- Spinoza, Traité théologico-politique
- John Stuart Mill, De la liberté
- Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre
- Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire
de la société
- Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes
- Pierre Macherey, Séminaires La philosophie au
sens large, sur Internet
- Gilbert Boss, La fin de l'ordre économique
Introduction
Thème
Le titre de ce
séminaire,
« conception d’une institution philosophique », ne suffit pas par
lui-même à en indiquer clairement le thème, sans doute d’abord parce
qu’il n’est pas habituel de considérer le rapport qu’il peut y avoir
entre l’institution et la philosophie, et ensuite parce que la
conception d’institutions ne paraîtra sans doute pas être l’une des
activités qu’on attribue généralement à la philosophie. Certes,
concernant ce dernier point, on sait qu’il existe une branche de la
philosophie qu’on nomme philosophie politique, et que celle-ci traite
notamment de questions telles que celle de savoir quelle est la
meilleure forme de gouvernement, ou la nature de l’organisation
politique des sociétés, et qu’il s’agit donc aussi de réfléchir aux
caractéristiques des institutions politiques. Et l’on sait aussi que
certains philosophes, tels que Platon ou Spinoza, sont entrés dans un
certain détail pour décrire le type d’institutions politiques qu’ils
jugeaient les meilleures. Mais, à ce sujet, plusieurs seront portés à
se demander si c’est bien le rôle du philosophe que de pénétrer sur le
terrain politique proprement dit, plutôt que de se contenter d’analyser
les conditions générales des institutions politiques, d’établir des
principes généraux à leur sujet, et de laisser aux politiciens ou aux
citoyens le soin de concevoir ces institutions dans leur détail
concret. Ne vaudrait-il pas mieux nous fixer pour but de chercher
quelles sont les conditions auxquelles on peut concevoir de bonnes
institutions, plutôt que de nous proposer d’en concevoir une, comme
nous le faisons ? Il est vrai que le philosophe peut être vu comme un
spécialiste des concepts, mais c’est dans le sens où il lui appartient
de mener une analyse réflexive des idées ou concepts, afin d’en
définir la nature, de connaître les lois de leurs agencements, de leur
engendrement, de leur structuration interne, ainsi que leurs
compatibilités et incompatibilités, pour en arriver éventuellement à
retoucher les divers concepts, à les redessiner pour leur donner une
figure plus précise ou mieux en accord avec la logique ou les règles du
monde conceptuel, bref, pour en assurer la cohérence. N’est-ce pas le
sens dans lequel le philosophe peut être un spécialiste des concepts,
en tant qu’il en est le théoricien, c’est-à-dire en tant qu’il apprend
à les connaître, et qu’il les manie pour construire les théories par
lesquelles il les explique ? En revanche, le soin de concevoir dans le
sens d’inventer, n’est-ce pas plutôt la tâche de l’ingénieur, de
l’artiste, ou éventuellement du législateur ? Surtout, s’il s’agit bien
de concevoir une institution philosophique, que peut bien signifier le
fait pour une institution d’être philosophique ? L’est-elle simplement
parce qu’elle serait la création d’un philosophe ? Ou bien est-ce par
une certaine fonction qu’elle aurait ? Mais y a-t-il des institutions
qu’il soit réservé au philosophe, en tant que tel, de créer ? Ou y
a-t-il une manière d’être de certaines institutions qui puisse être
qualifiée de philosophique ? Le mieux est de définir une institution
philosophique comme l’étant à la fois par son origine philosophique et
par sa destination philosophique. Si les institutions sont des
dispositifs que les hommes créent en vue de produire un effet sur
eux-mêmes, de se disposer eux-mêmes d’une certaine manière déterminée,
alors il n’est pas absurde, bien au contraire, d’envisager qu’ils
puissent créer des institutions en vue de favoriser la philosophie,
c’est-à-dire le mode de penser et de vivre philosophique. Et il est
naturel de penser également que ce genre d’institutions doive être
l’œuvre de philosophes, qui sont seuls à connaître ce à quoi elles sont
destinées. Il s’ensuit certes que les philosophes sont ainsi à la fois
instituteurs et institués. Mais ce n’est un paradoxe que si l’on
imagine que la philosophie doive être une chose tout entière développée
dès l’origine, et engendrée par une cause extérieure à elle-même, car
alors il est bien vrai que l’on ne voit pas d’où viendraient les
philosophes institués pour instituer la philosophie, ou inversement les
institutions qui auraient institué les premiers philosophes, sans que
ceux-ci aient jamais pu les instituer auparavant. En revanche, rien
n’interdit que le philosophe et la philosophie ne s’instituent
réciproquement, à l’origine, puis ensuite, à tous les niveaux de
développement de cette institution. Et s’il est vrai que la philosophie
soit institution au sens actif et passif, alors c’est l’une des
activités philosophiques essentielles que de créer des institutions, et
par conséquent de les concevoir. Ceci implique naturellement de
s’assurer que la philosophie ne soit pas simplement l’une des activités
naturelles de l’homme, à laquelle il se livre du seul fait qu’il est
homme, dans toutes les conditions historiques, mais qu’elle dépende
bien, tant pour son existence que pour ses divers degrés de
développement, des conditions historiques de son institution.
Il
semble donc que notre première tâche, et celle même qui serait
proprement philosophique, soit de tenter de résoudre cette question de
savoir si la philosophie est ou non liée à l’institution, et, dans le
cas où la réponse serait positive, d’étudier la nature exacte de ce
lien, ainsi que ses implications pour la philosophie. Or, pour aborder
ce problème, deux méthodes paraissent se présenter. L’une est plus
empirique, et l’approche par l’histoire. En nous donnant une définition
de la philosophie, qu’on peut tenter d’ailleurs de tirer autant que
possible de l’histoire elle-même, nous pouvons chercher dans les
différentes civilisations et époques si cette activité nommée
philosophie existe, et chercher à déterminer comment elle se rapporte à
des institutions et est éventuellement influencée par celles-ci, ou
bien, aussi, à voir comment la présence d’une activité philosophique
dans une société influence les institutions de cette dernière, d’une
manière telle qu’on puisse définir quelque caractère philosophique
propre à les distinguer. L’autre méthode consiste à procéder à priori,
en partant de la définition de la philosophie, telle que celle-ci la
pose elle-même en réfléchissant sur soi, pour chercher si sa nature
implique ou exclut un rapport essentiel aux institutions, soit en tant
que la philosophie serait naturellement déterminée à produire des
institutions d’une certaine forme où l’on puisse reconnaître sa marque,
soit en tant que la philosophie présupposerait pour ainsi dire
logiquement l’existence d’un certain type d’institutions aptes à lui
donner naissance ou à permettre son activité. Selon ces deux méthodes,
prises à part ou combinées, la question pourrait donner lieu à une
recherche suffisante pour mériter d’être abordée pour elle-même et
donner son objet à un séminaire. Seulement, une fois la réponse
obtenue, faudrait-il nous en contenter ? Nous pourrions certes
considérer que nous aurions appris quelque chose d’essentiel sur la
nature de la philosophie. Mais il resterait la question de savoir ce
que nous pourrions en faire. Serait-ce l’une de ces vérités qui trouve
son dernier accomplissement dans la contemplation à laquelle elle
pourrait donner lieu ? Sans nier le plaisir qu’apporterait sa
découverte comme telle, et sa considération, pour ceux qui savent
prendre plaisir à la contemplation de l’agencement interne et externe
des concepts, même les plus abstraits, avouons que cette sorte de
vérité incite plutôt à aller plus loin, et à exciter notre curiosité
sur les possibilités concrètes des rapports entre la philosophie et les
institutions que nous pourrions envisager. Et cette curiosité n’est pas
elle-même sans relation avec un certain désir que susciterait la
connaissance de cette importance des institutions pour la philosophie,
de chercher s’il n’y aurait pas moyen de réaliser les meilleures
institutions possibles pour la philosophie et par elle. C’est ainsi que
nous nous trouverions amenés à concevoir non plus les institutions
philosophiques en général, dans leur structure idéelle, mais bien une
institution philosophique, peut-être encore un peu idéale, mais
considérée dans ses perspectives de réalisation concrète. Bref, de la
conception théorique, nous serions passés à la conception dans le sens
de l’invention, dans le cadre d’un projet. Il ne s’agit plus alors de
comprendre simplement ce qui est, ni de contempler quelque idéal pour
lui-même, mais d’inventer ce qu’il est possible de réaliser, en
principe du moins, de la même façon que l’ingénieur ou l’architecte
élaborant les plans d’un nouvel engin ou d’un nouveau bâtiment. Or
précisément, une telle activité d’élaboration de projets fait-elle
partie de la philosophie ? Ou, si l’on veut, en retenant l’hypothèse
que la philosophie soit instituée et instituante, appartient-il à
l’institution philosophique de concevoir les choses, ou certaines
d’entre elles, sur le mode du projet ? On peut déjà se demander si
l’institution en général comporte le projet, et cela sous divers
rapports. Les institutions doivent-elles être projetées pour être
engendrées ? Auraient-elles une finalité propre, qui puisse se
comprendre sous la forme du projet ? Et si elles pouvaient naître sans
projet antérieur, ne pourraient-elles pas pour autant être aussi le
fruit de projets ? Enfin, si elles n’avaient pas de finalité interne,
ne pourraient-elles donner lieu malgré cela à des projets spécifiques ?
Bref, on voit que le rapport entre la philosophie et le projet n’est
pas indépendant de celui qu’il peut y avoir entre ce dernier et
l’institution, s’il est vrai que la philosophie soit institution. Dans
ce cas, l’étude de ce que peut signifier le projet en philosophie a un
lien direct avec celle de l’institution philosophique. Or dans la
mesure où la philosophie procède de manière privilégiée par la
réflexion, elle ne peut mieux comprendre son rapport au projet et à
l’institution qu’en se lançant dans le projet de concevoir une
institution philosophique – ou dans la conception du projet d’une telle
institution –, tout en s’observant dans cet essai. Et il se pourrait
que l’étude, historique et théorique, du rapport entre la philosophie
et l’institution ne soit plus aussi nécessaire qu’il a pu paraître, ou
du moins qu’elle ne doive pas avoir l’ampleur qu’elle semblait
réclamer, lorsqu’on l’envisageait en elle-même, en laissant de côté la
possibilité que la philosophie comporte également en soi, c’est-à-dire
dans sa façon propre de penser, la dimension de l’institution et du
projet.
Mais si l’on
étudie le
projet par lui-même, en quelque sorte, en se projetant et en
réfléchissant cette projection, mais pas uniquement par un acte
d’observation extérieur au projet lui-même, puisque ce dont il s’agit,
c’est également d’instituer, en partie du moins, la philosophie, de
sorte que c’est le projet lui-même qui vise la philosophie, et par
conséquent également la philosophie en tant que projet, si elle
comporte cet aspect, de sorte que la réflexion a lieu ici à travers le
projet lui-même, alors, dans cette manière d’étudier le projet
philosophique par lui-même, dis-je, c’est en tant que celle-ci n’est
plus une pure activité théorique, mais bien une pratique qu’elle
intervient nécessairement à présent. Ne doit-elle pas, même, devenir
pratique pour saisir son objet, lorsque celui-ci consiste en
l’institution philosophique envisagée en tant qu’objet à son tour d’une
conception prenant la forme de l’élaboration d’un projet ? Nous avons
vu que la pure contemplation ne pouvait pas être le milieu et la fin
d’une telle activité. Or, si l’on envisage l’institution philosophique
sous sa forme dominante à notre époque, dans les universités et les
centres de recherche, ne voit-on pas que la figure qu’elle y a prise
est celle d’une activité purement théorique ? Que fait-on, en effet,
dans ces institutions dédiées à la philosophie, sinon des études
historiques et logiques, qui aboutissent à de purs savoirs théoriques,
destinés à une forme de contemplation, même si celle-ci doit
généralement rester relativement superficielle à cause du caractère
abstrait des vérités exposées, qui n’en permettent guère un
approfondissement mystique. En tout cas, dans nos institutions
justement, la philosophie n’apparaît guère comme une discipline
pratique, sinon à travers des applications plus ou moins douteuses de
ses théories, mais elle se présente comme tournée entièrement vers un
pur monde d’idées, à la recherche uniquement de vérités théoriques ou
idéelles, et refoulant hors d’elle les véritables considérations
pratiques. Autrement dit, s’il est possible qu’une telle philosophie
apparaisse comme instituée, il faudra admettre que ce ne sera que de
manière relativement extérieure, dans la mesure où les vérités vers
lesquelles elle se tourne ne sont pas instituées à leur tour. En
quelque sorte, selon sa propre perspective, une fois que la philosophie
ainsi conçue a été instituée, à son origine historique, elle se
développe comme naturellement, parce que les vérités qu’elle cherche ne
sont pas créées, ni par elle, ni par l’homme, mais éternelles. Aussi
une telle philosophie a-t-elle davantage été institutionnalisée
qu’instituée, c’est-à-dire qu’on l’a intégrée à des institutions qui
lui demeurent largement étrangères en la rendant compatible avec elles.
Et même la première naissance de la tradition philosophique n’apparaît
pas dans cette perspective comme un moment décisif. Car la philosophie
devait bien précéder, sous une forme plus naturelle et implicite, son
émergence au sein de la civilisation et de ses institutions, s’il est
vrai qu’elle correspond à une sorte de tendance naturelle de l’homme à
se tourner en partie vers le monde des idées, qu’elle se contente de
nous révéler plus entièrement et selon des méthodes plus élaborées. En
revanche, si, comme nous le supposons, la philosophie ne se comprend
pas, ne se réalise pas, hors d’une institution spécifique, et hors de
la nécessité clairement appréhendée de prendre en charge cette
institution, en en faisant notamment l’objet de projets, c’est-à-dire
en réfléchissant et en ressaisissant et reprojetant sans cesse cette
institution, alors il n’est plus possible de concevoir la philosophie
comme limitée à une activité théorique et contemplative face à un monde
d’idées éternelles, mais il devient nécessaire de la concevoir en tant
que pratique, et cela non pas accessoirement, comme par un prolongement
facultatif de l’activité théorique, mais essentiellement, comme une
condition même de l’ensemble de l’entreprise philosophique, y compris
dans ses aspects les plus théoriques. Cela signifie donc que la
philosophie, étant institution, doit être également entièrement
pratique, et inversement, qu’étant entièrement pratique, mais d’une
manière telle qu’elle réclame l’entière lucidité, elle doit être
foncièrement institution. C’est pourquoi, pour se comprendre, il faut
que la philosophie se comprenne aussi en tant qu’institution, et pour
cela il faut qu’elle se conçoive non seulement comme constituée, mais
comme institutrice. En d’autres termes, il faut que la philosophie
entre pratiquement dans l’activité qui la constitue, et qui comporte
également la réflexion, c’est-à-dire la conception d’une institution
philosophique. L’intention du séminaire auquel vous êtes invités est de
s’y exercer.
Position du problème
Quel intérêt philosophique
y a-t-il à s’occuper
de la conception d’une institution philosophique ? Il doit en
exister un du simple fait que l’institution que nous envisageons de
concevoir étant elle-même philosophique, elle concerne donc la
philosophie. Mais le rapport entre la philosophie et les institutions,
quelles qu’elles puissent être, n’est-il pas marginal pour cette
discipline ? Et dans ce cas, n’est-ce pas s’éloigner des
vraies questions philosophiques que de se tourner vers de tels
problèmes, étrangers apparemment à ceux qui sont essentiels à une
formation philosophique ? Notre question ne se réduit-elle pas
à des préoccupations d’organisation sociale, en rapport certes avec la
discipline, mais de façon relativement extérieure ?
Une conception très
courante de la philosophie pousse à minimiser
l’importance pour elle de ce genre de questions. La philosophie,
pense-t-on par exemple, est entièrement l’affaire des individus, c’est
une forme de pensée purement personnelle, dont les individus peuvent
bien discuter entre eux, mais de manière relativement informelle, de
sorte que les institutions ne peuvent jouer ici qu’un rôle très
extérieur, pour favoriser quelque peu ce genre d’activité. Cette façon
de voir ressemble un peu à celle selon laquelle, dans la même ligne,
beaucoup imaginent la poésie, le poète écoutant ses sentiments, jouant
en lui-même avec les mots, exprimant sa pure individualité, et
demeurant pour cette raison à peu près entièrement indépendant des
institutions. On imagine que, de même qu’il y a sans doute en chacun
quelque sens poétique naturel, seulement plus développé chez certains,
tout le monde fait naturellement de la philosophie, même si
quelques-uns sont poussés par leur caractère à se livrer davantage à
cette activité de pensée. Car, dira-t-on, n’y a-t-il pas quelques
grandes questions qui se posent à tout homme, sur le sens et les
conditions de son existence ? Et qui pourrait éviter de se
demander parfois pourquoi il se trouve dans ce monde, à quoi le destine
son destin, quel est le sens de ce qu’il vit, en dehors de la
satisfaction immédiate de ses besoins, d’où viennent les règles de sa
morale, quelles sont les choses qu’on peut connaître en dehors de ce
qui se présente plus directement à nous ? Et tout cela, et
bien d’autres questions de ce type, n’est-ce pas ce dont se préoccupe
la philosophie ? Bref, le philosophe n’est-il pas celui qui,
au lieu de ne se poser ce genre de question qu’occasionnellement, en
fait le sujet constant de ses pensées ? Alors que pourrait
faire l’institution dans ces conditions, sinon donner à certains de ces
esprits passionnés de philosophie les moyens de s’y consacrer
davantage, et de leur conférer peut-être quelque autorité sociale dans
ces matières ? On voit que ce rôle demeure très secondaire et
que, si l’institution peut aider l’activité philosophique, cette
dernière en reste cependant indépendante par nature.
Une autre
conception assez courante de la philosophie incite au
contraire à attribuer une fonction importante à l’institution, sans
pourtant y accorder une importance philosophique. La philosophie,
pense-t-on ici, est une forme de science qui prend place dans le grand
ensemble des disciplines scientifiques et y a son domaine spécifique.
Par exemple, elle aura la charge plus particulière des questions de
méthode, ou il lui reviendra d’entretenir les concepts, de les
analyser, de les préciser, d’en étudier la cohérence interne et
externe. Vu que la science, dans le sens qu’elle a pris depuis l’époque
moderne, n’est certainement pas une activité naturelle, mais qu’elle
réclame une formation, aussi bien pour acquérir un certain nombre de
savoirs de base que pour se discipliner et apprendre les méthodes sur
lesquelles elle se fonde, il est évident que l’institution lui est
nécessaire. Cependant, cette nécessité concernant la science tout
entière, et non spécifiquement la philosophie, elle ne s’impose pas non
plus particulièrement à l’attention des philosophes, sauf si leur rôle
de spécialistes des méthodes scientifiques les conduit à s’interroger
sur ce que pourraient être les meilleures institutions scientifiques,
qui, cela va de soi dans cette logique, seront généralement considérées
aussi, pour l’essentiel, comme les meilleures institutions
philosophiques. Et de plus, dans cette perspective, il s’agit là d’un
intérêt très spécialisé et marginal par rapport à la philosophie dans
son ensemble.
Est-il
vraiment justifié de juger ce problème de peu d’importance
philosophique ? Même sans recourir à une autre conception de
la philosophie que celles au point de vue desquelles nous venons de
nous placer, on peut contester ce relatif mépris du rôle des
institutions pour la philosophie proprement dite. En effet, si l’on
considère la philosophie comme science, il faut bien constater à quel
point les sciences dépendent de la qualité de la formation dans une
société, ainsi que de l’organisation de l’ensemble de l’appareil
scientifique, de sorte que, comme cela est particulièrement évident à
notre époque, la forme institutionnelle de la science est décisive pour
elle. Or si le philosophe se donne par exemple le rôle du spécialiste
des méthodes, il devrait bien voir que la forme de l’institution en
représente une part non négligeable, dès qu’on envisage le
fonctionnement concret de la science. De même, si l’on considère la
philosophie comme le développement d’un genre de pensées qui occupe
naturellement, à divers degrés, tous les hommes lorsqu’ils
réfléchissent aux conditions générales de leur existence, il faut alors
constater qu’il existe en fait une tradition philosophique, où ceux qui
ont le mieux réfléchi à ces questions peuvent servir de maîtres aux
autres, si bien qu’il faut reconnaître également ici le rôle d’une
formation philosophique destinée à permettre de progresser plus
rapidement et plus loin dans ces questions qui se posent à tous. Or
cette formation pose des problèmes spécifiques qui interdisent de la
confier aux institutions présentes par hasard, religieuses à tel moment
et en tel lieu, scientifiques ailleurs, et ainsi de suite. Car chaque
espèce de formation ne suppose-t-elle pas une organisation propre des
études ? Et ne se pourrait-il pas qu’à la couler dans un moule
étranger à elle, on déforme profondément ce qui est enseigné ?
C’est ce qu’on pourrait fort bien montrer à propos de la philosophie et
des diverses formes qu’a prises son enseignement à travers l’histoire.
Mais nous
trouverons des raisons bien plus fortes de considérer comme
philosophiquement importante notre question en nous plaçant au point de
vue d’une conception différente et plus authentique de la philosophie.
Car les définitions que nous venons d’envisager restent très partielles
et en partie trompeuses. En effet, la définir en rapport aux sciences a
peut-être l’avantage de lui donner quelque reflet du prestige qu’ont
les sciences à l’époque moderne en lui attribuant une fonction
acceptable parmi les disciplines scientifiques, mais il faut payer cet
avantage en la privant de plusieurs aspects essentiels qui la
définissent dans sa tradition. Ainsi, que devient dans cette discipline
scientifique l’aspect pratique de la philosophie, par lequel celle-ci
se trouvait liée indissolublement à la sagesse, ou du moins à sa
recherche ? Que devient également la liberté philosophique,
grâce à laquelle le philosophe prétendait se délivrer entièrement de la
tyrannie de l’opinion, une fois qu’elle s’est insérée dans le système
des sciences pour en reconnaître l’autorité ? Quant à l’autre
conception de la philosophie, selon laquelle celle-ci pousse un peu
plus loin les réflexions venant à l’esprit de tout homme lorsqu’il
envisage son existence et celle de ses semblables, elle a certes
l’avantage d’ancrer la philosophie dans la vie courante, les sentiments
et les désirs des hommes, et par conséquent de ne pas trop la séparer
de la vie pratique, même si les spéculations qu’entraîne l’examen de
ces thèmes conduit parfois assez loin des conditions concrètes de la
vie humaine. En revanche, cette vision maintient trop la philosophie
dans l’attitude naturelle et dans les opinions les plus courantes pour
lui permettre de développer radicalement ses questions et ses
critiques, sans lesquelles elle ne peut se libérer vraiment du monde de
l’opinion, ce qui est pourtant l’une de ses constantes prétentions.
C’est pourquoi, si l’on veut tenir compte de la sorte de recul que la
philosophie veut prendre par rapport à toutes les autorités sociales,
aussi bien celles de l’opinion que de la morale, de la religion ou des
sciences, il faut reconnaître en elle une discipline caractérisée par
la détermination à poursuivre une critique radicale aussi bien en
théorie qu’en pratique. Et ceci reconnu, ne faut-il pas admettre aussi
que la philosophie ne se satisfait ni des tendances naturelles
communes, ni des autorités instituées en vue d’autres buts que les
siens ? Or cela ne revient-il pas à dire que la philosophie
réclame une forme d’institution propre ?
Mais,
avouons-le, la réponse à cette question est loin d’être évidente
à première vue. Pour commencer, ne pourrait-on pas croire que,
justement parce que la philosophie prétend se dégager de toute autorité
extérieure, sa liberté ne réclame pas du tout une quelconque forme
d’institution, mais bien le rejet de toute forme d’autorité
institutionnelle ? Car, les institutions ne supposent-elles
pas des principes acceptés et des règles, auxquels il faut se soumettre
pour pouvoir en bénéficier et vivre en elles ? Pour s’en
persuader, il suffit de prendre l’institution par excellence, celle de
la justice. Qu’on croie ou non qu’il existe une justice naturelle, il
se trouve que, dans les sociétés civilisées, la justice est définie par
des lois et par des procédures régulières pour juger des modes de
conduite en fonction de la notion de justice que chaque société a
établie dans ses institutions. Qu’on cherche ou non à le cacher, il y a
un certain degré d’arbitraire dans cette institution, qui varie d’une
société à l’autre. Mais il importe cependant qu’on s’y soumette comme
si elle était indiscutable, et beaucoup jugent que, pour cela, il faut
que le peuple la croie effectivement indiscutable, et, dans les
sociétés traditionnelles, on l’éduque souvent de manière à ce qu’il le
croie. Or le philosophe ne peut s’interdire de remettre en question
tout ce qui est imposé par les institutions, et il ne manquera pas, par
exemple, de se demander ce qu’est la justice en réalité, et quels en
sont les fondements, c’est-à-dire de faire porter le doute sur la
notion qu’en fixent les institutions. Il en va ainsi à propos de la
justice, mais ne serait-ce pas la même chose à propos de toute
institution, et par conséquent aussi au sujet d’une supposée
institution philosophique ? Bref, la liberté philosophique
semble entrer en contradiction avec toute forme d’institution, parce
qu’elle conteste toute autorité, de sorte que l’idée d’une institution
philosophique semble en elle-même contradictoire. Ne faudrait-il donc
pas donner raison à ceux qui voient dans la philosophie une sorte de
puissance naturelle, qui renverse toutes les barrières artificielles
par lesquelles on pourrait vouloir la contraindre et la canaliser, et
qui représenterait plutôt dans l’esprit humain quelque force
foncièrement sauvage, réfractaire à toute
institutionnalisation ?
Supposons donc
que le philosophe se caractérise par le fait qu’il
exerce au degré le plus extrême une faculté naturelle de contestation
propre à l’esprit humain. Nous ne prétendrons pas qu’il se contente de
cela, mais juste que cette particularité le distingue spécialement. Dès
que quelqu’un affirme devant lui une supposée vérité, son esprit
philosophique la met aussitôt en question et se demande si les choses
ne pourraient pas être autrement. Il n’affirme certes pas à son tour
que la vérité soit différente, et que par conséquent l’affirmation de
son interlocuteur (qui peut être aussi bien lui-même, dans un dialogue
intérieur) soit fausse, mais il est porté à en envisager aussitôt la
possibilité, et cela quelle que soit l’autorité sur laquelle s’appuie
la prétendue vérité. Alors, il est vrai que l’autorité de toutes les
institutions se trouvera aussi contestée par une telle attitude. Alors,
face à cette irrépressible impulsion à douter de toute vérité et à
critiquer toute autorité, on ne voit guère en effet ce que pourrait
faire une quelconque institution, dont l’action, quelle qu’elle soit,
serait pour ainsi dire neutralisée dès le départ. Il faudrait laisser
vivre notre philosophe à sa guise, ou l’en empêcher par la contrainte,
puisque l’autorité resterait impuissante à le restreindre, et encore
faudrait-il que la contrainte soit extrême, directement physique,
l’autorité qui s’exerce par les menaces et les punitions se voyant
contestée comme toute autre par ce genre d’esprit. Le philosophe est-il
ce forcené que nous décrivons ? En tout cas, les philosophes
concrets, ceux que nous connaissons par la tradition, par leurs œuvres,
tout en manifestant bien une volonté de critique radicale, sont
également loin du caractère de ce sauvage dont nous venons d’envisager
la figure fictive. La plupart s’accommodent de l’autorité des
institutions et les respectent généralement, au moins dans leur vie
pratique. Ils ne semblent pas dominés par une telle impulsion naturelle
vers le doute et la critique. Même un Descartes, qui a passé une partie
de sa vie à tenter de pousser le doute à ses dernières extrémités, nous
assure qu’il n’en est pas venu là par caractère et que, sous des
maîtres réellement sages et savants, il se serait volontiers montré au
contraire très docile. N’est-ce pas dire que, par nature, il
s’accommodait fort bien de l’institution, et que c’est même par cette
dernière qu’il en est venu à contester toute autorité ? Car,
s’il faut l’en croire, c’est justement son éducation, selon les mœurs
et la science de son temps, qui l’a conduit à vouloir douter de tout.
Ce genre d’histoire, dont on pourrait trouver des variantes chez bien
d’autres philosophes, nous oblige à penser une forme de compatibilité
entre l’esprit philosophique, même conçu comme contestataire face à
toute autorité, et l’institution, sous sa forme la plus typique même,
celle de l’éducation. Et s’il est vrai que le philosophe peut être
formé par éducation ou institution, c’est qu’il n’est pas tel par
nature.
Certes, dans
cette dernière hypothèse, la contradiction ne disparaît
pas, tant que nous retenons le caractère fondamentalement contestataire
du philosophe, car si elle ne se trouve plus maintenant entre celui-ci
et les institutions, c’est qu’elle a pénétré dans l’institution même
grâce à laquelle il se forme. En effet, cette dernière doit à présent
produire, délibérément ou non, ce qui va la remettre elle-même en
question. Si elle le fait sans le vouloir, accidentellement, alors
cette contradiction lui reste encore relativement extérieure, mais si
elle institue volontairement ce qui la remet en question, alors le
paradoxe est immanent à sa propre structure. Et voilà exactement ce qui
arriverait s’il existait une institution philosophique.
Mais que
faut-il entendre plus précisément par institution ?
Dans un sens très général, on désigne par ce terme tout ce qui dans une
société a une existence uniquement sociale et se trouve établi pour une
certaine durée. Les mœurs, les lois, la langue, la forme de
gouvernement, la religion, les fêtes traditionnelles, l’éducation, la
culture, et ainsi de suite. Tout cela n’a pas une existence matérielle
et ne semble pas être produit par la nature, d’autant que ces
institutions varient d’une société à l’autre. La société elle-même en
ce sens paraît devoir faire partie des institutions, car, chez les
hommes du moins, sans se donner toute une série d’institutions plus
particulières, elle ne semble pas pouvoir exister, même dans ses formes
les plus simples. La moindre famille ou tribu ne se maintient pas sans
langage, sans mœurs ou coutumes, sans règles plus ou moins explicites,
sans éducation. En ce sens, l’institution ne se distingue guère de la
convention. On peut même la considérer comme l’une de ses espèces.
Toutes les institutions sont conventionnelles en tant qu’elles
dépendent de l’accord des hommes et n’existent ni ne subsistent sans
lui. En revanche, on hésitera à nommer institution toute forme de
convention, et notamment tous les accords particuliers de peu de durée.
L’institution doit en effet durer assez longtemps pour créer des
coutumes qui lui restent étroitement liées, ou pour devenir elle-même
une coutume. On estimera éventuellement qu’elle se distingue de simples
coutumes arbitraires par le fait qu’elle a une certaine raison d’être
ou fonction qu’on lui reconnaît et par rapport à laquelle on la juge.
Alors que bien des coutumes ne valent pas autrement que parce qu’elles
existent et qu’elles se sont imposées de fait, ou, ce qui revient au
même, parce que les gens y sont simplement attachés, on exige davantage
des institutions qu’elles servent, qu’elles soient efficaces, et
qu’elles se justifient par le profit qu’on en peut tirer.
S’il
s’agissait de nous conformer au sens le plus général du terme,
nous pourrions nous contenter de cette définition. Et il pourrait être
déjà très intéressant de chercher à savoir comment la philosophie est
instituée de diverses manières, c’est-à-dire comment elle dépend de
nombreuses conventions qui introduisent en elle la contingence
historique. Pour ceux qui la conçoivent comme très liée aux sciences,
et non pas seulement comme donnant à ces dernières leur fondement
ultime, mais comme réfléchissant toujours à partir de l’état actuel des
sciences, et se transformant donc nécessairement avec celles-ci, il va
de soi que la philosophie change comme toutes les disciplines
scientifiques, et qu’elle est soumise aux aléas de l’histoire et des
progrès du savoir. Selon cette conception, la philosophie ancienne est
largement périmée, même si l’on peut encore y trouver des suggestions
pour traiter de problèmes que l’évolution des sciences n’oblige pas à
reposer tout différemment que ne le faisaient les philosophes
contemporains d’une étape dépassée des sciences. Mais pour ceux qui
pensent que la philosophie atteint des vérités éternelles, il est plus
difficile d’admettre qu’elle doive dépendre des conventions ou
institutions autrement que de façon purement accidentelle. On sait en
effet qu’elle s’exprime dans une langue, dont la structure est
conventionnelle, arbitraire et historique, quoiqu’il soit possible
d’imaginer que les mots ne soient qu’un véhicule relativement étranger
aux pures idées, et qu’en présentant ces dernières sous divers habits,
ils ne les affectent donc pas en elles-mêmes. Mais si les mots
importent peu, ni même les structures grammaticales des langues
vulgaires, ne faut-il pas respecter au moins l’ordre de la logique pour
rester dans le vrai ? Mais la logique à son tour n’est-elle
pas une sorte de grammaire, c’est-à-dire également quelque chose qui
varie avec les conventions impliquées dans les diverses
langues ? Certes, mais on peut tenter d’atténuer cette
dépendance en imaginant par exemple une sorte de langue ou de structure
linguistique universelle, sous-jacente aux diverses langues historiques
concrètes. Et l’on peut même espérer construire une langue qui calque
directement cette structure grammaticale ou logique fondamentale, dans
laquelle pourraient être traduites toutes les langues vulgaires, pour
manifester presque directement la structure des idées. Ou bien,
solution plus comique, il faut l’avouer, à l’arbitraire des langues, on
peut opposer celui d’un décret, pour élire comme la vraie une langue
particulière, telle que le grec ou le latin. On serait porté à croire
qu’un tour de passe-passe aussi grossier ne puisse faire illusion ni
convaincre personne hormis les ignorants, et pourtant les dupes ne
manquent jamais pour se faire tromper par les plus piètres
prestidigitateurs, même en philosophie. Et cela montre encore à quel
point cette discipline est liée à bien des phénomènes purement
contingents.
En un sens, la
tentative d’élaborer une langue purement logique
représente déjà une forme d’essai de concevoir, dans l’acception large
dans laquelle nous prenons le terme pour l’instant, une institution
philosophique. Certes, elle reste encore partielle, se concentrant sur
la seule liaison et structure logique des idées, et elle n’est vraiment
décisive que pour ceux qui conçoivent que d’une part la tâche de la
philosophie est de clarifier les concepts et leurs rapports, et que
d’autre part c’est ce domaine de la vérité comme cohérence qui
appartient en propre à la philosophie, le reste pouvant être abandonné
aux sciences en ce qui concerne la connaissance rigoureuse, ainsi qu’au
bon sens et aux sentiments pour ce qui touche la vie pratique. Quant à
nous, nous ne nous contenterons certainement pas de cette sorte
d’institution philosophique, pour deux raisons au moins. Premièrement,
nous avons déjà défini la philosophie comme comportant essentiellement
un aspect pratique, ce qui nous interdit de la limiter à ce soin des
concepts et de la logique, comme nous l’avons déjà remarqué.
Deuxièmement, cette entreprise paraît reposer sur la croyance qu’il
existe une sorte de structure éternelle de la pensée, susceptible
d’être dévoilée par la logique, en la dégageant du foisonnement
arbitraire de l’imagination linguistique de surface par lequel les
langues vulgaires se distinguent, et en lui donnant un mode
d’expression qui la calque précisément. Or une telle croyance
sous-estime certainement la part d’invention, de convention et
d’arbitraire qu’il y a dans l’institution d’un symbolisme purement
logique. Pourtant, on pourrait en voir un signe assez sûr dans le fait
que, pour éviter la contestation, elle se défend de la même manière que
les autres institutions, à savoir non seulement par des règles, mais
surtout par des interdictions elles-mêmes assez arbitraires. Ainsi,
certaines structures grammaticales, pourtant possibles aussi bien dans
les formalismes logiques que dans les langues vulgaires, seront
interdites pour éviter qu’elles n’entraînent des contradictions dans la
pure langue logique, comme c’est le cas par exemple pour le célèbre
paradoxe du menteur, exprimé par « je mens », qu’il
ne sera simplement plus permis de formuler, si l’on en croit Russell ou
Quine.
Faut-il donc
conclure qu’il faille nécessairement choisir entre les
membres de l’alternative suivante : ou bien la philosophie
atteint quelque chose comme des vérités éternelles, ou bien elle est
affectée par les conditions historiques et les conventions et demeure
dans les connaissances relatives ? Les prétentions des
philosophes à découvrir la vérité parfaite, éternelle ou absolue
s’affirment partout à travers notre tradition philosophique, et elles
sont même très générales sous diverses formes. Ainsi, cette vérité
parfaite se trouvera dans les idées éternelles, dont celle du vrai, que
le philosophe en vient à contempler, comme dans une grande partie de
l’école platonicienne et dans sa variante aristotélicienne ; on la
retrouvera dans la certitude de soi propre à la pensée dans l’école
cartésienne au sens large ; même les sceptiques font buter leur
doute
sur les apparences, et, comme Hume, attribuent l’entière certitude à la
perception en tant que telle ; et il ne serait pas difficile de
démasquer cette même prétention chez la plupart de ceux qui la nient.
Pour s’y opposer d’ailleurs, il serait bien sûr absurde de vouloir
soutenir sérieusement qu’il est bien absolument certain, hors de tout
doute, que la vérité ne soit jamais entière ou éternelle, puisque cela
reviendrait à tomber dans la contradiction consistant à poser cette
négation de toute vérité éternelle à son tour comme une vérité
éternelle. En revanche, il est assurément tout à fait raisonnable aussi
de croire qu’il n’y a pas de vérités éternelles, parce que cela est
tout simplement au plus haut point invraisemblable. Rien n’oblige en
effet à prendre sur ce point, comme sur aucun autre, une attitude
dogmatique, ni à renoncer à se fier à la plus grande vraisemblance,
même si plusieurs philosophes condamneront une telle attitude comme
restant très insatisfaisante par rapport au désir de vérité qui les
anime.
S’ensuit-il
que la plupart des philosophes refusent, ou devraient
refuser pour rester cohérents avec leurs prétentions à la vérité
éternelle, un rapport essentiel de leur pensée à l’histoire, à la
convention ou à l’institution ? En tout cas, nombreux sont
ceux qui affirment au contraire la relation intime de leur pensée à
leur culture, et qui pourtant ne conçoivent pas celle-ci comme
éternelle, mais la voient bien comme une construction conventionnelle,
historique. Laissons de côté les penseurs qui sacralisent une culture
ou un moment historique, vu qu’ils retirent alors à ce moment son
caractère historiquement contingent et conventionnel. Mais, même des
philosophes assurés de découvrir des vérités éternelles, tels que
Descartes ou Spinoza, se placent résolument et en toute conscience dans
leur culture, et savent qu’ils regardent les choses et atteignent la
vérité à partir d’elle, et pour une part importante aussi grâce à elle.
A ce propos, il est justement frappant de voir ces deux philosophes
introduire à leur philosophie par une histoire, dans laquelle on voit
un homme devenir philosophe par une série d’événements contingents,
comme nous le relatent aussi bien le Discours
de la méthode que les
premières pages du Traité de la
réforme de l’entendement. Si Descartes
ne s’était pas trouvé en certains chemins, s’il n’avait pas été l’un
des plus brillants étudiants d’une des meilleures écoles de son temps,
dont l’enseignement a fini par le décevoir, s’il n’avait pas parcouru
le monde, ses savoirs et ses mœurs avec le même effet, il n’aurait pas
plus que le Bouddha sans son escapade décisive hors du jardin familial,
découvert la nouvelle méthode de penser qui l’a conduit à la certitude.
Certes, on peut penser que l’histoire n’offre dans ces cas que
l’occasion de se tourner vers quelque chose qui la transcende, et qui,
une fois perçu, se comprend sans elle, de sorte qu’elle se voit exclure
finalement de la vérité qu’elle a permis d’atteindre. Ici pourtant,
justement, Descartes ou Spinoza se distinguent fortement du Bouddha,
parce que les vérités qu’ils cherchent sont bien immanentes à ce monde,
et ne les en détournent pas, bien au contraire. Ne se pourrait-il donc
pas que, selon une certaine perspective, il n’y ait pas d'opposition
entre l’éternité de la vérité et le caractère conventionnel qui s’y
attache également ? Cependant même si la convention ne devait
représenter qu’une étape provisoire, indispensable pour introduire à la
philosophie, mais susceptible d’être éliminée ensuite, une fois que la
lumière de la vérité viendrait l’éclairer rétrospectivement et
permettre la distinction entre les aspects qui n’étaient en elle
qu’accidentels de ceux qui étaient nécessaires, même alors cette
intervention de la convention resterait en pratique, concrètement,
indispensable à la philosophie pour autant que celle-ci demande bien,
précisément, une introduction.
Or, faut-il
être conduit à la philosophie, ou bien celle-ci
réside-t-elle naturellement en nous ?
Si, au lieu de
la philosophie, il s’agissait de la science, sous sa
forme moderne, la question serait bientôt résolue. Quel que soit le
désir de connaître qu’on suppose à l’homme naturel, on ne s’attendra
pas à ce qu’une jeune personne douée, élevée dans une brousse restée
par miracle entièrement à l’écart de notre civilisation, mais ayant eu
la chance de jouir d’autant de loisir qu’elle voulait pour satisfaire
une insatiable curiosité des choses de la nature, en vienne par son
génie propre à révolutionner notre physique ou à la faire progresser de
manière décisive. L’idée paraît aussitôt incongrue. Premièrement, nos
sciences sont des systèmes extrêmement complexes, qu’on ne peut faire
évoluer sans y avoir été longuement introduit. Et pour y entrer, il ne
suffit pas d’assimiler une série de savoirs qu’on puisse pour ainsi
dire en détacher, mais il faut se former à une certaine manière
d’envisager la nature, les problèmes de connaissance, les procédures
intellectuelles et empiriques qui permettent de les résoudre, et qui,
surtout, donnent leur vrai sens aux résultats découverts, et sans la
connaissance desquelles ceux-ci ne sont pas même compréhensibles. Dans
ces conditions il est tout à fait exclu que quelqu’un qui n’aurait pas
été soigneusement introduit aux sciences puisse y intervenir de manière
sensée. Y aurait-il un phénomène semblable en ce qui concerne la
philosophie ?
A première vue
non. Il n’existe pas de système de la philosophie, dont
on puisse décrire la structure à une époque donnée, qui évolue d’une
manière relativement homogène à travers toute la société des
spécialistes de la discipline, qui dispose d’un répertoire de savoirs
admis, au moins provisoirement, de méthodes éprouvées généralement
acceptées, de procédures de vérification respectées par tous ou presque
tous. Au lieu de cela, à chaque époque, le domaine de la philosophie se
présente comme foncièrement multiple, déchiré en une multitude de
philosophies d’époques et de provenances diverses qui se font
concurrence, sans qu’aucune procédure, aucun critère décisif ne
permette de décider lesquelles sont vraies ou plus vraies que les
autres. En effet, les méthodes, les procédures, les critères, les
savoirs admissibles, les notions mêmes de la vérité, c’est ce qui est
ici perpétuellement en question, et trouve des figures différentes,
propres à chaque philosophie, et souvent contradictoires entre elles
lorsqu’on les compare telles qu’elles sont conçues dans différentes
philosophies. Certes, il serait exagéré de prétendre que n’importe quel
système d’idées puisse se faire reconnaître comme philosophique. Car il
existe bien des exigences de cohérence, d’aptitude à se défendre dans
une discussion menée rationnellement, même si la nature précise de ces
exigences, le rôle et la définition de la cohérence, la conception de
la rationalité et de ce qui convient à une discussion philosophique,
sont également en question parmi les philosophes. Aussi, alors qu’il
existe une sorte d’autorité scientifique, il n’y en a pas vraiment de
philosophique, ou alors il y en a plusieurs, qui se succèdent à mesure
que telle ou telle philosophie parvient à s’imposer davantage et à
devenir à la mode, qui valent diversement en tel milieu ou en tel
autre. En se réclamant par exemple de l’autorité de Deleuze
aujourd’hui, on impressionnera favorablement certains esprits alertes,
curieux des pensées de leur temps, portés à le considérer comme un vrai
et très profond philosophe, et on se ridiculisera face à d’autres, non
moins sérieux, intelligents, ou avertis de la philosophie actuelle, qui
ne voient en sa pensée qu’une série d’élucubrations gratuites. Si vous
vous présentez comme cartésien ou spinoziste, en un sens plus ou moins
large de ces termes, on rira de vous à un moment, comme entièrement
dépassé, et l’on vous approuvera vingt ans plus tard, comme très au
fait et à la pointe de la pensée du temps. Bref, rien ne ressemble plus
à l’arbitraire de l’opinion que celui avec lequel, même dans les
milieux dits philosophiques, une pensée devient à la mode, passe et
revient. Autant dire qu’il ne semble pas y avoir de véritable
initiation à la philosophie et que, par conséquent, chacun semble
devoir être naturellement capable de se lancer dans ce champ à sa guise.
Tant que l’on
prend pour point de comparaison le monde des sciences
modernes, c’est la conclusion qui paraît s’imposer. Il faut remarquer
toutefois que, même si les critères permettant d’établir une vérité
sont moins bien définis qu’en science, cela ne signifie pas que le
monde de la philosophie se confonde avec celui de l’opinion et que
toute idée puisse prétendre y valoir sans autre forme de procès. Si les
philosophes sont assez prompts à se rejeter les uns les autres hors du
domaine de la philosophie, de sorte que les prétentions à y appartenir
semblent fort arbitraires, l’une des formes d’accord général qu’on
trouve dans ce monde est celui qui concerne le rejet des prétentions
philosophiques de toute sorte de formes de pensées qui n’y ont aucun
titre. Ce jugement est assez généralement partagé dans la majorité des
cas, et, parmi les philosophes, la frontière du domaine est
relativement bien établie, si bien que, même s’il y a comme partout des
contrebandiers, elle n’est pas aisée à franchir. Pour le faire voir, il
suffit de signaler l’exemple de tous ces prétendus philosophes qui ont
réussi à se faire passer pour tels auprès des journalistes et, à
travers eux, à l’aide des médias de masse, auprès du public général,
mais qui ne parviennent pas à se faire prendre au sérieux dans le monde
philosophique lui-même. Il y a donc, sinon des critères clairement
définis d’appartenance à la philosophie, un sens relativement aiguisé
chez les philosophes de ce qui fait partie de leur discipline ou non,
avec, pour ainsi dire dans son espace même, des lieux d’exil variables
pour les penseurs qui par bien des aspects sont des philosophes,
reconnus pour tels par plusieurs, mais non par d’autres, et où se
retrouvent donc à tour de rôle la plupart d’entre eux, de sorte qu’il
s’agit là en quelque sorte d’un trait structurel du domaine de la
philosophie.
Il faut
remarquer surtout que, si l’on ne considère plus le monde
philosophique tel qu’il existe socialement, c’est-à-dire cette sorte de
société difficile à définir des philosophes, mais les différentes
philosophies particulières, alors il devient évident que, pour chacune
d’entre elles, il n’y a pas d’accès direct permettant d’y pénétrer de
plein pied, pour ainsi dire. Les stratégies d’écriture et de
composition de leurs systèmes sont diverses. Certaines philosophies se
démarquent des discours ordinaires par l’usage d’un appareil technique
qui désigne ainsi la distance et la nécessité d’un travail
d’appropriation des nouveaux concepts exprimés sous cette forme
évidemment étrangère à la langue commune. D’autres évitent au contraire
ce moyen de marquer le seuil à franchir, et expriment leur réflexion
dans le langage le plus usuel ou le plus littéraire, donnant
l’apparence de la possibilité d’un abord immédiat, quoique ce type de
discours ne livre en vérité son sens qu’au lecteur capable de remodeler
au fur et à mesure le monde de significations de son propre langage, et
de pénétrer ainsi dans un monde de pensée radicalement différent de
celui de l’opinion commune. Bref, s’il n’est pas évident qu’il y ait
une introduction nécessaire à la philosophie en général, il est certain
qu’il y en a pour les différentes philosophies particulières, et que
d’ailleurs l’un des soucis constants des philosophes, dans leurs écrits
ou dans leur enseignement, est justement de donner cette introduction,
qui ne diffère pas ici non plus de la méthode pour produire les vérités
dont il s’agit. Car, même lorsqu’ils s’ingénient à utiliser la langue
commune, ce n’est pas en vérité, eux non plus, dans le sens commun
qu’ils utilisent les termes du langage, ni les concepts habituels
qu’ils signifient par eux, malgré les premières apparences.
Un quelconque
survol des idées des philosophes et de leurs débats peut
aisément donner l’illusion que leur pensée se meut pour l’essentiel
dans le monde des significations et des opinions généralement partagées
par le commun des hommes - contrairement à celle des savants de la
science moderne, dont les discours laissent vite sentir le saut qui
existe entre les conceptions communes et celles qui les occupent (même
si des vulgarisations peuvent, assez trompeusement, tenter d’atténuer
le sentiment de ce fossé). Et l’on peut ainsi traverser l’histoire de
la philosophie avec l’impression de visiter une sorte de galerie
intellectuelle d’opinions curieuses et souvent un peu bizarres, mais
qui, en dépit de ces étrangetés, prennent toutes place dans le même
monde des opinions communes. Il suffit de tenter de pénétrer
sérieusement dans l’une de ces philosophies, en revanche, pour
percevoir l’illusion que donnent ces perspectives générales et ces
visites du supposé musée de la philosophie. On n’entre guère dans
l’univers conceptuel d’une philosophie sans voir bouleverser
profondément ses idées ; et l’absence de conscience et de
sentiment de
ce bouleversement est une preuve assez sûre ou bien qu’il ne s’agissait
pas de philosophie, ou bien qu’on est resté à la surface du discours et
qu’on n’a pas réussi à y pénétrer vraiment. Le sentiment de malaise,
d’incompréhension réelle, que nous éprouvons face au discours
philosophique, lorsque nous sentons que les principes communs ne sont
pas ceux à partir desquels il construit ses concepts et doit être
saisi, et que nous ne parvenons pas encore à voir et à appréhender les
principes propres à ce discours, ce sentiment dis-je est très
caractéristique de l’abord d’une philosophie, et il n’est pas sans
analogie avec l’approche d’une théorie scientifique, exposée dans ses
propres termes, son propre appareil technique et conceptuel, quand nous
tentons de repérer çà et là des figures connues, tout en éprouvant que
ce dont il s’agit nous reste opaque car il doit être compris par les
constructions mathématiques et conceptuelles de la science étudiée. Et
encore, en sciences, il est généralement possible d’atténuer cet effet
en menant ses études par ordre, de façon à progresser peu à peu en
assimilant les nouveaux concepts, les lois et méthodes du monde
scientifique, par une démarche plus ou moins continue, comme en
empruntant une passerelle pour traverser le fossé séparant le monde de
l’opinion courante et celui de la science. En revanche, dans la
tentative de comprendre une philosophie, il arrive souvent qu’on doive
tâtonner longtemps, agencer et réagencer des concepts, les analyser et
les reconstruire, examiner la manière dont on l’a fait, pour chercher à
deviner sans y parvenir les principes selon lesquels tout ce monde
d’idées se construit, en procédant par des sauts, en essayant divers
principes qu’il faut comme inventer à partir de la figure que prend
l’agencement conceptuel en cours de reconstitution. A quel point cette
difficulté peut être grande, cela se sent lorsqu’on voit des
spécialistes de telle philosophie qui, après des décennies passées à
son étude, en sont encore à essayer des hypothèses sur les principes
qui expliqueraient des textes qu’ils connaissent depuis longtemps à peu
près par cœur. Les détracteurs de la philosophie verront là une preuve
que ces œuvres n’ont en réalité pas de sens et qu’on se fatigue en vain
à comprendre les philosophes. Et ils auront raison dans tel ou tel cas
particulier. Mais la conclusion ne peut être sérieusement généralisée
par celui qui a la chance de consacrer suffisamment de temps et
d’intelligence à de véritables philosophies. C’est pourquoi ce type de
réponse reste superficiel et ne convaincra pas ceux qui ont réussi à
s’avancer jusqu’à saisir les principes d’une quelconque philosophie, ce
qui est, il est vrai, un bonheur plus rare qu’on ne pense.
Supposons donc
qu’un tel bonheur puisse arriver, comme l’espèrent du
moins ceux qui se consacrent à la philosophie. Alors l’expérience vécue
est celle d’un saut qu’il a fallu faire pour sortir des représentations
usuelles et se placer à un nouveau point de vue que le monde habituel
ne semblait pas comporter. Et si l’on peut parler, à propos des
sciences, d’une rupture épistémologique, pour signifier que les
connaissances, leurs objets, leurs méthodes d’approche, ne sont pas du
tout en science celles de la vie commune, et qu’il faut pour entrer
dans le monde de la science acquérir de nouvelles attitudes
intellectuelles, sans lesquelles on n’y peut rien comprendre vraiment,
il est possible par analogie de parler d’une rupture philosophique,
nécessitant l’opération que nous venons de décrire, de changement
radical de principes et de point de vue, par une sorte de saut, qui
nous permet de quitter le sol habituel de la vie et de l’opinion. Cette
rupture philosophique n’est pas simplement épistémologique, parce que
la philosophie n’est pas que théorie, mais qu’elle est foncièrement
pratique, de sorte que les nouveaux principes sont pratiques également,
et que le saut à faire n’a pas seulement lieu dans le monde des idées
(ni dans la seule pratique d’une nouvelle méthode), et qu’il implique
un changement radical de vie en même temps que d’idées.
Aurais-je
construit toute cette conception de la rupture philosophique
à partir de ma seule expérience, fort particulière, et peut-être non
représentative, de mon étude de certains philosophes qu’il m’a semblé
pouvoir comprendre par le saut que j’ai décrit, et aurais-je donc
généralisé indûment ? J’avoue que ce souci me gagne, lorsque
je vois tant de gens qui s’occupent peu ou prou de philosophie et qui
paraissent nager à l’aise parmi les philosophes, manipuler les concepts
des uns et des autres avec la même aisance que s’il s’agissait des
ustensiles de leur cuisine, sans jamais avoir eu besoin de faire le
moindre saut ni de sortir de leur quotidienneté. Je me rassure
cependant en revenant à ces philosophes que tous reconnaissent comme
tels, comme grands et admirables, comme leurs modèles éventuellement,
et en constatant qu’ils éprouvent quelque chose de semblable à ce que
je dis. Ne les voit-on pas affirmer que la philosophie, et ils parlent
de la leur d’abord, bien sûr, est une chose extrêmement difficile,
incompréhensible à la plupart des esprits, à presque tous
même ? Ne les voit-on pas se désoler de n’être pas capables de
mieux faire comprendre ce qu’ils aimeraient enseigner et d’être
généralement mécompris ? On attribuera peut-être ce genre de
remarques à leur caractère, à leur déception face à la difficulté
normale de faire valoir des idées nouvelles. Heureusement, ils font
mieux et, en d’autres termes, de manières variées, ils décrivent
également la rupture philosophique. Revenons par exemple à Descartes et
à Spinoza, puisque nous avons déjà cité des textes où l’un et l’autre
marquent clairement cette rupture. Elle est très frappante chez
Descartes. On sait comment, dans le Discours
de la méthode, il nous
raconte les circonstances par lesquelles il s’est trouvé dans la
nécessité de chercher la vérité par lui-même, et, dans ce but, de
prendre la voie la moins naturelle du monde. Car, alors que nous
penchons naturellement à adopter les idées les plus vraisemblables, il
voit qu’il lui faut totalement contester la vraisemblance, se plonger
dans un doute radical, qui non seulement va affecter toutes ses idées,
mais qui l’oblige également à inventer une morale entière adéquate à
son opération de doute, fort éloignée de celle du sens commun et même
largement opposée à elle. Il sait si bien combien il faut pour suivre
sa méthode aller contre notre nature qu’il ne voit à peu près aucun
esprit auquel elle convienne et à qui il puisse la conseiller. Peut-on
mieux marquer la rupture philosophique ? Quant à Spinoza, dans
les mêmes pages inaugurales du Traité
de la réforme de l’entendement
auxquelles j’ai déjà fait référence, il décrit de manière saisissante,
dès les premières lignes, la façon dont le philosophe commence par
rejeter entièrement le monde familier et l’attitude naturelle, en
optant pour la satisfaction d’un désir, fou et absurde selon toute
apparence, de trouver la voie d’une satisfaction entière, sans aucun
reste, en dépit de l’expérience constante et clairement analysée de
l’intrication des plaisirs et des peines dans notre monde. Peut-on
décrire de manière plus saisissante la rupture philosophique ?
et est-il étonnant si ce philosophe estime que la sagesse est aussi
rare et difficile que belle, comme il l’écrit à la fin de cette même Éthique qui
commence de façon si abrupte que le lecteur tombe au début
de l’ouvrage sur la barrière d’une série de définitions
incompréhensibles, lui présentant les concepts de base pour la
construction du système ? Notons d’ailleurs que dans la
description de la rupture philosophique chez ces deux philosophes
intervient ce qui nous paraissait caractériser la philosophie, à savoir
l’attitude de remise en question radicale, dont elle est entièrement
solidaire.
De telles
références me confirment suffisamment dans l’idée que la
rupture philosophique rend impossible le passage entre d’une part
toutes les réflexions que l’homme est censé faire naturellement sur des
questions souvent abordées également par les philosophes et d’autre
part la pratique de la philosophie elle-même. Certes, la disposition à
se questionner sur le sens de la vie, sur la nature des choses et sur
les possibilités de les connaître, par exemple, peut favoriser la
naissance d’un intérêt pour la philosophie, comme la curiosité la plus
naturelle peut conduire à un intérêt pour les sciences, sans que cela
supprime pourtant la nécessité de franchir le fossé qui existe entre
cette attitude naturelle et celle du savant ou du philosophe. La
philosophie n’est donc pas plus naturelle que la science, et il faut
qu’il se passe quelque chose pour que les hommes en viennent, non plus
à observer curieusement la nature ou à se poser des questions
existentielles, mais à faire de la science ou de la philosophie, ce qui
est une tout autre affaire, comme nous l’avons vu. Aussi, dans cette
perspective, il n’est pas vraiment surprenant qu’on n’ait pas pratiqué
à toutes les époques et en tous lieux ni la science ni la philosophie,
puisque ces activités n’étaient pas inscrites pour ainsi dire dans la
nature humaine, comme la respiration, le mouvement ou la pensée. Il est
plus difficile en revanche de découvrir ce qui a pu, dans des
conditions historiques particulières, pousser des hommes à inventer
l’une et l’autre de ces disciplines, dont le sort a d’ailleurs été très
lié durant toute la première partie de l’époque moderne. Dans toutes
les deux, la rupture sépare non pas seulement deux mondes d’idées, mais
bien deux régimes de pensée et (pour la philosophie, mais pour la
science aussi en partie) d’action.
Pourquoi
l’homme qui était porté à penser et à agir d’une certaine
façon en vient-il dans ces disciplines à le faire d’une autre, souvent
très opposée à la première ? Puisque ce n’est pas une
impulsion naturelle qui l’y pousserait spontanément, la rupture doit
être artificielle, et c’est par discipline, ce qui suppose la
convention, que le nouveau régime s’instaure et se maintient dans ces
sphères qu’on peut justement nommer pour cette raison des disciplines.
En d’autres termes encore, comme les sciences, la philosophie n’existe
que grâce à l’institution.
Or pour mieux
saisir le rôle de cette dernière, distinguons-la
davantage de la simple convention, dont elle est une espèce. Il ne fait
pas de doute que, lorsque je lis un ouvrage de philosophie, c’est par
la convention que je suis d’abord capable de suivre le sens premier du
texte, que j’entre dans le jeu conceptuel qui va me permettre de
modifier non seulement mes idées, mais également ma manière même de les
traiter et de me former, toujours par convention, une nouvelle attitude
et ce nouveau régime qui caractérise non seulement la philosophie, mais
chaque philosophie particulière. C’est par convention également que je
suis les mœurs de mon pays et de mon temps et que je partage les
opinions de mon milieu. Et si j’en prends la forte habitude, au point
de n’en plus dévier, mon attitude dans la vie devient, comme on dit,
conventionnelle. Il me suffit de voyager un peu, de lire les auteurs
d’autres époques, pour constater la façon dont ma vie est déterminée
par des conventions qui diffèrent d’autres. Mais en tant que les
conventions de mon milieu me sont familières, je les perçois comme
naturelles, et en vérité, ce qui m’y pousse sans que j’aie à le
remarquer, c’est bien la nature humaine, qui consiste pour une large
part dans la tendance à suivre les coutumes et les habitudes acquises
depuis l’enfance, la plupart du temps sans y penser. Mais c’est
également par rapport à cette nature-là, coutumière ou conventionnelle,
que la philosophie introduit sa rupture, en la remettant
fondamentalement en question. Faut-il donc croire qu’il n’apparaisse
ici qu’une nouvelle convention du même ordre que celle qu’elle conteste
et remplace ? C’est alors semble-t-il qu’il y aurait une
contradiction, si la philosophie devait être également conventionnelle
au même sens, dans la mesure où la convention est précisément source
d’illusion, et pour commencer, par l’impression de naturel qu’elle
donne. Or ce problème vient surtout du fait que la convention n’est
souvent pas voulue consciemment. Non seulement l’habitude peut nous
faire oublier que nous avions décidé d’agir comme nous en sommes venus
à le faire automatiquement, mais surtout nous entrons souvent dans de
nouvelles conventions sans nous en rendre compte, par une sorte
d’adaptation automatique qui ne réclame aucune décision. Cela arrive
constamment. Je discute par exemple avec un ami en marchant, et nous
adaptons notre pas l’un à l’autre, nous tournons aux mêmes endroits, la
plupart du temps sans y faire attention, et sans chercher aucun accord
explicite. Et c’est ainsi que l’homme conventionnel, naturellement
respectueux des coutumes et des opinions, n’a souvent jamais eu
conscience d’adopter ni les unes ni les autres, qu’il ne distingue
guère de l’ordre naturel des choses. L’obscurité de ce qui constitue le
fond de sa vie l’empêche justement de le remettre en question, parce
qu’il n’envisage pas déjà qu’il soit possible de le faire et qu’il
risque de s’en effrayer s’il en entrevoit la possibilité. Il n’est pas
possible en revanche que la lucidité du philosophe ait le même
fondement. Il faut que la convention par laquelle il se décide à tout
remettre en question, à élaborer un nouveau régime de pensée et de vie,
soit aussi parfaitement délibérée et consciente que possible. Or une
telle convention, destinée à durer, caractérisée par le fait qu’elle ne
se forme pas automatiquement, inconsciemment, mais par une décision
explicite, c’est ce que nous appelons une institution.
Pour rendre
compte de l’institution philosophique, il nous faut encore
noter une autre caractéristique de l’institution, et de la convention
en général d’ailleurs. Nous avons vu que, contrairement à ce qui se
passe en sciences, où la société des savants institue un monde
relativement homogène, valable pour tous ceux qui en font partie, en
philosophie, même s’il existe quelques traits communs très généraux
entre les philosophes, c’est chaque philosophie qui remet en question à
la fois les opinions communes et celles des autres philosophes, et qui
par là rompt avec eux tous, de sorte que le régime chaque fois institué
est aussi distinct d’une philosophie à l’autre. La convention par
laquelle se constitue chaque monde philosophique, dans la mesure où
elle est d’abord celle d’un philosophe avec lui-même, doit donc avoir
cette forme réflexive individuelle. Et du reste les habitudes
personnelles sont bien des sortes de conventions qu’on a avec soi, et
qu’on peut tenter de renforcer ou de rompre à son gré. Toutes les
décisions peuvent avoir ce caractère lorsqu’elles n’engagent pas
seulement l’action pour l’instant, mais forment des résolutions plus
durables, qu’on convient de suivre pour une durée quelconque. Dans ce
cas, nous sommes donc bien capables d’institutions individuelles, et il
est possible de parler d’institution philosophique même si, comme c’est
le cas, chaque philosophie particulière doit avoir la sienne.
Maintenant, en
appliquant nos distinctions, nous pourrons dire par
exemple de toute langue qu’elle est conventionnelle, mais non pas pour
autant instituée. Car il va de soi que nos langues se développent par
mille conventions qui les modifient constamment, sans que personne ne
l’ait décidé ou n’ait eu l’autorité de le faire. Elles ne sont
instituées que dans la mesure où des institutions telles que l’Académie
Française ont la charge et l’autorité de les régler, car, dans cette
mesure, elles dépendent réellement de décisions sur tous les points qui
en ont fait l’objet. C’est ainsi que dans certaines cultures la langue
est davantage instituée que dans d’autres, où elle reste à peu près
seulement conventionnelle. Pour tout individu, c’est d’abord comme une
simple convention qu’il l’apprend, et même quand l’institution lui en
donne les règles, ce n’est pas dans l’intention qu’il en délibère. La
convention peut donc devenir pour lui consciente, comme il arrive
souvent dans l’institution, sans pourtant qu’il participe lui-même
activement à l’institution de sa langue. Il n’est pas pourtant condamné
à ce rôle passif, mais il devient capable, à un moment où il a
suffisamment assimilé la convention linguistique commune, de délibérer
sur les règles plus particulières qu’il veut se donner, de se créer une
langue propre dans le cadre de la langue commune, et de le faire
éventuellement explicitement, voire de créer de nouveaux langages,
comme le font les logiciens, par exemple. Dans ce cas, et dans ce
dernier exemple notamment, l’individu peut réellement instituer un
langage ou, en partie du moins, une langue. Cette possibilité est
naturellement très importante d’ailleurs pour l’institution
philosophique, où chaque penseur se trouve dans la situation de devoir
exprimer un monde conceptuel différent de celui qui s’exprime dans les
langues communes, de sorte qu’il doit également instituer ses propres
moyens d’expression.
Remarquons à
ce sujet un autre aspect de l’institution, philosophique
ou non. Celle-ci étant par nature convention, elle ne
subsiste qu’autant que subsiste cette dernière. Or un décret ne forme
pas encore une convention, combien même l’autorité qui l’a édicté
serait-elle déjà reconnue conventionnellement. Pour que la convention
apparaisse et subsiste, il faut que la décision soit comprise et
acceptée, de manière explicite ou implicite. Il faut donc établir
concrètement la convention en la faisant comprendre et en amenant les
individus concernés à l’adopter. Et comme cela vaut pour toute
institution, aucune n’existe sans exercer cette fonction d’éducation ou
d’institution en ce sens de formation des individus. Bref, toute
institution est également institution de ses membres, c’est-à-dire de
tous ceux qui doivent adopter ses conventions. Et c’est également le
cas pour la philosophie, c’est-à-dire pour chaque philosophie en
particulier, qui ne peut s’instituer sans devenir également
institutrice des individus auxquels elle s’adresse, et de son auteur ou
de son premier instituteur en premier lieu, dont nous avons vu qu’il ne
pénètre dans son monde qu’en convenant avec lui-même de ses règles, et
en s’instituant donc lui-même.
Le lien de la
philosophie à l’institution est devenu à présent patent.
Premièrement, la philosophie est institution en général, parce que ce
type de discipline n’est ni naturel, au sens d’une sorte de disposition
innée qui se développerait de soi-même dès que l’occasion s’en
présenterait, sans avoir besoin d’aucun modèle, ni simplement
conventionnel, l’ordre coutumier tendant le plus souvent à s’imposer
d’une manière sourde et aveugle, détournant plutôt les esprits de toute
remise en question, tant que des circonstances extérieures, telles que
des obstacles imprévus mettant en échec la coutume, ne contraignent pas
à une telle considération critique. Pour cette raison la philosophie
apparaît nécessairement comme institution, comme la détermination
lucide à reconsidérer d’abord de façon critique l’ensemble des
conventions et à transformer ensuite également celles-ci en
institutions. Deuxièmement, chaque philosophie dans l’institution
philosophique est à son tour institution, car l’institution
philosophique dissolvant toute convention non assumée lucidement, il
n’y a pas d’autre statut, ou manière de se tenir, en philosophie que
par l’institution active. C’est pourquoi il serait également possible
de définir la philosophie comme l’institution radicale, c’est-à-dire
celle qui n’accepte aucun concept qu’après lui avoir fait subir la
critique la plus radicale, tentant de réduire la part obscure de toute
convention, afin de reconstruire des mondes de convention entièrement
lucides, c’est-à-dire devenus pures institutions. D’autre part,
s’attachant à remanier totalement en chacun l’ensemble des conventions
pour les porter au niveau de l’institution, la philosophie vise
toujours également la formation ou réforme aussi totale que possible
des individus, c’est-à-dire leur éducation ou institution radicale en
ce sens. Cette institution semble avoir deux régimes, celui de
l’institution première d’une philosophie, qui est à la fois recherche
d’institution par le philosophe et institution de nouveaux modes de vie
et de penser, et celui d’une sorte d’institution seconde, dans
laquelle, par l’enseignement, à travers ses œuvres notamment, le
philosophe tente d’instituer des disciples. En réalité, ces deux
régimes ne diffèrent qu’en un premier temps, parce que c’est également
de lui-même que le disciple ou le lecteur engagé d’une œuvre
philosophique se forme en s’aidant des moyens élaborés à cette fin,
sans s’y soumettre par autorité externe pourtant, mais en s’instituant
lui-même, ce qui devient nécessaire lorsque l’institution est radicale
et réclame donc en tout la résolution la plus lucide. On retrouve ici
aussi le lien indissoluble entre la pensée et la pratique qui
caractérise la philosophie, puisque l’institution n’est pas une
structure inerte, telle qu’un système d’idées abstraites, mais
l’invention et la perpétuation d’une manière de vivre et de penser, ou
si l’on veut, l’instauration et l’exercice d’une discipline. Or, comme
cette discipline est d’une part la philosophie en général, en tant
qu’institution de la critique radicale et de l’idée d’une institution
radicale, et d’autre part chaque philosophie en particulier, en tant
que réalisation concrète et singulière de cette institution radicale,
il faut considérer chaque philosophie comme une nouvelle discipline
redéfinissant la discipline générale. Enfin, de ce fait, chaque
institution philosophique étant l’institution concrète de la
philosophie, chacune conserve son caractère général, et en même temps
qu’elle se réalise comme institution individuelle, elle tend à devenir
une institution plus universelle ou collective en invitant à y
participer les hommes, ou ceux du moins qui sont susceptibles de sa
discipline.
La
considération du caractère institutionnel de la philosophie sous ses
divers aspects fait voir cette discipline sous un autre jour que la
présentation qu’on en donne généralement sous sa forme théorique, avec
éventuellement un prolongement pratique. Car il ne peut plus s’agir
dans cette perspective de se contenter d’étudier des idées comme si
elles devaient simplement représenter la réalité, et comme si
l’histoire de la philosophie devait nous fournir au pire d’un
kaléidoscope d’opinions diverses, au mieux d’un magasin de lunettes
laissant apparaître les choses de diverses façons. Ce qu’on y trouve,
c’est véritablement les disciplines qui se construisent d’une manière
similaire en ce qu’elles se fondent sur la résolution de remettre en
question les préjugés, parmi lesquels toutes les conventions, toutes
les opinions, toutes les habitudes. Sans cette sorte de discipline
l’attitude philosophique nécessaire à l’exercice de cette critique et à
l’institution radicale ne se formerait pas. C’est en son sens pratique,
de méthode, de formation d’aptitudes, de détermination à persévérer
dans une manière artificielle et choisie d’agir, qu’il faut entendre
ici la discipline. Et comme en philosophie l’institution est radicale,
la discipline est toujours également lucidement imposée à soi-même par
celui qui l’exerce. Surtout, les philosophies, dont on sait qu’elles
sont en concurrence entre elles, se trouvent également, en tant
qu’institutions, non seulement en lutte contre toute forme de
convention opposée à la critique et à l’invention, à la tyrannie de la
coutume, de l’opinion ou du préjugé, mais également en concurrence avec
toutes les autres institutions. Le champ de bataille de la philosophie
est alors loin de se réduire à un lieu clos où les philosophies
lutteraient exclusivement entre elles, mais il s’étend à tout l’espace
de la culture et de la société.
Apparemment,
la philosophie se passe ou entièrement ou principalement
dans le monde de la pensée. Ce sont des opinions qui sont soumises à la
critique, des façons de penser, des préjugés, et ce sont des concepts
qu’analyse, construit et enchaîne le philosophe. C’est pourquoi le
principal de son œuvre est d’ordre discursif et peut prendre place dans
un enseignement oral ou dans des textes. Or ce monde, croit-on,
représente une sorte de sphère à part, dont les contacts avec la
réalité sont uniquement de représentation. L’influence que la réalité
peut avoir sur lui et qu’il peut avoir en retour sur elle est donc
indirecte. C’est pourquoi l’on imagine ces batailles de la philosophie
comme se déroulant dans un monde presque fictif, où rien n’a le poids
et le caractère décisif des événements réels, mais où au contraire tous
les événements restent plus ou moins gratuits, presque hors du temps,
susceptibles d’être repris et modifiés sans fin, comme dans les jeux
des géomètres avec leurs figures qu’ils peuvent retourner, décomposer
et recomposer à loisir, les trouvant toujours à disposition. Il n’y a
pas plus de danger à manipuler ces concepts qu’à découper et arranger
des lignes, qui n’ont pas même la consistance de celles que tracent les
enfants s’amusant à gribouiller. Et si l’on voit des gens s’échauffer à
ces opérations et aux disputes de la pure pensée, c’est encore comme
les enfants qui se réjouissent ou s’effraient de ce qu’ils dessinent,
en oubliant la différence avec la réalité. Aussi peut-on rire de ces
batailles qui n’ont d’importance et d’effets que dans la pensée des
esprits oisifs qui s’y livrent. Et s’il y a bien une histoire de la
lutte des idées, on peut imaginer qu’elle se passe en marge de
l’histoire réelle, et n’a que çà et là quelques points de contact avec
elle. On a parfois exagéré au contraire l’influence des idées, comme
dans la magie où on leur attribue un pouvoir étrange d’agir directement
sur les choses qu’elles représentent, comme s’il revenait plus ou moins
au même de manipuler les choses ou leurs représentations. Et l’on a
certainement raison de rire de telles conceptions présentes chez bien
des intellectuels. Mais la conception inverse n’est pas moins fausse.
Il est vrai que les fictions produites par l’imagination ne sont pas la
réalité qu’elles représentent. Il n’en reste pas moins que même ces
fictions sont des réalités elles-mêmes. Et dans le monde humain, les
idées jouent un rôle important, qu’on perd de vue lorsqu’on les réduit
à des représentations de la réalité pour les comparer immédiatement à
celle-ci. Il est évident qu’en science, même la construction de modèles
théoriques abstraits, qui semblent inconsistants en eux-mêmes,
deviennent pourtant fort puissants lorsqu’on les met en rapport avec
les opérations sur le monde réel qu’elles permettent de guider, pour
produire par exemple tous les engins techniques dérivés des sciences.
De même, en philosophie, si l’on connecte les idées non plus
directement avec ce qu’elles représentent, mais avec les pratiques
qu’elles informent, et dont elles font partie, alors leur puissance
réelle, non seulement dans le monde des idées, mais aussi dans celui de
la pratique concrète, et notamment dans le monde artificiel ou
conventionnel qui organise la vie individuelle et sociale des hommes,
se révèle considérable. Que connaissons-nous de plus puissant dans le
monde humain que ce que permet la convention, grâce à laquelle la
société s’organise et la coopération devient possible, aussi bien que
le calcul sous toutes ses formes ? Or les idées dont s’occupe
la philosophie, ce sont ces idées prises dans leur dynamisme et leur
valeur pratique, en tant qu’elles servent à créer des institutions, et
non des images passives destinées à former de simples spectacles. C’est
pourquoi aussi la philosophie ne se trouve pas seulement engagée sur
les champs de bataille propres à la discipline, mais toujours également
dans les guerres incessantes à travers lesquelles les hommes luttent
pour donner forme à leur vie et à leur société, pour maîtriser l’une et
l’autre.
Si l’on entend
ainsi les idées dont s’occupe la philosophie, comme des
idées institutrices, puissantes, alors la guerre des idées qu’elle doit
mener pour parvenir à s’instituer à tous les niveaux, n’est plus un jeu
d’enfants dans un enclos protégé, mais elle se trouve d’autant plus au
centre des conflits de l’histoire que les sociétés sont plus civilisées
et cultivées, et que la complexité et la puissance des institutions y
sont plus grandes. Et les enjeux des véritables conflits des
philosophies, qui peuvent éventuellement passer relativement inaperçus
du public sous le bruit des intrigues superficielles des faux
prétendants qui se disputent à grands cris au simple niveau des
représentations abstraites, deviennent eux-mêmes plus importants
lorsque leurs idées sont en position de pouvoir modeler les
institutions et conventions d’une société dont les mœurs et les
croyances ne sont plus trop figées. Mais surtout, il y a également une
guerre constante entre les tentatives d’institution philosophique et
les résistances qu’elles provoquent, dans la crispation sur les
conventions traditionnelles, et dans l’entreprise de dominer les
croyances grâce à des institutions destinées à les imposer autant que
possible par la seule autorité et une forme de dressage conduisant à
une obéissance aveugle à leur égard. Comme souvent la religion s’est
caractérisée par cette forme d’institutions visant à soumettre le
peuple à des croyances dont les raisons lui sont cachées dans des
mystères incompréhensibles afin de décourager toute tentative de les
comprendre et de les critiquer, on peut imaginer au premier abord cette
guerre comme opposant la philosophie et la religion.
Ceci est vrai
dans l’Occident chrétien, où les églises ont représenté
de telles forces obscurantistes, contre lesquelles la philosophie et
les sciences modernes ont dû se battre avec acharnement pour parvenir à
exister et à se développer. S’ensuit-il qu’il faille comprendre toute
religion selon ce modèle ? Il semble qu’ailleurs, comme dans
le bouddhisme, il arrive que cette opposition ait moins de sens. Et
dans le cadre où nous tentons à présent de penser la philosophie, en
tant qu’institution, il est utile de comprendre la religion en un sens
plus large, qui ne la limite pas à la seule organisation de la
superstition, selon la figure qu’elle a prise principalement dans notre
histoire. Ce qui caractérise en premier lieu la religion, c’est qu’elle
forme les conventions communes d’une société, tant en ce qui concerne
les croyances que les mœurs, qui ne sont d’ailleurs jamais que deux
faces d’un même système, et nous pouvons retenir ce trait pour la
définir généralement. Sa fonction, selon cette définition, est
indispensable pour donner son unité à une société, à une culture
quelconque. Sans un ensemble de conventions communes, en effet, les
hommes ne pourraient pas se rencontrer de manière à convenir et à se
comprendre, ni par conséquent à communiquer, à s’organiser et à
collaborer. Ces conventions peuvent être à peu près purement
coutumières, et ne reposer sur aucune institution, c’est-à-dire aucune
résolution explicite, mais s’être formées peu à peu par une sorte
d’adaptation inconsciente des membres d’une société les uns aux autres,
s’être transmises comme allant de soi ou sacrées, et s’être fixées dans
une forme relativement stable, soumise uniquement aux lentes et infimes
modifications dues à la poursuite de cette adaptation aux nouvelles
situations, tant que celles-ci restent suffisamment semblables à celles
qui avaient conduit à la formation de ces coutumes et croyances pour ne
pas en mettre le système en crise. N’étant pas l’objet d’une réflexion
pouvant aller jusqu’à la remise en question, elles donnent lieu à des
explications qui n’en sont que des représentations imaginaires, sous la
forme de mythes. On pourrait être porté à ne considérer que ces mythes
et les rites qui s’y réfèrent comme constituant la religion de ces
peuples, mais cela reviendrait à vouloir séparer le monde des
représentations de celui de l’organisation pratique, selon une
distinction qui ne permet justement plus de comprendre l’importance
pratique des idées au sens où nous les prenons ici. Dans d’autres
cultures, ces conventions, d’abord inconscientes, peuvent donner lieu à
une reprise et à une transformation institutionnelle, mais de telle
manière qu’il s’établisse la structure que nous ont rendue familière
les églises chrétiennes, où l’institution prend une forme appropriée à
la manipulation des institués par les instituteurs. Ce type
d’institutions, souvent partielles, représente un moyen de former et de
réformer les conventions communes de telle manière que ceux qui les
font pensent en retirer un profit, ou simplement de façon à les
stabiliser face à la menace de remises en question. Ici également, les
mythes, remaniés ou inventés dans le but de renforcer les croyances et
de les rendre intangibles, ainsi que les développements plus
théoriques, si nécessaire, destinés à bloquer par une argumentation
fallacieuse les avances de la critique rationnelle, comme dans la
théologie chrétienne, tendent à être considérés comme la religion même,
alors qu’ils ne sont encore qu’une représentation de l’ensemble des
mœurs et croyances, quoique calculée à présent pour contribuer à les
modeler, avec tous les autres éléments plus directement pratiques de
l’institution, comme dans le droit canonique de l’église catholique.
Enfin, à l’autre extrémité, les institutions peuvent devenir plus
importantes dans une culture, tendre à reprendre la plupart des
conventions pour les justifier, les modifier ou les abolir, tout en
s’offrant à la critique, sans plus cacher à ceux qui sont soumis à leur
autorité les raisons des résolutions qui les fondent, ni interdire
absolument de les soumettre à de nouvelles délibérations destinées à
les modifier. Dans ce cas, les mythes et leurs tentatives plus ou moins
rationnelles de justification perdent leur fonction à mesure que les
institutions communes sont mieux connues en elles-mêmes. Et ceux qui
avaient l’habitude d’y voir l’élément principal des religions, sinon
leur totalité, imaginent alors que, puisqu’ils ne les trouvent plus, ou
seulement sous une forme évanescente, la religion a disparu de ces
sociétés. On s’en émeut, on croit voir la société se disloquer, faute
de ces conventions communes que représentaient et contribuaient à
stabiliser les mythes, et l’on imagine que le sens doit avoir disparu
de ces civilisations en même temps que les formes plus coutumières de
religion. En réalité, selon la définition que nous en avons donnée, la
religion est loin d’avoir disparu, elle s’est au contraire
institutionnalisée bien davantage, et elle forme les conventions
communes qui permettent à la société non seulement de rassembler ses
membres, mais aussi de se ressaisir, de se penser et de se développer
de manière concertée. Et comme le lieu où une société délibère
explicitement de sa forme et de ses actions est la politique, on peut
dire qu’en cessant d’être mythologique, cette religion fortement
institutionnalisée est devenue justement politique, car l’importance du
mythe et celle de la politique semblent être en raison inverse l’une de
l’autre dans une société.
En comprenant
la religion de cette manière, plus générale, on voit
qu’il n’y a pas d’opposition foncière entre elle et la philosophie. En
effet, alors que le philosophe peut difficilement être un esprit
religieux, si l’on entend par là quelqu’un de respectueux des
conventions au point de les tenir pour des autorités à peu près
indiscutables et de désirer leur confier le plus possible la direction
de sa vie, il n’a pas de raison en revanche de refuser la nécessité
d’une religion, dans le sens que nous lui avons donné, c’est-à-dire
celui de conventions générales valant en pratique pour toute une
société, quoiqu’elles restent discutables et susceptibles de
modifications, c’est-à-dire d’institution libre. Par contre, il y a
certaines formes de conventions et d’institutions qui sont contraires à
la philosophie, en tant qu’elles repoussent la critique. Pour le voir,
divisons les institutions en quelques catégories.
Nous savons
que les conventions purement coutumières résistent
généralement par elles-mêmes à toute forme de critique sérieuse, non
par une résolution de s’y opposer de la part de ceux qui y adhèrent,
mais par leur adhésion affective et non réfléchie aux croyances et
pratiques coutumières, dont ils n’envisagent pas qu’elles puissent ne
pas être naturelles ou vraies simplement. Nous avons vu qu’il peut y
avoir en revanche des institutions qui tentent d’imposer de telles
conventions et d’interdire la critique. Cela implique de la part de
leurs instituteurs ou défenseurs la conscience d’une possible remise en
question, envisagée comme un danger qu’on résout d’écarter par tous les
moyens. Ce type d’institution suppose la distinction de ceux qui y
participent en deux classes, avec d’un côté ceux qui ont un certain
accès aux critiques possibles, et une conscience correspondante, plus
ou moins lucide, de la fragilité et du caractère conventionnel ou
arbitraire des croyances qu’ils veulent imposer, maintenir et défendre,
et de l’autre côté la masse de ceux qui doivent y être soumis sans
avoir si possible la conscience du caractère institué de leurs
croyances et coutumes. Comme les institutions de ce type naissent du
soupçon ou de la connaissance de l’existence soit de critiques
effectives, soit d’une tendance à la critique, elles chercheront à
éliminer ces critiques par divers moyens, et notamment, lorsque cela
devient nécessaire, en les attaquant sur leur propre terrain autant que
possible par la production de discours de justification des croyances
imposées. Ces discours ne doivent pas révéler la véritable nature des
idées qui dominent l’institution, et qui sont réellement à l’œuvre en
elle, mais ériger une sorte d’écran discursif, dont le rôle principal
est au contraire d’interposer une barrière entre les tentatives
d’analyse critique de ces idées et ces dernières. Ces discours, dont
nous avons vu qu’un exemple était celui de la théologie, et qu’on peut
nommer idéologies, ne sont pas destinés à faire connaître quoi que ce
soit, mais ils ont surtout un but défensif et doivent servir à perdre
les curieux dans des mirages qui les dérouteront et les égareront.
Comme ces institutions cherchent à couper les institués de leurs vraies
raisons, nous pouvons les nommer aliénantes. C’est elles qui donnent à
des élites au pouvoir les instruments de l’usage dit politique de la
religion comme moyen de tromper le peuple afin de mieux le soumettre.
Une autre
espèce d’institution, que nous nommerons autoritaire, ne se
défend pas ainsi de la critique, et ne craint pas de faire connaître
les raisons de ses résolutions, ni de les voir remises en question dans
le domaine du discours, mais elle les impose aussi bien à ceux qui ont
pris ou adopté ces décisions, qu’à d’autres. C’est ainsi que les lois,
dans un régime où l’on sait bien qu’elles sont conventionnelles et
modifiables par les hommes, ne valent pas uniquement pour ceux qui les
ont choisies, mais aussi pour tous ceux qui vivent sur leur territoire
de juridiction.
Nommons libre
une troisième sorte d’institution, où, comme dans la
précédente, les résolutions sont prises ouvertement et abandonnées à la
libre discussion ou critique, où elles s’imposent également à d’autres
que ceux qui les ont choisies, mais où par contre elles sont décidées
et modifiables par ceux-mêmes qui y sont soumis, de sorte que tous
peuvent donc y participer. C’est le cas en principe dans les
institutions propres à une démocratie directe par exemple, où religion
et politique tendent à se confondre de ce fait.
Enfin, nous
avons déjà nommé philosophiques les institutions pures,
dans lesquelles la critique est elle-même instituée, et où personne
n’est soumis à d’autres résolutions que celles qu’il a prises lui-même,
si bien que l’institution n’a d’autre autorité que celle de l’institué
lui-même.
Évidemment,
cette classification n’est pas rigide, il s’agit plutôt de
marquer quelques points caractéristiques sur une ligne continue, allant
des institutions les moins libres aux plus libres, en ce qui concerne
le rapport entre les instituteurs et les institués en elles. L’enjeu
est d’y situer l’institution philosophique par rapport aux autres, afin
de déterminer à quel degré de tension ou d’opposition elle se trouve
face aux diverses autres formes d’institution et de convention. Et l’on
peut constater que, tandis qu’elle est très contraire à l’institution
aliénante, typique des religions superstitieuses utilisées
politiquement, elle est bien plus proche des institutions libres,
telles qu’elles apparaissent dans la religion politique. Ce qui semble
signifier également que le premier genre d’institution est le plus
défavorable à la philosophie, et que le dernier lui est au contraire le
plus favorable. En effet, la formation des esprits dans l’institution
aliénante les détourne de la pensée critique, ou cherche à égarer ceux
qui ne peuvent s’empêcher de se poser des questions et de spéculer dans
ces réseaux d’abstractions fictives et éloignées de la réalité que sont
les idéologies, ces pièges où la pensée tourne à vide et perd son
caractère réel et pratique, présentant la figure ridicule et dérisoire
de ce que beaucoup prennent pour la philosophie alors que rien n’en est
plus éloigné. Au contraire, plus les institutions sont libres, plus
elles favorisent l’esprit critique, soit parce qu’elles ne le répriment
pas, comme dans les institutions autoritaires, soit parce qu’elles
l’exercent même, en exigeant le maintien de la délibération et la
participation de tous ceux qui le veulent et le peuvent à l’acte même
d’institution. Il n’empêche que si, à mesure que les institutions sont
plus libres, le fossé dont nous parlions entre les conventions
habituelles et l’institution philosophique s’est réduit, il n’a pas
disparu, et le saut reste nécessaire. Car, lorsque la critique devient
radicale, au lieu de s’exercer partiellement, c’est-à-dire lorsque
l’institué lui-même devient entièrement l’auteur de son institution, au
lieu d’y participer seulement, la situation change totalement. En
quelque sorte, l’escalier montant des pures conventions coutumières aux
institutions libres s’arrête et n’offre plus son appui pour faire le
pas suivant.
Nous verrons
comment cette radicalité de l’institution en philosophie
affecte notre propre projet. Mais ne peut-on inventer des passerelles
pour passer des autres institutions à l’institution
philosophique ? Si nous avons pu décrire une hiérarchie dans
le rapport à la convention en fonction de la proximité de ses modes par
rapport à l’institution philosophique, cela ne signifie-t-il pas qu’il
soit donc possible de faire diminuer progressivement la distance, et
qu’il existe donc une continuité entre la philosophie et les autres
manières de vivre, quelle que soit d’habitude l’importance de la
différence ? Car si les institutions libres sont plus
favorables à la philosophie, parce qu’elles en sont moins distantes, et
que le saut est moins grand, ne peut-on imaginer une série
d’intermédiaires se poursuivant à travers cette distance, qui permette
de faire se rejoindre finalement les deux extrémités ? Cela
semble du moins raisonnable, quoiqu’il soit fort difficile de concevoir
ce qui pourrait constituer cette passerelle. Peut-être le projet de le
concevoir, ou simplement la conception théorique d’une institution
philosophique, pourrait-elle jouer ce rôle ?
Concevoir une
institution philosophique, c’est entrer dans le réseau
d’idées et de questions concernant l’institution, et envisager la
philosophie dans ce champ de tension concret au cœur de la vie sociale,
politique et religieuse. Au sens le plus strict, cette conception
serait à comprendre comme l’invention et la réalisation
même d’une philosophie, c’est-à-dire comme l’engendrement d’une manière
effective de former déjà son propre auteur. Mais, étant donné que nous
nous
plaçons sur le plan du projet, il s’agira de chercher à voir s’il ne
serait pas possible de la concevoir dans le sens d’en former le concept
sous la forme d’une projection anticipatrice de la conception réelle.
Cela est-il vraiment possible ? Car l’institution
philosophique permet-elle de tracer des plans, de construire de pures
représentations, sans rien construire de réel ? Nous avons
insisté au contraire sur le fait que la philosophie était institution
radicale, c’est-à-dire réelle, par opposition aux simples théories qui
envisagent la réalité de l’extérieur. Faudrait-il donc en philosophie
renoncer à former des projets, à former des représentations purement
possibles de ce que nous pourrions réaliser, si nous le jugeons
pertinent ? Il serait étrange que le sage qu’on suppose plus
que d’autres capables de réfléchir avant d’agir, c’est-à-dire de mieux
calculer à l’avance les effets qu’il va produire, soit justement celui
qui en serait le plus incapable. Et il est évident qu’il n’en est pas
moins capable qu’un autre. Seulement, il sait qu’il n’attend pas pour
agir de réaliser son projet, mais qu’il est déjà engagé dans la
pratique en le concevant, et que cela déjà produit des effets réels
dont il doit tenir compte. Le projet ainsi conçu ne met pas la réalité
à distance, il en distend divers moments, ce qui est différent. Car le
projet philosophique est une action par laquelle on projette entre
autres de penser, autant qu’une pensée préparant l’action, puisque la
conception même des idées est l’un des éléments essentiels de ce que
vise le philosophe, et qu’il entend agir par là.
Si, au sens
strict, l’institution philosophique est la philosophie
elle-même, et si sa propre conception est également l’œuvre de la
philosophie, en tant qu’elle se pense elle-même, ou qu’elle se
réfléchit, et aussi en tant qu’elle s’engendre toujours elle-même
(quoique non pas à partir d’elle seule), on ne voit guère comment elle
pourrait être approchée de l’extérieur, ni même comment elle pourrait
être instituée, au sens où l’institution signifie une manière de former
ou d’éduquer. Il reste donc toujours la nécessité du saut dont nous
parlions. Mais notons qu’un saut se fait également à travers un espace
continu et que c’est seulement la manière de le traverser qui diffère,
avec un soutien constant du sol, dans le cas de la marche, et en s’en
passant au moment du saut. Et celui-ci exige aussi un appui, qu’on peut
espérer construire. Rien n’interdit donc de s’intéresser aux
institutions qui ne sont pas celles de la philosophie elle-même, pour
savoir comment elles la préparent ou non. Au contraire, en tant
qu’institution à son tour, la philosophie se situe elle-même sur leur
terrain, et nous avons vu qu’elle s’engage dans la lutte pour leur
constitution et transformation. En un sens plus large, on peut donc
comprendre comme plus ou moins philosophique une institution dans la
mesure où elle favorise ou empêche l’attitude philosophique de remise
en question et d’institution radicales. C’est d’ailleurs par la manière
dont sa propre institution, au sens strict, se trouve en partie
solidaire d’autres institutions que la philosophie se voit
nécessairement engagée, comme telle, dans cette lutte. C’est ainsi que,
se concevant telle qu’elle est vraiment, concrètement, à savoir comme
institution, la philosophie se trouve automatiquement face à des
questions de caractère politique. Non seulement il s’agit de savoir en
général quelles sont dans la société les institutions les plus
favorables à la philosophie, pour tenter de les réaliser, mais il faut
concevoir concrètement, dans la situation actuelle, les manières de
vivre philosophiquement, d’entretenir cette vie, de la développer, de
l’étendre si possible. Et ceci ne demande pas simplement la projection
du désir, pas même celle du désir de devenir philosophe, dans une
sphère irréelle de l’idéal, en se donnant par exemple ensuite un devoir
de le réaliser, mais une approche politique concrète, soucieuse de la
réalité et de ce qu’elle permet de construire, bref, une attitude plus
proche de celle de l’ingénieur que du rêveur. Ainsi, il est facile de
former l’idéal abstrait de rendre tout le monde philosophe, et il n’est
peut-être pas inutile de l’envisager aussi, au moins pour voir s’il est
ou non une pure illusion. Et la façon abstraite de voir inciterait à en
tirer un devoir de considérer chaque homme comme un philosophe en son
fond. Mais quelles institutions peuvent-elles naître de là, à part
quelque catéchisme destiné à faire naître de bons sentiments, un peu
d’enthousiasme souvent inconsistant pour la beauté de
l’idéal ? En réalité chacun sait que, aujourd’hui et tant que
nous vivrons dans des conditions similaires aux nôtres, du point de vue
de la constitution physique autant que sociale des hommes, les
exigences de la philosophie excluent totalement d’elle la plupart des
gens, voire presque tous. La question concrète sur ce point est donc de
savoir comment quelques-uns, en élargissant le cercle le plus possible,
mais sans par là le briser et dissoudre l’effort dans la mer de
l’idéal, peuvent participer à l’institution philosophique, c’est-à-dire
à des institutions philosophiques, puisqu’il appartient à leur nature
de se multiplier et d’être profondément différentes, et de concevoir
l’institution qui le permette le mieux possible. Elle est aussi de
savoir comment ce type d’institution peut être favorisé par d’autres
institutions, plus larges, destinées à donner à certains une
préparation à
la philosophie, à d’autres une attitude conciliable avec celle de la
philosophie. Et inversement, il s’agit de repérer quel genre
d’institutions nuisent aux institutions philosophiques au sens strict
ou plus large, parce qu’elles produisent par exemple des idéologies qui
leur sont hostiles de diverses façons. Et les problèmes sont plus
concrets encore, car il faut élaborer les stratégies qui permettent la
création et le maintien des institutions favorables à la philosophie,
et qui servent à l’inverse à empêcher, à rendre inoffensives, ou à
détourner les institutions ennemies.
Certains
demanderont : est-ce encore de la
philosophie ? Je répondrais : n’est-il pas vrai que
la philosophie ne peut se passer de résoudre ces questions, sous peine
de n’avoir aucune existence réelle ? Dans l’idée qu’elle ne
peut exister et subsister sans s’instituer réellement, je vous invite
donc à voir comment nous pourrions concevoir une institution
philosophique. Il s’agira d’abord bien sûr de discuter de la conception
générale que je vous présente de la philosophie en tant qu’institution,
ainsi que de l’idée d’un projet de conception philosophique. Il s’agira
ensuite d’en faire l’essai aussi concret que possible, en ne restant
pas, comme je l’ai fait jusqu’ici, au niveau général de la conception
de l’institution philosophique, mais en cherchant à approcher aussi,
selon les idées que nous aurons pu former à ce sujet, de la conception
d’une telle institution.
Gilbert Boss