Introduction
Thème
La question que nous
nous poserons dans ce séminaire est
celle de savoir ce que signifie le fait que nous pensions à l’époque de
l’ordinateur, c’est-à-dire à un moment de l’histoire auquel
l’ordinateur est devenu un outil et un milieu importants de la pensée.
En
effet, il est indéniable que la présence des ordinateurs influe sur
notre manière
de penser dans de nombreux domaines. A cause de leur puissance de
calcul,
c’est sans doute les sciences qu’ils ont les premières modifiées par
leur
usage. Des calculs d’une ampleur telle qu’on ne pouvait les envisager
auparavant sont devenus possibles, et par là l’étude de phénomènes
inaccessibles auparavant. Il est banal de remarquer à quel point les
techniques
ont de même acquis des champs entiers de possibilités nouvelles grâce à
cette immense augmentation de notre puissance de calcul. Mais
l’ordinateur
fait plus que de multiplier nos capacités de calcul. Partout il est
devenu dans
les sciences et les techniques l’un des principaux instruments, dont il
faut
tenir compte, y compris pour en mesurer les influences éventuellement
négatives,
telles que les fautes présentes dans les logiciels utilisés. Dans
certains
domaines, par ses capacités de simuler les effets d’hypothèses, il est
même
devenu un moyen et un terrain d’expérimentation privilégié, comme
lorsqu’il s’agit de vérifier des hypothèses à propos de phénomènes
émergents.
Cependant, à cause de l’antériorité de l’usage de l’ordinateur pour sa
puissance de calcul, l’une des opinions qui se sont développées à son
sujet
est celle que son domaine se réduit pour l’essentiel à celui des
mathématiques,
et qu’il concerne donc avant tout les disciplines qui en dépendent,
telles
que les sciences, les techniques et la comptabilité. Pourtant, il est
devenu
aussi d’usage courant pour de nombreuses fonctions ordinaires, comme
l’écriture,
la communication, le dessin, la lecture et visualisation de documents,
la
planification, etc. Et même si l’opinion persiste que ces usages
découlent des calculs que l’ordinateur
rend possibles, en
manipulant des nombres
binaires, il n’en demeure pas moins que toutes les activités plus ou
moins
intellectuelles pour lesquelles nous utilisons l’ordinateur en sont
modifiées
à des degrés divers par son intervention, même lorsqu’il s’agit de ce
que
l’on considère comme étant le plus éloigné des mathématiques et de leur
esprit, comme par exemple le dessin expressif. Mais l’opinion que
l’ordinateur n’est qu’un calculateur, un « computer », et que
ses possibilités sont donc limitées à celles du calcul et des effets
qu’on
en peut tirer, incite à réagir de deux manières opposées, mais parentes
par
leur présupposé. Estimant que la véritable pensée humaine est loin de
se réduire
au calcul, on se persuade ou bien que l’usage de l’ordinateur dans les
arts,
par exemple, est une pure question d’utilité qui ne peut pas affecter
le mode
de penser de l’artiste comme tel, ou bien que, tout au contraire,
l’usage de
l’ordinateur dans de tels domaines est dangereux dans la mesure où il
risque
d’affecter des modes de penser proprement humains non réductibles au
calcul,
et de restreindre ainsi nos facultés. Quant à la philosophie, en tant
qu’elle est autre chose qu’une série de calculs logiques, elle paraît
donc
se trouver confrontée également à cette question de savoir si le
contact avec
l’ordinateur est pour elle bénin ou dangereux. C’est pourquoi, entre
autres, il nous importe de savoir quel est le rapport des ordinateurs à
l’intelligence humaine et quels sont les effets que leur usage peut
avoir sur
notre propre manière de penser. Mais comme l’usage direct de
l’ordinateur
par quelqu’un dans une activité particulière n’est qu’un aspect de la
façon
dont cet outil universel est présent dans notre milieu et le modèle, la
question est loin de se réduire à celle de savoir régler l’usage de
l’ordinateur dans des activités précises, comme celles de la
philosophie,
puisque nous sommes inévitablement en contact avec l’ordinateur dans
une part
toujours croissante de nos activités, de telle sorte que nous apprenons
à
penser en fonction de lui, à son contact, dans maints domaines de notre
vie, et
que nous en subissons une influence diffuse dans tout le milieu de la
culture
dans laquelle nous vivons. C’est pourquoi je ne propose pas de nous
poser la
question de savoir simplement quels sont les effets de l’usage des
ordinateurs
sur notre façon de penser, comme s’il nous était possible d’éviter leur
influence en nous abstenant de les utiliser, ou comme s’ils ne nous
influençaient
que lorsque nous les utilisons effectivement, mais bien de réfléchir
sur ce
que signifie pour nous le fait que nous pensions à une époque dans
laquelle
les ordinateurs sont devenus universellement présents, de manière
patente ou
plus cachée. C’est un élément important pour le diagnostic que nous
chercherons à faire, puisque cela signifie que nous sommes nous-mêmes,
à des
degrés divers, déjà infectés par le virus dont nous voulons étudier
l’effet, et qu’il influence déjà par conséquent la manière dont nous
raisonnons à son sujet.
Or justement, la
difficulté qui surgit de là est bien
connue par les usagers des ordinateurs, qui savent parfaitement qu’il
peut
devenir très difficile de découvrir un virus dans un ordinateur déjà
infecté,
et cela justement parce que celui-ci peut perturber la manière dont la
machine
fonctionne de telle façon qu’elle ne parvienne pas à le détecter, par
exemple. Or, si, à notre époque, l’influence de l’ordinateur est bien
ambiante, et non seulement ponctuelle, ne devons-nous pas en être déjà
tous
infectés à quelque degré ? Et par conséquent, sommes-nous bien
capables
de la détecter ? Il est vrai que les spécialistes de la détection
des
virus en informatique ne sont pas rendus impuissants par le fait que
certains
virus peuvent modifier le comportement de tout l’ordinateur qu’ils ont
infecté. Mais comment procèdent-ils ? Ils s’assurent d’avoir un
ordinateur sans virus et maintiennent les virus qu’ils analysent, ainsi
que
les programmes ou environnements informatiques infectés, dans un espace
protégé,
séparé, où ils peuvent les manipuler à distance, objectivement. Et
c’est
aussi ce que nous devrions faire si nous voulions étudier de manière
objective
l’influence de l’ordinateur sur la pensée. Seulement, si nous sommes
déjà
marqués par cette influence, il est trop tard pour nous replacer dans
la
situation de ceux qui ne la subissaient pas encore. Le plus que nous
puissions
faire est, ou bien de nous rapporter à nos souvenirs, si nous avons
pensé
avant l’époque de l’ordinateur, c’est-à-dire il y a bien longtemps
déjà,
trente ou quarante ans, ou bien nous rapporter aux textes de ceux qui
pensaient
à des époques antérieures pour chercher en quoi ils différaient des
nôtres.
Cette comparaison est certainement utile, et elle mérite d’être
pratiquée.
Mais on ne peut pas non plus croire qu’elle résolve totalement notre
problème.
Ce serait oublier que les textes, et même nos souvenirs dans une
certaine
mesure, ne nous sont pas accessibles de manière directe, sans
interprétation.
Or, si la pensée que nous découvrons dans un texte n’est pas celle qui
s’y
exprimerait objectivement et qu’on pourrait y saisir directement, mais
bien
celle que nous y trouvons par notre interprétation, alors le problème
qui
vient du fait que nous sommes sans doute influencés par les modes de
penser
propres à l’époque des ordinateurs n’est pas encore résolu, puisque
nous
importons ces modes de penser dans nos interprétations. Bref, si nous
sommes
contaminés, nous risquons de contaminer également les textes que nous
approchons, même s’ils ne l’étaient pas avant notre contact. Cette
image
est peut-être un peu partiale, puisqu’elle suggère que nous serions
malades
par notre contact avec l’ordinateur, alors que ceux qui n’auraient pas
subi
son influence seraient sains. On peut d’ailleurs espérer aussi que
l’influence soit moins unilatérale en abandonnant cette image d’un
lecteur
seul actif dans sa lecture et en envisageant également dans
l’interprétation
une action des textes sur nous aussi bien que de nous sur eux, de sorte
que
notre pratique des textes d’autres époques nous permette vraiment
d’acquérir
d’autres manières de voir, jusqu’à un certain point réellement
différentes
des nôtres. Toutefois, même ainsi, impossible pour nous de retrouver la
pure
innocence ou le point de vue objectif qui nous permettrait d’examiner
la
situation sans nous y trouver impliqués. Et si nous voulions établir
quelque
science objective de l’influence de l’ordinateur sur la pensée, alors
cette
difficulté deviendrait insurmontable, quel que soit le degré auquel on
puisse
l’atténuer. En revanche, si notre objectif est différent, à savoir de
réfléchir
sur la situation dans laquelle nous nous trouvons sans prétendre nous
en
extraire pour autant, mais en visant à mieux la connaître telle qu’elle
se
présente de l’intérieur, afin d’agir en elle, alors cette difficulté ne
nous atteint plus de la même façon, mais apparaît comme l’une des
caractéristiques
de cette situation, dont il faut tenir compte et dont il n’est pas
impossible
qu’on puisse tenir compte de manière pertinente. Or, ce n’est pas la
science qui nous intéresse au premier chef, mais la philosophie. Et
c’est à
partir d’elle et en vue d’elle que nous faisons notre enquête. Cette
sorte
de recherche philosophique dans laquelle nous ne prétendons pas nous
dégager
simplement de notre situation pour la comprendre, mais dans laquelle
nous
envisageons la situation de l’intérieur, pour saisir la manière dont
elle se
présente comme affectant notre réflexion même, est ce que j’appelle ici
un
diagnostic philosophique. Et c’est à un tel diagnostic que je vous
invite.
Bien sûr, l’idée
d’aborder la question de savoir ce
que signifie penser pour nous à l’époque de l’ordinateur sous la forme
d’un tel diagnostic philosophique n’est pas neutre à son tour. Elle ne
résulte
pas seulement de la nécessité logique imposée par l’objet à étudier.
Car
rien n’empêche d’aborder ce problème par des études de caractère
scientifique ; et même, c’est ce qui se fait le plus souvent.
Voire,
pour les chercheurs scientifiques, les objections que j’ai formulées
ci-dessus ne paraîtront pas bien graves. Après tout, nous avons accès à
une
masse de documents qui nous permettent de savoir comment les gens
pensaient
avant l’apparition des ordinateurs, et il y a encore sur terre des
populations
entières, la majorité même des hommes vivant actuellement, pour qui
l’ordinateur est une réalité très lointaine, qui affecte peut-être leur
environnement vital, mais de manière indirecte, et sans influer donc
significativement sur leur façon de penser. Certes, le chercheur
lui-même aura
pris l’habitude de travailler avec l’aide de l’ordinateur, pour faire
ses
statistiques, pour écrire ses rapports, pour communiquer avec ses
collègues,
pour gérer son agenda, et ainsi de suite. Mais l’intervention de cet
instrument dans son travail ne paraît pas poser en soi d’autres
problèmes
que ceux des instruments dans la science en général. Et s’il est vrai
qu’il faut en tenir compte en principe, on ne voit pas que la science
en soit
bloquée dans des apories. Pourquoi donc le philosophe ne se
satisferait-il pas
du type de connaissance que pourraient lui apporter de telles
recherches ?
Il peut les juger instructives, malgré leur impureté, sans doute. Quel
peut
donc être l’enjeu de la réflexion sur les difficultés que nous nous
plaisons à relever ? A première vue, il pourrait sembler que ce
soit la
pureté théorique, un idéal de la vérité entière, qui nous pousse vers
ce
genre de considérations, tandis que le chercheur habituel, plus
empirique ou
pragmatique, minimise simplement les déformations qu’entraînent ses
méthodes,
afin d’obtenir des résultats satisfaisants, pouvant mener notamment à
des
applications pratiques efficaces, comme c’est habituellement le cas
dans les
sciences. En réalité, ce qui conduit généralement le chercheur
scientifique
à ne pas trop se soucier des difficultés de principe tant qu’elles ne
se
manifestent pas directement sous la forme d’obstacles concrets dans sa
recherche, c’est plutôt une confiance générale dans la possibilité
d’aboutir à des connaissances objectives ou relativement objectives,
c’est-à-dire
la possibilité d’arriver par la science à une saisie théorique des
choses
telles qu’elles sont en elles-mêmes, en face de nous, de sorte
qu’ensuite
les applications pratiques de ces théories donnent bien prise sur les
choses.
Quant au philosophe, il est vrai que son souci de ces problèmes peut
venir du
fait qu’il se conçoit comme un chercheur de pure vérité théorique,
comme
une sorte de savant idéal. Dans ce cas, il risque de se trouver, lui,
effectivement arrêté par l’impossibilité de se dégager de toute
implication pour parvenir à une perspective neutre sur la réalité. Mais
le
philosophe peut également se trouver conduit à ce genre de réflexions
par une
attitude tout opposée, du fait qu’il ne considère pas la connaissance
comme
une théorie qui doit mener à une pratique, mais comme une pratique
elle-même,
qui doit se comprendre comme telle en elle-même. Dans ces conditions,
l’influence de l’ordinateur sur ma façon de penser n’importe pas
seulement par la déformation des résultats de mes recherches qu’elle
peut
entraîner, mais elle importe déjà par le fait qu’elle modifie la
pratique
de la pensée elle-même, aussi bien que la pensée de cette pratique. Car
si la
philosophie est foncièrement pratique, comme c’est le cas si on la
comprend
traditionnellement comme recherche de sagesse, c’est-à-dire d’un mode
de
vie dans lequel la pensée joue un rôle essentiel, immanent, alors
toutes les
conditions qui affectent la pensée définissent par là les modalités
possibles mêmes de la sagesse ou de la pratique philosophique. Si
penser à
l’époque de l’ordinateur, sous l’influence directe ou diffuse de cet
instrument de l’intelligence, modifie significativement notre façon de
penser
et de comprendre ce que signifie penser, alors, inévitablement, notre
philosophie sera dans cette mesure une philosophie différente de celles
qui étaient
possibles dans d’autres conditions. Cela vaut pour toutes les
influences de
notre milieu qui modifient nos façons de penser, comme la culture à
laquelle
nous appartenons dans son ensemble. Mais cela vaut aussi, en
particulier, pour
les aspects de ce milieu qui modifient plus spécialement nos manières
de
penser et nos conceptions de la pensée. Or, l’ordinateur étant un
puissant
instrument de l’intelligence, partout présent autour de nous, il se
pose inévitablement
la question, pour le philosophe qui veut pratiquer la sagesse, de
savoir comment
l’ordinateur peut entrer dans sa pratique.
Position du problème
Bien
avant que l’ordinateur ne soit devenu l’instrument indispensable à la
grande partie des activités dans notre société, l’un des débats les
plus
caractéristiques au sujet de sa nature et de son rapport avec l’homme
avait déjà
fait rage, et se poursuit encore de manière plus atténuée. Il s’agit du
débat
sur l’intelligence artificielle. Tandis que les enthousiastes de la
nouvelle
machine voyaient en elle le moyen de construire artificiellement un
être doué
de la caractéristique la plus propre à l’homme (si l’on en croit la
définition
traditionnelle qui veut le définir comme l’animal raisonnable),
d’autres se
récriaient, s’offensaient même, et refusaient vivement l’idée d’une
telle possibilité. Ce débat est particulièrement révélateur de la
portée
de l’influence de l’ordinateur sur nous en tant que nous pensons. Nous
avions l’habitude d’utiliser jusqu’ici des machines qui servaient avant
tout à accroître notre force et nos capacités physiques en général,
mais
qui devaient entièrement se soumettre à nos raisonnements et décisions
pour
leur juste usage. Au contraire, l’ordinateur ne produit directement
aucun
effet physique très remarquable, et il paraît même l’une des plus
faibles
et inertes des machines de ce point de vue. En revanche, il est un
outil de la
pensée même, dont la puissance est considérable dans certains domaines,
comme
celui du calcul où il s’est imposé dès l’origine. Il s’ensuit que son
usage implique un autre rapport entre la machine et son utilisateur, où
la
division qui plaçait toute la pensée du côté de ce dernier, et
l’accomplissement des tâches physiques du côté de la première, se
trouve
évidemment bouleversée. Cette redéfinition des rôles est telle qu’elle
suggère une abolition de la différence entre l’utilisateur et la
machine, et
le remplacement entier de l’un par l’autre. Si l’ordinateur peut
devenir véritablement
intelligent, alors rien ne l’empêche plus de prendre la place de
l’homme et
de devenir à son tour maître des machines, comme on le voit faire en
quelque
mesure, en tant qu’il sert aujourd’hui de contrôleur, de cerveau
électronique,
à de nombreuses machines. De plus, il est même apparu une nouvelle
discipline
dérivée de l’intelligence artificielle au croisement de la biologie,
l’étude
de la vie artificielle, dont le but est de tenter de construire non pas
en
priorité des machines intelligentes, mais d’abord des machines
vivantes, et
dont les chercheurs font notamment de grands efforts pour reproduire
les
principes de l’évolution en donnant à leurs machines la capacité de se
reproduire et de muter, de subir la sélection de leur environnement, et
d’évoluer
ainsi vers des espèces toujours plus perfectionnées. Or les réactions
de
rejet face à l’étude et à la production de la vie artificielle
manifestent
clairement qu’il existe un lien important entre la réaction face aux
ordinateurs et l’idée d’une intelligence artificielle d’un côté, et de
l’autre la réaction qu’ont provoquée et provoquent encore les idées de
Darwin. Dans les deux cas, ce qui se trouve contesté, c’est la
conception de
la nature humaine comme étant exceptionnelle, en quelque sorte non
vraiment
naturelle, en rupture par rapport à tout l’ordre de la nature. Par la
théorie
de l’évolution, la continuité est rétablie entre l’homme et le monde
animal et les autres formes de vie naturelles, et l’être humain
n’apparaît
plus que comme l’une des espèces naturelles parmi les autres. Par
l’invention de l’ordinateur et la perspective de le douer d’une
véritable
intelligence artificielle, comme d’une vie artificielle aussi, c’est la
différence
entre l’homme et les machines qui est à son tour contestée. L’homme
n’apparaît plus même alors comme un être doué de la mystérieuse,
insondable, faculté de vivre et de penser, par quoi il se distinguait
de toute
machine, en principe inerte et inconsciente, mais seulement comme un
cas
particulier d’un développement naturel qui n’implique rien d’autre que
ce
que permet de reconstruire la technique. Vu dans son rapport à
l’ordinateur,
compris comme pouvant être doué d’une intelligence et d’une forme de
vie
artificielles, l’homme devient (avec tous les êtres vivants d’ailleurs)
une
simple machine, telle qu’on peut en construire d’autres, sans recourir
à
d’autres principes que ceux que la nature offre à notre ingéniosité.
Bref,
en principe, si l’homme peut être remplacé par des machines, c’est
parce
qu’il en est une lui-même.
On
voit que, même si nous ne savons rien de la manière dont fonctionne un
ordinateur, le simple fait qu’il se présente comme un outil de la
pensée,
permettant une automatisation de celle-ci, et notamment dans les
opérations de
ce qui paraissait comme les plus hauts degrés de l’intelligence, les
plus
nobles, ceux que l’homme ne partageait pas avec les animaux, la
capacité de
calculer, de raisonner, de manier des symboles abstraits selon un pur
ordre
logique, nous oblige à tenir compte de son existence dans la conception
que
nous nous faisons de notre propre pensée. Avant l’invention de
l’ordinateur, c’est aux animaux que l’homme se comparait pour
comprendre
la spécificité de ses modes de penser. A présent, la comparaison avec
l’ordinateur s’impose également. Et ces deux types de comparaisons
conduisent à des résultats différents.
En
effet, lorsque l’homme se comparait aux seuls animaux, il pouvait
recenser des
facultés communes avec une partie d’entre eux, et d’autres facultés qui
lui étaient propres. Il possédait en commun avec les animaux la
sensation et
une certaine forme d’imagination, consistant en la capacité de se
souvenir de
certaines perceptions, de les associer et de les combiner entre elles
en vue de
se représenter ce qui n’a pas été perçu mais pourrait éventuellement
l’être.
On voit ainsi bien des animaux capables non seulement de percevoir ce
qui se
trouve présent à leurs sens, mais aussi de mettre ce qu’ils perçoivent
en
relation avec des souvenirs, d’apprendre par l’expérience et
d’anticiper
les perceptions futures. La prudence et la ruse étaient donc, par
exemple, des
vertus communes aux hommes et aux animaux, même si les hommes pouvaient
s’en
juger mieux pourvus. En revanche, le langage sous la forme où nous le
connaissons, conventionnel, systématique, permettant des enchaînements
de
symboles, et par là d’idées, bien au-delà de ce que permet la simple
imagination laissée à elle-même, et autorisant par suite la formation
d’idées
abstraites, la communication de complexes d’idées, le calcul logique ou
le
raisonnement abstrait, paraissait propre aux hommes seuls, ce qui leur
permettait de se définir comme les animaux doués de raison ou de
parole. A
partir de là, il y avait essentiellement deux voies pour concevoir la
pensée
humaine ou la faculté de penser en l’homme, l’esprit. Ou bien, partant
de
la parenté évidente entre toutes les opérations de l’esprit, d’un côté,
et de la parenté entre nos facultés de sentir et d’imaginer avec celles
d’une partie des animaux, de l’autre côté, on interprétait les aspects
propres de la pensée humaine comme ne représentant qu’un développement
plus
grand des facultés communes aux hommes et à de nombreux autres animaux.
Dans
ces conditions, la raison ne paraissait pas d’une nature foncièrement
différente
de celle de l’imagination, mais comme une complication de cette
dernière,
favorisée par l’usage de la langue. Ou bien, au contraire, frappé par
la
grande différence dans la manière de penser et dans la puissance de la
pensée
entre les animaux et l’homme, on en concluait que notre esprit était
d’une
nature très différente de leur âme (pour autant qu’on puisse leur en
attribuer une), et qu’elle s’en différenciait radicalement par la
capacité
de discourir, qui trouvait sa cause essentielle dans la présence de la
raison,
totalement étrangère aux animaux, de telle sorte que, par contraste, la
sensation et l’imagination apparaissaient comme des modes de penser
inférieurs,
plus naturels, par opposition à la raison, absente de la nature, si ce
n’est
en l’homme, et semblant donc venir d’ailleurs. Dans un cas comme dans
l’autre, l’homme trouvait le signe de sa supériorité dans la pensée, et
plus particulièrement dans sa capacité de discourir et de raisonner. Et
quand
on croyait à une différence de nature entre la partie rationnelle et la
partie
sensible, la supériorité et la dignité de l’homme paraissaient même
être
fondées sur une distinction essentielle radicale et avoir
éventuellement une
origine surnaturelle.
En
revanche, la comparaison avec l’ordinateur mène à des conclusions très
différentes,
voire opposées aux précédentes. Car, si l’homme partageait évidemment
avec
les animaux les fonctions vitales liées au corps et à la perception
sensible
(le fait d’avoir une âme, en un sens), au contraire, c’est le point sur
lequel il se distingue le plus évidemment de l’ordinateur, qui ne
semble pas
du tout pouvoir entrer dans la catégorie des êtres vivants, ni des
animaux, ni
même des plantes, mais dont la matière est clairement celle de ce qui
n’est
pas vivant. Par contre, les capacités par lesquelles il se rapproche de
l’homme sont justement celles que nous n’attribuons pas aux animaux et
que
nous nous réservons, à savoir la capacité de manier les symboles des
systèmes
de langages conventionnels, de les traiter de manière conséquente ou
logique,
et donc de calculer ou de raisonner. Or, par rapport aux deux lignes
d’interprétation
précédentes, cette comparaison n’est pas immédiatement assimilable à
elles
ou se présente même comme franchement perturbante. Elle inverse en
effet les
hiérarchies qu’incitait à établir la comparaison avec les animaux.
Maintenant, ce que l’homme partage avec l’ordinateur, c’est ce qu’il
considérait comme faisant sa supériorité sur les autres animaux, et ce
qui
l’en distingue, c’est sa partie inférieure, celle qui le reliait au
monde
naturel et animal. Si l’on applique donc la hiérarchie traditionnelle
des
valeurs, découlant de cette compréhension de l’homme par rapport aux
animaux, alors il faudra conclure que, de même que l’homme surpasse les
animaux par sa raison, de même l’ordinateur surpasse l’homme par le
fait
qu’il n’est pas seulement un être doué de la capacité de raisonner,
mais,
contrairement à l’homme, un être délivré en outre de la partie
inférieure
de la sensation, du sentiment et de l’imagination. Il apparaît ainsi
justement comme l’être intelligent qui n’est plus du tout animal, et
par
rapport auquel l’homme ne semble encore être qu’un intermédiaire. Mais
d’autre part, vue plus largement, la hiérarchie traditionnelle des
valeurs
contredit cette conclusion, étant donné que les êtres vivants sont
généralement
considérés comme supérieurs à ceux qui ne vivent pas, et que
l’ordinateur
n’a pas la vie. De plus, une autre hiérarchie place généralement les
productions de la nature au-dessus de celles de l’homme, au moins dans
l’ordre matériel. Or l’ordinateur est artificiel et non naturel, et par
là
inférieur aux êtres vivants. Bref, au total, l’ordinateur vaut donc
plus que
l’homme selon une ligne d’évaluation, et il vaut moins que lui, et même
que les animaux, selon l’autre.
Voici
donc une aporie, née de la comparaison de l’homme avec l’ordinateur,
dont
il
est très difficile de sortir sans un bouleversement complet de nos
critères
d’évaluation de la pensée en un sens large, ainsi que de nos notions de
la
dignité humaine. On peut comprendre que, en un premier temps, deux
clans opposés
se soient naturellement formés. L’un condamne l’ordinateur comme une
machine diabolique, imitant les aspects les plus nobles de la pensée
humaine,
mais d’une manière qui ne peut être que fausse selon eux, puisque cette
pensée
mécanique ne vient pas d’un être digne de penser, notamment parce qu’il
est dénué de vie et se réduit à une machine inerte, produit de la pure
invention humaine. L’autre au contraire voit dans l’ordinateur un être
presque divin, qui promet la réalisation de l’idéal, inatteignable par
l’homme, d’une intelligence non troublée par la partie inférieure,
animale, de la pensée, et qui place l’honneur de l’homme dans sa
capacité
de créer un tel être dans lequel il se dépasse lui-même. On s’acharne
alors, de part et d’autre, à faire le décompte des vertus et des vices
de
cette machine extraordinaire. Les uns relèvent tous les défauts
ridicules dans
les supposés raisonnements des ordinateurs, tout ce en quoi ils ne
peuvent
imiter les hommes, tandis que les autres exaltent ses capacités de
calcul
infiniment supérieures à celles des hommes et s’ingénient à lui en
donner
d’autres, qui concurrencent et dépassent celles de l’homme. C’est une
longue période de luttes pour l’honneur entre la machine et l’homme,
dont
certains des temps forts ont été les tournois d’échec, jusqu’au moment
où
l’ordinateur, à partir de débuts modestes qui l’ont exposé à la
dérision,
a fini par avoir raison des champions humains eux-mêmes. La tension
n’est pas
pour autant tombée entre les deux tendances, mais il est devenu
maintenant évident
qu’il n’est plus possible de sortir de l’aporie dans laquelle nous
plonge
la comparaison entre l’homme et l’ordinateur en niant simplement le
fait que
celui-ci est capable de prouesses intellectuelles équivalentes ou
supérieures
à celles de l’homme.
De
l’autre côté, c’est également l’infériorité immédiate de
l’ordinateur par rapport, non plus seulement aux hommes, mais également
aux
animaux, qui est devenue patente. Cet être capable des plus complexes
calculs,
des stratégies les plus raffinées dans les jeux les plus nobles, se
révèle généralement
pitoyable lorsqu’il s’agit de résoudre les problèmes courants de la
vie,
que les animaux résolvent constamment, sans difficulté, comme le simple
fait
de se déplacer dans l’espace en tenant compte des obstacles divers qui
s’y
trouvent. Assurément, les ordinateurs et les robots se perfectionnent
et on
peut penser qu’ils deviendront les égaux des animaux dans toutes ces
fonctions. Il n’en reste pas moins qu’il est, aux yeux des hommes, très
étonnant,
voire dérangeant, de devoir constater que, pour ces machines, les plus
grands défis
ne sont pas d’imiter les facultés jugées les plus hautes de l’homme,
mais
d’imiter celles, estimées plus basses, qu’il partage avec les autres
animaux. Cela peut s’interpréter également dans les deux perspectives
opposées
que nous avons dégagées. Les enthousiastes de l’ordinateur verront dans
le
contraste entre sa grande habileté purement intellectuelle et ses
difficultés
corrélatives de s’y retrouver dans les situations concrètes, quelque
image
de l’esprit supérieur, en soi immatériel, qui ne s’incarne que
difficilement dans le chaos de notre vie matérielle, et certains sont
allés
jusqu’à développer une sorte de mystique du pur logiciel, comme
représentant
le véritable esprit, en l’homme comme en la machine. Ses détracteurs, à
l’inverse, renversent la hiérarchie entre la raison et la partie
sensible de
l’âme, pour situer la vraie valeur, non plus dans l’intelligence, mais
dans
la vie, et pour exalter le mystère de cette dernière, l’activité
rationnelle se voyant éventuellement dévaluée et
réduite au rang d’une pure opération mécanique,
sans vie ni
valeur. Aussi, maintenant que l’ordinateur a vaincu les champions
humains de
la raison, son nouveau défi est de se mesurer aux vivants comme tels et
de
s’acquérir les principes fondamentaux de la vie, des virus, des
insectes, et
de montrer qu’il peut les vaincre aussi sur leur terrain. Nous avons vu
qu’une nouvelle discipline, celle de la vie artificielle, se charge de
relever
ce défi.
Étant
donné que la présence de l’ordinateur a provoqué ce double mouvement, à
la
fois d’idéalisation de l’intelligence, jusqu’à concevoir que la machine
nous montre combien la raison est en soi immatérielle, capable de
s’incarner
dans de nombreux supports matériels divers, dont le corps humain n’est
qu’une variante, d’un côté, et de l’autre, de dévalorisation de la
raison au profit d’une valorisation de la vie animale, devenue le
refuge
paradoxal de l’homme face à l’ordinateur, on ne peut pas dire que
celui-ci
ait obligé l’homme à une conception précise de lui-même, mais bien
qu’il
l’a conduit à remettre en question la signification qu’il attribue à sa
pensée, sous ses diverses formes. Il est difficile de savoir jusqu’à
quel
point la présence des ordinateurs a contribué à polariser l’opinion
actuelle entre d’un côté une valorisation parfois presque exclusive de
la
pensée rationnelle la plus abstraite, de la logique, des procédures, et
de
l’autre le mépris fortement affirmé de la raison et la louange de tout
ce
qui est irrationnel, spontanéité sensible, voire instinctive. Il y a
longtemps
que nous tendions à croire que le don pour les mathématiques et la
pensée
abstraite était difficilement compatible avec la sensibilité pour la
poésie
et les arts, que nous distinguions entre le caractère froid et
raisonneur,
d’un côté, et le caractère sensible et impulsif, de l’autre. Mais
l’ordinateur aura au moins donné l’occasion de renforcer un temps ce
type
d’oppositions. Ce qui ne signifie pas d’ailleurs que la réflexion à
laquelle il nous pousse doive toujours aller dans ce sens. Au
contraire, le fait
que les concepteurs de logiciels aient accompli depuis une bonne
dizaine d’années
des efforts constants pour rendre leurs programmes agréables et
sympathiques,
pour cacher la complexité logique sous les interfaces graphiques,
montre à la
fois la conscience de ces oppositions et la volonté de les surmonter,
comme,
pour sa part, l’engouement du public montre qu’on y réussit, au moins
en
surface.
A
vrai dire, l’idée que l’homme puisse être une machine perfectionnée n’a
pas attendu l’apparition des ordinateur pour se former et pour être
soutenue
par des philosophes. Au XVIIe siècle, on la trouve clairement formulée
chez
Hobbes, par exemple, qui voit en l’homme un automate très complexe. Et
on
peut même penser que déjà un Épicure n’était pas loin d’une telle idée.
C’est donc par rapport à une pensée dominante dans notre culture que
l’apparition des ordinateurs a pu représenter l’élément perturbateur
qu’il a été et qu’il continue à être, en mettant en crise une
conception
de l’homme et de la pensée qui avait déjà été contestée, mais sans
grand
effet sur l’opinion générale jusqu’au moment où ces machines pensantes
très
concrètes ont rendu visible ce qui pouvait paraître n’être chez les
philosophes antérieurs qu’une spéculation sans fondement réel. Dans
cette
mesure, plus qu’une idée inédite sur la nature de la pensée et de
l’homme, l’apport de l’ordinateur à la réflexion philosophique est
celui
d’un nouveau domaine d’argumentation. A celui qui, dans le passé, prétendait qu’il était possible de concevoir
l’homme
comme une
machine, on pouvait rétorquer qu’il confondait des catégories d’êtres
évidemment
différentes, en comparant les vivants, les pensants, doués d’un
principe
naturel propre de vie et de pensée, avec des constructions
artificielles sans
vie, qu’on peut démonter et examiner dans toutes leurs parties
constitutives
pour constater qu’il n’y a rien en eux de tel que la vie ou la pensée,
et
qui n’ont, comme on le voit bien en examinant une montre, qu’une
analogie
extrêmement lointaine avec les êtres doués de vie et de pensée. A cela,
on
pouvait toujours répliquer qu’un animal ou un homme pouvait aussi se
démonter,
et qu’on pouvait montrer déjà comment plusieurs de ses parties
fonctionnaient, sans faire intervenir d’autres principes que pour les
machines. La différence apparente entre les machines connues et les
êtres
vivants et pensants était trop grande, la connaissance des corps animés
trop
limitée, pour que l’analogie pût convaincre autrement que par des
arguments
abstraits, qui n’avaient que peu d’appuis dans l’expérience courante.
En
revanche, le développement des ordinateurs et des robots nous met
journellement
sous les yeux davantage de machines dites intelligentes et imitant la
vie et la
pensée, en même temps que l’évolution de la biologie nous montre
toujours
davantage aussi les processus par lesquels les opérations des corps
animés et
pensants se produisent, et rendent toujours plus directes les analogies
avec les
ordinateurs modernes. C’est donc maintenant de plus en plus la position
longtemps dominante dans notre tradition qui doit s’ingénier à tenir
compte
de ces évidences courantes pour défendre des idées qui vont à leur
encontre.
On pourrait donc dire que, si l’existence des ordinateurs n’a pas
radicalement modifié le monde des idées présentes dans notre tradition
philosophique moderne, comme telles, elle a en revanche modifié le
domaine d’évidence
sur lequel elles pouvaient s’appuyer dans notre expérience, et par
conséquent
les stratégies possibles dans l’argumentation. En ce sens, dans la
mesure où
les idées ne se détachent pas vraiment des arguments qui les
soutiennent, il
faut admettre qu’elles ont bien changé aussi, et qu’elles doivent être
repensées dans le nouveau contexte. Et même ceux qui ne veulent pas
entrer en
matière, refusant de voir les analogies de plus en plus directes entre
les
machines et les hommes, doivent en tenir compte, et recourir de plus en
plus
massivement par exemple à la stratégie que l’église avait utilisée dès
les débuts de la pensée et de la science modernes, de condamner
moralement la
science dans son ensemble et de la dénoncer comme démoniaque, au risque
de
devoir condamner avec elle toute la raison.
Mais
ce n’est pas seulement au sujet de la conception générale de l’homme
que
nous pouvons avoir en considérant sa position parmi les autres êtres,
animaux
et machines notamment, que l’ordinateur influe sur notre pensée. Car
nous ne
nous contentons pas de l’examiner de l’extérieur et d’en faire un point
de comparaison pour nous faire une idée de la nature de l’homme, de la
vie et
de la pensée. Nous entrons dans un rapport plus étroit avec lui, nous
l’utilisons et vivons dans un monde dans lequel il intervient
constamment, à
la fois dans nos relations aux choses et aux hommes. Dans ce contact
avec lui,
ce ne sont pas nos spéculations explicites qu’il influence, mais notre
expérience
immédiate, pratique, de la pensée. Et cette influence peut avoir lieu
de
diverses manières. On a souvent dit que l’ordinateur se présentait pour
beaucoup de ceux qui l’utilisent comme une sorte de miroir de leur
esprit,
dans lequel ils se voient un peu à la façon dont on retrouve son image
chez
ses semblables, et parfois aussi chez certains animaux. C’est un jeu de
réflexion
réciproque, où nous tendons à attribuer à la machine nos facultés, et
l’humanisons dans cette mesure, mais où nous nous adaptons également à
elle, et nous modelons sur elle, et nous assimilons ainsi à la machine.
Or la
conception que nous nous faisons de notre pensée influe à son tour sur
la façon
dont nous pensons. — Mais l’ordinateur peut également agir sur nous
plus
directement, sans passer par l’image que nous nous faisons de
nous-mêmes à
son contact. Comme, dans l’usage d’un outil, le corps s’adapte à
l’outil, et effectue les mouvements qui sont commandés par son
anatomie, bien
sûr, mais également par les exigences de l’emploi de l’outil, de même
dans l’usage d’un instrument intellectuel tel que l’ordinateur,
l’esprit
manie la machine selon sa nature propre, mais également en s’adaptant
aux
exigences de la machine, et cela directement dans la pratique, avant
même toute
réflexion théorique sur la nature de cette adaptation pratique, qui est
sentie
plus que réfléchie.
Si
nous nous voyons à travers l’ordinateur, si nous nous modelons en
partie sur
lui, alors notre pensée se transforme bien à son contact, ou du moins
il est
possible et probable qu’elle se transforme et reçoive son empreinte. Il
se
pose alors la question de juger de cette transformation que nous
subissons plus
ou moins consciemment. Remarquons à ce propos qu’il ne s’agit pas de
défendre
la pureté de notre nature, comme si elle était bonne en soi et qu’il
faille
la protéger de toute influence étrangère (comme certains le croient).
Selon
toute apparence, l’homme est le produit d’une évolution dont le moteur
a été
une adaptation perpétuelle à l’environnement, de sorte qu’il résulte
justement d’un jeu d’influences réciproques entre lui et son milieu, et
qu’il serait vain de vouloir lui attribuer une nature originaire pure,
indépendante
de ce jeu d’influences. Ceci vaut certainement pour l’évolution
biologique
qui a conduit à l’existence de notre espèce ; cela vaut très
certainement aussi pour l’évolution de notre culture (ou de nos
cultures),
qui représente une partie importante de notre milieu par lequel nous
nous insérons
dans le milieu naturel et constituons également une sorte de nouveau
milieu
auquel nous nous adaptons en même temps que nous le formons. Nous
sommes donc
toujours dans le mouvement, et il serait absurde de vouloir condamner
le
mouvement comme devant nous être étranger et néfaste par lui-même. Il
ne
s’ensuit pas non plus que nous devions rester indifférents à ces
transformations, sous prétexte qu’il est inévitable que nous changions.
Car,
tout particulièrement dans le domaine de la culture, et de la culture
intellectuelle, à laquelle appartiennent des instruments tels que les
livres et
les ordinateurs, le changement n’a pas lieu sans nous, mais par nous,
et à
travers ce que nous pensons, non pas seulement généralement, mais
également
à propos même des changements possibles qui se présentent à notre
esprit.
Il
est donc naturel que nous nous demandions de quelle nature sont les
changements
qui s’amorcent, dans quelle direction ils nous orientent, et comment
nous
pouvons les évaluer. Nous nous sommes posé ce genre de questions
l’année
dernière à propos du problème de la transformation de soi lié à la
conception de la philosophie comme recherche, réflexion et expression
de la
sagesse. Les mêmes difficultés reviennent ici, où il s’agit de
réfléchir
sur une transformation particulière de nous-mêmes, au contact des
ordinateurs,
et dans la sphère de leur influence. Ici non plus, nous ne pouvons pas
nous référer
à des critères stables, objectifs, et il nous faut affronter la
particulière
opacité du futur liée à ce genre de transformations, sans que ces
difficultés
interdisent la réflexion philosophique, car, tout au contraire, elles
l’appellent justement pour ceux qui ont décidé de ne pas renoncer à
naviguer à la boussole de la raison dans une aventure dépourvue de
repères
absolus. Nous reviendrons donc à cette question des critères, qui est
d’ailleurs l’une de celles que nous pose également la présence des
ordinateurs dans notre société.
Maintenant,
revenons à la question de savoir comment l’usage direct ou indirect des
ordinateurs nous incite à nous percevoir.
L’idée
la plus courante à ce sujet est que, étant une machine à calculer en
nombres
binaires, l’ordinateur réduit toutes les opérations intellectuelles à
ce
genre de calculs. C’est vrai en un sens, quoique les deux états sur
lesquels
se fondent les opérations de l’ordinateur ne doivent pas
obligatoirement être
interprétés comme des chiffres, et qu’on puisse aussi bien les
comprendre par
exemple comme signifiant l’opposition entre oui et non. Mais il ne
s’ensuit
pas du fait que les opérations fondamentales se fondent sur la
différence
entre ces deux états qu’elles soient immédiatement limitées à une
simple
opposition primaire. On voit tout au contraire que le jeu de ces
oppositions
simples permet la création de structures très complexes, qui peuvent
prendre
toute sorte de sens et des nuances aussi variées qu’on le veut, et que
par
exemple, les images qu’on peut produire ne se limitent pas au contraste
entre
le noir et le blanc, comme le laisserait penser à première vue cette
critique.
Il n’en demeure pas moins qu’on peut se demander si le fait
qu’ultimement
la machine traite d’une seule opposition binaire ne réduise pas la
pensée à
ce qui peut être ramené à une telle opposition. On peut certes
représenter
en codage numérique binaire les plus fines nuances des sons d’une
interprétation
musicale, quoiqu’il reste vrai que cette représentation a un grain
d’une
finesse précise, qui forme le seuil en deçà duquel aucune nuance n’est
plus
représentable (comme c’est le cas aussi par exemple en ce qui concerne
la résolution
des écrans). Simplement, dans la mesure où nous pouvons atteindre une
résolution
supérieure à celle de notre perception, l’inconvénient évident dans les
résolutions
plus grossières a disparu. On constatera alors que, même si le
caractère
binaire peut n’être plus perceptible dans certains cas, il reste
présent, et
se manifeste généralement par le fait que l’ordinateur tend à ramener
toute
question à la recherche d’une solution binaire, c’est-à-dire décidable
par affirmation ou négation simples. En principe, c’est vrai aussi,
tant
qu’on s’en tient aux niveaux les plus simples. Mais la moindre
connaissance
des mathématiques nous apprend également que les nuances entre les
divers degrés
de probabilité sont calculables et exprimables par des nombres, et
qu’en ce
sens des réponses nuancées sont parfaitement atteignables par
l’ordinateur,
même si elles sont plus compliquées à programmer. Il est vrai encore
que, si
un programme donne une probabilité ou un degré de vraisemblance, ce
sera tel
chiffre et non tel autre, et que par conséquent la probabilité
elle-même sera
ramenée à une décision. Mais, ici aussi, rien n’empêche d’atteindre le
degré de raffinement voulu, et par exemple de donner des fourchettes de
probabilités, de les représenter par des courbes, plutôt que par un
seul
chiffre, par un champ coloré avec des dégradés, plutôt que par une
courbe,
et ainsi de suite.
Il
n’en reste pas moins que la représentation binaire, ou numérique comme
on
dit, oblige les programmeurs à rechercher partout les moyens de ramener
finalement les nuances à un jeu complexe d’oppositions simples, et que,
si
l’ordinateur peut cacher en grande partie, et peut-être toujours mieux,
ce
principe constitutif, celui-ci n’en continue pas moins à se manifester
toujours, si bien que, de par sa nature, l’ordinateur propose l’idéal
d’une réduction de toutes les nuances à de telles oppositions
primitives.
C’est donc une conception de la pensée qui s’exprime dans l’ordinateur,
de par sa structure même, et qui tend à se proposer comme modèle à ses
utilisateurs, les poussant à croire que la solution d’un problème
consiste
toujours à trouver, en fin de compte, un jeu parfois très complexe de
réponses
binaires, de décisions entre le oui et le non. Or c’est bien le mode de
raisonnement qu’on attribue aux mathématiques, et par conséquent, en ce
sens, il reste vrai que les ordinateurs, même s’ils ne manipulent pas
des
nombres, demeurent de nature mathématique, et sont des sortes de
machines à
calculer universelles. Mais, le traitement de toute question en
fonction des
critères d’une logique de caractère mathématique est-il pour notre
pensée
une manière de trouver enfin une voie vers la rigueur et une plus
grande
puissance dans toutes ses fonctions, notamment en tant que principe de
vie
pratique, dans la philosophie aussi ? Ou bien existe-t-il des
modes de
penser qui relèvent d’une autre logique, que tend à nous masquer
l’usage
des ordinateurs, et cela d’autant plus que ces machines ont plus de
succès
dans de larges secteurs ? Bref, en nous voyant dans le miroir de
l’ordinateur, ne risquons-nous pas de ne plus percevoir certaines de
nos
facultés, et par conséquent de ne plus penser à les cultiver ?
Remarquons
que cette question n’est pas nouvelle, et qu’elle a déjà été posée à
propos de nos langues. Car, finalement, les oppositions binaires y sont
dominantes, sinon exclusives. Et plusieurs philosophes ou poètes ont pu
craindre que, nous percevant dans le miroir de la langue, nous ne
perdions de
vue d’autres facultés de penser irréductibles à la grammaire ou logique
qui
la gouverne, si bien que l’essentiel de notre pensée se trouvait
peut-être
justement dans ce qui reste ineffable. Si cette critique se justifie,
alors il
est vrai qu’elle devient d’autant plus actuelle que l’ordinateur vient
donner une emprise encore bien plus grande à cette forme de logique.
Mais
d’un autre côté, on peut observer aussi que le contact de l’ordinateur
a
poussé certains de ceux qui étaient fascinés par ces machines dans le
sens
contraire, et les a incités à chercher justement les points par où
cette
logique ne se refermait pas sur elle-même, mais laissait apparaître le
mystère
d’une pensée foncièrement inassimilable (comme d’ailleurs la réflexion
sur le langage est assez fréquente chez les mystiques, qui en font un
révélateur
de ce qu’ils jugent lui échapper).
Mais
ce n’est pas que dans l’image qu’il nous donne de nous-mêmes en son
miroir que l’ordinateur influe sur notre façon de penser. Nous avons
remarqué
qu’il avait une influence moins perceptible, mais peut-être plus
profonde, en
modifiant directement nos habitudes intellectuelles, du simple fait que
nous
l’utilisons, sans autre réflexion.
Que
se passe-t-il par exemple quand je fais une opération aussi banale
aujourd’hui que de prendre une calculette pour effectuer quelques
calculs ?
Parmi ces calculs, certains me sont possibles sans elle, et je pourrais
les vérifier
rapidement, par écrit ou mentalement ; d’autres me demanderaient
beaucoup de temps ; pour d’autres enfin, ou j’ai oublié ou je n’ai
jamais su comment les faire sans la calculette. Mais, avec elle, tous
me sont également
faciles, et je ne les distingue pas en fonction de mon aptitude à les
vérifier
par moi-même. Autrement dit, non seulement la calculette étend beaucoup
mes
possibilités de calcul, mais surtout elle me place dans un rapport
différent
par rapport à eux. Au lieu d’effectuer l’opération et de la contrôler,
je
me fie immédiatement aux résultats de la calculette. Ce qui
m’apparaissait
auparavant comme une opération plus ou moins coûteuse, risquée, vu les
erreurs auxquelles on se sait sujet, mais aussi comme une opération
contrôlée
par moi, se présente maintenant sous la forme d’un résultat auquel
j’accorde immédiatement foi, sans me poser de questions. Est-ce parce
que je
sais que ces instruments sont infaillibles ? Certainement pas,
même si
j’ai peut-être tendance à le croire. Au contraire, il est facile de
savoir
que les calculatrices électroniques sont même sujettes à des erreurs
que les
hommes peuvent éviter aisément. Cependant, comme la responsabilité du
calcul
ne me revient plus, je me mets dans une autre attitude, et je me fie
simplement
à la calculette, et cela d’autant plus que je sais que tout le monde
s’y
fie, et qu’il serait difficile de renoncer pratiquement à cette foi en
son
verdict sans la rendre inutilisable, et sans perdre donc les bénéfices
de son
usage, notamment la capacité de calculer très vite et d’accomplir des
calculs que je ne serais pas capable de faire sans elle, tout en
pouvant
m’appuyer pour ainsi dire sur son autorité, officiellement reconnue,
parce
que relativement fiable dans l’ensemble. Bref, la certaine défiance que
je
pouvais avoir à l’égard de mes propres calculs fait place à une foi en
la
valeur de ceux de la machine. Car il s’agit bien d’une foi, puisque je
ne
songe pas même à vérifier ses calculs, sans savoir pourtant qu’elle
doive nécessairement
me donner des résultats exacts. Il est vrai que je peux aussi faire
confiance
à des gens et accepter sans les vérifier les résultats de leurs calculs
ou
raisonnements. Mais, dans ce cas, j’ai généralement conscience de leur
faire
confiance, parce que je ne me fie pas indifféremment à n’importe qui,
et que
par conséquent ma confiance repose sur un jugement que je porte sur les
gens
auxquels je veux me fier, sur leurs capacités, leur sérieux, leur bonne
foi.
Bref, ces autres auxquels je fais confiance, je les connais comme mes
semblables, qui, à la différence de degré près, ont les mêmes facultés
que
moi. J’ai habituellement une certaine conscience du risque que je
prends,
comme quand j’accomplis moi-même le raisonnement. En revanche, je ne
sais pas
du tout, ou pas bien, comment la machine opère, du moins, je n’en ai
pas une
conscience intuitive, comme pour un homme, et le résultat m’est
présenté
comme découlant en quelque sorte immédiatement, automatiquement,
presque
naturellement, de la question posée ou du calcul demandé, le processus
dans la
machine me restant invisible et se faisant généralement oublier.
Est-ce
donc un effet de l’utilisation des machines à penser que nous tendions
à
nous rapporter aux résultats des opérations dont nous les chargeons par
la
foi, plutôt que par la raison, si l’on entend par ce dernier terme la
faculté
par laquelle nous tentons de comprendre intimement les choses et leur
logique ?
Il semble bien en effet que nous nous déchargions des raisonnements que
nous
demandons aux ordinateurs, et il n’y a rien d’étonnant à cela, si
justement leur utilité est celle de servir d’instruments pour la pensée
qui
accomplissent à notre place ou pour nous des raisonnements que nous
pourrions
effectuer ou d’autres dont nous sommes incapables à cause de leur
extrême
complexité. Est-ce pourtant une nouveauté, qui change généralement
notre
rapport à la pensée ? L’exigence philosophique de comprendre,
c’est-à-dire
de saisir soi-même l’évidence de ce qu’on tient pour vrai, et par suite
de
soumettre à la critique tout ce qui nous reste opaque, n’a-t-elle pas
toujours été très faible et minoritaire parmi les hommes, plus portés à
adopter leurs opinions par la foi ?
C’est
vrai, sans aucun doute. Pourtant, on peut remarquer des différences
dans la
manière dont on accorde foi aux paroles de quelqu’un dans une
conversation et
dans celle dont on accepte les résultats d’un ordinateur. Nous avons
déjà
vu que la foi en ce que dit une personne repose sur la confiance que
nous avons
généralement en elle, et que celle-ci comporte un jugement plus ou
moins
explicite sur elle. Nous ne nous fions pas indifféremment à ce que
n’importe
qui nous dit, mais nous tentons d’estimer le mieux possible le degré de
confiance différent que nous pouvons accorder à chacun, voire à chacun
dans
chaque circonstance. Autrement dit, nous avons une certaine conscience
du fait
que nous déléguons à d’autres une partie de nos raisonnements. C’est
vrai
au moins dans nos relations individuelles, quoique ce ne le soit plus
nécessairement
dans la confiance que nous avons dans les groupes auxquels nous
appartenons, et
notamment aux plus larges de ceux auxquels nous sommes intimement liés.
Nous
savons que nous croyons ce que dit tel et tel, mais nous partageons
immédiatement,
sans même nous en rendre compte, les préjugés de notre société. Est-ce
ainsi que nous avons foi en ce que nous disent les ordinateurs ?
Ont-ils
acquis à nos yeux une position proche de celle de la société par leur
autorité
immédiate et non sentie ? Si c’est le cas, c’est aussi une
influence
immense sur leurs utilisateurs qu’il faut leur accorder.
On
peut faire à ce sujet l’hypothèse suivante : cette forme de foi
immédiate,
non discutée, peu consciente, est favorisée par le fait que l’autorité
reste cachée, et ne s’ancre pas dans des personnes précises. C’est, on
l’a vu, le cas pour l’autorité diffuse de l’opinion générale dans une
société. Et c’est une semblable autorité que paraît avoir la science
elle-même, en tant qu’elle se présente justement comme un savoir
objectif
anonyme, découlant d’une collectivité importante de chercheurs, dont
les
noms ne s’attachent qu’à des découvertes particulières, confirmées par
la communauté scientifique. Et l’on peut constater à ce propos que la
foi en
la science n’est pas la même selon le lieu d’où on l’observe. Elle est
la plus grande chez celui qui ne connaît les sciences dont il s’agit
que
d’assez loin pour ne pas connaître aussi leurs acteurs. En revanche,
elle est
moins forte chez les chercheurs dans la discipline où ils travaillent,
et dans
les groupes plus restreints de chercheurs auxquels ils appartiennent
qu’ils
connaissent plus individuellement, et qu’ils sont plus portés
spontanément
à critiquer — comme cela fait d’ailleurs partie de leur fonction. Le
prestige de la science est dû à bien d’autres causes, comme sa rigueur,
sa
précision, son efficacité évidente dans les techniques qui en
découlent,
mais cette sorte de foi que nous accordons spontanément, sans y
réfléchir, à
ce qui est scientifique, semble venir pour une bonne part de l’anonymat
de la
science comme telle.
Il
est intéressant de voir aussi que des dispositifs de communication du
savoir
comme l’écriture et le livre tendent à acquérir une forme d’autorité
semblable. C’est ainsi que les religions ont des livres sacrés. Car,
d’une
manière générale, le livre tend à posséder une forme d’autorité par
lui-même. « Tout le monde le dit » peut se voir substituer
« c’est
écrit ». Certes, les plus savants distingueront en fonction des
auteurs,
des types de livres, mais pour d’autres, ce qu’ils lisent dans le
journal et
dans Aristote a la même autorité de ce qui est écrit, ou mieux encore,
imprimé
(car l’imprimé enlève encore les traces du caractère individuel de
l’écriture).
Il est même préférable que l’écrit n’ait pas d’auteur individuel, et
lorsqu’on insiste trop sur le fait que tel livre de la Bible est
l’œuvre
d’un auteur précis, par exemple, c’est un peu de son autorité
immédiate,
non discutée, qu’on lui enlève. Que l’écrit cache l’auteur paraît donc
favorable à son autorité, si l’on considère cette autorité immédiate
qu’a également l’opinion d’une société dans son ensemble. Or
l’ordinateur a les mêmes qualités que le livre à cet égard, en ce qu’il
permet la communication de savoirs en absence d’un auteur précis et
qu’il
peut donc passer pour l’auteur lui-même, non pas aux yeux de celui qui
y réfléchit
posément, mais dans l’esprit de celui qui aborde spontanément le texte
sans
se poser ce genre de questions. Et cet effet est encore bien plus grand
dans le
cas des ordinateurs du fait que ceux-ci sont bien plus indépendants de
leurs
auteurs que les livres. Car l’ordinateur manifeste une activité propre,
répondant
aux questions qu’on lui pose, en posant lui-même, s’adaptant à la
diversité
des situations, résolvant des problèmes de manière relativement
autonome. Par
là, il tend à se substituer bien plus entièrement aux auteurs que les
livres,
et il semble s’exprimer d’une voix neutre, qui n’est celle d’aucun
individu précis, et prend le caractère anonyme de celle de l’opinion,
tout
en ayant souvent la précision de celle du savoir.
Il
faut naturellement, comme pour l’écrit, distinguer les cas. La lettre
d’une
connaissance n’a pas la valeur d’autorité d’un livre dans lequel je ne
reconnais pas la main d’un être individuel que je connais. De même, le
message électronique d’une connaissance perd cette autorité d’autant
que
j’y reconnais mieux son caractère. Mais il pourrait être intéressant de
savoir à quel point les passionnés de la navigation sur Internet ne
tendent
pas à accorder à ce qu’ils y lisent de n’importe qui, à droite et à
gauche, une foi plus grande que celle qu’ils accordent à ce que leur
disent
dans la vie courante leurs voisins, bien identifiés et individuellement
reconnus, même si, en y réfléchissant, il n’y a pas plus de raison de
croire ce que n’importe quel anonyme a écrit sur Internet que
d’accorder
foi à ce que me dit n’importe lequel de mes voisins. Or ne se
pourrait-il pas
que, étrangement, bien des gens accordent aussi plus de crédit à ce
genre
d’opinions glanées sur Internet qu’aux articles de leurs
journaux ? Si
c’était le cas, il se pourrait que le phénomène confirme notre
hypothèse,
et que l’ordinateur comme tel ait un effet d’autorité immédiate.
Toutefois,
l’influence de cette autorité immédiate n’est pas celle qui conduit
directement aux professions de foi et au fanatisme religieux. Dans ces
phénomènes,
il y a eu une prise de conscience de la foi, une décision d’arrêter, de
fixer la foi qu’on affirme et par laquelle on se définit. Au contraire,
la
foi à l’opinion, aux livres et aux ordinateurs est beaucoup plus
diffuse,
souvent inconsciente, ou du moins inaperçue, relativement calme en
général,
quoique d’autant plus profonde qu’on ne songerait pas même à la
discuter.
Cela n’interdit pas, bien sûr, que, lorsque les circonstances
introduisent
des obstacles aux croyances formées par cette foi naïve, celle-ci
prenne
conscience de ses contenus, plus que de ses sources, et qu’elle ne se
défende
éventuellement en s’élevant à ces professions de foi et manifestations
de
fanatisme caractéristiques de la manière dont s’expriment certaines
croyances religieuses. Car ces vives protestations de foi ne défendent
d’habitude que la croyance des pères et des mères, c’est-à-dire celles
de
l’enfance, celles de l’opinion ambiante, qui s’est incrustée d’autant
plus profondément qu’elle l’a fait le plus souvent sans grand bruit,
par
l’influence d’une autorité anonyme immédiate.
Se
pourrait-il donc que l’ordinateur devienne l’un des plus puissants
moyens de
soumettre l’esprit des gens à la foi ? Dans ce cas, loin de
pouvoir être
un instrument de la philosophie, il agirait par sa propre nature à
l’encontre
de l’esprit d’enquête et de critique qui lui est propre.
Pour
nous aider à comprendre l’importance de ce phénomène, nous pouvons
revenir
à la comparaison avec le livre. Dans les milieux intellectuels et
cultivés,
nous avons tendance aujourd’hui à exalter le livre, et à lui trouver
mille
vertus quand il s’agit de l’opposer aux médias électroniques, aux
ordinateurs et à Internet. Ainsi, que la philosophie soit d’abord dans
les
livres, c’est ce que tout le monde paraît croire, et on estime
généralement
que lire et penser vont ensemble. Et pourtant, on sait bien aussi que,
en
d’autres temps, les philosophes ont pu avoir une grande méfiance face à
l’écrit,
et que, par exemple, à l’origine de la grande tradition écrite de la
philosophie, Platon, bien qu’écrivain lui-même, exprime des réticences
face
à cet instrument qui a deux grands défauts, d’une part de rester
passif, et
de ne pas pouvoir donc se défendre face aux mauvaises lectures, et
d’autre
part de s’adresser à tous, sans qu’on puisse empêcher qu’il tombe dans
les mains de ceux à qui il n’est pas destiné. Et comme la philosophie
est
avant tout une activité de l’esprit, le livre peut produire le
contraire de
ce que désire le philosophe, et répandre une sorte de réception passive
qui
lui est contraire. D’ailleurs, nous aussi, nous avons
fait l’hypothèse que les moyens d’influence
anonyme tendent à
propager une attitude de foi plus que de réflexion critique, et nous
avons
remarqué que le livre et l’ordinateur représentaient deux dispositifs
du même
genre sous cet aspect. Néanmoins, les philosophes se sont non seulement
accommodés de l’écrit, mais ils l’ont toujours utilisé davantage comme
moyen d’expression et d’enseignement. Faut-il conclure qu’ils se
seraient
trompés, et qu’en réalité, depuis Socrate, la philosophie n’a fait que
dépérir
à mesure qu’elle devenait plus livresque ? La situation paraît
plus
complexe. Il est facile de vérifier, d’un côté, que ce que Platon
reprochait à l’écrit est vrai. Dans des époques scolastiques comme la
nôtre,
où la grande partie des études en philosophie consiste à s’informer de
ce
qui se trouve dans les livres des philosophes, souvent sans grands
efforts pour
le repenser véritablement, il est bien évident que le livre se révèle
comme
un excellent moyen de tuer la pensée qu’il prétend servir, et cela
d’autant mieux que leurs lecteurs se donnent l’illusion de penser du
seul
fait qu’ils entrent en contact plus ou moins direct avec ces traces de
pensée
que sont les écrits philosophiques. Que risque-t-on en effet à traiter
ainsi
les écrits des philosophes ? Le livre ne s’indigne pas de ces
lectures
inadéquates, il ne se retire pas, ne proteste pas, ne secoue pas le
lecteur qui
le parcourt sans penser. Et pourtant, ceci n’est vrai qu’à un certain
niveau. Bon nombre de philosophes, si on les lit bien justement,
montrent
qu’ils ont appris à utiliser cet instrument qu’est le texte écrit, et à
se servir de ses avantages en dépit de ses défauts, qu’ils ont souvent
cherché à atténuer. Bref, ne pouvant pas donner à l’écrit le type
d’action de la parole, ils ont tenté de lui en donner d’autres formes
par
divers procédés d’écriture. Or on peut se demander s’il ne pourra pas
en
aller de même avec l’ordinateur, même s’il semble, à première vue,
induire encore plus fortement chez l’utilisateur l’attitude de foi que
le
livre.
Étrangement
d’ailleurs, son pouvoir d’endormir la réflexion critique paraît lui
venir
du fait qu’il possède en partie ce qui manquait à l’écrit, selon
Platon,
à savoir la capacité de répondre et de s’adapter aux situations. Car,
justement, l’ordinateur est une sorte de livre qui répond, et qui tient
compte des questions qu’on lui pose. Vous lui donnez tel mot, et il
vous
cherche les passages où il se trouve, deux mots, et il vous indique
s’ils se
trouvent ensemble dans le texte. Vous lui fournissez les données d’un
calcul,
ou d’un problème logique, et il vous renvoie la solution. Vous lui
soumettez
un texte, et il en corrige la grammaire. Bref, loin d’être passif, il
se
manifeste par une disposition perpétuelle à répondre à vos questions.
Il est
vrai qu’il a le même défaut de ne pas savoir vraiment à qui il
s’adresse
et de ne pas refuser de donner ses réponses à n’importe qui. Mais, même
là,
il peut exiger des mots de passe, ce qui est déjà plus que ne pouvait
le
livre. Et pourtant, pourquoi dans ces conditions est-il, si notre
hypothèse
tient, un agent propagateur de l’attitude de foi, plutôt que de
l’activité
de la pensée rationnelle et critique ? Cela vient probablement du
fait
qu’il n’exige pas tant que nous pensions lorsque nous l’utilisons, mais
que, tout au contraire, il nous décharge d’une partie de l’effort de
penser, comme cela est tout à fait évident dans le cas du simple
calcul, au
point que nous avons tendance à lui confier la tâche de penser à notre
place
dans un nombre de plus en plus grand de domaines. De cette manière,
comme dans
le livre, nous tendons à y chercher du déjà pensé qui ne soit plus
vraiment
à penser. Mais est-ce inévitable, ou bien, comme dans le cas du livre,
la
philosophie peut-elle aussi espérer trouver en l’ordinateur un moyen de
s’adresser à une pensée active et maintenue active chez
l’utilisateur ?
Et si c’est le cas, comme je le crois, gagne-t-on, par rapport au livre
ou au
discours oral, à l’usage de l’ordinateur, avec son fort effet
d’autorité
directe ?
Mais,
pour résoudre ces questions, il nous faudrait savoir déjà selon quels
critères
on peut juger si un instrument est ou non propre à la pensée
philosophique. Il
faudrait donc savoir déjà ce qu’est exactement cette dernière. Et il
semble
que la bonne méthode nous demanderait de commencer par sa définition.
Nous
avons déjà tenté d’en donner une idée générale, en disant que nous
entendions par là cette forme de pensée foncièrement pratique, liée à
la
sagesse plutôt qu’à la seule science, et par laquelle nous cherchons à
vivre en comprenant ou en cherchant à comprendre ce que nous faisons.
Mais,
nous avons également remarqué que cette recherche n’avait pas de point
fixe
définitif auquel se raccrocher, mais qu’elle paraissait avoir lieu dans
un
mouvement perpétuel, comme la vie elle-même. Bref, cette pensée bouge
et évolue,
si bien qu’il n’est pas possible de la fixer au départ pour lui
rapporter
ensuite, de l’extérieur, différentes choses afin de les comparer. Et un
tel
procédé est d’autant plus impossible lorsqu’il s’agit de comprendre la
valeur pour la pensée d’instruments de pensée comme le livre ou
l’ordinateur, et cela justement parce que nous soupçonnons que ces
instruments, comme d’habitude les instruments d’ailleurs, ne se
contentent
pas de rendre plus facile une fin prédéfinie, ou de lui faire obstacle,
mais
transforment la pensée même qui les utilise, s’adapte en partie à eux,
se
comprend également à travers eux. Avant l’existence du livre, on
pouvait
certes tenter d’estimer sa valeur pour la pensée, mais il est aussi
évident
que ce n’est pas tout à fait la pensée des traditions orales que le
livre a
rendu ou plus aisée ou plus difficile, parce qu’il est né avec le livre
une
nouvelle sorte de pensée, marquée par lui. De même, lorsque nous
tentons de
saisir le caractère de l’influence de l’ordinateur sur la pensée, et
particulièrement sur la pensée philosophique qui nous intéresse, il ne
suffit
pas de constater qu’il aide ou contrarie telle forme de pensée déjà
présente,
fixée dans les livres, par exemple ; mais il importe de chercher à
concevoir la pensée qui va advenir dans le contact avec l’ordinateur,
et
d’estimer si elle pourra constituer une nouvelle forme de pensée
philosophique véritablement intéressante pour nous. Dans ces
conditions, il
n’est pas nécessaire, il ne faut pas, même, fixer la philosophie dans
une définition
rigide avant d’aborder la question de savoir si elle pourra trouver en
l’ordinateur un moyen adéquat. En sens inverse, il faut aussi bien
confronter
notre idée de la pensée philosophique aux possibilités de l’ordinateur
pour
faire évoluer celle-ci. Et l’apport pour la compréhension de ce qu’est
pour nous la pensée philosophique n’implique pas que nous répondions
positivement à la question de savoir si l’ordinateur est un instrument
adéquat
pour la philosophie. Car nous apprenons également à la mieux comprendre
si
nous pouvons définir ce qui la contrarie et apercevoir en quoi elle se
trouve
contrariée, comme on connaît mieux une matière quand on sait par
exemple ce
qui la dissout.
Les
quelques questions dont j’ai ici amorcé le développement ne sont que
des
exemples de celles que je vous invite à poser sur la signification pour
nous du
fait que nous pensions à l’époque des ordinateurs. Je n’ai pas abordé
par
exemple les questions concernant plus spécifiquement Internet et la
manière
dont la navigation dans son réseau a remplacé en partie la lecture des
livres,
ou toutes les questions concernant la façon dont les ordinateurs nous
transportent dans des mondes virtuels difficilement distinguables de la
réalité,
non pas pour exclure ce genre de questions, mais parce que plusieurs
d’entre
elles sont déjà plus familières, et qu’elles ne manqueront pas de nous
venir à l’esprit dans la discussion. Il s’agissait surtout de faire
voir
comment ces instruments de la pensée nous ont véritablement placés dans
une
nouvelle ère, comme l’a fait l’imprimerie. Et plus encore, je voulais
montrer qu’il s’agit d’en tenir compte, non pas simplement pour
s’adonner, comme bien des intellectuels aiment à le faire, aux plaisirs
de la
critique des nouvelles modes culturelles, mais bien pour réfléchir à ce
qui
change dans notre propre rapport à la pensée du fait que nous subissons
cette
influence et qu’il se pose dès lors pour nous la question de savoir ce
que
nous pouvons et voulons faire de ces instruments de la pensée.
La
lecture des quelques ouvrages que je vous propose est destinée à
prolonger
cette introduction en examinant comment notre problème a pu être
abordé, et
aussi quel type de réaction il a suscité chez les auteurs. Il s’agit
donc
encore d’en faire un tremplin pour notre propre recherche, qui aura
lieu
ensuite sans référence particulière à des livres précis. Je sais que
souvent l’idée de se lancer dans une recherche philosophique qui
consiste en
autre chose que l’interprétation et la discussion de livres ou
d’articles
paraît un peu étrange, tant nous sommes habitués dans les écoles à
considérer
la philosophie comme liée aux livres. Pour ma part au contraire, j’ai
conscience, en vous invitant à l’aborder par la lecture de quelques
livres,
de faire une concession à cette tradition, alors qu’on pourrait penser
qu’il serait plus adéquat pour le sujet de trouver nos premières
références
dans le monde des ordinateurs, sur Internet, par exemple. Il n’est
pourtant
pas aberrant de nous référer encore au livre, étant donné que le texte
écrit
sur papier reste le lieu d’expression habituel de la philosophie, et
que la
question se pose justement de savoir si l’ordinateur pourrait lui
donner un
nouvel espace expressif susceptible de le remplacer ou au moins de
jouer le même
rôle que le texte sur papier. C’est dire aussi que la référence au
livre
pourra jouer un autre rôle que de constituer la référence obligée de la
philosophie, et qu’elle nous fournira un objet privilégié, en tant que
point
de comparaison, étant donné que nous pouvons y trouver un outil plus
familier
de la pensée, à partir duquel tenter de comprendre ce qui se passe et
pourra
se passer avec l’ordinateur. Et réciproquement, notre étude de ce que
signifie l’ordinateur et son influence pour notre pensée représentera
indirectement une étude de ce que signifie pour notre pensée le fait
que nous
l’ayons liée intimement à un autre instrument, qui est le livre.
Gilbert Boss