concrets et ne se confondront pas avec d'imaginaires
divinités.
Étant donné
que le
ressort de l'activité est en nous les désirs et les habitudes dans
lesquelles ils prennent des formes relativement durables, la raison
comme principe actif de structuration de nos pensées, de nos
sentiments et de nos actions n'est qu'une telle construction du désir
et des habitudes. Par conséquent, pour découvrir et connaître la
raison, il ne faut pas déblayer les couches d'habitudes pour
retrouver le sol originaire ou d'une supposée pure raison ou des
mœurs rationnelles authentiques, mais au contraire ressaisir la
façon dont notre raison s'est constituée, c'est-à-dire examiner
les habitudes qui constituent nos raisonnements. De même que
l'agriculture, l'architecture, la communication linguistique ou les
sciences, la raison apparaît dans cette perspective comme une
production humaine, soumise avec toutes les autres aux aléas de
l'histoire. Est-elle pourtant entièrement arbitraire ? Non, pas
plus que les autres inventions humaines, conditionnées par notre
constitution et par notre environnement. Qu'il y ait des similitudes
dans les mœurs des diverses sociétés, c'est évident, et cela
n'empêche ni leur constante variation ni leur caractère contingent.
De même, il y a entre les manières de penser de diverses cultures
des analogies et, à certains niveaux de généralité, des
ressemblances souvent plus prononcées, qu'un regard hâtif peut
prendre pour des identités, cette illusion induisant à conclure
imprudemment à l'universalité de la raison. Ces similitudes rendent
la communication possible et permettent justement la discussion plus
rigoureuse entre les philosophes. Il ne s'ensuit pas qu'ils se
réfèrent tous à une même logique qui les transcenderait, car la
discussion philosophique porte également sur les critères de
validité des raisonnements, et donc sur la logique même selon
laquelle se conduit la discussion. Ainsi, le caractère construit de
la pensée rationnelle, les aspects contingents des habitudes qui la
constituent, l'absence de nécessité absolue des logiques utilisées,
n'interdisent pas la discussion rationnelle ni la rigueur du
raisonnement, pas plus que l'impossibilité d'atteindre l'exactitude
absolue dans les mesures n'interdit dans ce domaine la recherche
d'une exactitude suffisante.
Dans ces
conditions, il
ne suffit pas de dénoncer les habitudes trompeuses et de chercher à
faire place nette pour la raison en les défaisant. La critique, si
nécessaire soit-elle, n'effectue rien à elle seule, parce qu'il ne
s'agit pas de sortir des mœurs, tout simplement, ce qui est
impossible, mais de modifier les mœurs, et par conséquent de se
former de nouvelles habitudes, y compris dans la manière de diriger
plus efficacement sa pensée, de façon à conduire sa vie selon la
raison, une expression dont nous savons maintenant qu'elle ne
signifie pas la soumission à une règle donnée antérieurement,
mais une nouvelle discipline où s'inventent et se forment lucidement
de nouvelles mœurs.
Comment donc
justifier
le projet de modifier nos mœurs, s'il dépend de désirs antérieurs
à la formation même de la raison qui devrait permettre de le
justifier par des raisons rationnellement convaincantes ? Le
point de départ est contingent, assurément, et il n'y a pas de
moyen de démontrer à quiconque qu'il a tort de ne pas avoir le
désir et les dispositions aptes à lui donner l'impulsion et à
l'engager dans l'aventure, ou du moins à être sensible à ses
séductions, surtout lorsqu'elles sont relevées par la rhétorique
de ses partisans. Et rien n'interdit que cette rhétorique ne fasse
appel aux arguments rationnels à mesure que la raison s'est
constituée et se constitue dans les mœurs de ceux qui se disposent
à l'aventure philosophique et la recherchent. Ainsi les vrais motifs
rationnels ne sont pas donnés au départ, ou avant l'aventure, mais
au cours de l'aventure elle-même, et d'autant plus qu'elle produit
sa propre discipline de réflexion. Il est donc vrai que la
philosophie s'exerce à travers la discussion et le raisonnement,
mais c'est elle qui leur donne leur forme, de sorte que l'attrait
même de la discussion philosophique s'avère bien être une
disposition contingente que la discussion ne donne pas au préalable,
mais ne fait que renforcer éventuellement.
*
Nous nous
trouvons
ainsi dès le départ dans un cercle. Il faut déjà être
philosophe, c'est-à-dire avoir la disposition ou le désir
philosophique, pour pouvoir entrer dans l'aventure philosophique.
Mais de l'autre côté, en tant qu'elle est projet de modification
des mœurs, la philosophie vise à engendrer la discipline permettant
à l'aventure philosophique d'avoir lieu et de se poursuivre. Malgré
la première apparence, ce cercle n'est pas vicieux et ne nous bloque
pas dans une aporie. Car la philosophie n'est pas un état final,
d'abord étranger au chercheur, visé de l'extérieur pour des
raisons également étrangères à elle. Dans ce cas, il serait
impossible d'y entrer s'il fallait commencer par trouver de telles
raisons pour s'en persuader. Car nous avons vu que la condition pour
s'engager dans l'aventure philosophique ne peut se situer dans les
raisons que la philosophie pourrait donner de la courir et que seul
le philosophe peut comprendre. Car, au contraire, le projet
philosophique ne sépare pas le projet de l'exécution, mais
considère ces deux aspects comme appartenant simultanément à
l'aventure philosophique, même s'ils restent distinguables. On ne
devient donc pas philosophe pour de bonnes raisons, philosophiques,
qu'on aurait mûrement pesées avant de s'aventurer, mais grâce à
une disposition contingente, qui met en mouvement la roue. De même,
on ne vit pas parce qu'on aurait décidé de naître, en connaissance
de cause, comme certains mythes le racontent, mais parce qu'on est
né, simplement, disposé à vivre. Par conséquent, ce que j'écris
ici n'est pas un argument pour entrer dans un projet philosophique
afin de persuader ceux qui n'en éprouvent pas le désir. Une telle
tentative resterait parfaitement vaine. Ce dont il s'agit, c'est
d'une invitation à réfléchir d'une certaine manière sur ce que
cela signifie, lancée à ceux qui y sont disposés.
Le cercle
dans lequel
nous nous trouvons est celui de la réflexion, dont le mouvement est
précisément circulaire, revenant toujours à son point de départ.
Si la réflexion se satisfait en elle-même, le cercle tourne sur
place, sans se déplacer. Telle pourrait être la contemplation,
comblée dans ce parfait retour sur soi. Ici, il n'y aurait plus
aucune différence entre le projet et l'accomplissement, la
répétition ne visant plus rien d'autre qu'elle-même. Si le projet,
sans se séparer de l'effectuation, s'en distingue cependant, alors
le retour réflexif est accompagné par un déplacement. Ce n'est
plus la roue libre qui tourne à vide (ou à plein si l'on préfère),
mais celle qui mord sur le sol et avance en tournant. Quoiqu'elle
change de place, il n'empêche que la roue doit dans ce mouvement-ci
se trouver toujours tout entière également, et la philosophie
continue à se présupposer au fond dans la forme de réflexion
correspondant au projet philosophique. Mais laissons la métaphore.
Dans ce projet, la philosophie est impliquée, et non seulement comme
le motif du projet, mais également comme son objet. De l'un à
l'autre, il y a un mouvement qui n'est pas seulement celui de la pure
réflexion, mais également celui de la projection, de l'invention et
de la modification, et ce mouvement n'est pas préliminaire à la
philosophie ou étranger à elle d'aucune façon, mais il constitue
son effectuation elle-même, un peu comme c'est le cas, de manière
analogue, dans la contemplation.
Ainsi, la
disposition à
la philosophie présupposée chez le lecteur invité à participer au
projet de modification des mœurs n'est pas à concevoir comme une
faculté virtuelle, encore inactive et attendant d'être réveillée
et actualisée (par un discours philosophique approprié, par
exemple). C'est une disposition réelle, active, un mouvement pour le
moins amorcé, une réflexion déjà en cours, des projets envisagés,
peut-être déjà plus ou moins élaborés, une aventure commencée.
Bref, c'est une disposition philosophique des mœurs elles-mêmes. Et
comme, dans notre projet, il s'agit du développement des mœurs
philosophiques, l'objet visé se trouve déjà d'une certaine façon
dans le point de départ. Si nous pouvons découvrir ce qui dans nos
mœurs constitue la disposition philosophique présupposée, alors
nous saisissons aussi certains des traits importants des mœurs que
nous désirons réaliser. C'est pourquoi le diagnostic des mœurs
actuelles en vue d'en saisir les tendances philosophiques fait partie
du projet lui-même.
Quant aux
mœurs qui
constituent la disposition philosophique, nous savons que ce sont
certaines habitudes dominantes dans un caractère, celles de critique
de l'autorité des mœurs et de recherche d'autres manières
possibles de vivre. Lorsque ces habitudes sont assez fortes chez
quelqu'un pour dominer les autres, elles conduisent à un examen
réfléchi, conscient, intentionnel, de toutes les coutumes
particulières et de leurs liens, à une invention voulue d'autres
formes de vie, ainsi qu'à une volonté de modifier ses mœurs en vue
de réaliser celles qui apparaissent comme les meilleures,
c'est-à-dire les plus désirables. Autrement dit, la modification
des mœurs devient un projet conscient et une discipline, celle-là
même qui caractérise la philosophie. Or la discipline philosophique
se définit par le fait qu'elle est non seulement volontaire et
consciente, mais qu'elle est également rationnelle, dans le sens
précis où la raison signifie ici la détermination autonome,
réfléchie et lucide du désir. Cette discipline vise à remodeler
les mœurs de celui qui la pratique tout en se constituant elle-même
comme ensemble d'habitudes réflexives conduisant leur propre
progrès. Nous pouvons nommer une telle discipline une méthode pour
la distinguer de celles qui sont appliquées sans être réfléchies
et modifiées en fonction de cette réflexion. Et parmi les méthodes,
la méthode philosophique se distingue par le fait qu'elle se
réfléchit également comme méthode, et constitue de cette façon
une sorte de méthode de méthodes, comportant une invention de
méthodes non plus dirigée vers un but fixé d'avance, mais
réfléchissant la construction des fins elles-mêmes, selon la
structure du projet philosophique.
Dans ces
conditions le
projet philosophique de modification des mœurs est nécessairement
individuel. C'est dans l'individu seul en effet que la réflexion
concrète des mœurs et de leurs désirs constitutifs peut avoir
lieu, puisque c'est dans l'individu que le désir et les habitudes ne
sont pas des objets plus ou moins abstraits, mais des puissances
réelles, actives, qui en se réfléchissant ne se contentent pas de
se voir de l'extérieur, mais se touchent, agissent sur elles-mêmes
et se modifient.
Cela ne
signifie pas
qu'il soit impossible d'agir sur des désirs qui ne soient pas les
siens propres et de transformer les habitudes des autres. Au
contraire, rien n'est plus fréquent qu'une telle influence. Mais
alors les effets produits dans la vie intime des autres sont chez ces
derniers le fait d'une autorité étrangère, et non de la
détermination philosophique. Toutefois le caractère foncièrement
individuel de cette détermination ne signifie pas que la disposition
philosophique suppose l'absence de telles influences. Au contraire,
en reconnaissant sa constitution coutumière, le philosophe admet
qu'il ne s'est pas donné son être et qu'il n'existe pas en lui de
volonté parfaitement libre, située en dehors des déterminismes qui
le constituent et lui permettant de s'extraire entièrement des
mœurs, et par suite de l'influence de son milieu social et naturel.
C'est pourquoi la constatation du fait de sa dépendance inévitable,
aussi bien naturelle que sociale, ne représente pas pour lui une
objection contre son projet de modification des mœurs. Nous savons
en effet qu'il ne rêve pas de se dégager des mœurs afin de vivre
dans le vide d'une sorte de liberté totale, mais qu'il veut entrer
dans un mouvement de libération, dans une aventure dont la fin visée
n'est pas un état de repos dans une perfection idéale immuable —
quoique, naturellement, la fin doive arriver quand même et s'imposer
à lui sous la forme de la mort, c'est-à-dire de la fin contingente
de l'aventure, devenant ainsi le signe que celle-ci justement n'aura
pas abouti à s'affranchir une fois pour toutes de la puissance qui
conditionne la sienne propre.
Vu que la
philosophie
comme telle, comme activité, n'existe que dans l'individu, notre
projet porte nécessairement en premier lieu sur la modification par
l'individu lui-même de ses propres mœurs. Or ces mœurs sont à
leur tour individuelles et apparaissent comme telles dans la
discipline philosophique. Il est bien vrai, certes, qu'elles viennent
pour une large part de l'influence de la société, que dans cette
mesure elles sont partagées avec nombre d'autres personnes,
généralement pour la plupart anonymes, et qu'elles portent en elles
les marques de cette origine et de ce caractère social. Il n'empêche
que la forme précise qu'elles ont prise chez chacun est
particulière, voire singulière. Même chez l'homme le plus
conventionnel, les mœurs communes ont pris un certain tour
individuel au moins marginal. Et puis il y a des habitudes qui ont
été prises en répondant à des situations purement individuelles,
aussi bien dans le monde naturel que social, et qui ne dépendent
qu'indirectement, par leur relation avec les autres coutumes, de
l'ensemble des mœurs du milieu social environnant. La disposition à
la philosophie agit d'ailleurs dans le sens d'une augmentation de ce
genre d'habitudes déviantes par rapport aux mœurs communes, ne
serait-ce que parce que la méfiance par rapport à leur autorité
modifie déjà les façons ou habitudes de penser à leur égard.
Enfin, les diverses coutumes d'un individu ne sont pas séparées les
unes des autres, pas plus que les mœurs communes formant une culture
ne sont vraiment isolables, mais elles restent au contraire marquées
par la cohérence de l'ensemble. Ainsi, l'ensemble des mœurs d'un
individu constitue son caractère, et chacune de ses habitudes est
empreinte de ce caractère par la participation à leur système, de
sorte que par là chacune d'entre elles est marquée du sceau de
l'individualité. Et ici encore, le caractère de celui qui s'est mis
à s'examiner et à se remettre en question, entre dans une histoire
particulière dans laquelle il tend à se singulariser davantage à
mesure qu'il se forme ses propres modèles au lieu de suivre
seulement ceux de sa société. Cette individualité fondamentale de
la vie des mœurs entraîne l'impossibilité de philosopher pour les
autres, à leur place. Et même dans le domaine de la morale commune,
on tient généralement l'individu pour ultimement responsable, alors
qu'on lui demande pourtant la conformité aux mœurs du groupe et que
le conformisme tend précisément à masquer le caractère
irréductiblement individuel de cette responsabilité.
Le cercle de
la
réflexion conduit donc à envisager le projet de modification des
mœurs comme concernant celui qui s'y engage, c'est-à-dire
l'individu disposé à la philosophie et la pratiquant par
conséquent, de telle sorte que ce sont ses propres mœurs qui sont à
modifier en fonction de son propre intérêt. Autrement dit, ce sont
les mœurs du philosophe, les mœurs philosophiques qu'il s'agit pour
nous de tenter d'inventer et de former. Cela donne aussitôt à notre
projet une orientation plus précise que s'il s'agissait de réfléchir
à la modification des mœurs des hommes en général, ou de notre
société plus particulièrement. La réflexion se donne d'une
certaine manière un modèle, aussi large soit-il, celui que nous
avons déjà esquissé de l'aventurier et plus précisément du
philosophe.
Or ce modèle
est
paradoxal, il faut l'avouer. Il ne peut consister en une sorte de
figure bien définie, qu'il suffirait de découvrir entièrement et
de réaliser sous la forme précise qu'elle devrait prendre pour
correspondre à l'individualité de celui qui doit l'incarner pour
lui-même. Un tel modèle devrait être donné d'avance, et la
recherche consisterait seulement à le trouver. N'étant d'abord
qu'idéal, il faudrait le supposer présent dans le monde idéal, où
il pourrait subsister encore caché, avant d'être découvert. En
soi, il n'est pas absurde que de tels modèles puissent exister,
préformés dans les diverses cultures et présentés aux
particuliers sous diverses formes, à travers les arts, des récits,
des mythes et parfois même des personnages historiques, comme des
idéaux à imiter autant que possible. Ils représentent même
certainement la forme la plus courante que prennent les modèles
moraux. Seulement, pour celui qui est invité à les suivre, ils ne
sont justement pas à inventer, mais à saisir tels qu'ils se donnent
ou sont donnés. En revanche le modèle du philosophe ne peut
préexister de cette manière et avec cette autorité dans le monde
des idéaux, qu'on conçoive celui-ci comme absolu (ce qui est tout à
fait illusoire) ou comme une création culturelle. Si la critique de
toute autorité doit en faire partie, en effet, alors le modèle
philosophique s'en dépouille lui-même, en invitant à contester
toute autorité extérieure, et la sienne propre par conséquent. Il
ne s'ensuit pas que de tels modèles ne puissent pourtant exister,
mais seulement qu'ils ont alors ce caractère paradoxal qu'ils
attirent et repoussent à la fois, et qu'ils attirent par le trait
même qui renvoie l'imitateur à lui-même en lui demandant de
reprendre sous sa propre autorité la création du modèle. En somme,
la pure imitation est justement devenue impossible, pour faire place
à une sorte d'inspiration, l'une proposant la reproduction selon une
norme, l'autre suggérant une création.
En effet,
lorsque la
philosophie se situe dans les mœurs et leur modification, le ciel
des idéaux n'a plus pour elle aucune subsistance, sinon comme
fiction. La valeur comme l'existence des idéaux et modèles n'a plus
sa source dans le monde qu'ils forment, mais dans les désirs et les
mœurs qui les engendrent. Les dieux ne sont plus des êtres
indépendants, ayant en eux-mêmes l'autonomie et la puissance que la
fiction leur attribue, mais ils se révèlent des productions
culturelles, n'exprimant rien d'autre que les désirs et les mœurs
de leurs créateurs, les hommes (ce pourquoi ils ont une figure
humaine améliorée, qu'ils soient des puissances amies ou hostiles).
Et tandis que l'homme soumis aux mœurs reste dans l'illusion que
donnent ces représentations du monde moral, le philosophe les
dissout par sa critique, en retrouvant les moyens par lesquels ces
fictions ont été produites, et en tournant ainsi son regard en
arrière, pour ainsi dire, pour se placer dans la réalité dynamique
des désirs et des mœurs et la comprendre à partir d'elle-même.
Face aux dieux et aux idéaux de la fiction morale, il remonte les
fils de leur création imaginaire jusqu'aux désirs qui les ont
construits, s'y expriment (parfois de façon très détournée) et
les expliquent. Aussi, dans le projet philosophique, dans la mesure
où il ne s'achève pas dans ce démontage critique, mais entre dans
la création morale, le philosophe s'appuie résolument et
explicitement sur la réflexion lucide du monde des désirs et des
mœurs, considérant ses projections, idéaux et modèles, comme des
moyens par lesquels ceux-ci se travaillent et se modifient.
Le premier
point
d'appui, c'est donc la disposition philosophique elle-même. C'est
elle qui est la source des modèles et des projets que se donne le
philosophe. Comme cette structure de désirs et d'habitudes, non pas
virtuelle, mais déjà existante, entièrement réelle, est
dynamique, en mouvement, et capable de réfléchir sa puissance, de
la projeter et de l'inventer, elle produit sans cesse des images de
ses modifications possibles, qui ne se perdent pas dans un monde
virtuel au-delà d'elle, mais représentent sa propre puissance et la
forment, les modèles du philosophe impliquent leur création
réfléchie permanente. Cela ne signifie pas que les mondes fictifs
de la morale, ceux qui résultent des cultures diverses, vulgaires
ou savantes, comme ceux qu'engendre le progrès philosophique
lui-même, soient simplement dissous ou ignorés, car il fait partie
du désir lui-même de créer des habitudes, de se projeter et de se
modifier à travers cette projection elle-même, de se répéter en
se réfléchissant et se réorientant, et par conséquent en se
servant des idéaux et en se jouant dans leur monde fictif. C'est
dire aussi que la disposition philosophique ne reste pas une sorte de
point de départ fixe, historiquement situé et abandonné à un
instant daté, mais qu'elle se modifie avec l'activité qu'elle
engendre et se trouve ainsi emportée dans l'aventure philosophique,
dans laquelle, tant qu'elle dure, elle reste actuelle. Elle est donc
toujours la condition concrète de cette aventure, de même que la
source et pour ainsi dire le modèle de tous les modèles qu'elle
engendre et selon lesquels elle se projette.
*
S'il est
possible de se
faire une idée générale et imparfaite du modèle du philosophe et
de ses mœurs, afin de penser ainsi l'objet de notre projet, c'est
vers l'analyse de cette disposition philosophique, déjà présente
par hypothèse (et en réalité, si nous pouvons entrer dans le
projet), qu'il faut nous tourner afin de la définir. Rappelons qu'il
n'y a pas d'essence du philosophe (ni d'aucun autre caractère moral
du reste) en dehors des idées que nous en produisons, en
connaissance de cause ou non. Il n'existe donc pas non plus de
définition inconditionnée de la disposition philosophique. Celle-ci
se trouve exemplairement dans l'histoire chez un certain nombre
d'individus, que, très approximativement, notre tradition considère
comme philosophes. Or, comme nous savons que seuls ceux qui ont cette
disposition peuvent la connaître et la reconnaître vraiment, cette
tradition elle-même ne vaut que dans la mesure où elle n'est pas
une quelconque histoire des philosophes faite par des savants qui y
demeurent étrangers, car alors ces derniers ne possèdent pas les
critères pour discriminer les philosophes d'autres personnages
semblables à eux de l'extérieur seulement, tels que sont réputés
être les sophistes par exemple. Or dans les faits, l'idée de la
tradition philosophique que nous avons dans notre culture est
précisément le produit d'une communauté de savants de toute sorte,
dont certains étaient peut-être philosophes, mais dont beaucoup,
selon toute apparence, ne le sont pas. Il est donc fort à parier que
cette tradition, ainsi construite, nous présente un mélange confus
de « sophistes » et de philosophes, où l'on aurait grand
tort de puiser au hasard, en toute confiance, des modèles de
philosophie, à supposer que l'aventurier de la philosophie puisse se
laisser aller à une telle facilité et à faire si peu usage de son
esprit critique. Il vaut mieux considérer cette tradition pour ce
qu'elle est et s'attendre à y trouver côte à côte les sophistes
et peut-être les philosophes, indistinguables les uns des autres
pour un regard extérieur. Et l'on ne peut attendre des historiens de
la philosophie qu'ils fassent le tri, puisque nous avons vu que leur
qualité de savants comme telle ne les en rend pas capables. Ici
encore se manifeste le cercle de la réflexion : il faut être
philosophe pour reconnaître le philosophe. Et sans la disposition
philosophique, on ne sait donc pas vers qui se tourner pour apprendre
ce qu'est la philosophie, sans compter que même si, tâtonnant ainsi
à l'aveugle, quelqu'un tombait par hasard sur la bonne personne, il
ne la comprendrait pas, à supposer qu'elle veuille bizarrement,
peut-être par une certaine forme d'humour, se fatiguer en vain à
dispenser son enseignement.
C'est donc
dans la
disposition philosophique concrète, telle qu'elle agit, s'exprime et
se réfléchit elle-même que notre projet doit chercher et trouver
les éléments des modèles du philosophe. Autrement dit, seul
l'individu même qui prémédite le cours de son aventure
philosophique peut fournir et trouver en son propre sein les
principes selon lesquels il peut produire les modèles qu'il désire
reproduire et personnifier. Pour ainsi dire, la disposition
philosophique individuelle est le modèle des modèles qu'elle se
donne. Et c'est pourquoi elle en est également en dernier ressort le
seul juge. Il en résulte aussi que ces modèles, et les projets
philosophiques par conséquent, sont à leur tour individuels.
Peut-être n'y verrait-on aucun paradoxe s'il s'agissait d'autres
aventures. Car ne voit-on pas des hommes se dégager suffisamment de
la morale commune pour affirmer des goûts singuliers, réprouvés
par la plupart comme scabreux et peu raisonnables, et rester sourds à
toutes les tentatives de les en dissuader ? Eux aussi, ils
trouvent dans la structure de leurs désirs la disposition à
l'aventure, et à l'aventure précise qui les captive, et ils font de
leur goût le critère ultime pour juger de ce qu'ils veulent
entreprendre. Tel veut traverser une mer dans une barque, et ne s'en
laisse détourner ni par la description des extrêmes dangers qu'il
va courir, ni par les arguments les plus forts pour lui montrer que
son acte serait entièrement inutile et dépourvu de tout sens
commun. Son irrésistible désir suffit à donner signification et
importance à son projet, et c'est son critère définitif. Mais
précisément, dans sa propre logique, cet aventurier peut
parfaitement laisser parler les gens de bonne volonté, écarter
leurs conseils sans y répondre, et se contenter d'affirmer sa
volonté, si arbitraire soit-elle et paraisse-t-elle en effet. En
revanche, nous avons reconnu le philosophe adepte de la discussion et
de la raison, de sorte qu'il ne peut pas se contenter d'affirmer tout
net son libre arbitre, sans en faire l'objet d'une réflexion
rationnelle et répondre au moins pour lui-même aux objections qu'on
peut lui faire.
Certes la
discussion
est pour le philosophe un moyen indispensable, mais elle ne compte
vraiment pour lui que dans la mesure où elle est bien une discussion
philosophique. Et ici encore, il faut pour en juger savoir ce que
cela signifie, et s'en rapporter finalement à la disposition
philosophique elle-même. Non seulement il y a bien des formes de
discussions, dont la valeur diffère beaucoup, mais il y a également
bien des logiques, dont les logiques discursives courantes ne sont
que des aspects superficiels, et dont l'utilité doit être estimée
en fonction des usages. Il y a ainsi des contradictions qui ruinent
et invalident entièrement un raisonnement, et d'autres qui signalent
seulement le passage à une autre forme de logique et sont au
contraire l'effet de la cohérence du raisonnement sur cet autre
plan. C'est pourquoi l'aptitude à démontrer ou à faire valoir
simplement ses idées dans un débat ne représente pas la preuve
décisive de leur vérité. De même que seuls les philosophes
peuvent reconnaître les philosophes, de même il sont seuls à
pouvoir juger d'un argument et d'une discussion entière selon la
logique philosophiquement pertinente. Ainsi, encore une fois, c'est
donc bien en fin de compte leur disposition philosophique
individuelle qui fournit les critères.
Certains
préjugés de
notre morale commune seront ici choqués et exciteront un sentiment
de répulsion. Qu'une tête brûlée se lance dans les périls faute
d'écouter les bons conseils, passe encore, c'est un inconscient qui
ne conteste pas ainsi le caractère raisonnable de ces avis, mais
reste sourd à la raison. En revanche, que l'on puisse prétendre
fonder la raison sur ses propres dispositions, en les déclarant
gratuitement vrais principes de raison, voilà qui est tout à fait
intolérable et révoltant. Mais cette révolte n'est plus celle du
sens de l'aventure chez l'individu. Elle est au contraire celle de la
morale commune face à la contestation des principes supposés de sa
légitimité. Elle exprime la haine profonde du bourgeois face à la
philosophie. Nous, clame-t-il, la société ou la bonne société,
sommes les dépositaires de la raison et de la sagesse. Nous pouvons
admettre qu'elle reste souvent cachée, qu'elle tolère dans la
réalité de nombreux écarts, qu'elle réclame des améliorations,
qu'elle ne se révèle même qu'imparfaitement, mais nous savons
qu'elle réside chez nous et que nous sommes, plus ou moins bien, ses
véritables représentants, non pas individuellement, mais en corps,
et chacun de nous en tant que nous exprimons ce corps, c'est-à-dire
la morale ou les bonnes mœurs communes.
Et le
sophiste
bourgeois saura fournir un nom pour consacrer la condamnation. Il
verra dans cette position une forme de solipsisme, le péché par
excellence, si l'on peut dire, plus grave encore que l'égoïsme,
qui, remarquera-t-il au passage, lui est d'ailleurs apparenté. Et il
contestera aussitôt à cet horrible personnage le droit de
s'exprimer, sous prétexte que ses prétentions le condamnent à
rester totalement enfermé en lui-même et à se limiter à
l'affirmation stérile de sa misérable et coupable singularité. A
écouter ses imprécations, on croirait voir le bourgeois décrire en
négatif son dieu, celui qui soutient de son autorité la morale de
sa société, qu'elle soit son petit milieu ou l'humanité.
Raillons
donc cet
épouvantail en passant outre.
Quant à
nous, nous
savons bien que la disposition philosophique n'est pas une volonté
immotivée, sans cause ni lien, entièrement isolée, absolue en
somme, mais une constellation de mœurs, venant de la nature et de la
société, de notre constitution physique et psychique, d'une longue
histoire commune et personnelle, d'obéissances, de désobéissances,
de révoltes, d'inventions, de réflexions par lesquelles elle s'est
modifiée comme le font les mœurs, pour acquérir cette structure
dans laquelle nous avons reconnu la disposition philosophique, et qui
est foncièrement individuelle, ce qui ne signifie en aucune façon
figée et refermée immuablement sur elle-même. C'est pourquoi nous
marchons et passons, à l'aventure à travers le vaste monde, des
choses, des animaux, des hommes, des idées, mais selon la seule
norme et le seul décret de notre propre jugement le plus éclairé.
Quand
j'examine ma
propre disposition philosophique, suis-je renvoyé à moi seul, pris
à jamais dans les limites de ma singularité ? En un sens oui,
mon expérience entière étant irréductiblement singulière. Et
pourtant non, ma singularité projetant autour d'elle mille
généralités et s'en nourrissant. Je dispose ainsi du langage, qui
me situe lorsque j'y recours, lorsque je pense à travers lui, dans
le domaine des généralités pour l'essentiel. Je me pense moi-même
en suivant les similitudes de mon expérience et en en formant des
idées abstraites, générales, à partir desquelles je situe ma
propre singularité dans ce domaine de généralités dans lequel je
me pense aussi. Mon langage est dans une large mesure celui des
autres hommes qui le parlent aussi, quoiqu'ils ne parlent ni ne
pensent tout à fait comme moi. Car dans toutes ces généralités et
mœurs communes dans lesquelles je pense et vis, je ne me détermine
toujours qu'en fonction de mes propres mœurs et de mes propres
désirs, que je les croie communs et généraux et les soumette aux
modèles autorisés, ou que je les sache reformés par moi.
C'est aussi
mon
aptitude à formuler mes idées à travers des généralités telles
que celles que m'incite à former la langue de ma culture, qui me
permet d'entrer en discussion avec d'autres, y compris à propos du
caractère purement individuel et singulier de ma disposition
philosophique. C'est précisément ce que je fais ici, me situant
bien au niveau d'idées générales, et signifiant ce qui leur paraît
le plus contraire, sans faire pour autant violence à la langue, dont
je respecte suffisamment la grammaire ou la logique, même pour
formuler les paradoxes qui invitent à entrevoir à travers son voile
une autre logique. Mes pensées, si individuelles soient-elles,
peuvent ainsi rejoindre d'autres hommes à certaines conditions, que
je peux même définir généralement. Et davantage encore, mes
projets peuvent se dessiner à mes propres yeux selon les linéaments
des idées générales que j'utilise dans mes projections, quand bien
même je ne renonce pas à les rendre aussi singulières et
individuelles que possible. Et en observant comment mes idées se
produisent, je sais qu'elles trouvent bien toutefois leur principe
dans ma disposition philosophique propre.
*
Acceptons
donc, par
hypothèse ou par conviction, l'idée que le caractère individuel et
singulier du point de vue requis par le projet philosophique
n'interdit aucunement le recours à des idées générales, pourvu
qu'on ne les imagine pas comme existant en elles-mêmes
indépendamment du processus de leur formation à partir de
l'expérience singulière.
Ce point de
vue est
inscrit dans la conception de la philosophie comme foncièrement
morale, c'est-à-dire comme n'étudiant pas seulement les mœurs,
mais comme se jouant en elles. Dans cette perspective, la
connaissance de soi est une connaissance de ses propres mœurs, y
compris de leurs constituants, les structures de désirs qui s'y
forment et qui les forment. Et nous savons aussi qu'à cause du
caractère dynamique des désirs et des mœurs, leur connaissance
réflexive, à partir d'eux-mêmes, est nécessairement active à son
tour. En d'autres termes les idées impliquées dans un tel genre de
connaissance ne peuvent pas se réduire à des objets passifs de
vision ou de perception, comme on les imagine dans la théorie. Ces
idées dynamiques diffèrent de sortes de tableaux des choses, comme
extraits d'elles, extériorisés, dématérialisés à la manière de
leur image dans un miroir. Elles comportent au contraire de manière
indissociable la tension du désir ; elles sont des sentiments
(c'est-à-dire des formes du désir), des images créatrices des
réalités et des fictions, des habitudes formant des structures
dynamiques, persistantes et souples à la fois, des actions
organisées et s'organisant. C'est pourquoi quand je me considère
dans cette perspective, je ne peux me dissocier en deux parties, dont
l'une, pure conscience, observerait l'autre, transformée par cette
conscience ou pour elle en simple objet psychologique. Mes
dispositions disposent également de mon regard sur elles. Mes
sentiments affectent de part en part la façon dont je les perçois
ou les éprouve. Et loin que je ne ressente comme dérangeante cette
présence du sentiment dans la conscience que j'en ai, j'estime au
contraire cette implication essentielle, indispensable au caractère
moral de ma réflexion. C'est ce qui donne à ce regard porté sur
moi-même pour me comprendre le caractère d'un diagnostic, dont la
méthode a été explorée dans l'introduction au séminaire
précédent[→],
et peut être ici présupposée. Mais nous avions
remarqué également que, si, dans la perspective philosophique, le
projet implique le diagnostic, l'inverse est également vrai. Car les
mœurs que j'inspecte en moi ne se figent pas pour prendre la pose
comme le modèle devant le peintre. Elles s'affirment, se
reproduisent, se projettent, se tendent dans leur mouvement vers
l'avenir, bref, elles se font projets. C'est dire que ma disposition
n'attend pas de la part de je ne sais quel principe actif séparé en
moi, tel qu'une volonté, que j'en fasse le point de départ d'un
projet. En cherchant ce point de départ, en effet, ce sont toujours
déjà aussi des projets que je trouve. Je ne peux donc pas initier
véritablement mon projet, mais seulement le modifier de
l'intérieur, quels que soient par ailleurs les appuis extérieurs
que je me cherche.
Si
j'interroge chacun
de mes désirs séparément, comme s'il était mon seul maître,
dégagé de la pression et de l'influence de tous les autres — à
supposer que je puisse vraiment distinguer parfaitement et isoler
ainsi mes désirs —, chacun affirmera qu'il vise sa complète
satisfaction ou réalisation. Mon ambition voudra que je me rende
maître de tous ceux que je côtoie, dans ma famille, mon milieu de
travail, mon village, puis regardera aussitôt au-delà, et me
demandera de prendre la direction du pays, puis du monde, et enfin
voudra aller au-delà, me transformera par l'imagination en un dieu
très puissant, très savant, et au-delà encore, tout-puissant, tout
connaissant, exigeant non seulement la soumission, mais l'amour de
tous les hommes, et pourquoi pas ? de tous les animaux et de tous les
êtres. Mon ambition ira jusque là, mais elle sera alors épuisée,
presque dissipée, et elle reviendra à du plus connu, et sans
abandonner tout à fait sa divinité, elle s'occupera de mes
familiers, du village, peut-être du pays, et à peine du reste de
l'humanité dans la mesure où elle influe sur mon petit milieu où
je serai le tyran bien aimé. Ainsi, continuant mon enquête, je
verrai chacun de mes désirs accomplir un mouvement semblable, son
projet propre en quelque sorte. Et si maintenant je les interroge par
groupes, alors ce sera une lutte, une diplomatie où chacun tentera
de conserver le plus possible de son propre projet, en l'aménageant
pour tenir compte de l'effort similaire des autres, tous allant ainsi
vers un projet commun bien plus complexe. Et si je les interroge
enfin tous ensemble, alors c'est encore la même lutte, les mêmes
tractations, mais dans un tumulte où je ne discerne plus que les
voix les plus fortes, et qui ressemble passablement à ce que je
perçois du monde de mes propres sentiments dans la vie réelle.
En réalité,
ce monde
intérieur est organisé par une quantité d'habitudes qui régissent
les rapports de mes désirs, leur donnent leur place et leur forme
concrète, leurs champs d'action privilégiés, et déterminent leur
influence habituelle sur les autres, ainsi que leur puissance de
maintenir et de modifier mes mœurs, à travers elles. Chacune de mes
habitudes tend également à se reproduire, à s'étendre. Mais dans
cette affirmation de soi, elle restera généralement plus modérée
que les désirs particuliers et se contentera de s'exercer dans un
monde réel, limité, servant de contexte normal à son action, sans
prétendre à s'assimiler la toute-puissance de la divinité, où
elle perdrait trop évidemment son sens et son existence. C'est
pourquoi, dès que les projets se situent dans les mœurs et leurs
modifications, ils se portent davantage vers les transformations
réellement effectuables de la réalité actuelle. En somme, les
habitudes, à côté de leur tendance à se poursuivre et à
s'affirmer pour elles-mêmes, ont une autre tendance, en partie
inverse, à s'adapter à l'environnement et aux autres habitudes.
Cette tendance à l'adaptation réciproque empêche généralement
les coutumes de se détacher les unes des autres, et explique le fait
que les mœurs composent des systèmes où elles se reproduisent et
se soutiennent ensemble. Ces systèmes forment dans les sociétés,
les cultures, et dans les individus, les caractères.
L'homme
respectueux des
mœurs établies, celui que nous avons appelé le traditionaliste, ou
le bourgeois, vit, agit et pense autant que possible dans un tel
système. Il tend à considérer sa culture comme définissant le
domaine de la réalité, un domaine qui peut être vaste et complexe
d'ailleurs, comprenant des techniques, des sciences, des arts, des
représentations morales et religieuses, et ainsi de suite. Et de
même, il tendra à se maintenir dans les limites d'un caractère,
qu'il se sera formé selon des modèles de personnalités présents
dans sa culture, et correspondant à sa situation sociale,
professionnelle, politique, physique. Si, lors d'une crise
quelconque, il est amené à modifier ses mœurs, il cherchera à
s'en donner de nouvelles déjà présentes, par exemple dans son
nouveau milieu, s'il en a changé ; ou s'il doit innover, il
essaiera de le faire le moins possible, considérant les mœurs
existantes comme définissant la réalité dont il ne doit pas
s'éloigner en principe. Ses projets moraux seront donc rares, exigés
par des circonstances extérieures impérieuses, et très réalistes
dans le sens qu'on donne communément à ce terme, à savoir
précisément respectueux des mœurs en vigueur, ne les prolongeant
au besoin qu'à peine, et de façon à donner l'illusion que
l'innovation n'était que le retour à des mœurs déjà données
dans la tradition. Ses désirs seront presque tous, presque toujours,
liés, modelés par les mœurs ambiantes, et tendront à s'y
conformer, même les élans supposés spontanés trouvant leur forme
dans des coutumes agréées, parfois ritualisées, comme les
beuveries des jeunes gens, les démonstrations communes et bruyantes
d'émotions dans les stades, les rites amoureux des couples, les
mines et sentiments appropriés aux enterrements, et ainsi de suite.
Il en va
autrement pour
l'aventurier. Il est vrai que si son esprit d'aventure n'est pas très
prononcé, il pourra se satisfaire des aventures prévues dans les
diverses cultures et liées notamment à certains métiers, tels que
la chasse, la guerre, le commerce maritime, etc., et il pourra
également trouver déjà fournis par sa culture les modèles de
caractères appropriés. Mais dès que l'esprit d'aventure est plus
fort et prend un caractère plus personnel, alors l'invention devient
plus nécessaire, et des désirs non encore entièrement mobilisés
dans les habitudes se font valoir, se dégageant des anciennes
habitudes et prenant en charge la création des nouvelles. Dans cette
mesure, les frontières de la réalité définies par les cultures et
les caractères préexistants sont transgressées par l'élan
spontané du désir, qui se projette au-delà. Et nous savons que
chacun de ces désirs libres tend à se projeter à l'infini en
s'inventant son propre monde. L'imagination est ici mise en œuvre
pour produire les fictions désirées, c'est-à-dire ces mondes qui
débordent de la réalité définie par les manières habituelles de
penser, de sentir et d'agir. Lorsque les désirs qui poussent à
l'aventure sont les plus vifs, lorsqu'ils se réduisent de plus à un
petit nombre de désirs dominants, voire à un seul, alors la passion
pour les fictions les plus fantastiques devient irrésistible. Mais
l'aventurier prêt à remettre en question toutes les mœurs, et par
conséquent toute la réalité qu'elles définissent, n'est-il pas
celui que nous avions reconnu comme le philosophe ? Fait-il donc
partie de son caractère de se lancer éperdument dans les mondes de
la fiction ? Il nous semblerait que cette description
corresponde davantage au tempérament du poète et de l'artiste, les
aventuriers de l'imagination en quelque sorte. En effet la parenté
entre le philosophe et l'artiste est évidente. Quand les philosophes
décrivent les modèles qu'ils se créent, ne les voit-on pas pousser
la fiction à ses extrémités ? Ils nous dépeignent le sage
comme un dieu, parfaitement heureux, au-delà de toute souffrance,
passant parmi les hommes indifférent à leurs soucis, insensible à
leurs malheurs, comme si la réalité de la psychologie commune
n'était plus la sienne, à lui, parfaitement maître de lui-même,
comme délivré des pesanteurs de son corps. Et quand ils envisagent
de modifier la société, les philosophes inventent des utopies dont
l'ordre parfait, bien éloigné de celui des sociétés réelles,
rend tous leurs habitants heureux et les transporte dans un monde
plus proche de l'âge d'or des poètes que des cités réelles,
cibles d'ailleurs de mille critiques et condamnations ravageuses
lancées de ce ciel idéal. Est-ce donc là le projet philosophique,
l'invention d'idéaux parfaits, du sage et de l'utopie ?
Dans cette
hypothèse,
quel serait le désir qui se serait rendu maître de ce projet,
aurait formé les habitudes dirigeant l'imagination vers
l'élaboration stricte de tels idéaux et aurait forgé et imposé la
discipline orientant tous les désirs vers ce but ? Dans les
idéaux individuels et collectifs que nous avons cités, il
s'agissait du bonheur parfait de ceux qui entreraient dans le nouvel
ordre des mœurs inventé par le philosophe. Faut-il en conclure que
le désir responsable soit celui du pur bonheur ? En un sens, il
est difficile de le nier. Mais si nous affirmons que le désir
dominant définissant la disposition philosophique est celui du pur
bonheur, cette thèse ne paraît pas permettre de discriminer entre
cette disposition et toutes les autres. Car quels sont les hommes qui
ne désireraient pas, et même ardemment, être heureux ? Le
désir du bonheur semble en effet le mieux partagé parmi les hommes,
voire parmi les vivants pour autant que nous sachions. Pourquoi ce
même désir pousserait-il la plupart à se soumettre aux mœurs
transmises et à en faire les garants de leur bonheur, tandis qu'il
inciterait quelques autres à inventer l'idéal d'un pur bonheur,
pour se satisfaire de le contempler dans les plus belles parures que
peut lui prêter leur imagination, comme les poètes, ou pour tenter,
comme les philosophes, de l'atteindre à travers l'effort gigantesque
d'une réforme totale des mœurs ? Il semble qu'il ne puisse s'agir
du même désir de part et d'autre. Mais peut-être la différence
réside-t-elle dans son intensité plus que dans sa nature (à
supposer que l'intensité ne fasse pas partie de sa nature, ce qui
n'est sans doute pas vrai à la rigueur). En effet, la sagesse
populaire insiste souvent sur le fait que ce désir doit rester
modéré et qu'il faut savoir se contenter d'un bonheur modeste, sous
peine de courir le risque de le perdre entièrement et de tomber même
dans les malheurs réservés aux prétentieux, tandis qu'évidemment
le désir du poète et du philosophe se caractérise justement par
l'immodération contre laquelle la morale traditionnelle met en
garde. C'est cette immodération, le refus de se satisfaire d'un
bonheur médiocre, qui incite le poète à s'en représenter un plus
sublime, dont l'imagination puisse étancher un peu sa soif. Et
l'ambition du philosophe est bien plus extrême encore, qui le mène
à vouloir réaliser effectivement un tel idéal.
Cette
échelle des
intensités du désir de bonheur est certainement réelle. Mais c'est
en partie une illusion inhérente aux habitudes linguistiques qui
nous fait croire que ce que nous nommons par un même mot est une
même chose. En vérité ce que nous appelons désir du bonheur, ce
n'est pas un désir différent des autres, jouant pour ainsi dire son
rôle à part. Chacun a dans les faits son idée du bonheur qui n'est
pas identique à celle des autres. L'un vous dira que c'est la vie
familiale réussie, un second que c'est le pouvoir obtenu dans la
réussite politique, un troisième que ce sont les avantages que
procure la richesse, un quatrième que c'est d'abord le plaisir de la
connaissance, un cinquième que c'est la célébrité ou d'être aimé
de tous, et ainsi de suite. Et aucun n'aura par là décrit ce qu'il
entend par bonheur, parce que chacune de ces caractérisations
n'indique qu'un désir dominant, et non la constellation de tous ceux
qui s'y agrègent et exigent aussi leur satisfaction. Car qui se dira
vraiment heureux si un seul de ses désirs, serait-ce le plus grand,
est satisfait, éventuellement au détriment de tous les autres ?
En vérité, alors que chacun de nos désirs dessine un aspect du
bonheur que nous espérons, le bonheur semble quant à lui consister
dans la satisfaction de leur ensemble, ainsi que dans le mode de vie
approprié. Car ce que nous signifions par bonheur, c'est une idée
abstraite, générale, correspondant à mille réalités différentes,
selon la composition des désirs propre à chaque individu, plutôt
qu'à l'un des désirs plus spécifiques dans cette composition.
Bref, l'homme heureux n'est pas celui qui satisferait un désir
précis, celui du bonheur, mais celui qui satisferait l'ensemble de
ses désirs, ou au moins de ses principaux désirs, quels qu'ils
soient. Et c'est sans doute pour cette raison que, alors que les
êtres diffèrent fortement par leurs désirs, ils se rencontrent
néanmoins dans leur désir de bonheur, qui ne signifie que leur
désir de satisfaire leurs désirs, ce qui va de soi, sans désigner
aucune parenté particulière entre leurs idées du bonheur, celle de
l'un pouvant même représenter une manière de vivre détestable
pour l'autre.
A la
réflexion
cependant, le désir de bonheur n'est pas nécessairement une simple
abstraction sans correspondance avec aucun désir spécifique. Car si
l'on considère le fait que les désirs ne se situent pas tous sur le
même plan, mais qu'il existe également des désirs de désirs,
s'échelonnant à divers niveaux, il semble bien qu'on puisse situer
le désir de bonheur à un tel degré supérieur de réflexion.
Examinons en effet nos désirs. Il est bien certain que chacun
d'entre eux vise sa propre réalisation et satisfaction, et qu'il y
trouve en quelque sorte son propre bonheur ou plaisir particulier. Et
si nous pouvions vivre selon un seul tel plaisir, étant assez
simples par exemple pour nous contenter de pouvoir nous nourrir,
alors nous trouverions notre propre bonheur dans sa satisfaction.
Mais, parce que nous avons d'autres désirs, nous dirons plutôt que
nous avons certes du plaisir à nous nourrir, et même que ce plaisir
importe à notre bonheur, mais non pas qu'il le constitue à lui
seul. Lorsque nous considérons notre bonheur, nous nous plaçons à
un point de vue plus élevé que celui de chacun des plaisirs
spécifiques qui nous paraissent dignes d'être recherchés pour
l'accomplir. Et comme tout point de vue est celui d'un désir, c'est
bien également un désir concernant l'ensemble de nos autres désir
que nous désignons comme notre désir de bonheur. Ce désir paraît
devoir prendre la forme d'un désir d'organisation des autres désirs,
de manière à en permettre la plus complète satisfaction compatible
avec le système qu'ils forment, et qui est l'objet propre du désir
de bonheur. Or cette organisation ne s'épuise pas dans celle des
habitudes liées aux autres désirs, mais elle la réfléchit, la
reprend, établissant de nouvelles habitudes régissant autant que
possible les autres, et dans la mesure où elle est consciente, elle
constitue une discipline et le projet d'une telle discipline.
Si
maintenant nous
retraduisons notre échelle des intensités dans cette manière de
voir, alors nous voyons apparaître des genres de désirs de bonheurs
réellement différents les uns des autres. Dans le premier type,
celui de l'homme de la tradition, le désir de bonheur est celui de
se confier à une autorité étrangère, pour se reposer en quelque
sorte sur celle qui l'a déjà pris en charge, et il correspond à
une habitude spécifique de second degré, celle de suivre les mœurs
établies. Cette habitude est plus ou moins consciente, mais elle ne
le devient davantage que dans les périodes de crise, où la
référence à la morale ordinaire n'est plus suffisante pour
répondre aux questions posées par les nouvelles situations. Elle
peut alors donner lieu à quelque forme rudimentaire de discipline,
consistant à rendre systématique l'habitude de suivre les mœurs
données et de trouver le plus possible toutes les solutions en
elles. Elle peut même prendre des formes intellectuelles d'apparence
critique dans la défense idéologique qu'elle mène à ses
frontières, produisant notamment des discours dans lesquels
s'affirme la logique du discours normal et de la morale ordinaire qui
s'y exprime, tentant ainsi de se refermer sur soi dans le système
des mœurs existantes. Le poète, quant à lui, est affecté par la
conscience de l'impossibilité de la réalisation du bonheur qu'il
désire, c'est-à-dire de l'ensemble de ses désirs, moraux ou non,
et il déplace cette réalisation de la réalité qui ne la permet
pas à la fiction où elle peut trouver une satisfaction partielle
dans un monde plus malléable à l'entreprise imaginaire, constituant
ainsi une discipline de vie imaginaire. Enfin le philosophe, comme
nous le savons, entreprend de travailler ses mœurs elles-mêmes pour
en reconstituer un nouveau système apte au bonheur réel, selon une
méthode destinée à associer l'intensité du désir, la lucidité
et l'autonomie réelle.
Dans cette
perspective
philosophique, l'usage de la fiction joue un rôle différent de
celui qu'il a en poésie (selon la description que nous en avons
donnée), puisqu'il ne s'agit plus de créer un monde parallèle dans
lequel se retirer au besoin de la réalité insatisfaisante, mais de
créer des instruments pour la modification de la réalité, à
commencer par celle des mœurs. En ce sens, l'utopie du philosophe
diffère fortement des âges d'or ou des pays de Cocagne poétiques
par le souci du rapport à l'action de transformation de la réalité.
Dans la description de l'âge d'or, il suffit de séduire
l'imagination pour inciter à jouir de la représentation d'une vie
fictive, qu'on ne se soucie ni de réaliser, ni de faire servir dans
notre manière réelle de vivre. Il suffit d'une certaine
vraisemblance très imparfaite pour nous permettre d'entrer dans la
fiction, mais il n'est pas nécessaire ni utile que cette
vraisemblance soit suffisante pour servir de modèle à la
transformation de la vie concrète. Au contraire, l'utopie s'impose
des contraintes dans le but de servir à cette transformation, et
pour cette raison elle prend la nature humaine telle qu'elle est ou
peut devenir par des modifications réelles, notamment de l'ordre
social, et elle se contente de feindre librement les circonstances
historiques qui, selon les calculs de l'utopiste, en permettraient la
réalisation. Par ces exigences, quoique fictive, l'utopie cherche à
donner un modèle en principe réalisable et à orienter l'esprit
vers le jeu d'un usage de la fiction comme motivation et idéal
d'action effective. On voit comment, par opposition aux idéaux
abstraits, supposés absolus, l'utopie représente une élaboration
imaginaire reliée à la vie concrète des mœurs, et trouvant ses
sources dans l'expérience réelle, particulière, des hommes ou de
certains d'entre eux. Et le travail d'élaboration de l'utopie a bien
lieu selon la discipline philosophique, qui part de l'analyse
concrète de sa propre disposition morale, des idées en ce sens,
comportant les sentiments, les images de l'imagination, et les mœurs
réelles, aussi bien que les abstractions. Il en va de même pour les
idéaux philosophiques du sage, qui ne sont pas le produit d'une
fantaisie inventant des hommes aux capacités surnaturelles, mais des
conceptions d'hommes réels, naturellement très doués et améliorés
grâce à une méthode géniale et à une discipline consommée,
aboutissant à former un caractère exceptionnel, mais dans les
limites des possibilités humaines en principe.
Ces idéaux
ne sont pas
des normes, ils ne représentent pas l'homme normal ni ce que
celui-ci peut et devrait devenir en général, mais un sommet à
peine atteignable à la limite. Ils ne sont proposés ni à la simple
imitation, ni à une réalisation entière, tels quels, mais ils
manifestent l'extrémité de nos possibilités et nous invitent à en
concevoir d'aussi sublimes pour guider notre propre formation de
notre caractère et de la culture la plus désirable. Ainsi, le fait
que l'invention conduise à diverses utopies et à divers idéaux de
sagesse, très éloignés de la réalité humaine commune, n'est pas
une imperfection, une objection contre chacun d'entre eux, mais le
sceau d'une démarche intellectuelle reliant la généralité à la
singularité jusqu'au point extrême de la projection.
*
Si, dans la
construction des idéaux, nous considérons la différence entre la
fantaisie poétique et la fiction philosophique, nous pouvons
constater que la première se situe dans le monde du rêve, et que ce
qui donne à la seconde son caractère pratique, c'est, dans le
traitement des désirs et des mœurs, le degré d'attention aux
systèmes qu'ils forment concrètement. Plus on isole certains désirs
ou groupes de désirs pour en exprimer la projection, plus on
construit des figures de rêve. Plus au contraire on s'efforce de
saisir les désirs engagés dans des mœurs concrètes, et celles-ci
en tant qu'elles s'organisent en système, plus on s'approche de
projets réalisables. C'est pourquoi, à l'extrémité, c'est le
système singulier des mœurs et des désirs de l'individu qui doit
être réfléchi dans le projet de leur modification. Et de manière
générale, lorsqu'on se soucie de ne pas suivre la seule inspiration
d'un désir ou d'une habitude, si forts soient-ils, mais de ressaisir
les liens qui les rattachent à d'autres, plus on les saisit dans
leur réalité, et plus, à partir de cette conscience des structures
de son propre système d'habitudes, on peut projeter et construire
des modèles efficaces de leur modification. Il importe donc de
penser nos mœurs non pas seulement dans leur isolement, mais aussi
dans leur solidarité, à l'intérieur de notre caractère individuel
ou des divers types de caractères, comme dans notre culture précise
et dans les diverses formes que peuvent prendre les mœurs sociales.
Cependant
cette
solidarité des mœurs n'interdit pas que dans une culture, au lieu
de former un unique système très homogène, celles-ci constituent
au contraire des cultures particulières, souvent partielles, plus ou
moins intégrées à la culture globale, sans pour autant exclure
qu'il ne subsiste entre elles des tensions plus ou moins importantes,
aboutissant parfois à la destruction de la culture générale. Et il
en va de même dans les caractères, qui ne sont pas tout à fait
homogènes non plus, mais font place à divers caractères partiels,
sectoriels, constituant comme des personnages plus ou moins bien
intégrés dans le caractère individuel, tout en s'affirmant aussi
pour eux-mêmes, entrant en tension avec d'autres, et s'affirmant
plus fortement dans certaines situations, parfois au point de faire
presque éclater l'unité de la personne (voire de la scinder tout à
fait dans certaines maladies mentales). Au demeurant, cette diversité
interne des cultures et des caractères ne représente pas toujours
des défauts de l'unité systématique globale. Il arrive qu'elles
soient réellement constitutives du système. On peut en distinguer
en effet de deux sortes. Les premiers produisent et maintiennent
l'unité en organisant aussi directement que possible la cohérence
des coutumes singulières, ou en évitant le plus possible toute
contradiction entre les sous-systèmes et entre tous leurs
composants. Il en résulte des cultures très fortement unifiées, où
tous les domaines d'activité semblent dépendre immédiatement de
mêmes principes, d'un côté, et de l'autre des caractères entiers,
reconnaissables en toute situation et agissant de la même façon en
toutes circonstances, presque sans variations. Le second type de
système procède à l'inverse, il forme de nombreuses unités
inférieures, relativement autonomes, adaptées à des situations
diverses, voire diversement à de mêmes situations, en tension entre
elles, mais s'accordant selon des principes ou des coutumes de
niveaux supérieurs, destinés à régir ces tensions en les
empêchant de conduire à la rupture sans les abolir. Dans ces
cultures, l'unité est moins apparente et elle peut parfois sembler
même absente, rendant étonnante la subsistance commune des diverses
cultures partielles. Elles s'étagent en effet sur divers niveaux, où
les supérieurs contrôlent les inférieurs, et produisent en eux
leurs mœurs spécialisées pour la résolution des conflits à ces
niveaux selon des procédés ou des habitudes communes, efficaces
quoique moins apparentes. Dans les caractères de ce type, la
personnalité de l'individu est moins manifeste également, et
l’observateur ne voit pas de caractère clairement repérable et
définissable, quoiqu'il sente que quelque chose introduit une
cohérence cachée entre des personnages très distincts, régis, ici
aussi, par un étagement des niveaux où des habitudes d'habitudes de
divers degrés jouent un rôle essentiel.
Comment
connaît-on et
compose-t-on de tels systèmes de mœurs, de manière à ce que
chacune d'entre elles trouve sa place dans l'ensemble et participe à
son unité de façon plus ou moins directe, à travers l'agencement
de divers systèmes partiels plus ou moins nombreux et étagés, plus
ou moins autonomes malgré leur intégration au système global ?
Notre façon la plus courante d'envisager des systèmes et de les
construire est de les décomposer en éléments discrets, d'analyser
leurs relations et de composer ainsi des ensembles articulés,
eux-mêmes clairement distinguables et composables en ensembles plus
grands ainsi articulés à leur tour. Voilà comment nous
construisons par exemple des machines, dans lesquelles les pièces
peuvent être travaillées et produites à part, puis agencées
progressivement selon un schéma précis de leurs rapports et une
analyse des actions et réactions causales entre elles. L'idéal est
ici de maîtriser d'un côté la connaissance et la fabrication de
chaque composant, ainsi que chacune des relations pertinentes entre
eux tous, de façon à pouvoir reproduire à volonté la machine par
une série d'opérations distinctes. Nommons systèmes mécaniques
ces sortes d'agencements correspondant à la façon de penser
courante de l'ingénieur, et qui nous offrent le modèle le plus
courant d'un système. Est-ce ainsi que se structurent un caractère
ou une culture ? C'est en tout cas de cette façon que nous
sommes portés à concevoir ces constructions de l'histoire et de
l'intelligence humaine. Les différentes mœurs ou coutumes,
constituées elles-mêmes par la répétition de mêmes actions,
pensées ou sentiments, apparaissent alors comme les pièces qu'on
agence ou qui s'agencent spontanément, s'articulant entre elles dans
des structures distinctes, articulées à leur tour dans le système
entier. Et ceux qui les analysent et calculent leurs compatibilités
et modifications, leurs effets propres et ceux de leurs agencements,
procèdent comme des ingénieurs. Ils sont même en somme des
ingénieurs de la culture ou de leur propre caractère. Comme pour
une machine, on adapte toutes les parties et leurs interactions de
façon à produire un effet ou une série d'effets globaux précis.
Et de telles constructions seront justifiées par une sorte de
démonstration que les effets voulus résultent bien des divers
agencements de toutes les parties, simples ou déjà agencées
elles-mêmes. Ainsi, une fois le bonheur d'une société défini, on
pourra inventer et calculer un ordre social qui placera ses membres
dans les rapports produisant cet état. Et de même, le sage concevra
et calculera un ordre de ses propres mœurs tel qu'il aura pour effet
d'ensemble l'état moral voulu, comme par exemple une parfaite
égalité d'humeur dans toutes les situations ordinaires ou connues
de la vie. Pour cela, à l'instar de l'ingénieur dans l'ordre
matériel, il aura analysé chacun des principaux sentiments
impliqués, leur relation avec des habitudes qui les favorisent ou
non, l'articulation de ces habitudes et leur effet sur ces sentiments
et leur composition.
Mais cette
ingénierie
présuppose qu'on puisse objectiver tous les éléments du système à
construire, à réparer ou à améliorer de manière à pouvoir poser
et voir devant soi l'ensemble du système afin de le soumettre au
calcul. Si quelque chose d'essentiel en reste caché, alors ce calcul
n'est plus possible. Or nous savons que les mœurs ne se laissent pas
ainsi objectiver, parce qu'elles sont toujours également l'élément
dans lequel nous les pensons ou les réfléchissons. Autrement dit,
elles sont, selon cette distinction, toujours à la fois objectives
et subjectives — ou plutôt antérieures à cette division. On peut
bien à certains moments objectiver telle habitude pour en analyser
certains aspects et effets, mais c'est à partir d'autres habitudes,
provisoirement, par abstraction, que nous y parvenons. Or l'habitude
objectivée fait également partie du système de nos habitudes, et y
joue également le rôle subjectif ou réflexif, qui interdit de
considérer son objectivation provisoire comme la représentant
authentiquement. Je peux bien par exemple isoler et objectiver mon
habitude de chercher la solitude et décider qu'elle n'est pas
bénéfique pour la facilité à réaliser mon bien-être matériel.
Seulement, elle reprendra ensuite la parole, pour ainsi dire, et
réfutera l'importance de ce bien-être, et surtout elle tendra à
s''imposer par sa propre force. Cette impossibilité de distinguer
nettement dans les mœurs, en tant que nous constituant réellement,
les moyens des fins, et même d'isoler suffisamment les différentes
coutumes pour les considérer en elles-mêmes, indépendamment de
leur solidarité avec d'autres, empêche leur analyse selon la
méthode de l'ingénieur. Dans les mœurs, l'action est désir,
sentiment, aussi bien qu'imagination, réflexion et action causale.
Or les sentiments ne se laissent pas distinguer et observer un à un
selon des caractéristiques claires. Certes, on peut les soumettre
partiellement à ce genre d'objectivation, et nous le faisons,
notamment dans le discours sur les sentiments. Mais dans la réalité,
ils se confondent toujours les uns avec les autres, fluctuent
incessamment et ne présentent aucun contour clairement défini. En
outre, leur composition se calcule difficilement ou produit même des
effets tout à fait imprévisibles par le genre de calcul pratiqué
par le savant et l'ingénieur. Et même si les sentiments sont
généralement liés à des choses objectivables et composables
mécaniquement, ils n'obéissent pas aux mêmes principes de
composition. Il semble plutôt que chaque composition des objets des
sentiments produise un sentiment correspondant au composé lui-même,
comme s'il était un nouvel objet entièrement distinct de ses
composants. Cela se perçoit même dans des cas simples. En cuisine,
ajoutez un peu de sel, d'épices, modifiez un peu le rapport des
ingrédients, et le goût réagira subitement par un renversement, et
ce qui était délicieux deviendra immangeable. Ajoutez dans une
petite société une seule personne, même indifférente à tous, et
certains qui s'y plaisaient beaucoup auparavant s'y déplairont
franchement, et inversement. Il est encore plus évident qu'une seule
action, un seul geste, une seule parole peuvent détruire entièrement
l'aura ou le caractère moral d'une personne auprès des plus
sensibles ou de ceux qui ont un certain type de sensibilité, alors
que d'autres n'y verront objectivement rien de significatif. Ou même,
tel qui croit diminuer le mérite de quelqu'un en mettant en évidence
chez lui un défaut, se trouve au contraire augmenter l'amour qu'il
voulait éteindre. Les règles de la composition objective des choses
ne paraissent pas correspondre à celle des sentiments.
Il semble y
avoir des
idées de totalités qui ne résultent pas d'une composition d'idées
des parties, ni ne se laissent entièrement analyser en de telles
idées partielles. Le simple domaine de la perception sensible nous
présente de telles idées, où nous percevons des formes d'ensemble
avant d'en découvrir les éléments, et sans que ceux-ci ne
suffisent à la reconstruction de la sensation originaire. Deux
visages présentent par exemple une ressemblance frappante, qui
retient toute notre attention, alors que cette ressemblance est
totalement absente de chacun à part, et ne se compose pas du tout
par une combinaison de trois choses, chacun des deux visages, plus la
ressemblance. Or cet aspect de nos idées que nous en distinguons par
abstraction sous le nom de sentiments est très caractéristique de
ce phénomène. Nous avons des sentiments correspondant à des
ensembles, qui ne sont pas la composition des sentiments des parties,
bien que ces parties soient en un sens perçues dans les ensembles
qu'elles forment, et qu'elles contribuent à susciter ces sentiments.
Dans certains cas, lorsque le sentiment s'attache à un ensemble
perceptif vaste, nous tentons de désigner l'objet de tels sentiments
par un aspect sinon insaisissable de ces objets complexes, par les
notions d'atmosphère ou d'ambiance, ou encore, lorsqu'on se tourne
plutôt vers le monde de sentiments de quelqu'un, par la notion
d'humeur ou de caractère. Il est très difficile de décrire une
atmosphère, parce qu'il n'est pas possible de l'isoler du paysage ou
de la situation qu'elle exprime, ni des sentiments de ceux qui la
sentent et la considèrent. On peut énumérer tous les éléments
perçus d'un paysage, par exemple, sans rien en révéler de son
atmosphère. Et on parvient à en donner l'idée parfois en décrivant
tout autre chose que le détail du paysage, par des analogies assez
lointaines éventuellement. De plus, une ambiance perçue par
certains peut être tout à fait insensible à d'autres, ce qui
n'étonnera pas d'ailleurs si l'on tient compte du fait que les
sentiments sont décisivement impliqués dans les ambiances et que
des humeurs, plus passagères ou plus constantes, typiques d'un
caractère, fondent cette perception des ambiances, ou plutôt leur
sentiment. Certaines personnes paraissent peu sensibles aux nuances
des ambiances et humeurs, quoique probablement personne n'en ressente
aucune ou seulement une tout à fait générale et relativement
constante. Mais il est vrai qu'il existe des sensibilités de degrés
très variables à cet égard, au point que les plus sensibles ont
l'impression que les plus imperméables à ces nuances n'en ont pas
la moindre idée et ne voient jamais les ensembles que comme des
systèmes mécaniques tout au plus. Tel décrira une fête par une
énumération détaillée de ce qui s'y est passé, des gens qui y
participaient, de leur habillement, des morceaux musicaux joués,
etc., sans nous faire rien sentir ou presque de l'ambiance, tandis
que d'autres viseront aussitôt l'expression de l'atmosphère,
choisissant des traits apparemment marginaux dans une perspective de
connaissance objective, recourant à des métaphores et à d'autres
figures de style, et nous faisant entrer ainsi davantage dans cette
sorte d'effet d'ensemble perçu par le sentiment. On voit bien que la
première description pourrait être celle de l'ingénieur, s'il
était approprié de considérer une fête comme une sorte de
mécanique, ce qui n'est pas tout à fait aberrant, tandis que la
seconde serait plutôt celle du poète, attentif à un tout autre
aspect de l'événement. Bien sûr, d'autres artistes, tels que le
peintre, par opposition au dessinateur technique, tenteront aussi de
faire éprouver l'ambiance plutôt que de nous donner un rapport
photographique du détail de la scène. Bref, c'est l'artiste qui
percevra et exprimera ainsi les totalités dans un tout autre esprit
que le savant ou l'ingénieur. Et pour cette raison, nous pourrons
nommer les systèmes du sentiment, composant des atmosphères ou des
humeurs, systèmes artistiques par opposition aux systèmes
mécaniques.
Certes, le
philosophe
ne se satisfait pas d'exprimer des atmosphères, réelles ou
fictives, et de s'en délecter, il vise à la modification de ses
mœurs. Mais il côtoie le poète ou l'artiste dans son nécessaire
intérêt pour la constitution des atmosphères et des humeurs,
quoiqu'il ne vise pas simplement l'expression du sentiment donné à
éprouver, mais également, en quelque sorte, la création de
l'émotion, qui porte à l'action. Pour y parvenir, pas plus que
l'artiste il n'a à construire la machine qui accomplirait telle
tâche préfixée, mais il lui faut explorer les modes de vie réels
et possibles, les évaluer et les réaliser. Or ce qui donne son sens
à une manière de vivre, ce n'est pas, comme pour une machine ou un
ouvrier réduit à son seul travail, l'accomplissement
d'une fin précise et la capacité de livrer la production attendue,
quelle qu'elle soit. S'il modifie le système des mœurs, c'est
naturellement pour modifier les mœurs elles-mêmes qui lui
paraissent insatisfaisantes, mais c'est également pour modifier leur
système justement et en faire le moyen et le milieu de la vie
heureuse. Or précisément, le bonheur est, comme nous l'avons vu,
autre chose qu'un plaisir particulier ou une série de tels plaisirs,
bien qu'il comporte ce genre de plaisirs. Il est leur résultat
d'ensemble, c'est-à-dire justement quelque chose du type d'une
atmosphère ou humeur, ou encore, ce qui revient au même, le sens
vécu d'un tel ensemble. Et, ne se contentant pas comme le poète
d'en contempler et d'en pressentir l'image en rêve, il doit
réellement composer ses mœurs, c'est-à-dire ses idées, ses
habitudes, ses sentiments, pour produire effectivement dans sa vie
propre — et éventuellement, dans la mesure du possible, dans celle
d'une société — cette composition dont l'expérience est le
bonheur.
Il y a bien,
dans la
composition des habitudes, des aspects mécaniques, renvoyant à la
méthode du savant et de l'ingénieur. Mais une part essentielle de
la méthode philosophique vise l'invention et la construction du
système artistique. Et par conséquent, le philosophe ne peut se
contenter d'utiliser la méthode de l'ingénieur, celle que nous
apprenons et au mieux connaissons communément et qui trouve l'un de
ses modèles les plus remarquables dans le calcul mathématique.
Cependant, l'autre méthode, artistique, selon quelle logique
procède-t-elle ? Il semble qu'il faille travailler sur le
détail certes, mais en ayant toujours le regard fixé sur l'ensemble
comme tel. Le peindre ajoute bien des taches de couleur sur sa toile
et les travaille peu à peu. Mais il perçoit ou entraperçoit sans
cesse l'ensemble, comme si toutes ses touches ne servaient qu'à
régler progressivement cet effet d'ensemble. Une tache de plus ou de
moins, plus ou moins accentuée, et toute l'ambiance du tableau est
réussie ou ratée. Le musicien procède par notes discrètes,
quoique infiniment modulées, agencées de telle façon qu'elles
produiront comme miraculeusement le sentiment parfait, alors que le
moindre changement pourra faire sombrer le morceau dans la platitude.
Dans ce projet artistique, il est essentiel de projeter toujours
l'effet global, l'atmosphère, l'humeur, le sens, sans le perdre des
yeux, mais en tentant de l'entrevoir, puis de le préciser sans
pouvoir le décomposer entièrement en des parties distinctes à
travailler chacune à part. Au lieu que ce ne soit la raison
abstraite, calculatrice, qui domine et agisse par les règles, c'est à
présent une sorte d'imagination, inventant à mesure, librement, une
fiction de bonheur, et la réalisant concrètement dans le domaine
des mœurs. Or cette méthode réclame un autre exercice que celui du
calcul rationnel.
*
Peut-être à
présent
un lecteur heureusement disposé prendra-t-il la parole.
« J'ai
lu
attentivement l'invitation à ce projet, ainsi que les deux
introductions précédentes sur la modification des mœurs. Et j'ai
compris. J'y ai trouvé exprimées effectivement mes préoccupations
dans des termes différents de ceux à travers lesquels je les
pensais auparavant, et je me suis laissé persuader d'entrer dans le
projet philosophique de modification des mœurs, en donnant toute son
importance au rapport réflexif concret. Or, je le vois bien, il me
ramène à ma propre disposition singulière, qu'il s'agit en effet
de transformer elle-même et par elle-même. J'ai déjà amorcé la
démarche et je suis prêt à entreprendre sérieusement l'exercice.
C'est pourquoi, cher auteur, je vous remercie de l'incitation et vous
dis ici adieu, convaincu que c'est vers moi qu'il faut que je me
tourne pour me transformer aussi lucidement et concrètement que
possible. »
Je souhaite
bonne route
à ce lecteur, que je recroiserai peut-être un jour, ou non. Mais
les autres, qui acceptent l'invitation au séminaire et à la
réflexion commune, n'auraient-ils pas compris qu'ils devaient
prendre leur propre chemin ? Non, pas nécessairement. Certes,
l'individu seul a la responsabilité ultime de la réflexion
philosophique, y compris pour le choix de son chemin ou de sa
méthode. Mais cela n'implique pas que cette aventure doive se
poursuivre dans la solitude à tous égards. Même en philosophie, on
peut rencontrer des compagnons d'aventure et se côtoyer avec profit
et plaisir. Seulement, il ne s'agit pas alors d'entrer dans une bande
et de marcher sous la conduite d'un chef auquel on confie la
responsabilité de guider le groupe à bon port. Non, ces rencontres
d'aventuriers ont lieu dans la recherche même que chacun poursuit de
son propre mouvement, et pour s'aider mutuellement lorsqu'on
reconnaît chez les autres des affinités, des desseins semblables,
des problèmes similaires, que chacun se pose d'abord pour lui-même,
mais qui gagnent à être envisagés aussi à travers des échanges
mutuels, comme c'est le cas dans la discussion philosophique. Il est
vrai que dans un séminaire universitaire, celle-ci est organisée et
présuppose certaines mœurs et disciplines propres à nos
institutions savantes. Et certes, elles sont critiquables. Toutefois,
dans la mesure où elles permettent suffisamment la discussion
philosophique, nous ne les refuserons pas.
Les croisées
de
chemins se manifesteront d'elles-mêmes lors des rencontres. On peut
cependant en prévoir en général quelques-unes avec une certaine
probabilité.
Pour
commencer,
justement parce que nous nous retrouverons dans le cadre de
l'institution universitaire, tel qu'il se présente en un lieu
précis, nous aurons l'expérience de mœurs communes liées à ce
lieu. Et par conséquent l'examen de ce que nous pouvons en utiliser
et de ce dont il faut nous écarter ou de ce qu'il serait profitable
de transformer, représentera certainement un intérêt commun lié à
la situation même de notre rencontre (d'autant plus que ces
institutions déterminent aujourd'hui très largement tout le style
de la vie intellectuelle dans nos sociétés, et peut-être en partie
l'arrivisme actuellement dominant et destructeur aussi bien de la
science que des arts et de la philosophie, dans ces milieux). Nous
avons vu par exemple comment les savants de l'histoire de la
philosophie ne se confondaient pas du tout avec les philosophes et
pratiquaient même une discipline passablement opposée à celle de
la philosophie. Or en principe nos institutions savantes sont
naturellement faites d'abord pour la science et les savants. Ces
disciplines sont-elles utiles à la philosophie, bien qu'elles n'y
correspondent pas ? Après avoir acquis les mœurs et les
savoirs d'un historien de la philosophie selon la mode en vigueur
dans les universités, a-t-on acquis du même coup des habitudes
propices à l'aventure philosophique, ou est-ce le contraire ?
ou encore ces pratiques sont-elles juste indifférentes pour la
disposition philosophique ? Au besoin, comment se défaire de
ces habitudes, ou comment les utiliser, les modifier à notre
profit ? Il y a une structure autoritaire des sciences, avec ses
hiérarchies, l'imposition de savoirs reconnus, leur contrôle, qui
impose des coutumes et des habitudes spécifiques de rapport à ces
coutumes, opposées à celles qu'exige l'aventure philosophique. On
acquiert dans ces institutions une attitude objective et une façon
normale de se rapporter au discours et à la langue, dans lesquelles
dominent la pensée abstraite et les routines de la logique
superficielle ou grammaticale, qui détournent des mœurs concrètes où a
lieu l'exercice philosophique. Mais la
connaissance de ces pratiques est en revanche extrêmement utile,
voire nécessaire, pour critiquer les illusions théoriques qu'elles
produisent et qui les conditionnent. On voit donc à quel point le
rapport à ce domaine des mœurs a une valeur très ambiguë pour
notre projet. Aussi s'agit-il sans doute à la fois de s'en défier
et de l'utiliser, bref, certainement pas de l'accepter, mais bien de
le trier et de le modifier plutôt que de le rejeter en bloc.
Ces
dernières
constatations valent probablement pour la plupart des secteurs de
notre culture, qui d’ordinaire nous concernent tous. Il est évident
en général que les mœurs bourgeoises, c'est-à-dire les mœurs
vécues dans l'attitude bourgeoise, avec l'obéissance et la
révérence qu'elles comportent, sont contraires à l'esprit de
l'aventure philosophique. Pourtant on y trouve aussi des quantités
d'habitudes relativement indifférentes à cette attitude, liées par
exemple à l'usage de techniques, utiles également au philosophe.
Est-il mauvais de savoir par exemple conduire un véhicule et de se
conformer automatiquement aux règles de la circulation qui le
permettent ? Pourquoi l'aventurier se priverait-il de moyens
souvent très utiles pour lui et augmentant à certains égards sa
liberté ? Toutefois, est-il si innocent de s'astreindre à
suivre ce genre de règles au point d'en assimiler entièrement les
habitudes correspondantes ? Certes, c'est le moyen d'utiliser
une voiture efficacement, en gardant l'esprit relativement libre pour
penser à d'autres choses en conduisant. Mais ce jeu d'habitudes
particulières n'opère-t-il pas également comme une sorte de
dressage concernant les habitudes d'habitudes correspondantes, celles
de suivre machinalement les règles, de se fier à elles
automatiquement, et par là de renforcer l'attitude bourgeoise
générale d'obéissance aux mœurs ? Et plus, dans ce domaine
et d'autres, ces règles sont pointilleuses, comme dans notre
civilisation, plus cet effet est marqué. On voit comment sur un
point aussi banal que celui-là, le rapport aux coutumes exige de
notre part une réaction nuancée, relativement complexe et
inventive. Et il en va ainsi dans tous les domaines de la vie
sociale. Cette exigence de remanier toutes ses mœurs n'est
évidemment guère reposante, et il est heureux que l'aventure
philosophique ne vise pas au repos.
S'il y a
pour nous
mille intérêts communs dans les problèmes reliés à la
modification des mœurs de notre culture, il y en a également qui
sont liés plus généralement à la constitution humaine. Ainsi, en
situant notre projet sur le plan des mœurs, nous avons donné une
importance très grande au rôle essentiel des sentiments. Et
généralement les sentiments pour lesquels la langue a des noms
représentent aussi des catégories présentes dans la culture
concernée et en partie, avec des variations, dans la plupart des
cultures. Il faut déjà remarquer que les sentiments et les
attitudes correspondantes reçoivent des noms généralement très
connotés moralement, et dont la signification est liée à un usage
adapté à ces connotations morales. C'est pourquoi la modification
des mœurs implique un déplacement de ces significations et
notamment un traitement de leurs connotations. Il suffit de penser
par exemple à l'usage d'un terme tel qu'orgueil pour voir qu'en
décrivant simplement quelqu'un comme orgueilleux on le déprécie
moralement, même si on appréciait par hasard son attitude
orgueilleuse et le sentiment de soi correspondant. Pourquoi l'orgueil
est-il blâmable ? Le blâme intégré au terme, recouvrant la
désignation du sentiment, permet d'éviter la question en
considérant l'association du sentiment et de la faute comme
naturelle. Mais le philosophe peut-il accepter cette condamnation,
qui le touche aussitôt, dans la mesure où la morale populaire
considère précisément son attitude critique par rapport aux mœurs
comme prétentieuse et orgueilleuse ? Se voit-il par contre
forcé de valoriser simplement l'orgueil ? Ou sera-t-il plutôt
incité à établir des distinctions différentes, plus fines, entre
les sentiments qu'on réunit d'ordinaire sous cette appellation ?
Et même lorsqu'il partage à première vue le jugement populaire, ne
doit-il pas le reconsidérer et souvent le transformer ou du moins le
nuancer, le complexifier ? Prenons par exemple la vanité, que
bien des philosophes jugeront encore plus négativement que le
peuple. Que lui reproche le bourgeois ? Surtout la rivalité que
son expression trop marquée manifeste clairement dans l'effort pour
donner de soi une bonne image dans son milieu social. On nommera donc
vanité, pour condamner l'attitude, l'exagération, l'évidente
tromperie, tricherie, qui peut se trouver dans sa démonstration
brute, alors qu'on nommera avec approbation modestie la tentative de
se faire valoir plus discrètement, en choquant moins frontalement la
vanité des autres. Toute une partie de la politesse consiste
d'ailleurs en la forme de mœurs destinée à éviter le choc trop
direct des vanités. Les philosophes y voient souvent un défaut tout
différent, qui est celui même de chercher à s'évaluer soi-même à
travers l'image de soi qu'on parvient à donner aux autres, pour s'y
refléter comme dans un miroir authentique, en se contentant de
l'illusion. Qu'elle se manifeste de façon évidente ou plus modeste,
ce sont des nuances qui importent assez peu dans sa perspective. Mais
suffira-t-il pour atteindre la sagesse sur ce point d'apprendre à
dénicher la vanité dans ses expressions les plus subtiles afin de
tenter de l'éradiquer de ses sentiments et de ses mœurs ? On
peut pourtant aussi s'interroger, non seulement sur le caractère
praticable, voire souhaitable d'une telle éradication, et sur
l'utilité possible d'un tel genre de sentiment. Il joue dans les
mœurs communes un rôle essentiel, soumettant le sentiment que
chacun a de lui-même au contrôle des autres, et donc des mœurs,
justement. Par là il est un fort levier moral. Pourrait-il jouer
encore ce rôle autrement dans la démarche philosophique ? S'il
est souvent ridicule de soumettre son jugement de soi-même, et sa
conscience en fin de compte, à la voix publique et par là à une
sagesse rudimentaire, il n'est peut-être pas vain pour autant de se
soucier du jugement d'un cénacle choisi de sages, et surtout s'il
n'est pas formé que de personnes réelles, mais également de
personnages idéaux. Alors, l'image que je donne, n'est plus si
superficielle ni destinée à un jugement si vulgaire. Alors
peut-être devrai-je faire une distinction, à mon usage et à celui
de ceux qui abordent philosophiquement la question, et nommer plutôt
gloire, par exemple, ce souci de sa propre image, rendue aussi
authentique que possible, et représentant mon caractère réel plus
que ses manifestations superficielles vues par le public général.
Ceci dit, au demeurant, non pour résoudre cette question, mais pour
donner succinctement un exemple et pour montrer comment elle peut se
complexifier tout en concernant probablement la plupart des
philosophes à un certain degré.
D'autres
questions
utiles à mettre en discussion sont celles qui concernent le
philosophe, sa disposition, son entreprise, les conditions de ses
aventures, et plus particulièrement les mœurs utiles au projet de
modification des mœurs. Nous avons vu que, pour entrer dans notre
projet, il faut une disposition qui y pousse. Mais cette disposition
n'est pas, nous le savons, un point de départ absolu, immuable, mais
bien une configuration historique, changeante. Il ne suffit donc pas
de l'avoir, il faut l'entretenir, la développer, la transformer de
manière à favoriser la poursuite du projet, en en suivant
l'évolution. Il s'agit donc de réfléchir à ce qui, dans nos mœurs
actuelles et dans nos mœurs possibles, stimule le désir et la
méthode philosophiques.
Enfin, s'il
est vrai
que notre projet est d'abord, nécessairement, celui de modifier nos
propres mœurs, il ne s'ensuit pas qu'il ne puisse se prolonger par
celui de modifier également les mœurs des autres. Il y a déjà le
cercle des autres philosophes, qui ne demandent qu'à s'aider
mutuellement et à favoriser les meilleures influences dans leur
aventure, si bien qu'il est pertinent en considération de cette
entraide des philosophes de se soucier de traiter aussi les questions
d'une façon assez générale pour les rendre le plus possible
partageables. Il y a également le cercle un peu plus large de ceux
dont les dispositions philosophiques sont encore incertaines,
contrebalancées par la pression de mœurs contraires, paralysées
par de fortes influences hostiles, piégées par les mirages des
idéologies. Il y a avantage à les aider à passer dans la société
plus libre et informelle des aventuriers de la morale. Il faut ici
trouver les moyens d'agir non pas seulement par des raisonnements,
mais également par d'autres encouragements, de l'ordre des mœurs
elles-mêmes. Et enfin, il y a la société plus large, partageant la
morale ou les mœurs de la culture plus étendue dans laquelle nous
vivons, et dont il est également profitable pour la philosophie de
chercher à découvrir les modifications de mœurs bénéfiques à
l'esprit d'aventure, à l'intérêt, peut-être la relative
bienveillance, pour certains aspects de l'aventure morale, afin de
desserrer l'étau habituel des mœurs communes sur les philosophes et
de rendre plus fréquente la disposition philosophique. Il y a là un
champ immense de réflexions stratégiques, que nous aborderons
peut-être.
Place
maintenant à
notre discussion, et pour commencer, bien sûr, en prenant pour objet
cette introduction elle-même.
Gilbert
Boss