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Philosophie et pratique >>

 

La modification des mœurs
(3)

Automne 2016

Annonce

La morale est incarnée dans les mœurs, qu'on les considère au niveau d'une société, d'un groupe ou d'un individu. Ces mœurs sont des faits qu'on peut observer et étudier comme tels. Mais le philosophe ne se satisfait pas d'habitude de constater l'état des mœurs, ni même de le comprendre. Il ne se satisfait pas davantage de découvrir les dynamismes par lesquels les mœurs changent pour ainsi dire d'elles-mêmes. La morale est pour lui également une discipline par laquelle il évalue les mœurs, dans l'ambition d'en découvrir de meilleures, d'améliorer celles qu'il découvre en lui et autour de lui, et par conséquent d'entrer dans une démarche de modification de ses propres mœurs et de celles de la société à laquelle il appartient. S'il était possible de sortir de sa propre condition pour aller voir le bien en soi afin d'en déduire le comportement le plus sage, l'opération serait relativement facile. Mais nous baignons dans nos mœurs, et c'est à partir de là, de l'intérieur des mœurs, qu'il s'agit de réfléchir à la façon de les améliorer. Il faut donc entrer dans ce processus pour tenter de le comprendre et de le diriger. Voilà l'objet de ce séminaire.

Lectures :

  • Montaigne, Essais

  • La Rochefoucault, Réflexions ou maximes et sentences morales

  • Montesquieu, Les lettres persanes

  • Hume, Enquête sur les principes de la morale

  • Musil, L'homme sans qualités
  • Gilbert Boss, Jeux de concepts

 

Introduction

Thème

Pour le troisième séminaire de la série consacrée au rôle philosophique de la modification des mœurs, nous aborderons le thème sous l'angle d'un projet philosophique. Il avait été précédemment traité sous l'angle de l'action de la philosophie, puis sous celui d'un diagnostic philosophique. Les trois approches sont distinctes, certes, mais pas entièrement. Elles s'impliquent réciproquement dans une certaine mesure. Néanmoins, c'est accessoirement seulement que nous porterons une attention spécifique notamment aux aspects de diagnostic qui paraîtront nécessaires ou particulièrement utiles à l'élaboration de notre projet philosophique et à la réflexion sur cette opération. Des deux séminaires précédents, nous retiendrons l'approche des questions morales, au sens large (comprenant entre autres la politique), à partir des mœurs et de leur modification. A première vue, cette démarche est parfaitement normale, les termes de morale et d'éthique référant justement par leur étymologie aux mœurs. C'est d'ailleurs ainsi que presque tout le monde considère la morale et la vit : on estime juste d'agir selon les us et coutumes, c'est-à-dire comme tout le monde, ou selon le sentiment ou l'opinion de sa propre société. Et tant que ce mode de vie est possible, personne n'y voit de problème, en un sens pas même les moralistes, quoi qu'ils prétendent. Car que font-ils d'autre, la plupart du temps, que de formuler sous forme de règles explicites ces coutumes et de tenter de les systématiser un peu, à la manière des juristes qui explicitent les coutumes dans des lois écrites ? Il est vrai que dans cette perspective, le rôle du philosophe semble devoir être du même ordre que celui de ces moralistes, à savoir d'étudier les mœurs, de les analyser, d'en trouver les principes plus généraux et de les systématiser en les en déduisant, de façon à obtenir un corps cohérent de règles et de maximes correspondantes. Dans une telle opération, à mesure de ces systématisations, on tend à réduire la variété des coutumes pour la ramener à ce qu'on pense avoir pu y découvrir comme leurs racines communes. Ce sont donc aussi les changements dans le domaine des mœurs qui font alors l'objet d'une étude théorique, comme en marge de l'établissement du système moral. En revanche, si nous ne nous contentons pas d'envisager la variété et la variation des mœurs en tant qu'objets d'études théoriques, mais que nous les abordons philosophiquement, c'est-à-dire également dans une perspective éthique, alors il se pose la question, non seulement de leur connaissance, mais aussi de leur modification. A première vue, on pourra en douter. Car aussi bien dans la perception naïve de la morale comme conformité aux coutumes que dans sa conception plus savante comme l'obéissance aux maximes plus universelles que la raison en tire (parfois en croyant les tirer d'elle-même), l'enjeu moral n'est pas dans la modification des coutumes ou des maximes, mais dans leur application au sein des diverses situations de la vie pratique. Cependant, pour percer cette illusion, il suffit de revenir à ces coutumes situées au fondement de la morale de tous et de les examiner un peu. Elles correspondent aux sentiments de ce que sont les bonnes façons d'agir, mais surtout elles sont également les habitudes qui nous portent d'ordinaire à agir de ces façons qui nous paraissent moralement bonnes. Le moraliste savant qui a transcrit et transposé les coutumes dans un système de maximes abstraites se trompe donc lorsqu'il établit entre les coutumes et l'action la nécessité d'interposer des opérations nécessaires à leur application, qui ne valent que pour ses maximes, celles-ci exigeant en effet une interprétation et une mise en application spécifiques, du moins en tant qu'elles ne correspondent pas exactement aux coutumes qu'elles traduisent. Dans la coutume, l'action est généralement comme automatique et intégrée en elle, sauf si un obstacle s'y oppose. La réflexion morale porte donc sur les coutumes elles-mêmes, et si elle ne se contente pas de les constater, de les étudier, de les prendre pour modèles de systématisations abstraites, il lui faut opérer en envisageant leur modification et en trouvant les moyens de l'effectuer.

Si le projet de modifier les mœurs était de caractère politique ou éducatif, si le but était de modifier les mœurs des autres, et non les siennes, alors, à la rigueur, il pourrait se comprendre de la même manière que la plupart de nos projets, portant sur des transformations du monde extérieur à nous. Dans ces cas, on se donne un objectif, c'est-à-dire qu'on forme l'idée de l'état final auquel on désire parvenir, et on fait un plan, c'est-à-dire qu'on calcule les moyens propres à réaliser l'objectif. Il ne reste ensuite qu'à suivre le plan en résolvant au fur et à mesure les difficultés pratiques qui se présentent, en espérant qu'elles ne seront jamais de nature à rendre nécessaire une modification du plan, si celui-ci a été ingénieusement établi. Ce qui rend possible cette procédure en deux temps, élaboration du plan et réalisation matérielle, c'est notre aptitude à nous représenter objectivement la réalité à transformer, pour penser aussi bien l'objectif que l'enchaînement des étapes du plan. En quelque sorte, dans cette opération, nous connaissons déjà tous ses éléments essentiels avant de passer à l'action et avant même d'élaborer le plan, ou, en d'autres termes, nous pouvons nous en tenir au domaine de nos connaissances générales en estimant que la différence par rapport à la réalité effective sera relativement mineure. Telle serait la situation apparemment si nous voulions modifier les mœurs des autres, mais non les nôtres, et surtout si nous voulions amener les autres à partager nos propres mœurs. En effet, dans ce cas, il nous suffirait de connaître nos mœurs pour définir notre objectif. Et une connaissance de la psychologie nous permettrait d'élaborer le plan servant de guide pour effectuer la modification elle-même. Certes ces connaissances ne vont pas de soi, mais elles sont accessibles à divers degrés. En revanche la situation est toute différente si l'on envisage la modification des mœurs comme une entreprise morale elle-même, dans le sens où il ne s'agit pas simplement d'amener les autres à adopter des coutumes déjà en usage, mais de modifier ses propres mœurs, qu'elles soient individuelles seulement ou partagées par sa société. Dans un tel projet, l'objectif ne peut plus être conçu objectivement, ni par conséquent les moyens d'y parvenir. S'il est vrai en effet, comme nous le remarquions, que non seulement la morale populaire se fonde sur les mœurs, mais que les morales savantes ne s'émancipent pas non plus de ce fondement qu'elles se contentent de systématiser en tentant de le reformuler dans des maximes plus abstraites, alors il est impossible de prendre un point de vue neutre par rapport aux coutumes présentes lorsqu'on cherche à former l'idée des nouvelles mœurs susceptibles de nous paraître préférables. Ce sont donc nos mœurs actuelles qui servent de critère pour juger des nouvelles que nous cherchons à inventer. Le paradoxe est déjà que notre morale d'aujourd'hui puisse nous pousser à la quitter pour en chercher une autre. Surtout, nous ne savons pas, à partir de notre morale actuelle, ce que deviendront nos critères de jugement moral quand nous en changerons. Ainsi, notre objectif, tel qu'il nous semble peut-être désirable à présent, peut cesser de l'être au fur et à mesure que nous réaliserons notre projet et que nous modifierons ainsi les références à partir desquelles nous l'évaluerons. A cause de ce mouvement de nos principes d'évaluation, nous n'avons pas dans la formation d'un projet de modification de nos mœurs la possibilité de nous dégager de nos mœurs actuelles pour nous élever à des principes universels, supposés immuables, nous donnant accès à un point de vue stable sur l'ensemble du processus avant même de le réaliser, et de nous fournir ainsi les connaissances permettant de poser l'objectif d'avance et d'en définir les moyens et les étapes de réalisation avant de passer à la réalisation elle-même, en supposant que celle-ci ne modifiera que de manière inessentielle le plan établi. Nous sommes davantage dans une démarche d'exploration, face à un territoire encore largement inconnu, où les chemins que nous traçons par l'imagination peuvent se révéler totalement impraticables sur le terrain. Une fois arrivés, une fois le terrain reconnu, nous pourrons dessiner le chemin le plus rapide, le plus approprié, nous pourrons le justifier par des calculs à partir de connaissances devenues enfin accessibles, et nous pourrons donc nous proposer de parvenir à des lieux précis et planifier les meilleurs parcours pour nous y rendre. Mais, du point de vue des mœurs, pour nous trouver dans cette situation il faudra que nous ayons effectivement acquis les nouvelles mœurs visées, parce que c'est à cette condition que nous pourrons les connaître moralement, c'est-à-dire à partir d'elles-mêmes. Autant dire que notre projet ne semble devenir possible qu'une fois réalisé, ce qui revient à admettre qu'il est justement impossible en tant que projet réel, en tant donc que projet de modifier réellement nos mœurs actuelles.

Faut-il en conclure que le projet de modification des mœurs, dans la mesure où il ne s'agit ni d'amener les autres à adopter des coutumes déjà connues, ni de nous plier nous-mêmes à de telles coutumes, est entièrement vain ? En effet, des êtres de culture tels que les hommes sont déjà déterminés dans leurs mœurs au moment où ils deviennent capables de réflexion. Autrement dit, leur pensée elle-même est profondément modelée par les habitudes acquises, de sorte que nos mœurs déterminent davantage et plus profondément notre manière de penser que notre pensée ne les gouverne. Par conséquent, faute de pouvoir nous libérer de nos mœurs ou du déterminisme historique, nous ne pouvons prendre la distance nécessaire ni trouver le point d'appui indépendant à partir duquel il serait possible de juger vraiment de notre condition morale et de rechercher de nouvelles mœurs plus parfaites. Tant que nous nous en tenons à la perspective théorique, l'idée d'un tel projet demeure illogique ou absurde. Certes, il est possible de calculer des changements et de prévoir certains de leurs effets, ce qui suffirait à la rigueur pour implanter des coutumes déjà connues, mais il reste impossible de passer à la pratique dans une démarche plus inventive, faute de pouvoir juger la pertinence pratique ou morale de mœurs encore inexpérimentées. Or lorsqu'on considère, comme nous le faisons, que la philosophie comporte essentiellement la dimension de la sagesse, c'est-à-dire qu'elle ne se satisfait pas du monde des pures idées, mais exige absolument une pratique réfléchie et lucide, il faut résoudre ou dissoudre la contradiction dans laquelle nous tombons dans la perspective théorique. Nous butons ici sur le paradoxe du rapport intime entre la philosophie et la pratique. Car la sagesse requiert que nous puissions parvenir à une autonomie morale, ce qui semble supposer en nous un principe autonome à partir duquel nous puissions reconnaître les influences étrangères, asservissantes, et nous en dégager, comme ce serait le cas si nous étions doués d'une raison indépendante à laquelle nous référer pour nous diriger. Or, dès le départ au contraire, la pensée elle-même se trouve immergée dans la pratique, dont l'effort théorique ne l'en détache que par abstraction, sans lui permettre de s'en émanciper afin de soumettre la morale à la pure logique. Faute d'un recours à un tel point d'appui idéal, stable, hors de la contingence historique, il faut donc que ce soit la pratique elle-même qui se réfléchisse, se critique, se juge et s'invente. Bref, lorsqu'on refuse de la limiter à une discipline théorique, la philosophie suppose une forme de raisonnement pratique, dont la logique diffère de celle de la raison abstraite, de telle sorte que le paradoxe lié au projet philosophique ne représente plus un obstacle pour ce genre de réflexion. C'est pourquoi on chercherait en vain à résoudre les contradictions liées au type de projet propre à la philosophie par un raisonnement théorique abstrait, cherchant une solution générale aux problèmes particuliers qu'il pose. On s'évertuerait en vain à comprendre comment un projet philosophique est possible, sans entrer effectivement dans la perspective pratique, c'est-à-dire non seulement dans le projet de réaliser pratiquement la vie sage, mais également dans l'élaboration effective, pratique, d'un tel projet. Pour cette raison, il faut que ce dernier soit lui-même concret et par conséquent spécifique. En projetant la modification réfléchie de nos mœurs, en entrant réellement dans ce projet, nous nous donnons ainsi le véritable moyen de chercher à comprendre, pour ainsi dire expérimentalement, la nature du raisonnement pratique propre à la philosophie. Mais la possibilité d'une telle expérience suppose que les mœurs puissent se réfléchir en elles-mêmes et qu'elles comportent donc le principe de leur réflexion, de leur critique et de leur modification consciente. Est-ce bien le cas ? Pour le savoir, il est inutile de spéculer sur l'existence d'une telle condition, car celle-ci, à son tour, résiste à toute tentative de la démontrer par une pure méthode théorique, en dépit du fait que le biais théorique de notre tradition scientifique nous invite à exiger ce type d'approche. En effet, ce qu'on peut démontrer selon ces méthodes théoriques, c'est uniquement la fatalité pour une telle démarche d'aboutir à un paradoxe indépassable dans sa perspective, tandis que l'évidence de la vie des mœurs s'impose dans son opacité pour l'approche théorique.

Position du problème

Comment peut-on en venir à l'idée de projeter de modifier ses mœurs ? Voilà en effet un projet qui ne paraît pas naturel comme celui d'acquérir une maison, de se marier, de faire carrière, de se lancer dans la spéculation financière, de préparer des voyages de vacances, d'obtenir un diplôme, bref, d'entreprendre toutes ces choses dont tout le monde comprend aussitôt qu'on puisse désirer les faire dans une vie normale, c'est-à-dire justement dans une vie conforme aux mœurs établies. Par contraste, le projet de modifier ses mœurs semble anormal. Et pourtant la vie la plus banale nous oblige parfois à modifier nos habitudes. Parfois les mœurs changent dans notre propre société, et il faut nous y adapter ou en tenir compte. Parfois c'est nous qui changeons de société, de pays ou de milieu, et nous ne pouvons alors plus continuer à agir tout à fait comme d'habitude. Ou encore, nous changeons de profession ou d'activité, et il nous faut acquérir de nouvelles habitudes appropriées. Il arrive que ces changements se produisent presque entièrement par une influence extérieure, à laquelle nous nous plions de plus ou moins bon gré, et qui nous transforme plus que nous ne le faisons nous-mêmes. Il arrive également que nous entreprenions volontairement ces modifications, que nous réfléchissions à la meilleure manière de procéder, et que nous élaborions donc des projets pour y parvenir. Voilà, semble-t-il, comment nous pouvons en venir non seulement à modifier nos mœurs, mais à projeter de les modifier.

Cette réponse suppose qu'un tel projet, tout comme la modification prévue, ne sert que de moyen pour nous adapter aux exigences d'une situation qui s'impose de l'extérieur, ou au moins pour réaliser un but qui implique ces modifications et peut-être aussi leur préméditation. Autrement dit la justification attendue de ce genre de projet consiste en l'explication de ce qui nous y a contraints. On n'imagine guère que quelqu'un puisse déclarer simplement le faire par plaisir, en considérant la modification des mœurs comme un but digne d'être visé en soi.

L'aspiration normalement acceptée de tous est donc de se reposer dans les mœurs, et de n'en changer que lorsque c'est devenu nécessaire ou très utile, ou lorsque le mouvement des mœurs nous y entraîne de lui-même (ce qui est presque un repos, comme quand nous sommes assis dans un train), pour arriver à un autre état de stabilité et de repos. Quant à cette quiétude, loin de s'inquiéter d'en demander à quiconque la raison, on en fait même le principe de justification morale le plus général. Car quelle réponse plus fréquente et mieux admise pour justifier ses actions que de faire remarquer que tout le monde agit pareillement, que c'est la coutume ? Et dans cette perspective, on comprend que le dessein de toucher aux coutumes et de les altérer ou réformer soulève la plus forte méfiance. La morale populaire demande donc qu'on n'avance ici qu'avec la plus grande précaution, et uniquement pour répondre à de véritables nécessités, surtout si la modification envisagée est importante. Le sentiment est qu'en troublant les mœurs, on ébranle les piliers de la vie sociale et morale, une action évidemment très dangereuse.

Celui qui aime la paix et la sécurité — et qui ne les aimerait pas ? — se garde donc bien de songer même à une quelconque réforme non indispensable des mœurs, surtout si ce sont les siennes, celles de sa société. N'est-ce pas la sagesse même ? Et pourtant, il existe une catégorie d'hommes, souvent réputés un peu ou totalement fous, qui manifestent au contraire une humeur tout inverse, un goût du risque. Le repos et la sécurité, voire la paix parfois, ne les attirent pas, ils les ennuient et les dégoûtent, tandis que les risques, les dangers, les périls et la guerre même, les séduisent et leur paraissent un ingrédient indispensable, sans lequel ils ne se sentent pas vraiment vivre. Ceux-là n'éprouvent pas la crainte de voir les coutumes bousculées, ils s'en réjouissent au contraire. La vie n'est pas pour eux un établissement stable à protéger, mais une aventure perpétuelle, où les aventures débouchent idéalement toujours sur de nouvelles aventures. Pour ce genre de caractère, la modification des mœurs est possible et elle a de réels charmes propres, indépendamment de ses effets, et elle en a encore par ses effets lorsque ceux-ci produisent une nouvelle instabilité, la perspective de nouveaux risques et de nouvelles aventures. Pour ces aventuriers donc, l'idée d'un projet de modification des mœurs n'est pas absurde, mais elle présente bien un but désirable pour lui-même.

Seulement, cette entente avec les aventuriers paraîtra nous offrir plutôt une caution très douteuse. N'avons-nous pas noté que le goût du risque était généralement associé à quelque sorte et degré de folie, tandis que la sagesse semblait plutôt alliée à la recherche de la paix et de la sécurité ? N'y a-t-il pas toujours eu des écervelés pour juger la sagesse ennuyeuse ? Mais, dira-t-on, l'excitation de la nouveauté, du risque, ne séduit que ceux qui n'ont fait que taquiner les dangers sans y tomber. Car une fois le malheur arrivé, ils gémissent, réclament la sécurité et, s'ils en ont la persévérance, s'assagissent. Alors, ils voient bien à quel point la tranquillité est préférable aux excitations de l'aventure. Et il est bien vrai qu'on peut fréquemment rencontrer ces aventuriers assagis, se dévouant même à avertir les esprits excités, bouillonnants, impatients, et à tenter de les convertir à leur sagesse plus ou moins récente, cherchant à faire du récit de leurs aventures finalement malheureuses un substitut de celles dont rêvent les égarés qu'ils veulent ramener sur le droit chemin. Impossible non plus de nier que l'histoire de la philosophie nous présente, notamment dans l'Antiquité, un idéal de sagesse tranquille, imperturbable, indifférente aux aléas du sort, où l'esprit s'est comme retiré dans une citadelle intérieure pour y vivre dans une sécurité entière, à l'abri même des passions. Mais il faut aussi noter l'existence d'une autre forme de sagesse tout opposée, notamment à l'époque moderne, qui affirme le mouvement, et par conséquent un certain goût du risque. Et en tout cas le projet de modification des mœurs qui nous intéresse à présent comporte bien, nécessairement, cette dimension d'aventure, dont il reste à voir à quel point elle se justifie.

Par rapport à notre question et au type de sagesse impliqué, on peut distinguer deux genres de caractères opposés, les amoureux de la sécurité, du repos et de la coutume, les traditionalistes, d'un côté, et les amoureux du risque, du mouvement, de la liberté, les aventuriers, de l'autre. On pourrait aussi diviser toute la morale entre ces deux sensibilités, impliquant deux visions contraires du bonheur. Pour la première sagesse, tout ce qui vise à assurer la tranquillité de l'esprit et de la vie est bon. Pour la seconde c'est ce qui introduit dans la vie le plus de mobilité et de stimulation. Le contraste entre ces deux visions est si grand que, semble-t-il, chacune d'entre elles doit désapprouver l'autre, voire la condamner et la juger totalement fausse. Ou bien l'opposition n'est qu'affaire contingente de caractère et de goût, dont il est inutile de débattre, ou bien il y a des raisons véritables de choisir l'une plutôt que l'autre. Dans le premier cas, il est normal qu'il y ait deux sagesses contraires correspondant à deux tempéraments incompatibles divisant moralement l'humanité comme en deux espèces, dont les principes moraux doivent différer comme les constitutions. Dans le second cas, il faut considérer l'une de ces deux visions de la vie comme vraie, fondée sur les véritables principes moraux, et l'autre comme fausse, incapable de justification rationnelle authentique, fruit de l'erreur ou de la faute.

En partie parce qu'ils sont la majorité, et pour d'autres raisons plus essentielles, ce sont les traditionalistes qui ont l'habitude de se concevoir comme parfaitement raisonnables et de juger leur position fondée sur des principes rationnels universels, devant s'imposer à tous, y compris à ceux que leur tempérament entraîne à se laisser aller à une vision passionnelle, erronée et coupable et à s'éloigner ainsi aussi bien des mœurs établies que de la vraie morale. Bien sûr la première raison donnée est celle que nous connaissons, à savoir qu'il est normal de suivre la majorité (souvent confondue abusivement avec l'universalité de l'humanité). Mais il faut vaincre aussi ceux qui ne se laissent pas impressionner par cet argument puissant rhétoriquement, mais faible rationnellement, et il faut en outre se convaincre soi-même qu'il est juste de ne jamais céder au chant des sirènes. La façon la plus habituelle de procéder dans cette tentative de justification morale consiste à poser l'existence de commandements d'une autorité absolue ou de valeurs idéales, éternelles et universelles, accessibles à la raison par une vue directe ou par des voies indirectes. Malheureusement, l'autorité absolue, le dieu infiniment puissant et sage qui nous gouvernerait par ses lois, n'est qu'une fiction impossible à prouver (malgré toutes les vaines tentatives répétées avec acharnement) ; et les supposées valeurs universelles, ou bien ne sont que des abstractions exsangues, telles que le Bien, interprétables en tout sens et donc inutiles pour définir des comportements précis, ou bien correspondent soit à un état historique particulier des mœurs et de la morale, sans privilège sur d'autres très différents, soit aux goûts arbitraires de quelque moraliste désireux de les imposer à tous et peut-être de se rassurer lui-même (au risque d'ailleurs, pour fonder une tradition plus solide, de miner la confiance dans les mœurs effectives, et partant les fondements mêmes du traditionalisme).

A moins de recourir dogmatiquement à la notion d'un progrès vers justement la réalisation de ces valeurs universelles auxquelles se réfèrent les traditionalistes anxieux de s'assurer sur la raison, les partisans du changement doivent renoncer à s'appuyer ultimement sur cette faculté. D'ailleurs, la raison servant à calculer les voies du progrès vers une telle fin donnée et indiscutable, ne concernerait que les moyens, et reconduirait à une forme de traditionalisme, celle qui admet le perfectionnement des mœurs pour mieux en réaliser le but. Au contraire, même quand il prend le prétexte de réaliser un tel projet, l'aventurier aime le mouvement et le risque pour eux-mêmes. Il n'a donc pas de fin ultime, prétendument universelle, vers laquelle tendre et sur laquelle appuyer rationnellement sa justification. Le ressort de la morale, il le trouve, si l'on peut dire, derrière lui. Ce sont les mœurs, mais non prises pour des fins ou des autorités. Car ce qui agit, et est reconnu comme principe d'action, c'est au contraire, d'un côté leur insuffisance et l'insatisfaction qu'elle provoque, et de l'autre, leur dynamisme poussant à leur propre évolution ; ou, au sein des mœurs, ce sont les désirs, exprimés et façonnés par elles, qui fondent ultimement l'action et sa justification. Or, puisque les désirs sont les principes d'évaluation des choses, et des désirs eux-mêmes, c'est par eux que s'expliquent et se justifient le bien ou les valeurs, et non l'inverse. Il n'y a pas, dans le monde des idées, des idéaux existant par eux-mêmes indépendamment de la projection du désir, que la raison puisse connaître indépendamment de nos désirs, et à partir desquels elle puisse former le jugement moral et commander l'action. Or ce que la sagesse des aventuriers peut alléguer contre celle des traditionalistes, c'est précisément ce fait, qui renverse inéluctablement toute prétention d'une pure raison morale et d'une contemplation pure des fins. Comme les valeurs sont, non préexistantes, mais posées par les désirs particuliers et les formes qu'ils ont prises dans le mouvement historique des mœurs, la morale, et par suite la sagesse, doit se constituer dans le milieu contingent et historique de la vie concrète, et par une forme de raisonnement adéquate à cette condition.

Ceci dit, s'ensuit-il que lorsqu'on pense à partir des mœurs, il faille donner la préférence au risque sur la sécurité ? Car, faute de pouvoir obtenir une assurance entière en morale dans l'établissement des fins, faut-il renoncer à chercher au moins la plus grande sécurité possible dans la stabilité relative des coutumes ? C'est en tout cas ce que font naturellement la très large majorité des gens, en s'y laissant d'ailleurs justement porter par les coutumes. Ce qu'on appelle en général une culture, c'est précisément un système de mœurs relativement stabilisé et permettant la perpétuation de la vie d'une société, grande ou petite, selon des modes d'agir, de sentir et de penser éprouvés et efficaces dans un environnement donné. Le plus sûr est donc de vivre selon la coutume, et cela justement parce qu'elle permet de vivre en accord avec les circonstances physiques, sociales, scientifiques, techniques présentes en tel lieu et tel temps, selon une sorte de sagesse commune qui s'est imposée en pratique. Si l'on renonce justement à systématiser les mœurs dans des morales abstraites à prétention universelle, pour se contenter de la coutume telle qu'elle s'impose d'elle-même, avec la plus grande autorité, sans vaines béquilles spéculatives, alors cette conformité aux mœurs n'est-elle pas tout à fait raisonnable, voire sage, si la tradition est la sagesse des peuples ? En effet, l'homme du peuple n'est pas porté à se perdre dans les chimères métaphysiques, et il n'en a pas besoin pour vivre moralement, selon la coutume, en la suivant sans discuter, en la considérant comme une autorité ultime, sans spéculer sur son universalité, quoiqu'il tende en pratique à la juger supérieure à toute autre, justement pour cette raison qu'elle est pour lui simplement l'autorité ultime. Si les mœurs changent, il résistera d'abord, il récriminera, mais il finira par se soumettre, avec peut-être la nostalgie du bon vieux temps, comme un fidèle domestique qui a dû changer de maître, ne serait-ce que pour passer du père au fils. Qu'y a-t-il à redire à une telle attitude qui convient si bien à la large majorité de l'humanité ? En somme rien, tant que, justement, elle ne prétend pas discuter, mais se sent justifiée juste par le sentiment spontané que lui donne la coutume elle-même.

Mais précisément, pour conserver son évidence intime, il faut que cette forme de sagesse, si l'on peut dire, renonce à réfléchir sur elle-même et à se justifier autrement que par son adhésion immédiate à l'autorité des mœurs, en se contentant éventuellement juste de se la réciter par des proverbes, des récits mythiques, des légendes, et de disputer à la rigueur de l'interprétation conforme des injonctions de sa conscience (c'est-à-dire de la coutume) dans les cas plus délicats et moins habituels. En revanche, dès que la tradition perd son autorité directe, il devient nécessaire de réfléchir dans cette mesure, et de se référer à l'autorité de sa propre pensée, ou de sa raison. La douce vie innocente au sein maternel des mœurs n'est plus possible. Or ces ruptures arrivent de deux manières. D'abord, des circonstances importantes, sur lesquelles s'appuient et se sont formées les mœurs, changent au point de rendre les anciennes coutumes inadaptées, et obligent à une modification plus ou moins profonde de l'ancien monde moral. Ensuite, certains caractères présentent une structure de désirs incompatible avec celle qui se trouve au fondement du monde des mœurs dans lequel ils se trouvent, si bien qu'ils sont renvoyés à eux-mêmes et par conséquent à leur propre autorité, ou à leur raison, pour chercher la manière de vivre selon ces désirs qui font éclater ce qui représente pour eux la cage des coutumes ambiantes. Voilà deux sortes de crises, l'une plutôt collective, interne au système des mœurs d'une société, l'autre plutôt individuelle, mettant en opposition ce système moral avec des caractères incompatibles, dans lesquelles la réflexion morale critique devient indispensable. Que la solution de ces crises conduise à une rupture importante avec les anciennes mœurs, ou au contraire à des adaptations locales et mineures, elles auront aboli en partie la confiance spontanée, au moins chez ceux qui auront cherché effectivement cette solution.

Qui, parmi ceux qui pensent et auxquels je m'adresse, contestera la nécessité de reconnaître ces crises et de tenter de les résoudre par une modification, plus ou moins vaste, plus ou moins restreinte, des mœurs ébranlées ? Certains chercheront à se restreindre à l'intervention la plus petite possible, de manière à sauver la plus grande partie du système moral établi, et à pouvoir en diminuer le moins possible l'autorité immédiate. D'autres seront au contraire vivement ébranlés et tâcheront de réformer le système des mœurs en l'assurant pour toujours sur des principes universels et immuables. D'autres encore changeront radicalement leur rapport aux mœurs, apprécieront la crise qui les libère de leur autorité, et prendront à leur égard une attitude foncièrement critique, pouvant mener à un mouvement de modification indéfini. Nous aurons reconnu dans les deux premières réactions les partisans de la sécurité, les traditionalistes, et dans la troisième les aventuriers. Il serait d'ailleurs opportun de distinguer parmi ces derniers deux sortes. Les premiers ne se soucient en réalité pas de construire un nouveau monde moral, mais ils se réjouissent de la liberté que leur apporte la crise, s'adonnent à leur goût du risque et se lancent dans les diverses aventures qui se présentent et qu'ils choisissent. Les seconds ne se contentent pas de s'échapper par la faille pour jouir spontanément d'une plus grande liberté, mais ils la travaillent et l'élargissent, et le monde moral devient également le lieu de leur action. Ils se mettent à le modifier sans plus espérer revenir à la confiance dans les mœurs restaurées, car ils ne se fient plus maintenant qu'à l'autorité de leur propre raison critique. Et loin qu'ils aient ainsi choisi le moindre risque, ils se sont déterminés à courir le plus grand, s'attaquant à leur propre constitution morale et faisant d'eux-mêmes le champ de leurs expériences et aventures.

Avouons-le, face à la description de ces diverses attitudes, ce sont les premiers personnages qui paraîtront sages à la plupart, alors que les seconds paraîtront fous, et les aventuriers de la morale encore plus que ceux du monde. Nous avons vu qu'en soi le goût du risque ne se justifie ni plus ni moins que celui de la sécurité. Que l'homme soit fait pour vivre tranquillement à l'écart des dangers, voilà une thèse qui n'a pas plus de raisons que la thèse inverse, voulant qu'une vie digne d'être vécue suppose l'insécurité et l'aventure. On peut citer toute sorte d'avantages dus à la paix et à la vie tranquille, mais on peut aussi montrer que beaucoup d'entre eux sont le fruit des entreprises risquées des amis de l'aventure, et l'on peut également remarquer que ceux-ci ne se seraient pas lancés dans ces aventures sans en avoir le goût. Ajoutons que pour sortir un peu de l'ennui de leur routine les gens paisibles aiment écouter les récits, réels ou fictifs, des aventuriers, rendant ainsi un hommage distant à leur manière de penser et de sentir, en avouant malgré eux que la vie n'est vraiment intéressante que lorsqu'elle est aussi excitante et risquée. Enfin, pour en venir à présent aux aventuriers de la morale, on peut remarquer qu'outre le goût du risque, ils ont des motifs puissants et justifiés dans la considération du monde des mœurs lui-même, qu'ils ont examiné d'un œil perspicace et critique, dont ils ont vu les défauts et les limites, dont ils ont éprouvé le caractère décevant, et auquel ils ont retiré leur confiance en connaissance de cause, si bien qu'ils ont en parfaite conséquence confié leur vie à leur propre raison critique. Ce mouvement est en principe sans retour, quels que puissent être les accidents de la vie qui ramènent parfois l'un ou l'autre à un état de faiblesse et le font comme retourner à l'enfance. Ce risque-là n'est jamais exclu en effet, il doit être reconnu et assumé par l'aventurier de la morale, pour qui il représente l'un des plus extrêmes, tandis que ce retour paraît pour les autres une chance. La reconnaissance de ce caractère risqué, contingent, non seulement de la vie courante, mais également de toute sagesse, distingue l'aventurier de la morale du métaphysicien traditionaliste, leurré par le mirage d'une sagesse éternelle, absolue, au-delà de notre monde incertain et inconstant. C'est pourquoi, pour le métaphysicien, le projet de modifier les mœurs peut certes être pertinent, mais uniquement comme un moment dans un projet illusoire plus vaste, celui de les transmuter une fois pour toutes en une morale en principe définitive, certaine et immuable. Une fois l'illusion percée, une fois la critique reconnue comme transférant l'autorité morale au raisonnement critique lui-même, alors ce projet de modification des mœurs n'a plus de fin définitive en dehors de lui-même. Et il faut donc ou bien s'abandonner avec confiance aux mœurs, ou bien s'en émanciper et les prendre en charge.

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Que vaut cette tentative de justification d'un projet de modifier les mœurs, conçu comme un mode essentiel de l'activité philosophique et non comme un moyen accessoire dans la pratique de cette discipline ? Dans ce genre de problèmes, certains désireraient pouvoir s'appuyer sur une démonstration catégorique de leur pertinence avant de s'engager à y entrer et à les assumer. On devine que cette sorte de démonstration est à demander au métaphysicien, et non à l'aventurier de la philosophie, qui jugerait contradictoire par rapport à sa démarche de vouloir en donner une. Allez trouver chez lui un paysan, intelligent, heureux au milieu de sa famille, cultivant avec entrain ses champs à la manière de son père et de ses aïeux, se réjouissant de voir ses enfants grandir et d'imaginer qu'ils continueront après lui son mode de vie, et tentez de le convaincre de chercher à modifier ses mœurs. Il vous tiendra sans doute aussitôt pour un dangereux fou dont il lui faut se débarrasser au plus vite, bien avant que vous n'ayez terminé votre argument. Mais supposons qu'il soit au contraire un homme ouvert et curieux, qu'il vous invite à prendre un verre et vous écoute même attentivement. Vous pourrez lui présenter des raisonnements rigoureux, lui mettre devant les yeux les exemples de l'histoire, lui donner votre propre témoignage et épuiser la rhétorique, il vous regardera étonné, peut-être amusé, et comme il a bon cœur, il vous plaindra même, mais vous ne l'aurez nullement convaincu. Pour cela, il manque la condition principale, l'insatisfaction réelle par rapport à ses mœurs ou le désir effectif d'en changer. Et à moins que par chance vous n'ayez éveillé en lui ce désir, déjà latent, vous vous évertuerez en vain. Si la morale avait son siège dans des principes abstraits, alors, pour persuader, il suffirait de les faire voir à celui qui est suffisamment intelligent pour suivre le chemin de l'initiation rationnelle ou la démonstration proposée. Comme elle réside au contraire dans les mœurs, vous n'effectuerez rien par de telles méthodes. Et par tous les raisonnements du monde, vous ne donnerez jamais la condition indispensable pour se convaincre d'entrer dans le projet philosophique de modification des mœurs. En revanche, face à celui qui a cette condition, qui se sent à l'étroit dans les mœurs établies, qui ressent leur autorité comme une oppression, qui se révolte contre elle, qui rêve ou est impatient de s'en libérer, alors les arguments du type de ceux que nous présentons deviennent efficaces, aidant à renverser certains obstacles d'ordre intellectuel en un sens large.

Cependant, le projet envisagé ici ne serait-il pas de se libérer des mœurs plutôt que de les modifier ? Car qu'on ait telles coutumes ou telles autres, ne reste-t-on pas pris dans leur routine, et en changer ne reviendrait-il pas seulement à changer de prison ? On imagine en effet notre révolté, notre aventurier, brisant les barreaux et s'élançant à toutes jambes à travers prés et forêts, exultant de sa liberté enfin acquise, sautant en tout sens, criant de joie, gesticulant comme un forcené pour jouir de la liberté de ses mouvements, et laissant à jamais derrière lui tout le carcan des coutumes. L'image est séduisante, mais fallacieuse. Il suffit de suivre un peu notre évadé pour le voir bientôt rappelé à nombre d'habitudes qui ne le lâchent pas et qu'il n'a pu abandonner : il a une démarche qui n'aura pas entièrement changé, il continuera à se nourrir d'une certaine façon, il parlera encore sa langue coutumière, il croira voir tout de manière neuve, mais il s'y habituera. Et c'est en vain qu'il tenterait de se défaire de toute coutume ancienne et de toute habitude nouvelle. Même un fantôme n'y parviendrait pas. Non seulement tout homme, mais tout animal (et peut-être toute plante) a besoin d'habitudes pour vivre, pour être. Et à l'inverse, l'homme de la tradition ne peut jamais vivre tout à fait comme une sorte d'automate entièrement réglé par les mœurs, ne serait-ce que parce qu'il doit s'adapter à une société plus ou moins instable, à un environnement changeant aussi, si peu que ce soit, ainsi qu'au mouvement de ses propres passions, débordant sans cesse, si réglées soient-elles, du strict chemin de la coutume. Ces deux extrêmes, l'homme de la pure coutume et celui qui les a toutes rejetées et n'en a plus, sont des fictions sans la moindre consistance. Faut-il donc croire que les hommes vivent dans une région moyenne entre ces deux extrêmes, les uns ayant davantage de coutumes, et les autres moins, de sorte que la différence entre le traditionaliste et l'aventurier ne serait que de degré, chacun étant plus ou moins traditionaliste et plus ou moins aventurier, à des degrés divers ? En prenant le terme de coutume dans un sens très restreint, comme signifiant uniquement les coutumes transmises par la tradition dans une société particulière, peut-être cette distinction quantitative aurait-elle un sens. Mais il faudrait alors figer les traditions et les coutumes afin de les distinguer nettement des habitudes acquises autrement. Or il n'y a pas de frontière nette entre les coutumes les plus anciennes d'un milieu social précis et les habitudes acquises soit par une évolution de ce milieu, soit par celle d'un sous-groupe, soit par celle des individus, par invention, par influence étrangère ou par recherche d'adaptation.

Personne ne contestera sans doute le fait que les hommes ne peuvent vivre sans habitudes ou coutumes. Si nous ne marchons pas à quatre pattes, comme les enfants sauvages qu'on a retrouvés en divers lieux et qui avaient pris la coutume des animaux qui les avaient élevés, c'est par une coutume qui, pour être presque universellement répandue dans l'humanité, n'en est pas pour autant une nécessité naturelle, mais bien une habitude, qu'on peut juger dans ce cas presque naturelle à cause de sa conformité avec notre constitution physique. Un autre exemple plus évident est celui de l'usage de la langue pour communiquer et même penser seul. A peu près partout les hommes parlent, mais dans des langues différentes, apprises, et dont ils ont assimilé les mille habitudes qui leur permettent d'utiliser leur langue particulière et d'en avoir la maîtrise. Nous ne faisons rien, pas même dormir, nous ne restons pas un instant sans mettre en œuvre des quantités d'habitudes, des plus insignifiantes aux plus importantes, des plus imperceptibles aux plus manifestes, des plus délibérées aux plus involontaires. Nous avons tant d'habitudes, elles s'agencent si bien les unes avec les autres, elles agissent souvent si silencieusement, qu'il n'est évidemment pas question de les compter pour dire si certains en ont plus que d'autres. Ce qui se voit, c'est que les divers individus et les diverses sociétés en ont de différentes et qu'elles varient dans l'humanité presque à l'infini, même si l'on en trouve nombre de semblables et d'assez générales. Bref, s'il y a des différences entre des types d'hommes par rapport aux coutumes, c'est davantage par la différences de leurs coutumes que par le fait qu'ils en auraient plus ou moins. Et l'aventurier ne se distingue donc certainement pas du traditionaliste par le fait qu'il vivrait sans habitudes là où celui-ci serait entièrement immergé dans les coutumes.

Pourrions-nous mieux comprendre cette différence en recherchant quelles sont les habitudes caractéristiques de l'un et de l'autre de ces deux personnages ? Il en est une en tout cas que nous avons déjà remarquée et même utilisée pour les distinguer, à savoir le fait que l'un tend généralement à rechercher les situations les plus sûres, tandis que l'autre les fuit pour rechercher le danger. Ce sont bien des habitudes en effet, car ces dispositions correspondent à des actions qui se répètent, à des manières répétitives de percevoir les choses, à des habitudes d'être attentif à certains genres de sentiments, à des façons régulières de penser, et tout cela de manière plus ou moins automatique, comme cela est caractéristique de l'action de l'habitude. Et contrairement aux instincts, ces coutumes peuvent être modifiées par l'exercice, avec plus ou moins d'effort et d'endurance. Certes, à l'origine de cette différence d'attitude, il y a des sentiments différents aussi, dont certains ont peut-être des rapports avec la constitution physique des individus. Mais toutes les coutumes organisent des désirs, des sentiments, qui leur servent de ressort, mais qui sont également la matière qu'elles modèlent. On prend des habitudes poussé par des désirs, mais on change aussi ses désirs en changeant d'habitudes. On voit des gens boire par goût du vin, puis perdre ce goût après s'être déshabitués de boire, et parfois même en venir par ces nouvelles habitudes à détester ce qu'ils avaient aimé. Le fort désir de sécurité a peut-être des racines psychologiques profondes, antérieures aux habitudes qui lui ont donné une forme pratique constante, mais celle-ci aura renforcé ce désir, comme des habitudes contraires l'auraient probablement atténué. Et de même pour le goût de l'aventure. Mais ici encore, on ne trouvera guère ni quelqu'un de dénué de tout souci de sécurité, ni quelqu'un d'indifférent à tout appel de l'aventure, et ce sont les proportions de l'un et l'autre goût, de l'une et l'autre habitude, qui distingueront presque continûment les caractères dans cette dimension. Il faudra donc placer du côté des traditionalistes ceux chez lesquels dominera le souci de sécurité, et du côté des aventuriers les autres. Et encore, la frontière ne se laissera pas déterminer mathématiquement, parce que les plus extrêmes aventuriers prennent soin de s'assurer de mille choses pour affronter un danger ou une sorte de dangers.

Pour les distinguer, il vaut mieux considérer non pas la répartition de leurs habitudes afin de voir si le poids total penche d'un côté ou de l'autre, mais le rapport même aux coutumes ou habitudes. Or ce rapport, nous l'avons déjà constaté, il est de confiance et d'obéissance chez le traditionaliste, tandis qu'il est de relative défiance et de désobéissance chez l'aventurier. Ici non plus, nous n'avons pas une opposition entière entre deux positions extrêmes, tout à fait distinctes. La confiance d'un côté a ses degrés, elle est parfois affectée de doutes ; et l'obéissance est rarement sans faille. De même, nous savons que de l'autre côté la défiance est rarement totale, qu'elle vise certaines coutumes plus que d'autres, et que même une partie des mœurs peut jouir d'une très grande confiance ; et par conséquent la désobéissance à son tour n'est pas systématique, mais souvent sectorielle. Toutefois sur la ligne continue entre les deux attitudes, il y a un basculement. Tant que les doutes face à l'autorité des mœurs restent sporadiques, hésitants, tant que les incartades contre la coutume et les abandons aux charmes de la fortune demeurent occasionnels ou sans portée, le traditionalisme n'est pas mis en danger. Inversement, dès que la confiance dans les mœurs n'empêche plus de se dégager suffisamment de celles qui empêcheraient d'orienter sa vie vers la recherche des excitations apportées par les défis du sort, l'esprit d'aventure domine. Ce qui fait donc ici la différence, ce n'est pas les habitudes concernées au premier degré, pour ainsi dire, mais les habitudes de second degré, celles qui portent sur les premières. En effet, tant que le doute face aux mœurs n'est pas devenu habituel, tant que la désobéissance ne devient pas une coutume, l'habitude de second degré, celle de faire confiance et d'obéir aux mœurs subsiste, et elle définit l'attitude traditionaliste. De l'autre côté, dès que cette habitude de confiance et d'obéissance se voit contester, en tout ou en partie, par une habitude contraire, de méfiance face à l'autorité générale des mœurs, de révolte contre cette autorité dans les cas où elle combat l'attrait du risque ou contraint à l'ennui, à quelque degré que ce soit, c'est l'esprit d'aventure qui se manifeste et agit. Ainsi, ce n'est pas simplement dans la présence de certains désirs, dans leur seule force propre même, que se détermine la différence entre les deux attitudes morales du traditionaliste et de l'aventurier, mais dans le fait que ces désirs ont pris la forme d'habitudes de second degré, c'est-à-dire d'habitudes de traiter d'une manière ou de l'autre ses propres coutumes. Sans désir de sécurité, certes, l'habitude de soumission aux mœurs ne serait pas née, mais ce désir ne suffit pas à lui seul à expliquer cette constante soumission. De même, le dégoût de l'ennui et le goût du risque ne définissent pas encore l'attitude morale de l'aventurier tant qu'ils n'ont pas engendré l'habitude d'insoumission et ne s'y sont pas coulés. Généralement, les grandes attitudes morales semblent se jouer là, dans la création d'habitudes d'habitudes, qu'elles soient engendrées volontairement ou non.

Il apparaît à présent que les aventuriers, parmi lesquels nous placions les philosophes, ne se caractérisent pas par le fait qu'ils rejetteraient les mœurs, en général, comme il pouvait sembler à première vue, mais bien par leur habitude de se dégager de certaines coutumes, en fonction d'une habitude supérieure de relativiser l'emprise morale générale des mœurs. Et que ce ne soient pas les coutumes comme telles qu'ils rejettent, mais certaines d'entre elles, cela se voit au fait qu'ils se créent de nouvelles habitudes en fonction des aventures dans lesquelles ils se lancent, et pour lesquelles ils ont besoin de cultiver certaines habiletés, c'est-à-dire justement des habitudes efficaces. On peut donc bien dire que l'aventurier se trouve engagé dans un processus de modification des mœurs, et même dans le projet de modifier certaines d'entre elles, quand il se prépare à se rendre capable de relever les défis qu'il relève. Mais affirmerons-nous pour autant que le philosophe, c'est l'aventurier, et que celui-ci est du même coup philosophe ?

A vrai dire, pas plus que le philosophe n'est généralement vu comme le modèle de l'aventurier, ni même comme un aventurier, pas plus l'aventurier n'est perçu comme représentant un caractère particulièrement philosophique. Pourtant, nous avons montré comment il se justifiait de placer le philosophe parmi les aventuriers, en tant qu'il s'oppose nécessairement à l'attitude traditionaliste et au respect de l'autorité des mœurs. Ne pourrions-nous donc avoir à réviser l'opinion selon laquelle le goût de l'aventure ne fait pas le philosophe ?

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L'idée commune selon laquelle l'aventurier serait moins raisonnable que l'homme normal a plusieurs causes, et principalement deux. La première est bien sûr que, dans la vie courante, le modèle de la raison est justement donné par les mœurs actuelles, de sorte que tout ce qui en dévie, voire s'y oppose franchement, est jugé de ce seul fait comme déraisonnable. La seconde, comme nous l'avons vu, est l'attachement prononcé à la sécurité, et l'aversion par rapport au risque, lorsqu'il est réel et non seulement imaginé pour se procurer un agréable frisson quand la distinction entre la réalité et la fiction est bien établie au point de pouvoir être considérée comme une frontière presque infranchissable. Ainsi, suivant le récit d'une histoire policière, assis dans un fauteuil confortable et rassurant, le lecteur plongé dans son livre ou le spectateur face à l'écran du cinéma ou de la télévision, peut vivre l'excitation du danger par procuration, persuadé qu'il est pour sa part tout à fait à l'abri. Et dans sa vie, tant que les dangers ne se manifestent pas comme violemment, on a tout organisé pour les tenir autant que possible à l'écart. Cela, n'est-ce pas la prudence, la vertu des sages, le raisonnement appliqué à assurer la vie, et partant la bonne vie ? En revanche, quand l'aventurier quitte le port pour se lancer dans la tempête, ne fait-il pas preuve de précipitation, d'inconscience, d'imprudence ? Et parmi les braves gens l'on entretient pour s'en persuader un répertoire d'exemples de témérité, d'actions faites impulsivement, par ignorance du vrai danger et des limites de ses propres forces. De tels écervelés ne manquent pas certes, mais ils ne représentent qu'une caricature de l'aventurier, qui, lui, réfléchit d'habitude à ce qu'il fait, s'y prépare, s'y entraîne éventuellement, mettant dans le danger toutes les chances de son côté, bref manifestant une grande prudence, car ne confondons pas cette vertu de maîtrise de l'action par le raisonnement avec la pusillanimité, la peur qui interdit de sortir de l'abri (avant tout celui des mœurs en vigueur), et qui peut, elle, être fort peu raisonnée, voire délirante.

En montrant que les affinités entre l'aventurier et le philosophe sont plus étroites qu'on ne pense d'ordinaire, notre dessein n'est pas toutefois d'abolir la différence entre eux, mais de montrer qu'elle ne se situe pas là où on la place généralement. Le philosophe est bien une sorte d'aventurier particulière, distincte des autres espèces avec lesquelles elle partage un même genre d'attitude de base dans le défi lancé à l'autorité des mœurs établies. En commençant au contraire par classer le philosophe parmi les héros de la sagesse populaire, c'est-à-dire parmi ceux qui cherchent leur salut dans la fixité d'une morale préexistante, qu'elle soit celle des traditions établies ou celle d'un ordre moral éternel, fixé depuis toujours, dans une sorte de monde immuable surmontant les fluctuations de la réalité quotidienne, on se condamne à ne jamais comprendre la philosophie effective, dans son propre mouvement concret. Car même la recherche d'un ordre moral éternel suppose une attitude contraire à l'installation dans cette demeure définitive, à savoir l'audace de contester l'autorité des mœurs ou de la morale dominantes, pour se mettre en quête d'une réalité problématique, au risque de se perdre simplement. Et d'ailleurs, quand le sage n'est pas considéré comme au passé, comme ayant terminé sa recherche ou comme se contentant de suivre les voies supposées bien balisées des anciens sages, mais qu'on voit l'explorateur moral s'élancer dans l'inconnu, les braves gens le jugent alors plus fou que sage.

Quant à nous, l'aventure qui nous intéresse à présent, c'est celle du projet philosophique de modifier ses mœurs. Est-elle partagée par tous les aventuriers ? Dans une certaine mesure, oui. Vu que dans presque toute société le système des mœurs forme une masse relativement stable, dont les évolutions sont en général lentes et limitées, ceux qui veulent se lancer dans l'aventure doivent le plus souvent s'en dissocier sur certains points, parce qu'il leur faut mener une vie différente de celle des autres membres de leur société, et agir autrement que les mœurs communes n'y poussent et ne le réclament. Pour cette raison, les aventuriers ont non seulement une façon de vivre à part, mais également une morale déviante par rapport à celle des bourgeois. Ils ont dû remplacer certaines des vénérables coutumes de leur tradition par d'autres, en partie contraires et par suite généralement réprouvées. Déjà, du temps où les voyages sur mer et dans des contrées lointaines et parfois inconnues étaient dangereux, les simples marins, sans même parler des pirates, étaient suspects, et l'on avertissait de frayer le moins possible avec eux. Il est bien clair qu'il leur avait fallu rejeter déjà la vie bourgeoise et familiale, au moins sous leur forme normale. S'ils s'étaient lancés à l'aventure sans beaucoup y réfléchir, par l'attrait immédiat du risque et de la nouveauté, c'étaient les situations inhabituelles qui les avaient contraints à s'adapter et à modifier conséquemment leurs mœurs, en vainquant la résistance des anciennes. S'ils avaient prémédité leurs aventures, autant que la prévision est ici possible, alors ils avaient aussi saisi qu'une certaine transformation morale était indispensable, ils s'y étaient préparés et peut-être exercés, c'est-à-dire qu'ils avaient bien fait le projet de modifier autant que nécessaire leurs mœurs, et peut-être même ces changements représentaient-ils l'un des attraits de l'aventure dans laquelle ils voulaient s'engager. Vivre différemment et envisager cette autre vie, voilà en effet un aspect de l'aventure qui n'est certainement pas négligeable, bien au contraire.

Ici, le philosophe et les autres aventuriers marchent sur des chemins très semblables. Mais ils se distinguent par une nuance, ce qui va les conduire aussi sur des voies distinctes. Ce qui les sépare, ce n'est pas que les uns usent davantage ou mieux du raisonnement que les autres. Du moins, rien n'interdit au simple aventurier de manifester un grand souci de la logique, une vraie finesse d'observation, une ingéniosité remarquable dans l'invention d'hypothèses, une grande sagacité dans l'analyse et l'interprétation des phénomènes et des événements, et toutes les facultés intellectuelles aptes à faire de lui un vrai savant comme un homme d'action avisé. Ce n'est pas par là, ou pas par cela seul, qu'il deviendra pour autant un philosophe. Nous avons déjà vu que ce qui distingue l'aventurier, ce n'est pas le fait qu'il éprouve une certaine excitation face au risque, parce que cela arrive à tous les hommes, mais c'est qu'il a développé des habitudes de second degré, d'attention, de culture de ce goût du risque, en même temps que de doute face à l'autorité des mœurs établies. Et c'est à ce niveau également que l'attitude philosophique se définit dans son rapport aux mœurs. En effet, l'aventurier se caractérise par le fait qu'il aime le risque, et plus particulièrement certains types de risques, qui lui permettent d'approuver, et lui font même rechercher les désirs conduisant à des situations ouvertes, incertaines, que les coutumes transmises ne permettent pas de traiter presque automatiquement et avec un haut degré d'assurance. C'est en relation avec de telles situations qu'il s'efforce de transformer ces coutumes et se dispose à envisager positivement leur transgression chaque fois que cela s'avère utile pour permettre les aventures qui l'attirent, créant ainsi des habitudes de donner plus de poids aux habitudes requises par l'aventure qu'aux coutumes antérieurement acquises. Dans cette configuration, l'attrait de l'aventure se situe ailleurs que dans la modification des mœurs, et celle-ci reste subordonnée aux exigences de l'aventure courue. On peut concevoir une autre constellation des désirs et des habitudes, dans laquelle l'attrait de l'aventure se situe également dans le plaisir de la modification des mœurs elle-même. Et dans ce cas, l'autorité des mœurs n'est plus remise en cause sectoriellement, en vue d'une autre fin, mais également en tant que telle, de façon générale et dans tous les cas particuliers, de telle façon que la formation d'habitudes de critique et d'invention de nouvelles mœurs devient un élément essentiel, valant pour soi, de l'aventure. Voilà ce qui caractérise le philosophe parmi les aventuriers, la disposition constante à envisager les possibilités de modifications des mœurs et à les réaliser lorsqu'elles paraissent intéressantes.

Certes, ici encore, la distinction entre le philosophe et les autres aventuriers paraîtra se limiter à une différence de degrés, sur une ligne continue, sans permettre de séparation nette. Car l'aventurier, obligé de modifier ses mœurs sur certains points, et y prenant parfois un certain plaisir d'ailleurs, peut devenir davantage philosophe à mesure qu'il étend le domaine de ses coutumes remises en question et transformées. Quant au philosophe, il ne modifie certainement pas toutes ses mœurs à la fois, ni n'a conscience aussitôt de toutes les coutumes qui le constituent, de sorte qu'il doit également les parcourir, en prendre conscience peu à peu, les examiner et les travailler par secteurs limités, ce qui le rapproche fort des autres aventuriers. Et il est bien vrai qu'il y a cette voie de passage entre la considération plus ou moins accessoire des possibilités de modifications de mœurs et l'attention constante et voulue à toutes ces possibilités. Mais ici encore, il y a un moment ou un point de basculement, qui ne correspond pas simplement à un degré dans la généralisation progressive de la critique des mœurs, mais à la formation d'habitudes de degré supérieur. Cette habitude philosophique, nous la connaissons, il s'agit de celle que nous avons acquise de ne pas seulement considérer la critique des mœurs en fonction des exigences d'une quelconque aventure, mais de pratiquer cette critique pour elle-même, de rechercher partout ses points d'application dans les mœurs, et de situer l'aventure dans leur modification elle-même. Or cette habitude philosophique implique une réorientation générale de l'attention et du désir sur le domaine moral (c'est-à-dire justement celui de la critique et de la modification des mœurs). C'est pourquoi le pur projet de modifier ses mœurs ne se confond pas avec la catégorie philosophique de celui-ci.

Est-ce à dire que, de la simple aventure à l'aventure philosophique, la direction du mouvement s'inverse ? Dans cette hypothèse, en se livrant à la première on se tournerait principalement vers le monde extérieur, tandis qu'en se vouant à l'autre on se tournerait en sens inverse, vers le monde moral. Cette façon de décrire la différence a quelque apparence en effet. Et elle rejoint l'une des représentations populaires du philosophe, comme levant les yeux vers les réalités plus « hautes », tandis que l'homme d'action s'en tient à la réalité qu'il perçoit devant soi. Une observation plus attentive nous révèle cependant une autre situation. Car, lorsque la morale ne s'attache pas à des principes idéaux, célestes, tels que des valeurs absolues ou des impératifs divins et incontestables, mais s'intéresse à la réelle vie des mœurs, alors on constate que dans la réflexion morale, la direction du regard et de l'attention va dans le sens contraire, et pointe vers le « bas » (pour continuer la métaphore). L'aventurier, disions-nous, ne se soucie d'ordinaire de modifier ses mœurs que dans la mesure où les nécessités de son aventure dans le monde l'y poussent. Il ne recule en quelque sorte au point de vue de la réflexion morale que pour avancer et sans cesser de viser la poursuite de son aventure devant lui. C'est la direction que nous lui avons bien supposée en effet. Mais le philosophe ne se retourne pas non plus pour sa part afin de se diriger dans le sens inverse, laissant derrière lui le monde des autres hommes pour aller vers celui de la pure morale. Non, les mœurs qu'il veut modifier sont bien les habitudes concrètes qui déterminent notre action dans ce même monde réel que considèrent les autres. Lui aussi, il se recule pour mieux voir devant lui, même si peut-être il prend davantage de recul. Il ne découvre pas par ce mouvement un nouveau monde comme indépendant de la réalité commune. Il voit cette même réalité dans une autre perspective, par une nouvelle réflexion, par une nouvelle habitude réfléchie, qui lui en donne une vue plus vaste, plus profonde, plus lucide, plus maîtrisée. Et au contraire de l'aventurier ordinaire, il n'entre pas provisoirement dans le projet de modifier ses mœurs, mais en fait une discipline constante, prenant l'attitude morale non en perdant le contact avec la réalité, comme l'image du recul le laisse penser, mais en la ressaisissant plus entièrement, comme s'il s'était plutôt étendu lui-même, agrandi, pour reprendre et emporter consciemment avec lui ce qui restait auparavant derrière lui. En d'autres termes, en devenant l'objet de son attention, la vie morale ne le détourne pas de l'objet des mœurs, la vie concrète, même si elle lui apparaît alors sous un autre jour et révèle une dimension nouvelle à l'aventure. Car rappelons-le, il ne s'agit pas pour le philosophe de quitter le monde des mœurs, en le dévalorisant dans son ensemble, mais bien de le modifier, et d'y vivre donc autrement.

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On objectera peut-être ici le caractère arbitraire du projet philosophique, et par suite de la philosophie elle-même, si ses raisons ultimes se trouvent dans quelque chose d'aussi contingent qu'un certain tempérament, tel que l'esprit d'aventure, et dans les réactions particulières d'individus singuliers de cette humeur à la forme accidentelle qu'ont prise les mœurs de leur société et les leurs propres. Ne fait-il pas partie de la philosophie en effet qu'elle concerne tout homme, du simple fait qu'il est homme, capable de raison ? Certes, l'expérience et l'histoire montrent bien que rares sont ceux qui s'adonnent sérieusement à la philosophie. Mais celle-ci et son enseignement n'ont-ils pas au moins la prétention de s'adresser à tout homme ? Or cette prétention ne suppose-t-elle pas que tous soient au moins capables par nature de raison ainsi que du développement de cette faculté au point de mener, s'ils le veulent et s'y exercent, la réflexion et la vie philosophiques, quels que soient par ailleurs leur caractère et leur situation ? A supposer donc que la philosophie comporte un travail sur ses propres mœurs et une modification de celles-ci pour acquérir celles qui correspondent à la sagesse, ne faut-il pas en dépit de cela qu'on puisse d'abord démontrer le caractère indispensable d'une telle entreprise par des arguments qui s'adressent à la raison de tous, et non aux seuls goûts particuliers de quelques-uns ? Ce recours à l'argumentation rationnelle n'est-il pas un trait commun à tous les philosophes, lié à l'importance essentielle qu'ils accordent à la raison et à la confiance chez eux manifeste de pouvoir se convaincre entre eux et persuader les autres par le raisonnement et la discussion ?

Ce recours essentiel à la discussion et au raisonnement pour enseigner et convaincre se dévoile en effet à l'étude historique de notre tradition philosophique comme universellement présent, au point qu'il pourrait même être considéré comme un critère pour juger de l'appartenance d'un penseur à cette tradition, c'est-à-dire pour le reconnaître comme philosophe. Faut-il donc en conclure que la philosophie telle qu'elle existe réellement à travers son histoire implique nécessairement le principe selon lequel tout homme est par nature capable de raison et de philosophie ? Et faut-il ajouter que par nature tous les hommes conviennent effectivement dans la raison, seules des circonstances accessoires, provisoires, pouvant les en empêcher, même si dans les faits ces circonstances sont presque partout présentes ? Car c'est un fait également, nous l'avons remarqué, que rares sont ceux qui développent véritablement l'aptitude philosophique. Cette contradiction entre la capacité rationnelle universellement présente dans l'humanité et son manque général de réalisation suffisante, faudrait-il la résoudre par l'hypothèse de la présence d'obstacles à l'exercice réel de la raison ? Et faudrait-il croire que la vraie méthode pour écarter ces obstacles consiste à utiliser le raisonnement afin de persuader de l'exercer et de lui confier la conduite de sa vie ? Avouons qu'en raisonnant ainsi, nous tournons en rond de manière tout à fait stérile. Car si la raison est la faculté de produire et de comprendre les raisonnements, alors il suffit en effet de présenter les vrais raisonnements pour les faire comprendre. Mais si cette faculté est paralysée ou restée virtuelle, alors il est tout à fait vain de vouloir agir sur elle par le raisonnement. Il faut s'attaquer plutôt aux obstacles qui l'empêchent d'opérer, et comme ceux-ci ne sont pas la raison à laquelle ils s'opposent, il faut les aborder en fonction de leur nature propre, et renoncer à tâcher de les dissoudre par des démonstrations. A voir ainsi les choses, la philosophie paraît une activité tout à fait vaine, incapable de convaincre ceux qui ne sont pas portés d'eux-mêmes à la pratiquer, par la force du raisonnement en eux, et destinée seulement à déployer la discussion entre ceux qui la pratiquent déjà, tout en affirmant le principe selon lequel tous les hommes sont pourtant concernés et aptes par nature à y participer.

Imaginons que ces obstacles à l'exercice effectif de la raison se trouvent dans les mœurs. On sait bien en effet que la raison ne se manifeste pas dès la naissance, mais très progressivement au cours des longues années de l'enfance, et au-delà. Durant cette période, c'est la faculté de raisonner elle-même qui se développe, en même temps que les muscles, les capacités perceptives et imaginatives, par un processus naturel. Celui-ci est modifié, accéléré ou ralenti par le dressage ou l'éducation, c'est-à-dire par l'inculcation ou l'apprentissage des mœurs ambiantes dans le milieu social. Les habitudes acquises concernent tous les aspects de la vie, les actions quotidiennes, mais également les manières de sentir, de s'exprimer, de penser, de discourir, de former certaines idées dans certaines circonstances typiques, d'associer ces idées, bref, de raisonner. Ces manières de vivre et de penser ne sont pas universelles, mais elles dépendent des mœurs particulières, relativement contingentes, de chaque société et diffèrent d'une société à l'autre autant et plus que leurs diverses langues, dont il est facile de voir qu'aucune n'est universelle, pas même celles que certains penseurs ingénieux ont tenté de construire précisément dans le but d'en faire les moyens d'exprimer directement la logique pure et universelle de la raison. Supposons donc avec ce genre de penseurs que, derrière toutes les langues, il y ait bien une sorte de discours intérieur originel de la raison pure, recouvert et défiguré par les diverses traditions linguistiques. Dans cette hypothèse, le rôle du philosophe serait de commencer par défaire cette couche de conventions gratuites pour en dégager la raison elle-même. Une fois cette opération accomplie, il pourrait vraiment convaincre par la démonstration et les arguments les plus logiques, et rendre ainsi possible et efficace la discussion philosophique. Mais pourra-t-il pour cette première étape se fier aux capacités logiques de ceux chez lesquels celles-ci sont dénaturées par les manières de penser coutumières ? Suffira-t-il de présenter le vrai langage de la raison pour qu'ils se mettent à le reconnaître et se réveillent pour sortir du rêve bizarre produit par leurs habitudes logiques altérées ? Le thérapeute de la logique pourra-t-il se dispenser de parler à ses patients dans leur langue vernaculaire, en communiquant avec eux dans leur fausse logique ? Il semble bien qu'il ne puisse s'en dispenser, et même celui qui croit pouvoir présenter la pure logique dans un formalisme rigoureux ne peut se contenter de s'exprimer dans cette langue supposée idéale sans tenter de l'expliquer et de le justifier dans l'impur langage courant. Le voici donc pris dans la nécessité de recourir à des procédés de persuasion qu'il ne reconnaît pas lui-même comme véritablement rationnels. Il lui faut bien partir des mœurs même s'il croit avoir découvert la pure logique universelle.

Mais alors, quels leviers ces mœurs lui donnent-elles pour accomplir son œuvre préliminaire à l'exercice de la pure raison ? Nous avons déjà exclu qu'elles fournissent une compréhension de la pure logique, qu'il s'agit justement d'enseigner. Elles mélangent au contraire ce que notre thérapeute voudrait distinguer, à savoir l'imagination, des schémas perceptifs, des penchants émotionnels, une grammaire imparfaite impliquée dans la langue usuelle, des préjugés communs résistant à toute contradiction, des associations d'idées figées servant d'arguments imparables, mille routines guidant l'action dans toutes les circonstances ordinaires de la vie et une grande méfiance envers les tentatives de déraciner les mœurs en vigueur. Et pour cet être raisonnable qu'est l'homme, la raison, c'est précisément tout cela, et bien raisonner revient d'abord à s'y conformer. A celui qui désire apprendre à mieux raisonner, il faut tenter de montrer comment y parvenir à partir de cette raison concrètement impliquée dans les mœurs. Et comme celles-ci sont toujours contingentes, le point de départ de l'enseignement qui vise à faire sortir de la contingence pour trouver l'universel se trouve dans cette contingence des mœurs elle-même, qui exclut toute méthode entièrement rationnelle et universelle. Il ne suffit donc pas de prétendre se fonder sur une raison universelle supposée présente sous les alluvions des mœurs pour pouvoir prendre pied du coup sur le roc obstrué afin de le dégager.

Maintenant, cette raison supposée universellement présente sous les figures déformées que lui donnent les mœurs particulières, faudra-t-il considérer qu'elle représente à son tour une autre sorte de mœurs, les mœurs proprement rationnelles, ou au contraire quelque chose de tout à fait différent des mœurs ? Dans le premier cas, on sera bien embarrassé pour prouver que la logique prétendue pure est vraiment plus universelle que les autres, modelées par les autres mœurs, alors qu'à première vue, elle ne vient qu'ajouter aux autres de nouvelles habitudes du même genre. Comment démontrer même que les habitudes de pensée du pur logicien soient d'une espèce plus excellente que les autres ? Chercher à faire voir qu'elles sont supposées par toutes les autres formes de mœurs risque d'obliger à se retirer dans des abstractions, contestables ou peu signifiantes, sans qu'il en résulte encore qu'elles représentent une tradition préférable de ce seul fait. Pour y parvenir, il faudrait entrer dans une étude des diverses mœurs réelles et possibles afin d'analyser leurs avantages et défauts, et cela pour n'obtenir encore qu'une évaluation relative. Dans le second cas, si l'on attribue à la raison une nature toute différente de celle des mœurs, il faudra essayer non seulement de la faire entrevoir à travers la raison commune, et démolir celle-ci pour laisser apparaître sous elle la raison pure qu'elle recouvre et dénature, mais également démontrer que ce qui est censé apparaître, et que personne n'aperçoit naturellement, est bien la raison universellement présente en tous et à laquelle il s'agit de se référer pour bien raisonner dans la recherche de la sagesse. Or comment prouvera-t-on l'universalité de ce que presque personne ne voit, à supposer même qu'on s'assure en soi de son existence avec la plus grande certitude, ce qui n'implique encore ni sa présence chez tous ceux qui n'accèdent pas pour leur part à cette certitude, ni par conséquent son universalité dans l'humanité ? Pratiquement, le raisonnement des supposés sages selon la pure raison ne représentera qu'une habitude de pensée parmi d'autres, dont on sait combien il sera difficile de manifester la supériorité.

Surtout, l'image d'une faculté enfouie sous les décombres des coutumes et qu'il suffirait de dégager pour lui laisser s'affirmer est trompeuse. S'il était vrai que les mœurs soient responsables de la dénaturation de la raison, alors ce n'est pas le vieux sage qui pourrait représenter le modèle de l'homme parfaitement rationnel, mais le petit enfant, à la naissance, chez lequel la raison n'est encore affectée par aucune coutume. Et l'on devrait voir progressivement cette raison s'obscurcir à mesure que l'enfant se fait éduquer et intégrer donc dans un monde de mœurs particulier. Une telle représentation est évidemment contraire à toute notre expérience. Elle suppose que la raison soit un être relativement autonome, développé, ayant son propre dynamisme, et qu'il suffise de libérer pour qu'il puisse se mettre à agir selon sa nature propre. Et si l'on croit qu'elle puisse devenir active et suffisamment puissante pour se mettre à conduire la vie du sage, alors il faut que la situation se renverse, et que l'influence des coutumes sur elle s'atténue et disparaisse, tandis qu'elle produit à son tour les habitudes raisonnables organisant la vie du sage et les y substitue. La raison serait alors en nous comme un ressort comprimé, qui se détend dès qu'on retire la résistance qui l'en empêchait. Et si cette raison est conçue comme universelle, alors c'est aussi une sagesse universelle qui attend en nous l'occasion de se manifester et de s'exercer. Dans notre nature, le sage serait déjà présent, opprimé, et le même en tous, si bien aussi que la sagesse de tous les sages serait également, par nécessité, la même et toujours la même. Encore une fois, voilà une représentation bien étrange et tout à fait contraire à notre expérience, y compris à l'étude des sagesses, qui se révèlent dans l'histoire multiples et souvent contradictoires entre elles.

Ce que nous voyons au contraire, c'est que les sagesses se forment activement dans les diverses cultures, qu'elles s'inventent et aboutissent à des manières de vivre et de penser différentes les unes des autres. C'est aussi que la philosophie n'est pas une façon de se laisser aller à l'inspiration et à la conduite d'une raison découverte toute parfaite et agissante en nous, comme un petit dieu, mais qu'elle se présente comme une activité intense, de réflexion, d'invention conceptuelle, de diagnostic de ses façons de sentir et d'agir, de confrontation de ses idées avec d'autres, de discipline intellectuelle, émotionnelle et comportementale. Certains penseurs rêvent sans doute de découvrir une sagesse absolue, immuable et universelle, ils la recherchent à travers l'histoire et les traditions, ils s'efforcent de l'inventer et de la rendre effectivement universelle en la répandant par leur enseignement qu'ils espèrent apte à vaincre tous les obstacles. Mais ce sont justement des rêves qui ne se réalisent jamais et n'ont aucune chance de se réaliser tant que les hommes vivront dans des déterminations historiques changeantes et selon des systèmes de mœurs changeants également, bref, tant que les hommes resteront des hommes concrets et ne se confondront pas avec d'imaginaires divinités.

Étant donné que le ressort de l'activité est en nous les désirs et les habitudes dans lesquelles ils prennent des formes relativement durables, la raison comme principe actif de structuration de nos pensées, de nos sentiments et de nos actions n'est qu'une telle construction du désir et des habitudes. Par conséquent, pour découvrir et connaître la raison, il ne faut pas déblayer les couches d'habitudes pour retrouver le sol originaire ou d'une supposée pure raison ou des mœurs rationnelles authentiques, mais au contraire ressaisir la façon dont notre raison s'est constituée, c'est-à-dire examiner les habitudes qui constituent nos raisonnements. De même que l'agriculture, l'architecture, la communication linguistique ou les sciences, la raison apparaît dans cette perspective comme une production humaine, soumise avec toutes les autres aux aléas de l'histoire. Est-elle pourtant entièrement arbitraire ? Non, pas plus que les autres inventions humaines, conditionnées par notre constitution et par notre environnement. Qu'il y ait des similitudes dans les mœurs des diverses sociétés, c'est évident, et cela n'empêche ni leur constante variation ni leur caractère contingent. De même, il y a entre les manières de penser de diverses cultures des analogies et, à certains niveaux de généralité, des ressemblances souvent plus prononcées, qu'un regard hâtif peut prendre pour des identités, cette illusion induisant à conclure imprudemment à l'universalité de la raison. Ces similitudes rendent la communication possible et permettent justement la discussion plus rigoureuse entre les philosophes. Il ne s'ensuit pas qu'ils se réfèrent tous à une même logique qui les transcenderait, car la discussion philosophique porte également sur les critères de validité des raisonnements, et donc sur la logique même selon laquelle se conduit la discussion. Ainsi, le caractère construit de la pensée rationnelle, les aspects contingents des habitudes qui la constituent, l'absence de nécessité absolue des logiques utilisées, n'interdisent pas la discussion rationnelle ni la rigueur du raisonnement, pas plus que l'impossibilité d'atteindre l'exactitude absolue dans les mesures n'interdit dans ce domaine la recherche d'une exactitude suffisante.

Dans ces conditions, il ne suffit pas de dénoncer les habitudes trompeuses et de chercher à faire place nette pour la raison en les défaisant. La critique, si nécessaire soit-elle, n'effectue rien à elle seule, parce qu'il ne s'agit pas de sortir des mœurs, tout simplement, ce qui est impossible, mais de modifier les mœurs, et par conséquent de se former de nouvelles habitudes, y compris dans la manière de diriger plus efficacement sa pensée, de façon à conduire sa vie selon la raison, une expression dont nous savons maintenant qu'elle ne signifie pas la soumission à une règle donnée antérieurement, mais une nouvelle discipline où s'inventent et se forment lucidement de nouvelles mœurs.

Comment donc justifier le projet de modifier nos mœurs, s'il dépend de désirs antérieurs à la formation même de la raison qui devrait permettre de le justifier par des raisons rationnellement convaincantes ? Le point de départ est contingent, assurément, et il n'y a pas de moyen de démontrer à quiconque qu'il a tort de ne pas avoir le désir et les dispositions aptes à lui donner l'impulsion et à l'engager dans l'aventure, ou du moins à être sensible à ses séductions, surtout lorsqu'elles sont relevées par la rhétorique de ses partisans. Et rien n'interdit que cette rhétorique ne fasse appel aux arguments rationnels à mesure que la raison s'est constituée et se constitue dans les mœurs de ceux qui se disposent à l'aventure philosophique et la recherchent. Ainsi les vrais motifs rationnels ne sont pas donnés au départ, ou avant l'aventure, mais au cours de l'aventure elle-même, et d'autant plus qu'elle produit sa propre discipline de réflexion. Il est donc vrai que la philosophie s'exerce à travers la discussion et le raisonnement, mais c'est elle qui leur donne leur forme, de sorte que l'attrait même de la discussion philosophique s'avère bien être une disposition contingente que la discussion ne donne pas au préalable, mais ne fait que renforcer éventuellement.

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Nous nous trouvons ainsi dès le départ dans un cercle. Il faut déjà être philosophe, c'est-à-dire avoir la disposition ou le désir philosophique, pour pouvoir entrer dans l'aventure philosophique. Mais de l'autre côté, en tant qu'elle est projet de modification des mœurs, la philosophie vise à engendrer la discipline permettant à l'aventure philosophique d'avoir lieu et de se poursuivre. Malgré la première apparence, ce cercle n'est pas vicieux et ne nous bloque pas dans une aporie. Car la philosophie n'est pas un état final, d'abord étranger au chercheur, visé de l'extérieur pour des raisons également étrangères à elle. Dans ce cas, il serait impossible d'y entrer s'il fallait commencer par trouver de telles raisons pour s'en persuader. Car nous avons vu que la condition pour s'engager dans l'aventure philosophique ne peut se situer dans les raisons que la philosophie pourrait donner de la courir et que seul le philosophe peut comprendre. Car, au contraire, le projet philosophique ne sépare pas le projet de l'exécution, mais considère ces deux aspects comme appartenant simultanément à l'aventure philosophique, même s'ils restent distinguables. On ne devient donc pas philosophe pour de bonnes raisons, philosophiques, qu'on aurait mûrement pesées avant de s'aventurer, mais grâce à une disposition contingente, qui met en mouvement la roue. De même, on ne vit pas parce qu'on aurait décidé de naître, en connaissance de cause, comme certains mythes le racontent, mais parce qu'on est né, simplement, disposé à vivre. Par conséquent, ce que j'écris ici n'est pas un argument pour entrer dans un projet philosophique afin de persuader ceux qui n'en éprouvent pas le désir. Une telle tentative resterait parfaitement vaine. Ce dont il s'agit, c'est d'une invitation à réfléchir d'une certaine manière sur ce que cela signifie, lancée à ceux qui y sont disposés.

Le cercle dans lequel nous nous trouvons est celui de la réflexion, dont le mouvement est précisément circulaire, revenant toujours à son point de départ. Si la réflexion se satisfait en elle-même, le cercle tourne sur place, sans se déplacer. Telle pourrait être la contemplation, comblée dans ce parfait retour sur soi. Ici, il n'y aurait plus aucune différence entre le projet et l'accomplissement, la répétition ne visant plus rien d'autre qu'elle-même. Si le projet, sans se séparer de l'effectuation, s'en distingue cependant, alors le retour réflexif est accompagné par un déplacement. Ce n'est plus la roue libre qui tourne à vide (ou à plein si l'on préfère), mais celle qui mord sur le sol et avance en tournant. Quoiqu'elle change de place, il n'empêche que la roue doit dans ce mouvement-ci se trouver toujours tout entière également, et la philosophie continue à se présupposer au fond dans la forme de réflexion correspondant au projet philosophique. Mais laissons la métaphore. Dans ce projet, la philosophie est impliquée, et non seulement comme le motif du projet, mais également comme son objet. De l'un à l'autre, il y a un mouvement qui n'est pas seulement celui de la pure réflexion, mais également celui de la projection, de l'invention et de la modification, et ce mouvement n'est pas préliminaire à la philosophie ou étranger à elle d'aucune façon, mais il constitue son effectuation elle-même, un peu comme c'est le cas, de manière analogue, dans la contemplation.

Ainsi, la disposition à la philosophie présupposée chez le lecteur invité à participer au projet de modification des mœurs n'est pas à concevoir comme une faculté virtuelle, encore inactive et attendant d'être réveillée et actualisée (par un discours philosophique approprié, par exemple). C'est une disposition réelle, active, un mouvement pour le moins amorcé, une réflexion déjà en cours, des projets envisagés, peut-être déjà plus ou moins élaborés, une aventure commencée. Bref, c'est une disposition philosophique des mœurs elles-mêmes. Et comme, dans notre projet, il s'agit du développement des mœurs philosophiques, l'objet visé se trouve déjà d'une certaine façon dans le point de départ. Si nous pouvons découvrir ce qui dans nos mœurs constitue la disposition philosophique présupposée, alors nous saisissons aussi certains des traits importants des mœurs que nous désirons réaliser. C'est pourquoi le diagnostic des mœurs actuelles en vue d'en saisir les tendances philosophiques fait partie du projet lui-même.

Quant aux mœurs qui constituent la disposition philosophique, nous savons que ce sont certaines habitudes dominantes dans un caractère, celles de critique de l'autorité des mœurs et de recherche d'autres manières possibles de vivre. Lorsque ces habitudes sont assez fortes chez quelqu'un pour dominer les autres, elles conduisent à un examen réfléchi, conscient, intentionnel, de toutes les coutumes particulières et de leurs liens, à une invention voulue d'autres formes de vie, ainsi qu'à une volonté de modifier ses mœurs en vue de réaliser celles qui apparaissent comme les meilleures, c'est-à-dire les plus désirables. Autrement dit, la modification des mœurs devient un projet conscient et une discipline, celle-là même qui caractérise la philosophie. Or la discipline philosophique se définit par le fait qu'elle est non seulement volontaire et consciente, mais qu'elle est également rationnelle, dans le sens précis où la raison signifie ici la détermination autonome, réfléchie et lucide du désir. Cette discipline vise à remodeler les mœurs de celui qui la pratique tout en se constituant elle-même comme ensemble d'habitudes réflexives conduisant leur propre progrès. Nous pouvons nommer une telle discipline une méthode pour la distinguer de celles qui sont appliquées sans être réfléchies et modifiées en fonction de cette réflexion. Et parmi les méthodes, la méthode philosophique se distingue par le fait qu'elle se réfléchit également comme méthode, et constitue de cette façon une sorte de méthode de méthodes, comportant une invention de méthodes non plus dirigée vers un but fixé d'avance, mais réfléchissant la construction des fins elles-mêmes, selon la structure du projet philosophique.

Dans ces conditions le projet philosophique de modification des mœurs est nécessairement individuel. C'est dans l'individu seul en effet que la réflexion concrète des mœurs et de leurs désirs constitutifs peut avoir lieu, puisque c'est dans l'individu que le désir et les habitudes ne sont pas des objets plus ou moins abstraits, mais des puissances réelles, actives, qui en se réfléchissant ne se contentent pas de se voir de l'extérieur, mais se touchent, agissent sur elles-mêmes et se modifient.

Cela ne signifie pas qu'il soit impossible d'agir sur des désirs qui ne soient pas les siens propres et de transformer les habitudes des autres. Au contraire, rien n'est plus fréquent qu'une telle influence. Mais alors les effets produits dans la vie intime des autres sont chez ces derniers le fait d'une autorité étrangère, et non de la détermination philosophique. Toutefois le caractère foncièrement individuel de cette détermination ne signifie pas que la disposition philosophique suppose l'absence de telles influences. Au contraire, en reconnaissant sa constitution coutumière, le philosophe admet qu'il ne s'est pas donné son être et qu'il n'existe pas en lui de volonté parfaitement libre, située en dehors des déterminismes qui le constituent et lui permettant de s'extraire entièrement des mœurs, et par suite de l'influence de son milieu social et naturel. C'est pourquoi la constatation du fait de sa dépendance inévitable, aussi bien naturelle que sociale, ne représente pas pour lui une objection contre son projet de modification des mœurs. Nous savons en effet qu'il ne rêve pas de se dégager des mœurs afin de vivre dans le vide d'une sorte de liberté totale, mais qu'il veut entrer dans un mouvement de libération, dans une aventure dont la fin visée n'est pas un état de repos dans une perfection idéale immuable — quoique, naturellement, la fin doive arriver quand même et s'imposer à lui sous la forme de la mort, c'est-à-dire de la fin contingente de l'aventure, devenant ainsi le signe que celle-ci justement n'aura pas abouti à s'affranchir une fois pour toutes de la puissance qui conditionne la sienne propre.

Vu que la philosophie comme telle, comme activité, n'existe que dans l'individu, notre projet porte nécessairement en premier lieu sur la modification par l'individu lui-même de ses propres mœurs. Or ces mœurs sont à leur tour individuelles et apparaissent comme telles dans la discipline philosophique. Il est bien vrai, certes, qu'elles viennent pour une large part de l'influence de la société, que dans cette mesure elles sont partagées avec nombre d'autres personnes, généralement pour la plupart anonymes, et qu'elles portent en elles les marques de cette origine et de ce caractère social. Il n'empêche que la forme précise qu'elles ont prise chez chacun est particulière, voire singulière. Même chez l'homme le plus conventionnel, les mœurs communes ont pris un certain tour individuel au moins marginal. Et puis il y a des habitudes qui ont été prises en répondant à des situations purement individuelles, aussi bien dans le monde naturel que social, et qui ne dépendent qu'indirectement, par leur relation avec les autres coutumes, de l'ensemble des mœurs du milieu social environnant. La disposition à la philosophie agit d'ailleurs dans le sens d'une augmentation de ce genre d'habitudes déviantes par rapport aux mœurs communes, ne serait-ce que parce que la méfiance par rapport à leur autorité modifie déjà les façons ou habitudes de penser à leur égard. Enfin, les diverses coutumes d'un individu ne sont pas séparées les unes des autres, pas plus que les mœurs communes formant une culture ne sont vraiment isolables, mais elles restent au contraire marquées par la cohérence de l'ensemble. Ainsi, l'ensemble des mœurs d'un individu constitue son caractère, et chacune de ses habitudes est empreinte de ce caractère par la participation à leur système, de sorte que par là chacune d'entre elles est marquée du sceau de l'individualité. Et ici encore, le caractère de celui qui s'est mis à s'examiner et à se remettre en question, entre dans une histoire particulière dans laquelle il tend à se singulariser davantage à mesure qu'il se forme ses propres modèles au lieu de suivre seulement ceux de sa société. Cette individualité fondamentale de la vie des mœurs entraîne l'impossibilité de philosopher pour les autres, à leur place. Et même dans le domaine de la morale commune, on tient généralement l'individu pour ultimement responsable, alors qu'on lui demande pourtant la conformité aux mœurs du groupe et que le conformisme tend précisément à masquer le caractère irréductiblement individuel de cette responsabilité.

Le cercle de la réflexion conduit donc à envisager le projet de modification des mœurs comme concernant celui qui s'y engage, c'est-à-dire l'individu disposé à la philosophie et la pratiquant par conséquent, de telle sorte que ce sont ses propres mœurs qui sont à modifier en fonction de son propre intérêt. Autrement dit, ce sont les mœurs du philosophe, les mœurs philosophiques qu'il s'agit pour nous de tenter d'inventer et de former. Cela donne aussitôt à notre projet une orientation plus précise que s'il s'agissait de réfléchir à la modification des mœurs des hommes en général, ou de notre société plus particulièrement. La réflexion se donne d'une certaine manière un modèle, aussi large soit-il, celui que nous avons déjà esquissé de l'aventurier et plus précisément du philosophe.

Or ce modèle est paradoxal, il faut l'avouer. Il ne peut consister en une sorte de figure bien définie, qu'il suffirait de découvrir entièrement et de réaliser sous la forme précise qu'elle devrait prendre pour correspondre à l'individualité de celui qui doit l'incarner pour lui-même. Un tel modèle devrait être donné d'avance, et la recherche consisterait seulement à le trouver. N'étant d'abord qu'idéal, il faudrait le supposer présent dans le monde idéal, où il pourrait subsister encore caché, avant d'être découvert. En soi, il n'est pas absurde que de tels modèles puissent exister, préformés dans les diverses cultures et présentés aux particuliers sous diverses formes, à travers les arts, des récits, des mythes et parfois même des personnages historiques, comme des idéaux à imiter autant que possible. Ils représentent même certainement la forme la plus courante que prennent les modèles moraux. Seulement, pour celui qui est invité à les suivre, ils ne sont justement pas à inventer, mais à saisir tels qu'ils se donnent ou sont donnés. En revanche le modèle du philosophe ne peut préexister de cette manière et avec cette autorité dans le monde des idéaux, qu'on conçoive celui-ci comme absolu (ce qui est tout à fait illusoire) ou comme une création culturelle. Si la critique de toute autorité doit en faire partie, en effet, alors le modèle philosophique s'en dépouille lui-même, en invitant à contester toute autorité extérieure, et la sienne propre par conséquent. Il ne s'ensuit pas que de tels modèles ne puissent pourtant exister, mais seulement qu'ils ont alors ce caractère paradoxal qu'ils attirent et repoussent à la fois, et qu'ils attirent par le trait même qui renvoie l'imitateur à lui-même en lui demandant de reprendre sous sa propre autorité la création du modèle. En somme, la pure imitation est justement devenue impossible, pour faire place à une sorte d'inspiration, l'une proposant la reproduction selon une norme, l'autre suggérant une création.

En effet, lorsque la philosophie se situe dans les mœurs et leur modification, le ciel des idéaux n'a plus pour elle aucune subsistance, sinon comme fiction. La valeur comme l'existence des idéaux et modèles n'a plus sa source dans le monde qu'ils forment, mais dans les désirs et les mœurs qui les engendrent. Les dieux ne sont plus des êtres indépendants, ayant en eux-mêmes l'autonomie et la puissance que la fiction leur attribue, mais ils se révèlent des productions culturelles, n'exprimant rien d'autre que les désirs et les mœurs de leurs créateurs, les hommes (ce pourquoi ils ont une figure humaine améliorée, qu'ils soient des puissances amies ou hostiles). Et tandis que l'homme soumis aux mœurs reste dans l'illusion que donnent ces représentations du monde moral, le philosophe les dissout par sa critique, en retrouvant les moyens par lesquels ces fictions ont été produites, et en tournant ainsi son regard en arrière, pour ainsi dire, pour se placer dans la réalité dynamique des désirs et des mœurs et la comprendre à partir d'elle-même. Face aux dieux et aux idéaux de la fiction morale, il remonte les fils de leur création imaginaire jusqu'aux désirs qui les ont construits, s'y expriment (parfois de façon très détournée) et les expliquent. Aussi, dans le projet philosophique, dans la mesure où il ne s'achève pas dans ce démontage critique, mais entre dans la création morale, le philosophe s'appuie résolument et explicitement sur la réflexion lucide du monde des désirs et des mœurs, considérant ses projections, idéaux et modèles, comme des moyens par lesquels ceux-ci se travaillent et se modifient.

Le premier point d'appui, c'est donc la disposition philosophique elle-même. C'est elle qui est la source des modèles et des projets que se donne le philosophe. Comme cette structure de désirs et d'habitudes, non pas virtuelle, mais déjà existante, entièrement réelle, est dynamique, en mouvement, et capable de réfléchir sa puissance, de la projeter et de l'inventer, elle produit sans cesse des images de ses modifications possibles, qui ne se perdent pas dans un monde virtuel au-delà d'elle, mais représentent sa propre puissance et la forment, les modèles du philosophe impliquent leur création réfléchie permanente. Cela ne signifie pas que les mondes fictifs de la morale, ceux qui résultent des cultures diverses, vulgaires ou savantes, comme ceux qu'engendre le progrès philosophique lui-même, soient simplement dissous ou ignorés, car il fait partie du désir lui-même de créer des habitudes, de se projeter et de se modifier à travers cette projection elle-même, de se répéter en se réfléchissant et se réorientant, et par conséquent en se servant des idéaux et en se jouant dans leur monde fictif. C'est dire aussi que la disposition philosophique ne reste pas une sorte de point de départ fixe, historiquement situé et abandonné à un instant daté, mais qu'elle se modifie avec l'activité qu'elle engendre et se trouve ainsi emportée dans l'aventure philosophique, dans laquelle, tant qu'elle dure, elle reste actuelle. Elle est donc toujours la condition concrète de cette aventure, de même que la source et pour ainsi dire le modèle de tous les modèles qu'elle engendre et selon lesquels elle se projette.

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S'il est possible de se faire une idée générale et imparfaite du modèle du philosophe et de ses mœurs, afin de penser ainsi l'objet de notre projet, c'est vers l'analyse de cette disposition philosophique, déjà présente par hypothèse (et en réalité, si nous pouvons entrer dans le projet), qu'il faut nous tourner afin de la définir. Rappelons qu'il n'y a pas d'essence du philosophe (ni d'aucun autre caractère moral du reste) en dehors des idées que nous en produisons, en connaissance de cause ou non. Il n'existe donc pas non plus de définition inconditionnée de la disposition philosophique. Celle-ci se trouve exemplairement dans l'histoire chez un certain nombre d'individus, que, très approximativement, notre tradition considère comme philosophes. Or, comme nous savons que seuls ceux qui ont cette disposition peuvent la connaître et la reconnaître vraiment, cette tradition elle-même ne vaut que dans la mesure où elle n'est pas une quelconque histoire des philosophes faite par des savants qui y demeurent étrangers, car alors ces derniers ne possèdent pas les critères pour discriminer les philosophes d'autres personnages semblables à eux de l'extérieur seulement, tels que sont réputés être les sophistes par exemple. Or dans les faits, l'idée de la tradition philosophique que nous avons dans notre culture est précisément le produit d'une communauté de savants de toute sorte, dont certains étaient peut-être philosophes, mais dont beaucoup, selon toute apparence, ne le sont pas. Il est donc fort à parier que cette tradition, ainsi construite, nous présente un mélange confus de « sophistes » et de philosophes, où l'on aurait grand tort de puiser au hasard, en toute confiance, des modèles de philosophie, à supposer que l'aventurier de la philosophie puisse se laisser aller à une telle facilité et à faire si peu usage de son esprit critique. Il vaut mieux considérer cette tradition pour ce qu'elle est et s'attendre à y trouver côte à côte les sophistes et peut-être les philosophes, indistinguables les uns des autres pour un regard extérieur. Et l'on ne peut attendre des historiens de la philosophie qu'ils fassent le tri, puisque nous avons vu que leur qualité de savants comme telle ne les en rend pas capables. Ici encore se manifeste le cercle de la réflexion : il faut être philosophe pour reconnaître le philosophe. Et sans la disposition philosophique, on ne sait donc pas vers qui se tourner pour apprendre ce qu'est la philosophie, sans compter que même si, tâtonnant ainsi à l'aveugle, quelqu'un tombait par hasard sur la bonne personne, il ne la comprendrait pas, à supposer qu'elle veuille bizarrement, peut-être par une certaine forme d'humour, se fatiguer en vain à dispenser son enseignement.

C'est donc dans la disposition philosophique concrète, telle qu'elle agit, s'exprime et se réfléchit elle-même que notre projet doit chercher et trouver les éléments des modèles du philosophe. Autrement dit, seul l'individu même qui prémédite le cours de son aventure philosophique peut fournir et trouver en son propre sein les principes selon lesquels il peut produire les modèles qu'il désire reproduire et personnifier. Pour ainsi dire, la disposition philosophique individuelle est le modèle des modèles qu'elle se donne. Et c'est pourquoi elle en est également en dernier ressort le seul juge. Il en résulte aussi que ces modèles, et les projets philosophiques par conséquent, sont à leur tour individuels. Peut-être n'y verrait-on aucun paradoxe s'il s'agissait d'autres aventures. Car ne voit-on pas des hommes se dégager suffisamment de la morale commune pour affirmer des goûts singuliers, réprouvés par la plupart comme scabreux et peu raisonnables, et rester sourds à toutes les tentatives de les en dissuader ? Eux aussi, ils trouvent dans la structure de leurs désirs la disposition à l'aventure, et à l'aventure précise qui les captive, et ils font de leur goût le critère ultime pour juger de ce qu'ils veulent entreprendre. Tel veut traverser une mer dans une barque, et ne s'en laisse détourner ni par la description des extrêmes dangers qu'il va courir, ni par les arguments les plus forts pour lui montrer que son acte serait entièrement inutile et dépourvu de tout sens commun. Son irrésistible désir suffit à donner signification et importance à son projet, et c'est son critère définitif. Mais précisément, dans sa propre logique, cet aventurier peut parfaitement laisser parler les gens de bonne volonté, écarter leurs conseils sans y répondre, et se contenter d'affirmer sa volonté, si arbitraire soit-elle et paraisse-t-elle en effet. En revanche, nous avons reconnu le philosophe adepte de la discussion et de la raison, de sorte qu'il ne peut pas se contenter d'affirmer tout net son libre arbitre, sans en faire l'objet d'une réflexion rationnelle et répondre au moins pour lui-même aux objections qu'on peut lui faire.

Certes la discussion est pour le philosophe un moyen indispensable, mais elle ne compte vraiment pour lui que dans la mesure où elle est bien une discussion philosophique. Et ici encore, il faut pour en juger savoir ce que cela signifie, et s'en rapporter finalement à la disposition philosophique elle-même. Non seulement il y a bien des formes de discussions, dont la valeur diffère beaucoup, mais il y a également bien des logiques, dont les logiques discursives courantes ne sont que des aspects superficiels, et dont l'utilité doit être estimée en fonction des usages. Il y a ainsi des contradictions qui ruinent et invalident entièrement un raisonnement, et d'autres qui signalent seulement le passage à une autre forme de logique et sont au contraire l'effet de la cohérence du raisonnement sur cet autre plan. C'est pourquoi l'aptitude à démontrer ou à faire valoir simplement ses idées dans un débat ne représente pas la preuve décisive de leur vérité. De même que seuls les philosophes peuvent reconnaître les philosophes, de même il sont seuls à pouvoir juger d'un argument et d'une discussion entière selon la logique philosophiquement pertinente. Ainsi, encore une fois, c'est donc bien en fin de compte leur disposition philosophique individuelle qui fournit les critères.

Certains préjugés de notre morale commune seront ici choqués et exciteront un sentiment de répulsion. Qu'une tête brûlée se lance dans les périls faute d'écouter les bons conseils, passe encore, c'est un inconscient qui ne conteste pas ainsi le caractère raisonnable de ces avis, mais reste sourd à la raison. En revanche, que l'on puisse prétendre fonder la raison sur ses propres dispositions, en les déclarant gratuitement vrais principes de raison, voilà qui est tout à fait intolérable et révoltant. Mais cette révolte n'est plus celle du sens de l'aventure chez l'individu. Elle est au contraire celle de la morale commune face à la contestation des principes supposés de sa légitimité. Elle exprime la haine profonde du bourgeois face à la philosophie. Nous, clame-t-il, la société ou la bonne société, sommes les dépositaires de la raison et de la sagesse. Nous pouvons admettre qu'elle reste souvent cachée, qu'elle tolère dans la réalité de nombreux écarts, qu'elle réclame des améliorations, qu'elle ne se révèle même qu'imparfaitement, mais nous savons qu'elle réside chez nous et que nous sommes, plus ou moins bien, ses véritables représentants, non pas individuellement, mais en corps, et chacun de nous en tant que nous exprimons ce corps, c'est-à-dire la morale ou les bonnes mœurs communes.

Et le sophiste bourgeois saura fournir un nom pour consacrer la condamnation. Il verra dans cette position une forme de solipsisme, le péché par excellence, si l'on peut dire, plus grave encore que l'égoïsme, qui, remarquera-t-il au passage, lui est d'ailleurs apparenté. Et il contestera aussitôt à cet horrible personnage le droit de s'exprimer, sous prétexte que ses prétentions le condamnent à rester totalement enfermé en lui-même et à se limiter à l'affirmation stérile de sa misérable et coupable singularité. A écouter ses imprécations, on croirait voir le bourgeois décrire en négatif son dieu, celui qui soutient de son autorité la morale de sa société, qu'elle soit son petit milieu ou l'humanité.

Raillons donc cet épouvantail en passant outre.

Quant à nous, nous savons bien que la disposition philosophique n'est pas une volonté immotivée, sans cause ni lien, entièrement isolée, absolue en somme, mais une constellation de mœurs, venant de la nature et de la société, de notre constitution physique et psychique, d'une longue histoire commune et personnelle, d'obéissances, de désobéissances, de révoltes, d'inventions, de réflexions par lesquelles elle s'est modifiée comme le font les mœurs, pour acquérir cette structure dans laquelle nous avons reconnu la disposition philosophique, et qui est foncièrement individuelle, ce qui ne signifie en aucune façon figée et refermée immuablement sur elle-même. C'est pourquoi nous marchons et passons, à l'aventure à travers le vaste monde, des choses, des animaux, des hommes, des idées, mais selon la seule norme et le seul décret de notre propre jugement le plus éclairé.

Quand j'examine ma propre disposition philosophique, suis-je renvoyé à moi seul, pris à jamais dans les limites de ma singularité ? En un sens oui, mon expérience entière étant irréductiblement singulière. Et pourtant non, ma singularité projetant autour d'elle mille généralités et s'en nourrissant. Je dispose ainsi du langage, qui me situe lorsque j'y recours, lorsque je pense à travers lui, dans le domaine des généralités pour l'essentiel. Je me pense moi-même en suivant les similitudes de mon expérience et en en formant des idées abstraites, générales, à partir desquelles je situe ma propre singularité dans ce domaine de généralités dans lequel je me pense aussi. Mon langage est dans une large mesure celui des autres hommes qui le parlent aussi, quoiqu'ils ne parlent ni ne pensent tout à fait comme moi. Car dans toutes ces généralités et mœurs communes dans lesquelles je pense et vis, je ne me détermine toujours qu'en fonction de mes propres mœurs et de mes propres désirs, que je les croie communs et généraux et les soumette aux modèles autorisés, ou que je les sache reformés par moi.

C'est aussi mon aptitude à formuler mes idées à travers des généralités telles que celles que m'incite à former la langue de ma culture, qui me permet d'entrer en discussion avec d'autres, y compris à propos du caractère purement individuel et singulier de ma disposition philosophique. C'est précisément ce que je fais ici, me situant bien au niveau d'idées générales, et signifiant ce qui leur paraît le plus contraire, sans faire pour autant violence à la langue, dont je respecte suffisamment la grammaire ou la logique, même pour formuler les paradoxes qui invitent à entrevoir à travers son voile une autre logique. Mes pensées, si individuelles soient-elles, peuvent ainsi rejoindre d'autres hommes à certaines conditions, que je peux même définir généralement. Et davantage encore, mes projets peuvent se dessiner à mes propres yeux selon les linéaments des idées générales que j'utilise dans mes projections, quand bien même je ne renonce pas à les rendre aussi singulières et individuelles que possible. Et en observant comment mes idées se produisent, je sais qu'elles trouvent bien toutefois leur principe dans ma disposition philosophique propre.

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Acceptons donc, par hypothèse ou par conviction, l'idée que le caractère individuel et singulier du point de vue requis par le projet philosophique n'interdit aucunement le recours à des idées générales, pourvu qu'on ne les imagine pas comme existant en elles-mêmes indépendamment du processus de leur formation à partir de l'expérience singulière.

Ce point de vue est inscrit dans la conception de la philosophie comme foncièrement morale, c'est-à-dire comme n'étudiant pas seulement les mœurs, mais comme se jouant en elles. Dans cette perspective, la connaissance de soi est une connaissance de ses propres mœurs, y compris de leurs constituants, les structures de désirs qui s'y forment et qui les forment. Et nous savons aussi qu'à cause du caractère dynamique des désirs et des mœurs, leur connaissance réflexive, à partir d'eux-mêmes, est nécessairement active à son tour. En d'autres termes les idées impliquées dans un tel genre de connaissance ne peuvent pas se réduire à des objets passifs de vision ou de perception, comme on les imagine dans la théorie. Ces idées dynamiques diffèrent de sortes de tableaux des choses, comme extraits d'elles, extériorisés, dématérialisés à la manière de leur image dans un miroir. Elles comportent au contraire de manière indissociable la tension du désir ; elles sont des sentiments (c'est-à-dire des formes du désir), des images créatrices des réalités et des fictions, des habitudes formant des structures dynamiques, persistantes et souples à la fois, des actions organisées et s'organisant. C'est pourquoi quand je me considère dans cette perspective, je ne peux me dissocier en deux parties, dont l'une, pure conscience, observerait l'autre, transformée par cette conscience ou pour elle en simple objet psychologique. Mes dispositions disposent également de mon regard sur elles. Mes sentiments affectent de part en part la façon dont je les perçois ou les éprouve. Et loin que je ne ressente comme dérangeante cette présence du sentiment dans la conscience que j'en ai, j'estime au contraire cette implication essentielle, indispensable au caractère moral de ma réflexion. C'est ce qui donne à ce regard porté sur moi-même pour me comprendre le caractère d'un diagnostic, dont la méthode a été explorée dans l'introduction au séminaire précédent[], et peut être ici présupposée. Mais nous avions remarqué également que, si, dans la perspective philosophique, le projet implique le diagnostic, l'inverse est également vrai. Car les mœurs que j'inspecte en moi ne se figent pas pour prendre la pose comme le modèle devant le peintre. Elles s'affirment, se reproduisent, se projettent, se tendent dans leur mouvement vers l'avenir, bref, elles se font projets. C'est dire que ma disposition n'attend pas de la part de je ne sais quel principe actif séparé en moi, tel qu'une volonté, que j'en fasse le point de départ d'un projet. En cherchant ce point de départ, en effet, ce sont toujours déjà aussi des projets que je trouve. Je ne peux donc pas initier véritablement mon projet, mais seulement le modifier de l'intérieur, quels que soient par ailleurs les appuis extérieurs que je me cherche.

Si j'interroge chacun de mes désirs séparément, comme s'il était mon seul maître, dégagé de la pression et de l'influence de tous les autres — à supposer que je puisse vraiment distinguer parfaitement et isoler ainsi mes désirs —, chacun affirmera qu'il vise sa complète satisfaction ou réalisation. Mon ambition voudra que je me rende maître de tous ceux que je côtoie, dans ma famille, mon milieu de travail, mon village, puis regardera aussitôt au-delà, et me demandera de prendre la direction du pays, puis du monde, et enfin voudra aller au-delà, me transformera par l'imagination en un dieu très puissant, très savant, et au-delà encore, tout-puissant, tout connaissant, exigeant non seulement la soumission, mais l'amour de tous les hommes, et pourquoi pas ? de tous les animaux et de tous les êtres. Mon ambition ira jusque là, mais elle sera alors épuisée, presque dissipée, et elle reviendra à du plus connu, et sans abandonner tout à fait sa divinité, elle s'occupera de mes familiers, du village, peut-être du pays, et à peine du reste de l'humanité dans la mesure où elle influe sur mon petit milieu où je serai le tyran bien aimé. Ainsi, continuant mon enquête, je verrai chacun de mes désirs accomplir un mouvement semblable, son projet propre en quelque sorte. Et si maintenant je les interroge par groupes, alors ce sera une lutte, une diplomatie où chacun tentera de conserver le plus possible de son propre projet, en l'aménageant pour tenir compte de l'effort similaire des autres, tous allant ainsi vers un projet commun bien plus complexe. Et si je les interroge enfin tous ensemble, alors c'est encore la même lutte, les mêmes tractations, mais dans un tumulte où je ne discerne plus que les voix les plus fortes, et qui ressemble passablement à ce que je perçois du monde de mes propres sentiments dans la vie réelle.

En réalité, ce monde intérieur est organisé par une quantité d'habitudes qui régissent les rapports de mes désirs, leur donnent leur place et leur forme concrète, leurs champs d'action privilégiés, et déterminent leur influence habituelle sur les autres, ainsi que leur puissance de maintenir et de modifier mes mœurs, à travers elles. Chacune de mes habitudes tend également à se reproduire, à s'étendre. Mais dans cette affirmation de soi, elle restera généralement plus modérée que les désirs particuliers et se contentera de s'exercer dans un monde réel, limité, servant de contexte normal à son action, sans prétendre à s'assimiler la toute-puissance de la divinité, où elle perdrait trop évidemment son sens et son existence. C'est pourquoi, dès que les projets se situent dans les mœurs et leurs modifications, ils se portent davantage vers les transformations réellement effectuables de la réalité actuelle. En somme, les habitudes, à côté de leur tendance à se poursuivre et à s'affirmer pour elles-mêmes, ont une autre tendance, en partie inverse, à s'adapter à l'environnement et aux autres habitudes. Cette tendance à l'adaptation réciproque empêche généralement les coutumes de se détacher les unes des autres, et explique le fait que les mœurs composent des systèmes où elles se reproduisent et se soutiennent ensemble. Ces systèmes forment dans les sociétés, les cultures, et dans les individus, les caractères.

L'homme respectueux des mœurs établies, celui que nous avons appelé le traditionaliste, ou le bourgeois, vit, agit et pense autant que possible dans un tel système. Il tend à considérer sa culture comme définissant le domaine de la réalité, un domaine qui peut être vaste et complexe d'ailleurs, comprenant des techniques, des sciences, des arts, des représentations morales et religieuses, et ainsi de suite. Et de même, il tendra à se maintenir dans les limites d'un caractère, qu'il se sera formé selon des modèles de personnalités présents dans sa culture, et correspondant à sa situation sociale, professionnelle, politique, physique. Si, lors d'une crise quelconque, il est amené à modifier ses mœurs, il cherchera à s'en donner de nouvelles déjà présentes, par exemple dans son nouveau milieu, s'il en a changé ; ou s'il doit innover, il essaiera de le faire le moins possible, considérant les mœurs existantes comme définissant la réalité dont il ne doit pas s'éloigner en principe. Ses projets moraux seront donc rares, exigés par des circonstances extérieures impérieuses, et très réalistes dans le sens qu'on donne communément à ce terme, à savoir précisément respectueux des mœurs en vigueur, ne les prolongeant au besoin qu'à peine, et de façon à donner l'illusion que l'innovation n'était que le retour à des mœurs déjà données dans la tradition. Ses désirs seront presque tous, presque toujours, liés, modelés par les mœurs ambiantes, et tendront à s'y conformer, même les élans supposés spontanés trouvant leur forme dans des coutumes agréées, parfois ritualisées, comme les beuveries des jeunes gens, les démonstrations communes et bruyantes d'émotions dans les stades, les rites amoureux des couples, les mines et sentiments appropriés aux enterrements, et ainsi de suite.

Il en va autrement pour l'aventurier. Il est vrai que si son esprit d'aventure n'est pas très prononcé, il pourra se satisfaire des aventures prévues dans les diverses cultures et liées notamment à certains métiers, tels que la chasse, la guerre, le commerce maritime, etc., et il pourra également trouver déjà fournis par sa culture les modèles de caractères appropriés. Mais dès que l'esprit d'aventure est plus fort et prend un caractère plus personnel, alors l'invention devient plus nécessaire, et des désirs non encore entièrement mobilisés dans les habitudes se font valoir, se dégageant des anciennes habitudes et prenant en charge la création des nouvelles. Dans cette mesure, les frontières de la réalité définies par les cultures et les caractères préexistants sont transgressées par l'élan spontané du désir, qui se projette au-delà. Et nous savons que chacun de ces désirs libres tend à se projeter à l'infini en s'inventant son propre monde. L'imagination est ici mise en œuvre pour produire les fictions désirées, c'est-à-dire ces mondes qui débordent de la réalité définie par les manières habituelles de penser, de sentir et d'agir. Lorsque les désirs qui poussent à l'aventure sont les plus vifs, lorsqu'ils se réduisent de plus à un petit nombre de désirs dominants, voire à un seul, alors la passion pour les fictions les plus fantastiques devient irrésistible. Mais l'aventurier prêt à remettre en question toutes les mœurs, et par conséquent toute la réalité qu'elles définissent, n'est-il pas celui que nous avions reconnu comme le philosophe ? Fait-il donc partie de son caractère de se lancer éperdument dans les mondes de la fiction ? Il nous semblerait que cette description corresponde davantage au tempérament du poète et de l'artiste, les aventuriers de l'imagination en quelque sorte. En effet la parenté entre le philosophe et l'artiste est évidente. Quand les philosophes décrivent les modèles qu'ils se créent, ne les voit-on pas pousser la fiction à ses extrémités ? Ils nous dépeignent le sage comme un dieu, parfaitement heureux, au-delà de toute souffrance, passant parmi les hommes indifférent à leurs soucis, insensible à leurs malheurs, comme si la réalité de la psychologie commune n'était plus la sienne, à lui, parfaitement maître de lui-même, comme délivré des pesanteurs de son corps. Et quand ils envisagent de modifier la société, les philosophes inventent des utopies dont l'ordre parfait, bien éloigné de celui des sociétés réelles, rend tous leurs habitants heureux et les transporte dans un monde plus proche de l'âge d'or des poètes que des cités réelles, cibles d'ailleurs de mille critiques et condamnations ravageuses lancées de ce ciel idéal. Est-ce donc là le projet philosophique, l'invention d'idéaux parfaits, du sage et de l'utopie ?

Dans cette hypothèse, quel serait le désir qui se serait rendu maître de ce projet, aurait formé les habitudes dirigeant l'imagination vers l'élaboration stricte de tels idéaux et aurait forgé et imposé la discipline orientant tous les désirs vers ce but ? Dans les idéaux individuels et collectifs que nous avons cités, il s'agissait du bonheur parfait de ceux qui entreraient dans le nouvel ordre des mœurs inventé par le philosophe. Faut-il en conclure que le désir responsable soit celui du pur bonheur ? En un sens, il est difficile de le nier. Mais si nous affirmons que le désir dominant définissant la disposition philosophique est celui du pur bonheur, cette thèse ne paraît pas permettre de discriminer entre cette disposition et toutes les autres. Car quels sont les hommes qui ne désireraient pas, et même ardemment, être heureux ? Le désir du bonheur semble en effet le mieux partagé parmi les hommes, voire parmi les vivants pour autant que nous sachions. Pourquoi ce même désir pousserait-il la plupart à se soumettre aux mœurs transmises et à en faire les garants de leur bonheur, tandis qu'il inciterait quelques autres à inventer l'idéal d'un pur bonheur, pour se satisfaire de le contempler dans les plus belles parures que peut lui prêter leur imagination, comme les poètes, ou pour tenter, comme les philosophes, de l'atteindre à travers l'effort gigantesque d'une réforme totale des mœurs ? Il semble qu'il ne puisse s'agir du même désir de part et d'autre. Mais peut-être la différence réside-t-elle dans son intensité plus que dans sa nature (à supposer que l'intensité ne fasse pas partie de sa nature, ce qui n'est sans doute pas vrai à la rigueur). En effet, la sagesse populaire insiste souvent sur le fait que ce désir doit rester modéré et qu'il faut savoir se contenter d'un bonheur modeste, sous peine de courir le risque de le perdre entièrement et de tomber même dans les malheurs réservés aux prétentieux, tandis qu'évidemment le désir du poète et du philosophe se caractérise justement par l'immodération contre laquelle la morale traditionnelle met en garde. C'est cette immodération, le refus de se satisfaire d'un bonheur médiocre, qui incite le poète à s'en représenter un plus sublime, dont l'imagination puisse étancher un peu sa soif. Et l'ambition du philosophe est bien plus extrême encore, qui le mène à vouloir réaliser effectivement un tel idéal.

Cette échelle des intensités du désir de bonheur est certainement réelle. Mais c'est en partie une illusion inhérente aux habitudes linguistiques qui nous fait croire que ce que nous nommons par un même mot est une même chose. En vérité ce que nous appelons désir du bonheur, ce n'est pas un désir différent des autres, jouant pour ainsi dire son rôle à part. Chacun a dans les faits son idée du bonheur qui n'est pas identique à celle des autres. L'un vous dira que c'est la vie familiale réussie, un second que c'est le pouvoir obtenu dans la réussite politique, un troisième que ce sont les avantages que procure la richesse, un quatrième que c'est d'abord le plaisir de la connaissance, un cinquième que c'est la célébrité ou d'être aimé de tous, et ainsi de suite. Et aucun n'aura par là décrit ce qu'il entend par bonheur, parce que chacune de ces caractérisations n'indique qu'un désir dominant, et non la constellation de tous ceux qui s'y agrègent et exigent aussi leur satisfaction. Car qui se dira vraiment heureux si un seul de ses désirs, serait-ce le plus grand, est satisfait, éventuellement au détriment de tous les autres ? En vérité, alors que chacun de nos désirs dessine un aspect du bonheur que nous espérons, le bonheur semble quant à lui consister dans la satisfaction de leur ensemble, ainsi que dans le mode de vie approprié. Car ce que nous signifions par bonheur, c'est une idée abstraite, générale, correspondant à mille réalités différentes, selon la composition des désirs propre à chaque individu, plutôt qu'à l'un des désirs plus spécifiques dans cette composition. Bref, l'homme heureux n'est pas celui qui satisferait un désir précis, celui du bonheur, mais celui qui satisferait l'ensemble de ses désirs, ou au moins de ses principaux désirs, quels qu'ils soient. Et c'est sans doute pour cette raison que, alors que les êtres diffèrent fortement par leurs désirs, ils se rencontrent néanmoins dans leur désir de bonheur, qui ne signifie que leur désir de satisfaire leurs désirs, ce qui va de soi, sans désigner aucune parenté particulière entre leurs idées du bonheur, celle de l'un pouvant même représenter une manière de vivre détestable pour l'autre.

A la réflexion cependant, le désir de bonheur n'est pas nécessairement une simple abstraction sans correspondance avec aucun désir spécifique. Car si l'on considère le fait que les désirs ne se situent pas tous sur le même plan, mais qu'il existe également des désirs de désirs, s'échelonnant à divers niveaux, il semble bien qu'on puisse situer le désir de bonheur à un tel degré supérieur de réflexion. Examinons en effet nos désirs. Il est bien certain que chacun d'entre eux vise sa propre réalisation et satisfaction, et qu'il y trouve en quelque sorte son propre bonheur ou plaisir particulier. Et si nous pouvions vivre selon un seul tel plaisir, étant assez simples par exemple pour nous contenter de pouvoir nous nourrir, alors nous trouverions notre propre bonheur dans sa satisfaction. Mais, parce que nous avons d'autres désirs, nous dirons plutôt que nous avons certes du plaisir à nous nourrir, et même que ce plaisir importe à notre bonheur, mais non pas qu'il le constitue à lui seul. Lorsque nous considérons notre bonheur, nous nous plaçons à un point de vue plus élevé que celui de chacun des plaisirs spécifiques qui nous paraissent dignes d'être recherchés pour l'accomplir. Et comme tout point de vue est celui d'un désir, c'est bien également un désir concernant l'ensemble de nos autres désir que nous désignons comme notre désir de bonheur. Ce désir paraît devoir prendre la forme d'un désir d'organisation des autres désirs, de manière à en permettre la plus complète satisfaction compatible avec le système qu'ils forment, et qui est l'objet propre du désir de bonheur. Or cette organisation ne s'épuise pas dans celle des habitudes liées aux autres désirs, mais elle la réfléchit, la reprend, établissant de nouvelles habitudes régissant autant que possible les autres, et dans la mesure où elle est consciente, elle constitue une discipline et le projet d'une telle discipline.

Si maintenant nous retraduisons notre échelle des intensités dans cette manière de voir, alors nous voyons apparaître des genres de désirs de bonheurs réellement différents les uns des autres. Dans le premier type, celui de l'homme de la tradition, le désir de bonheur est celui de se confier à une autorité étrangère, pour se reposer en quelque sorte sur celle qui l'a déjà pris en charge, et il correspond à une habitude spécifique de second degré, celle de suivre les mœurs établies. Cette habitude est plus ou moins consciente, mais elle ne le devient davantage que dans les périodes de crise, où la référence à la morale ordinaire n'est plus suffisante pour répondre aux questions posées par les nouvelles situations. Elle peut alors donner lieu à quelque forme rudimentaire de discipline, consistant à rendre systématique l'habitude de suivre les mœurs données et de trouver le plus possible toutes les solutions en elles. Elle peut même prendre des formes intellectuelles d'apparence critique dans la défense idéologique qu'elle mène à ses frontières, produisant notamment des discours dans lesquels s'affirme la logique du discours normal et de la morale ordinaire qui s'y exprime, tentant ainsi de se refermer sur soi dans le système des mœurs existantes. Le poète, quant à lui, est affecté par la conscience de l'impossibilité de la réalisation du bonheur qu'il désire, c'est-à-dire de l'ensemble de ses désirs, moraux ou non, et il déplace cette réalisation de la réalité qui ne la permet pas à la fiction où elle peut trouver une satisfaction partielle dans un monde plus malléable à l'entreprise imaginaire, constituant ainsi une discipline de vie imaginaire. Enfin le philosophe, comme nous le savons, entreprend de travailler ses mœurs elles-mêmes pour en reconstituer un nouveau système apte au bonheur réel, selon une méthode destinée à associer l'intensité du désir, la lucidité et l'autonomie réelle.

Dans cette perspective philosophique, l'usage de la fiction joue un rôle différent de celui qu'il a en poésie (selon la description que nous en avons donnée), puisqu'il ne s'agit plus de créer un monde parallèle dans lequel se retirer au besoin de la réalité insatisfaisante, mais de créer des instruments pour la modification de la réalité, à commencer par celle des mœurs. En ce sens, l'utopie du philosophe diffère fortement des âges d'or ou des pays de Cocagne poétiques par le souci du rapport à l'action de transformation de la réalité. Dans la description de l'âge d'or, il suffit de séduire l'imagination pour inciter à jouir de la représentation d'une vie fictive, qu'on ne se soucie ni de réaliser, ni de faire servir dans notre manière réelle de vivre. Il suffit d'une certaine vraisemblance très imparfaite pour nous permettre d'entrer dans la fiction, mais il n'est pas nécessaire ni utile que cette vraisemblance soit suffisante pour servir de modèle à la transformation de la vie concrète. Au contraire, l'utopie s'impose des contraintes dans le but de servir à cette transformation, et pour cette raison elle prend la nature humaine telle qu'elle est ou peut devenir par des modifications réelles, notamment de l'ordre social, et elle se contente de feindre librement les circonstances historiques qui, selon les calculs de l'utopiste, en permettraient la réalisation. Par ces exigences, quoique fictive, l'utopie cherche à donner un modèle en principe réalisable et à orienter l'esprit vers le jeu d'un usage de la fiction comme motivation et idéal d'action effective. On voit comment, par opposition aux idéaux abstraits, supposés absolus, l'utopie représente une élaboration imaginaire reliée à la vie concrète des mœurs, et trouvant ses sources dans l'expérience réelle, particulière, des hommes ou de certains d'entre eux. Et le travail d'élaboration de l'utopie a bien lieu selon la discipline philosophique, qui part de l'analyse concrète de sa propre disposition morale, des idées en ce sens, comportant les sentiments, les images de l'imagination, et les mœurs réelles, aussi bien que les abstractions. Il en va de même pour les idéaux philosophiques du sage, qui ne sont pas le produit d'une fantaisie inventant des hommes aux capacités surnaturelles, mais des conceptions d'hommes réels, naturellement très doués et améliorés grâce à une méthode géniale et à une discipline consommée, aboutissant à former un caractère exceptionnel, mais dans les limites des possibilités humaines en principe.

Ces idéaux ne sont pas des normes, ils ne représentent pas l'homme normal ni ce que celui-ci peut et devrait devenir en général, mais un sommet à peine atteignable à la limite. Ils ne sont proposés ni à la simple imitation, ni à une réalisation entière, tels quels, mais ils manifestent l'extrémité de nos possibilités et nous invitent à en concevoir d'aussi sublimes pour guider notre propre formation de notre caractère et de la culture la plus désirable. Ainsi, le fait que l'invention conduise à diverses utopies et à divers idéaux de sagesse, très éloignés de la réalité humaine commune, n'est pas une imperfection, une objection contre chacun d'entre eux, mais le sceau d'une démarche intellectuelle reliant la généralité à la singularité jusqu'au point extrême de la projection.

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Si, dans la construction des idéaux, nous considérons la différence entre la fantaisie poétique et la fiction philosophique, nous pouvons constater que la première se situe dans le monde du rêve, et que ce qui donne à la seconde son caractère pratique, c'est, dans le traitement des désirs et des mœurs, le degré d'attention aux systèmes qu'ils forment concrètement. Plus on isole certains désirs ou groupes de désirs pour en exprimer la projection, plus on construit des figures de rêve. Plus au contraire on s'efforce de saisir les désirs engagés dans des mœurs concrètes, et celles-ci en tant qu'elles s'organisent en système, plus on s'approche de projets réalisables. C'est pourquoi, à l'extrémité, c'est le système singulier des mœurs et des désirs de l'individu qui doit être réfléchi dans le projet de leur modification. Et de manière générale, lorsqu'on se soucie de ne pas suivre la seule inspiration d'un désir ou d'une habitude, si forts soient-ils, mais de ressaisir les liens qui les rattachent à d'autres, plus on les saisit dans leur réalité, et plus, à partir de cette conscience des structures de son propre système d'habitudes, on peut projeter et construire des modèles efficaces de leur modification. Il importe donc de penser nos mœurs non pas seulement dans leur isolement, mais aussi dans leur solidarité, à l'intérieur de notre caractère individuel ou des divers types de caractères, comme dans notre culture précise et dans les diverses formes que peuvent prendre les mœurs sociales.

Cependant cette solidarité des mœurs n'interdit pas que dans une culture, au lieu de former un unique système très homogène, celles-ci constituent au contraire des cultures particulières, souvent partielles, plus ou moins intégrées à la culture globale, sans pour autant exclure qu'il ne subsiste entre elles des tensions plus ou moins importantes, aboutissant parfois à la destruction de la culture générale. Et il en va de même dans les caractères, qui ne sont pas tout à fait homogènes non plus, mais font place à divers caractères partiels, sectoriels, constituant comme des personnages plus ou moins bien intégrés dans le caractère individuel, tout en s'affirmant aussi pour eux-mêmes, entrant en tension avec d'autres, et s'affirmant plus fortement dans certaines situations, parfois au point de faire presque éclater l'unité de la personne (voire de la scinder tout à fait dans certaines maladies mentales). Au demeurant, cette diversité interne des cultures et des caractères ne représente pas toujours des défauts de l'unité systématique globale. Il arrive qu'elles soient réellement constitutives du système. On peut en distinguer en effet de deux sortes. Les premiers produisent et maintiennent l'unité en organisant aussi directement que possible la cohérence des coutumes singulières, ou en évitant le plus possible toute contradiction entre les sous-systèmes et entre tous leurs composants. Il en résulte des cultures très fortement unifiées, où tous les domaines d'activité semblent dépendre immédiatement de mêmes principes, d'un côté, et de l'autre des caractères entiers, reconnaissables en toute situation et agissant de la même façon en toutes circonstances, presque sans variations. Le second type de système procède à l'inverse, il forme de nombreuses unités inférieures, relativement autonomes, adaptées à des situations diverses, voire diversement à de mêmes situations, en tension entre elles, mais s'accordant selon des principes ou des coutumes de niveaux supérieurs, destinés à régir ces tensions en les empêchant de conduire à la rupture sans les abolir. Dans ces cultures, l'unité est moins apparente et elle peut parfois sembler même absente, rendant étonnante la subsistance commune des diverses cultures partielles. Elles s'étagent en effet sur divers niveaux, où les supérieurs contrôlent les inférieurs, et produisent en eux leurs mœurs spécialisées pour la résolution des conflits à ces niveaux selon des procédés ou des habitudes communes, efficaces quoique moins apparentes. Dans les caractères de ce type, la personnalité de l'individu est moins manifeste également, et l’observateur ne voit pas de caractère clairement repérable et définissable, quoiqu'il sente que quelque chose introduit une cohérence cachée entre des personnages très distincts, régis, ici aussi, par un étagement des niveaux où des habitudes d'habitudes de divers degrés jouent un rôle essentiel.

Comment connaît-on et compose-t-on de tels systèmes de mœurs, de manière à ce que chacune d'entre elles trouve sa place dans l'ensemble et participe à son unité de façon plus ou moins directe, à travers l'agencement de divers systèmes partiels plus ou moins nombreux et étagés, plus ou moins autonomes malgré leur intégration au système global ? Notre façon la plus courante d'envisager des systèmes et de les construire est de les décomposer en éléments discrets, d'analyser leurs relations et de composer ainsi des ensembles articulés, eux-mêmes clairement distinguables et composables en ensembles plus grands ainsi articulés à leur tour. Voilà comment nous construisons par exemple des machines, dans lesquelles les pièces peuvent être travaillées et produites à part, puis agencées progressivement selon un schéma précis de leurs rapports et une analyse des actions et réactions causales entre elles. L'idéal est ici de maîtriser d'un côté la connaissance et la fabrication de chaque composant, ainsi que chacune des relations pertinentes entre eux tous, de façon à pouvoir reproduire à volonté la machine par une série d'opérations distinctes. Nommons systèmes mécaniques ces sortes d'agencements correspondant à la façon de penser courante de l'ingénieur, et qui nous offrent le modèle le plus courant d'un système. Est-ce ainsi que se structurent un caractère ou une culture ? C'est en tout cas de cette façon que nous sommes portés à concevoir ces constructions de l'histoire et de l'intelligence humaine. Les différentes mœurs ou coutumes, constituées elles-mêmes par la répétition de mêmes actions, pensées ou sentiments, apparaissent alors comme les pièces qu'on agence ou qui s'agencent spontanément, s'articulant entre elles dans des structures distinctes, articulées à leur tour dans le système entier. Et ceux qui les analysent et calculent leurs compatibilités et modifications, leurs effets propres et ceux de leurs agencements, procèdent comme des ingénieurs. Ils sont même en somme des ingénieurs de la culture ou de leur propre caractère. Comme pour une machine, on adapte toutes les parties et leurs interactions de façon à produire un effet ou une série d'effets globaux précis. Et de telles constructions seront justifiées par une sorte de démonstration que les effets voulus résultent bien des divers agencements de toutes les parties, simples ou déjà agencées elles-mêmes. Ainsi, une fois le bonheur d'une société défini, on pourra inventer et calculer un ordre social qui placera ses membres dans les rapports produisant cet état. Et de même, le sage concevra et calculera un ordre de ses propres mœurs tel qu'il aura pour effet d'ensemble l'état moral voulu, comme par exemple une parfaite égalité d'humeur dans toutes les situations ordinaires ou connues de la vie. Pour cela, à l'instar de l'ingénieur dans l'ordre matériel, il aura analysé chacun des principaux sentiments impliqués, leur relation avec des habitudes qui les favorisent ou non, l'articulation de ces habitudes et leur effet sur ces sentiments et leur composition.

Mais cette ingénierie présuppose qu'on puisse objectiver tous les éléments du système à construire, à réparer ou à améliorer de manière à pouvoir poser et voir devant soi l'ensemble du système afin de le soumettre au calcul. Si quelque chose d'essentiel en reste caché, alors ce calcul n'est plus possible. Or nous savons que les mœurs ne se laissent pas ainsi objectiver, parce qu'elles sont toujours également l'élément dans lequel nous les pensons ou les réfléchissons. Autrement dit, elles sont, selon cette distinction, toujours à la fois objectives et subjectives — ou plutôt antérieures à cette division. On peut bien à certains moments objectiver telle habitude pour en analyser certains aspects et effets, mais c'est à partir d'autres habitudes, provisoirement, par abstraction, que nous y parvenons. Or l'habitude objectivée fait également partie du système de nos habitudes, et y joue également le rôle subjectif ou réflexif, qui interdit de considérer son objectivation provisoire comme la représentant authentiquement. Je peux bien par exemple isoler et objectiver mon habitude de chercher la solitude et décider qu'elle n'est pas bénéfique pour la facilité à réaliser mon bien-être matériel. Seulement, elle reprendra ensuite la parole, pour ainsi dire, et réfutera l'importance de ce bien-être, et surtout elle tendra à s''imposer par sa propre force. Cette impossibilité de distinguer nettement dans les mœurs, en tant que nous constituant réellement, les moyens des fins, et même d'isoler suffisamment les différentes coutumes pour les considérer en elles-mêmes, indépendamment de leur solidarité avec d'autres, empêche leur analyse selon la méthode de l'ingénieur. Dans les mœurs, l'action est désir, sentiment, aussi bien qu'imagination, réflexion et action causale. Or les sentiments ne se laissent pas distinguer et observer un à un selon des caractéristiques claires. Certes, on peut les soumettre partiellement à ce genre d'objectivation, et nous le faisons, notamment dans le discours sur les sentiments. Mais dans la réalité, ils se confondent toujours les uns avec les autres, fluctuent incessamment et ne présentent aucun contour clairement défini. En outre, leur composition se calcule difficilement ou produit même des effets tout à fait imprévisibles par le genre de calcul pratiqué par le savant et l'ingénieur. Et même si les sentiments sont généralement liés à des choses objectivables et composables mécaniquement, ils n'obéissent pas aux mêmes principes de composition. Il semble plutôt que chaque composition des objets des sentiments produise un sentiment correspondant au composé lui-même, comme s'il était un nouvel objet entièrement distinct de ses composants. Cela se perçoit même dans des cas simples. En cuisine, ajoutez un peu de sel, d'épices, modifiez un peu le rapport des ingrédients, et le goût réagira subitement par un renversement, et ce qui était délicieux deviendra immangeable. Ajoutez dans une petite société une seule personne, même indifférente à tous, et certains qui s'y plaisaient beaucoup auparavant s'y déplairont franchement, et inversement. Il est encore plus évident qu'une seule action, un seul geste, une seule parole peuvent détruire entièrement l'aura ou le caractère moral d'une personne auprès des plus sensibles ou de ceux qui ont un certain type de sensibilité, alors que d'autres n'y verront objectivement rien de significatif. Ou même, tel qui croit diminuer le mérite de quelqu'un en mettant en évidence chez lui un défaut, se trouve au contraire augmenter l'amour qu'il voulait éteindre. Les règles de la composition objective des choses ne paraissent pas correspondre à celle des sentiments.

Il semble y avoir des idées de totalités qui ne résultent pas d'une composition d'idées des parties, ni ne se laissent entièrement analyser en de telles idées partielles. Le simple domaine de la perception sensible nous présente de telles idées, où nous percevons des formes d'ensemble avant d'en découvrir les éléments, et sans que ceux-ci ne suffisent à la reconstruction de la sensation originaire. Deux visages présentent par exemple une ressemblance frappante, qui retient toute notre attention, alors que cette ressemblance est totalement absente de chacun à part, et ne se compose pas du tout par une combinaison de trois choses, chacun des deux visages, plus la ressemblance. Or cet aspect de nos idées que nous en distinguons par abstraction sous le nom de sentiments est très caractéristique de ce phénomène. Nous avons des sentiments correspondant à des ensembles, qui ne sont pas la composition des sentiments des parties, bien que ces parties soient en un sens perçues dans les ensembles qu'elles forment, et qu'elles contribuent à susciter ces sentiments. Dans certains cas, lorsque le sentiment s'attache à un ensemble perceptif vaste, nous tentons de désigner l'objet de tels sentiments par un aspect sinon insaisissable de ces objets complexes, par les notions d'atmosphère ou d'ambiance, ou encore, lorsqu'on se tourne plutôt vers le monde de sentiments de quelqu'un, par la notion d'humeur ou de caractère. Il est très difficile de décrire une atmosphère, parce qu'il n'est pas possible de l'isoler du paysage ou de la situation qu'elle exprime, ni des sentiments de ceux qui la sentent et la considèrent. On peut énumérer tous les éléments perçus d'un paysage, par exemple, sans rien en révéler de son atmosphère. Et on parvient à en donner l'idée parfois en décrivant tout autre chose que le détail du paysage, par des analogies assez lointaines éventuellement. De plus, une ambiance perçue par certains peut être tout à fait insensible à d'autres, ce qui n'étonnera pas d'ailleurs si l'on tient compte du fait que les sentiments sont décisivement impliqués dans les ambiances et que des humeurs, plus passagères ou plus constantes, typiques d'un caractère, fondent cette perception des ambiances, ou plutôt leur sentiment. Certaines personnes paraissent peu sensibles aux nuances des ambiances et humeurs, quoique probablement personne n'en ressente aucune ou seulement une tout à fait générale et relativement constante. Mais il est vrai qu'il existe des sensibilités de degrés très variables à cet égard, au point que les plus sensibles ont l'impression que les plus imperméables à ces nuances n'en ont pas la moindre idée et ne voient jamais les ensembles que comme des systèmes mécaniques tout au plus. Tel décrira une fête par une énumération détaillée de ce qui s'y est passé, des gens qui y participaient, de leur habillement, des morceaux musicaux joués, etc., sans nous faire rien sentir ou presque de l'ambiance, tandis que d'autres viseront aussitôt l'expression de l'atmosphère, choisissant des traits apparemment marginaux dans une perspective de connaissance objective, recourant à des métaphores et à d'autres figures de style, et nous faisant entrer ainsi davantage dans cette sorte d'effet d'ensemble perçu par le sentiment. On voit bien que la première description pourrait être celle de l'ingénieur, s'il était approprié de considérer une fête comme une sorte de mécanique, ce qui n'est pas tout à fait aberrant, tandis que la seconde serait plutôt celle du poète, attentif à un tout autre aspect de l'événement. Bien sûr, d'autres artistes, tels que le peintre, par opposition au dessinateur technique, tenteront aussi de faire éprouver l'ambiance plutôt que de nous donner un rapport photographique du détail de la scène. Bref, c'est l'artiste qui percevra et exprimera ainsi les totalités dans un tout autre esprit que le savant ou l'ingénieur. Et pour cette raison, nous pourrons nommer les systèmes du sentiment, composant des atmosphères ou des humeurs, systèmes artistiques par opposition aux systèmes mécaniques.

Certes, le philosophe ne se satisfait pas d'exprimer des atmosphères, réelles ou fictives, et de s'en délecter, il vise à la modification de ses mœurs. Mais il côtoie le poète ou l'artiste dans son nécessaire intérêt pour la constitution des atmosphères et des humeurs, quoiqu'il ne vise pas simplement l'expression du sentiment donné à éprouver, mais également, en quelque sorte, la création de l'émotion, qui porte à l'action. Pour y parvenir, pas plus que l'artiste il n'a à construire la machine qui accomplirait telle tâche préfixée, mais il lui faut explorer les modes de vie réels et possibles, les évaluer et les réaliser. Or ce qui donne son sens à une manière de vivre, ce n'est pas, comme pour une machine ou un ouvrier réduit à son seul travail, l'accomplissement d'une fin précise et la capacité de livrer la production attendue, quelle qu'elle soit. S'il modifie le système des mœurs, c'est naturellement pour modifier les mœurs elles-mêmes qui lui paraissent insatisfaisantes, mais c'est également pour modifier leur système justement et en faire le moyen et le milieu de la vie heureuse. Or précisément, le bonheur est, comme nous l'avons vu, autre chose qu'un plaisir particulier ou une série de tels plaisirs, bien qu'il comporte ce genre de plaisirs. Il est leur résultat d'ensemble, c'est-à-dire justement quelque chose du type d'une atmosphère ou humeur, ou encore, ce qui revient au même, le sens vécu d'un tel ensemble. Et, ne se contentant pas comme le poète d'en contempler et d'en pressentir l'image en rêve, il doit réellement composer ses mœurs, c'est-à-dire ses idées, ses habitudes, ses sentiments, pour produire effectivement dans sa vie propre — et éventuellement, dans la mesure du possible, dans celle d'une société — cette composition dont l'expérience est le bonheur.

Il y a bien, dans la composition des habitudes, des aspects mécaniques, renvoyant à la méthode du savant et de l'ingénieur. Mais une part essentielle de la méthode philosophique vise l'invention et la construction du système artistique. Et par conséquent, le philosophe ne peut se contenter d'utiliser la méthode de l'ingénieur, celle que nous apprenons et au mieux connaissons communément et qui trouve l'un de ses modèles les plus remarquables dans le calcul mathématique. Cependant, l'autre méthode, artistique, selon quelle logique procède-t-elle ? Il semble qu'il faille travailler sur le détail certes, mais en ayant toujours le regard fixé sur l'ensemble comme tel. Le peindre ajoute bien des taches de couleur sur sa toile et les travaille peu à peu. Mais il perçoit ou entraperçoit sans cesse l'ensemble, comme si toutes ses touches ne servaient qu'à régler progressivement cet effet d'ensemble. Une tache de plus ou de moins, plus ou moins accentuée, et toute l'ambiance du tableau est réussie ou ratée. Le musicien procède par notes discrètes, quoique infiniment modulées, agencées de telle façon qu'elles produiront comme miraculeusement le sentiment parfait, alors que le moindre changement pourra faire sombrer le morceau dans la platitude. Dans ce projet artistique, il est essentiel de projeter toujours l'effet global, l'atmosphère, l'humeur, le sens, sans le perdre des yeux, mais en tentant de l'entrevoir, puis de le préciser sans pouvoir le décomposer entièrement en des parties distinctes à travailler chacune à part. Au lieu que ce ne soit la raison abstraite, calculatrice, qui domine et agisse par les règles, c'est à présent une sorte d'imagination, inventant à mesure, librement, une fiction de bonheur, et la réalisant concrètement dans le domaine des mœurs. Or cette méthode réclame un autre exercice que celui du calcul rationnel.

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Peut-être à présent un lecteur heureusement disposé prendra-t-il la parole.

« J'ai lu attentivement l'invitation à ce projet, ainsi que les deux introductions précédentes sur la modification des mœurs. Et j'ai compris. J'y ai trouvé exprimées effectivement mes préoccupations dans des termes différents de ceux à travers lesquels je les pensais auparavant, et je me suis laissé persuader d'entrer dans le projet philosophique de modification des mœurs, en donnant toute son importance au rapport réflexif concret. Or, je le vois bien, il me ramène à ma propre disposition singulière, qu'il s'agit en effet de transformer elle-même et par elle-même. J'ai déjà amorcé la démarche et je suis prêt à entreprendre sérieusement l'exercice. C'est pourquoi, cher auteur, je vous remercie de l'incitation et vous dis ici adieu, convaincu que c'est vers moi qu'il faut que je me tourne pour me transformer aussi lucidement et concrètement que possible. »

Je souhaite bonne route à ce lecteur, que je recroiserai peut-être un jour, ou non. Mais les autres, qui acceptent l'invitation au séminaire et à la réflexion commune, n'auraient-ils pas compris qu'ils devaient prendre leur propre chemin ? Non, pas nécessairement. Certes, l'individu seul a la responsabilité ultime de la réflexion philosophique, y compris pour le choix de son chemin ou de sa méthode. Mais cela n'implique pas que cette aventure doive se poursuivre dans la solitude à tous égards. Même en philosophie, on peut rencontrer des compagnons d'aventure et se côtoyer avec profit et plaisir. Seulement, il ne s'agit pas alors d'entrer dans une bande et de marcher sous la conduite d'un chef auquel on confie la responsabilité de guider le groupe à bon port. Non, ces rencontres d'aventuriers ont lieu dans la recherche même que chacun poursuit de son propre mouvement, et pour s'aider mutuellement lorsqu'on reconnaît chez les autres des affinités, des desseins semblables, des problèmes similaires, que chacun se pose d'abord pour lui-même, mais qui gagnent à être envisagés aussi à travers des échanges mutuels, comme c'est le cas dans la discussion philosophique. Il est vrai que dans un séminaire universitaire, celle-ci est organisée et présuppose certaines mœurs et disciplines propres à nos institutions savantes. Et certes, elles sont critiquables. Toutefois, dans la mesure où elles permettent suffisamment la discussion philosophique, nous ne les refuserons pas.

Les croisées de chemins se manifesteront d'elles-mêmes lors des rencontres. On peut cependant en prévoir en général quelques-unes avec une certaine probabilité.

Pour commencer, justement parce que nous nous retrouverons dans le cadre de l'institution universitaire, tel qu'il se présente en un lieu précis, nous aurons l'expérience de mœurs communes liées à ce lieu. Et par conséquent l'examen de ce que nous pouvons en utiliser et de ce dont il faut nous écarter ou de ce qu'il serait profitable de transformer, représentera certainement un intérêt commun lié à la situation même de notre rencontre (d'autant plus que ces institutions déterminent aujourd'hui très largement tout le style de la vie intellectuelle dans nos sociétés, et peut-être en partie l'arrivisme actuellement dominant et destructeur aussi bien de la science que des arts et de la philosophie, dans ces milieux). Nous avons vu par exemple comment les savants de l'histoire de la philosophie ne se confondaient pas du tout avec les philosophes et pratiquaient même une discipline passablement opposée à celle de la philosophie. Or en principe nos institutions savantes sont naturellement faites d'abord pour la science et les savants. Ces disciplines sont-elles utiles à la philosophie, bien qu'elles n'y correspondent pas ? Après avoir acquis les mœurs et les savoirs d'un historien de la philosophie selon la mode en vigueur dans les universités, a-t-on acquis du même coup des habitudes propices à l'aventure philosophique, ou est-ce le contraire ? ou encore ces pratiques sont-elles juste indifférentes pour la disposition philosophique ? Au besoin, comment se défaire de ces habitudes, ou comment les utiliser, les modifier à notre profit ? Il y a une structure autoritaire des sciences, avec ses hiérarchies, l'imposition de savoirs reconnus, leur contrôle, qui impose des coutumes et des habitudes spécifiques de rapport à ces coutumes, opposées à celles qu'exige l'aventure philosophique. On acquiert dans ces institutions une attitude objective et une façon normale de se rapporter au discours et à la langue, dans lesquelles dominent la pensée abstraite et les routines de la logique superficielle ou grammaticale, qui détournent des mœurs concrètes où a lieu l'exercice philosophique. Mais la connaissance de ces pratiques est en revanche extrêmement utile, voire nécessaire, pour critiquer les illusions théoriques qu'elles produisent et qui les conditionnent. On voit donc à quel point le rapport à ce domaine des mœurs a une valeur très ambiguë pour notre projet. Aussi s'agit-il sans doute à la fois de s'en défier et de l'utiliser, bref, certainement pas de l'accepter, mais bien de le trier et de le modifier plutôt que de le rejeter en bloc.

Ces dernières constatations valent probablement pour la plupart des secteurs de notre culture, qui d’ordinaire nous concernent tous. Il est évident en général que les mœurs bourgeoises, c'est-à-dire les mœurs vécues dans l'attitude bourgeoise, avec l'obéissance et la révérence qu'elles comportent, sont contraires à l'esprit de l'aventure philosophique. Pourtant on y trouve aussi des quantités d'habitudes relativement indifférentes à cette attitude, liées par exemple à l'usage de techniques, utiles également au philosophe. Est-il mauvais de savoir par exemple conduire un véhicule et de se conformer automatiquement aux règles de la circulation qui le permettent ? Pourquoi l'aventurier se priverait-il de moyens souvent très utiles pour lui et augmentant à certains égards sa liberté ? Toutefois, est-il si innocent de s'astreindre à suivre ce genre de règles au point d'en assimiler entièrement les habitudes correspondantes ? Certes, c'est le moyen d'utiliser une voiture efficacement, en gardant l'esprit relativement libre pour penser à d'autres choses en conduisant. Mais ce jeu d'habitudes particulières n'opère-t-il pas également comme une sorte de dressage concernant les habitudes d'habitudes correspondantes, celles de suivre machinalement les règles, de se fier à elles automatiquement, et par là de renforcer l'attitude bourgeoise générale d'obéissance aux mœurs ? Et plus, dans ce domaine et d'autres, ces règles sont pointilleuses, comme dans notre civilisation, plus cet effet est marqué. On voit comment sur un point aussi banal que celui-là, le rapport aux coutumes exige de notre part une réaction nuancée, relativement complexe et inventive. Et il en va ainsi dans tous les domaines de la vie sociale. Cette exigence de remanier toutes ses mœurs n'est évidemment guère reposante, et il est heureux que l'aventure philosophique ne vise pas au repos.

S'il y a pour nous mille intérêts communs dans les problèmes reliés à la modification des mœurs de notre culture, il y en a également qui sont liés plus généralement à la constitution humaine. Ainsi, en situant notre projet sur le plan des mœurs, nous avons donné une importance très grande au rôle essentiel des sentiments. Et généralement les sentiments pour lesquels la langue a des noms représentent aussi des catégories présentes dans la culture concernée et en partie, avec des variations, dans la plupart des cultures. Il faut déjà remarquer que les sentiments et les attitudes correspondantes reçoivent des noms généralement très connotés moralement, et dont la signification est liée à un usage adapté à ces connotations morales. C'est pourquoi la modification des mœurs implique un déplacement de ces significations et notamment un traitement de leurs connotations. Il suffit de penser par exemple à l'usage d'un terme tel qu'orgueil pour voir qu'en décrivant simplement quelqu'un comme orgueilleux on le déprécie moralement, même si on appréciait par hasard son attitude orgueilleuse et le sentiment de soi correspondant. Pourquoi l'orgueil est-il blâmable ? Le blâme intégré au terme, recouvrant la désignation du sentiment, permet d'éviter la question en considérant l'association du sentiment et de la faute comme naturelle. Mais le philosophe peut-il accepter cette condamnation, qui le touche aussitôt, dans la mesure où la morale populaire considère précisément son attitude critique par rapport aux mœurs comme prétentieuse et orgueilleuse ? Se voit-il par contre forcé de valoriser simplement l'orgueil ? Ou sera-t-il plutôt incité à établir des distinctions différentes, plus fines, entre les sentiments qu'on réunit d'ordinaire sous cette appellation ? Et même lorsqu'il partage à première vue le jugement populaire, ne doit-il pas le reconsidérer et souvent le transformer ou du moins le nuancer, le complexifier ? Prenons par exemple la vanité, que bien des philosophes jugeront encore plus négativement que le peuple. Que lui reproche le bourgeois ? Surtout la rivalité que son expression trop marquée manifeste clairement dans l'effort pour donner de soi une bonne image dans son milieu social. On nommera donc vanité, pour condamner l'attitude, l'exagération, l'évidente tromperie, tricherie, qui peut se trouver dans sa démonstration brute, alors qu'on nommera avec approbation modestie la tentative de se faire valoir plus discrètement, en choquant moins frontalement la vanité des autres. Toute une partie de la politesse consiste d'ailleurs en la forme de mœurs destinée à éviter le choc trop direct des vanités. Les philosophes y voient souvent un défaut tout différent, qui est celui même de chercher à s'évaluer soi-même à travers l'image de soi qu'on parvient à donner aux autres, pour s'y refléter comme dans un miroir authentique, en se contentant de l'illusion. Qu'elle se manifeste de façon évidente ou plus modeste, ce sont des nuances qui importent assez peu dans sa perspective. Mais suffira-t-il pour atteindre la sagesse sur ce point d'apprendre à dénicher la vanité dans ses expressions les plus subtiles afin de tenter de l'éradiquer de ses sentiments et de ses mœurs ? On peut pourtant aussi s'interroger, non seulement sur le caractère praticable, voire souhaitable d'une telle éradication, et sur l'utilité possible d'un tel genre de sentiment. Il joue dans les mœurs communes un rôle essentiel, soumettant le sentiment que chacun a de lui-même au contrôle des autres, et donc des mœurs, justement. Par là il est un fort levier moral. Pourrait-il jouer encore ce rôle autrement dans la démarche philosophique ? S'il est souvent ridicule de soumettre son jugement de soi-même, et sa conscience en fin de compte, à la voix publique et par là à une sagesse rudimentaire, il n'est peut-être pas vain pour autant de se soucier du jugement d'un cénacle choisi de sages, et surtout s'il n'est pas formé que de personnes réelles, mais également de personnages idéaux. Alors, l'image que je donne, n'est plus si superficielle ni destinée à un jugement si vulgaire. Alors peut-être devrai-je faire une distinction, à mon usage et à celui de ceux qui abordent philosophiquement la question, et nommer plutôt gloire, par exemple, ce souci de sa propre image, rendue aussi authentique que possible, et représentant mon caractère réel plus que ses manifestations superficielles vues par le public général. Ceci dit, au demeurant, non pour résoudre cette question, mais pour donner succinctement un exemple et pour montrer comment elle peut se complexifier tout en concernant probablement la plupart des philosophes à un certain degré.

D'autres questions utiles à mettre en discussion sont celles qui concernent le philosophe, sa disposition, son entreprise, les conditions de ses aventures, et plus particulièrement les mœurs utiles au projet de modification des mœurs. Nous avons vu que, pour entrer dans notre projet, il faut une disposition qui y pousse. Mais cette disposition n'est pas, nous le savons, un point de départ absolu, immuable, mais bien une configuration historique, changeante. Il ne suffit donc pas de l'avoir, il faut l'entretenir, la développer, la transformer de manière à favoriser la poursuite du projet, en en suivant l'évolution. Il s'agit donc de réfléchir à ce qui, dans nos mœurs actuelles et dans nos mœurs possibles, stimule le désir et la méthode philosophiques.

Enfin, s'il est vrai que notre projet est d'abord, nécessairement, celui de modifier nos propres mœurs, il ne s'ensuit pas qu'il ne puisse se prolonger par celui de modifier également les mœurs des autres. Il y a déjà le cercle des autres philosophes, qui ne demandent qu'à s'aider mutuellement et à favoriser les meilleures influences dans leur aventure, si bien qu'il est pertinent en considération de cette entraide des philosophes de se soucier de traiter aussi les questions d'une façon assez générale pour les rendre le plus possible partageables. Il y a également le cercle un peu plus large de ceux dont les dispositions philosophiques sont encore incertaines, contrebalancées par la pression de mœurs contraires, paralysées par de fortes influences hostiles, piégées par les mirages des idéologies. Il y a avantage à les aider à passer dans la société plus libre et informelle des aventuriers de la morale. Il faut ici trouver les moyens d'agir non pas seulement par des raisonnements, mais également par d'autres encouragements, de l'ordre des mœurs elles-mêmes. Et enfin, il y a la société plus large, partageant la morale ou les mœurs de la culture plus étendue dans laquelle nous vivons, et dont il est également profitable pour la philosophie de chercher à découvrir les modifications de mœurs bénéfiques à l'esprit d'aventure, à l'intérêt, peut-être la relative bienveillance, pour certains aspects de l'aventure morale, afin de desserrer l'étau habituel des mœurs communes sur les philosophes et de rendre plus fréquente la disposition philosophique. Il y a là un champ immense de réflexions stratégiques, que nous aborderons peut-être.

Place maintenant à notre discussion, et pour commencer, bien sûr, en prenant pour objet cette introduction elle-même.

Gilbert Boss


 

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