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Penser à l'époque de l'ordinateur

Automne 2003

Annonce

Le thème de ce séminaire est la situation particulière dans laquelle nous nous trouvons et dans laquelle s’exerce par conséquent notre activité philosophique, au moment où l’ordinateur est devenu un outil commun de l’intelligence au sens large. S’il est vrai, comme on l’admet couramment aujourd’hui, que la pensée, même celle des penseurs les plus indépendants, est nécessairement en rapport avec l’environnement social, technique et culturel dans lequel elle a lieu, il n’est sans doute pas indifférent pour nous que soit apparu et que se soit répandu ces dernières décennies un outil de calcul, de traitement de l’information, de communication aussi puissant et d’une utilisation aussi universelle à présent que l’ordinateur. Dans toutes les sciences, l’usage de l’ordinateur a modifié la manière dont se font la recherche et les études, et presque toutes les disciplines en ont été transformées plus ou moins profondément. Il en va de même pour un grand nombre d’activités de la vie courante, professionnelle et privée. On peut donc se demander dans quelle mesure ces nouvelles techniques qui touchent de si près aux activités intellectuelles ont modifié les conditions mêmes de la pensée, et par conséquent de la pratique philosophique. Dès le départ, les progrès de l’informatique ont eu lieu en lien avec des spéculations sur la possibilité de créer une intelligence artificielle, et ont provoqué des débats philosophiques sur la nature de l’intelligence et sa possibilité de reproduction en dehors du cerveau. Depuis, non seulement les conceptions de l’intelligence artificielle à l’œuvre dans les ordinateurs nous sont devenues plus familières et influent sur notre conception de notre propre esprit, mais surtout le contact régulier avec ces machines modifie la manière dont nous concevons et exerçons concrètement les opérations intellectuelles. Notre pensée peut-elle en être modifiée de manière importante ? Est-elle mise en danger par ce nouvel environnement ? Peut-elle en profiter ? Il s’agira dans ce séminaire de chercher à définir la façon dont notre pensée est affectée par le nouveau milieu informatique et de tenter de saisir la manière dont peut s’y inscrire notre activité philosophique.

Lectures :

1.

  • Gilbert Boss, Les machines à penser, L'homme et l'ordinateur

  • Pierre Lévy, World philosophie

  • Christian Vandendorpe, Du papyrus à l'hypertexte, Essai sur les mutations du texte et de la lecture

2.

  • Gilbert Boss, Maryvonne Longeart, « Intelligence artificielle ou philosophie sur ordinateur », Revue de Synthèse, Paris, 1993

  • Alan Turing, "Computing Machinery and Intelligence", Mind, v. 59, 1950.

 

Introduction

Thème

La question que nous nous poserons dans ce séminaire est celle de savoir ce que signifie le fait que nous pensions à l’époque de l’ordinateur, c’est-à-dire à un moment de l’histoire auquel l’ordinateur est devenu un outil et un milieu importants de la pensée. En effet, il est indéniable que la présence des ordinateurs influe sur notre manière de penser dans de nombreux domaines. A cause de leur puissance de calcul, c’est sans doute les sciences qu’ils ont les premières modifiées par leur usage. Des calculs d’une ampleur telle qu’on ne pouvait les envisager auparavant sont devenus possibles, et par là l’étude de phénomènes inaccessibles auparavant. Il est banal de remarquer à quel point les techniques ont de même acquis des champs entiers de possibilités nouvelles grâce à cette immense augmentation de notre puissance de calcul. Mais l’ordinateur fait plus que de multiplier nos capacités de calcul. Partout il est devenu dans les sciences et les techniques l’un des principaux instruments, dont il faut tenir compte, y compris pour en mesurer les influences éventuellement négatives, telles que les fautes présentes dans les logiciels utilisés. Dans certains domaines, par ses capacités de simuler les effets d’hypothèses, il est même devenu un moyen et un terrain d’expérimentation privilégié, comme lorsqu’il s’agit de vérifier des hypothèses à propos de phénomènes émergents. Cependant, à cause de l’antériorité de l’usage de l’ordinateur pour sa puissance de calcul, l’une des opinions qui se sont développées à son sujet est celle que son domaine se réduit pour l’essentiel à celui des mathématiques, et qu’il concerne donc avant tout les disciplines qui en dépendent, telles que les sciences, les techniques et la comptabilité. Pourtant, il est devenu aussi d’usage courant pour de nombreuses fonctions ordinaires, comme l’écriture, la communication, le dessin, la lecture et visualisation de documents, la planification, etc. Et même si l’opinion persiste que ces usages découlent  des calculs que l’ordinateur rend possibles, en manipulant des nombres binaires, il n’en demeure pas moins que toutes les activités plus ou moins intellectuelles pour lesquelles nous utilisons l’ordinateur en sont modifiées à des degrés divers par son intervention, même lorsqu’il s’agit de ce que l’on considère comme étant le plus éloigné des mathématiques et de leur esprit, comme par exemple le dessin expressif. Mais l’opinion que l’ordinateur n’est qu’un calculateur, un « computer », et que ses possibilités sont donc limitées à celles du calcul et des effets qu’on en peut tirer, incite à réagir de deux manières opposées, mais parentes par leur présupposé. Estimant que la véritable pensée humaine est loin de se réduire au calcul, on se persuade ou bien que l’usage de l’ordinateur dans les arts, par exemple, est une pure question d’utilité qui ne peut pas affecter le mode de penser de l’artiste comme tel, ou bien que, tout au contraire, l’usage de l’ordinateur dans de tels domaines est dangereux dans la mesure où il risque d’affecter des modes de penser proprement humains non réductibles au calcul, et de restreindre ainsi nos facultés. Quant à la philosophie, en tant qu’elle est autre chose qu’une série de calculs logiques, elle paraît donc se trouver confrontée également à cette question de savoir si le contact avec l’ordinateur est pour elle bénin ou dangereux. C’est pourquoi, entre autres, il nous importe de savoir quel est le rapport des ordinateurs à l’intelligence humaine et quels sont les effets que leur usage peut avoir sur notre propre manière de penser. Mais comme l’usage direct de l’ordinateur par quelqu’un dans une activité particulière n’est qu’un aspect de la façon dont cet outil universel est présent dans notre milieu et le modèle, la question est loin de se réduire à celle de savoir régler l’usage de l’ordinateur dans des activités précises, comme celles de la philosophie, puisque nous sommes inévitablement en contact avec l’ordinateur dans une part toujours croissante de nos activités, de telle sorte que nous apprenons à penser en fonction de lui, à son contact, dans maints domaines de notre vie, et que nous en subissons une influence diffuse dans tout le milieu de la culture dans laquelle nous vivons. C’est pourquoi je ne propose pas de nous poser la question de savoir simplement quels sont les effets de l’usage des ordinateurs sur notre façon de penser, comme s’il nous était possible d’éviter leur influence en nous abstenant de les utiliser, ou comme s’ils ne nous influençaient que lorsque nous les utilisons effectivement, mais bien de réfléchir sur ce que signifie pour nous le fait que nous pensions à une époque dans laquelle les ordinateurs sont devenus universellement présents, de manière patente ou plus cachée. C’est un élément important pour le diagnostic que nous chercherons à faire, puisque cela signifie que nous sommes nous-mêmes, à des degrés divers, déjà infectés par le virus dont nous voulons étudier l’effet, et qu’il influence déjà par conséquent la manière dont nous raisonnons à son sujet.

Or justement, la difficulté qui surgit de là est bien connue par les usagers des ordinateurs, qui savent parfaitement qu’il peut devenir très difficile de découvrir un virus dans un ordinateur déjà infecté, et cela justement parce que celui-ci peut perturber la manière dont la machine fonctionne de telle façon qu’elle ne parvienne pas à le détecter, par exemple. Or, si, à notre époque, l’influence de l’ordinateur est bien ambiante, et non seulement ponctuelle, ne devons-nous pas en être déjà tous infectés à quelque degré ? Et par conséquent, sommes-nous bien capables de la détecter ? Il est vrai que les spécialistes de la détection des virus en informatique ne sont pas rendus impuissants par le fait que certains virus peuvent modifier le comportement de tout l’ordinateur qu’ils ont infecté. Mais comment procèdent-ils ? Ils s’assurent d’avoir un ordinateur sans virus et maintiennent les virus qu’ils analysent, ainsi que les programmes ou environnements informatiques infectés, dans un espace protégé, séparé, où ils peuvent les manipuler à distance, objectivement. Et c’est aussi ce que nous devrions faire si nous voulions étudier de manière objective l’influence de l’ordinateur sur la pensée. Seulement, si nous sommes déjà marqués par cette influence, il est trop tard pour nous replacer dans la situation de ceux qui ne la subissaient pas encore. Le plus que nous puissions faire est, ou bien de nous rapporter à nos souvenirs, si nous avons pensé avant l’époque de l’ordinateur, c’est-à-dire il y a bien longtemps déjà, trente ou quarante ans, ou bien nous rapporter aux textes de ceux qui pensaient à des époques antérieures pour chercher en quoi ils différaient des nôtres. Cette comparaison est certainement utile, et elle mérite d’être pratiquée. Mais on ne peut pas non plus croire qu’elle résolve totalement notre problème. Ce serait oublier que les textes, et même nos souvenirs dans une certaine mesure, ne nous sont pas accessibles de manière directe, sans interprétation. Or, si la pensée que nous découvrons dans un texte n’est pas celle qui s’y exprimerait objectivement et qu’on pourrait y saisir directement, mais bien celle que nous y trouvons par notre interprétation, alors le problème qui vient du fait que nous sommes sans doute influencés par les modes de penser propres à l’époque des ordinateurs n’est pas encore résolu, puisque nous importons ces modes de penser dans nos interprétations. Bref, si nous sommes contaminés, nous risquons de contaminer également les textes que nous approchons, même s’ils ne l’étaient pas avant notre contact. Cette image est peut-être un peu partiale, puisqu’elle suggère que nous serions malades par notre contact avec l’ordinateur, alors que ceux qui n’auraient pas subi son influence seraient sains. On peut d’ailleurs espérer aussi que l’influence soit moins unilatérale en abandonnant cette image d’un lecteur seul actif dans sa lecture et en envisageant également dans l’interprétation une action des textes sur nous aussi bien que de nous sur eux, de sorte que notre pratique des textes d’autres époques nous permette vraiment d’acquérir d’autres manières de voir, jusqu’à un certain point réellement différentes des nôtres. Toutefois, même ainsi, impossible pour nous de retrouver la pure innocence ou le point de vue objectif qui nous permettrait d’examiner la situation sans nous y trouver impliqués. Et si nous voulions établir quelque science objective de l’influence de l’ordinateur sur la pensée, alors cette difficulté deviendrait insurmontable, quel que soit le degré auquel on puisse l’atténuer. En revanche, si notre objectif est différent, à savoir de réfléchir sur la situation dans laquelle nous nous trouvons sans prétendre nous en extraire pour autant, mais en visant à mieux la connaître telle qu’elle se présente de l’intérieur, afin d’agir en elle, alors cette difficulté ne nous atteint plus de la même façon, mais apparaît comme l’une des caractéristiques de cette situation, dont il faut tenir compte et dont il n’est pas impossible qu’on puisse tenir compte de manière pertinente. Or, ce n’est pas la science qui nous intéresse au premier chef, mais la philosophie. Et c’est à partir d’elle et en vue d’elle que nous faisons notre enquête. Cette sorte de recherche philosophique dans laquelle nous ne prétendons pas nous dégager simplement de notre situation pour la comprendre, mais dans laquelle nous envisageons la situation de l’intérieur, pour saisir la manière dont elle se présente comme affectant notre réflexion même, est ce que j’appelle ici un diagnostic philosophique. Et c’est à un tel diagnostic que je vous invite.

Bien sûr, l’idée d’aborder la question de savoir ce que signifie penser pour nous à l’époque de l’ordinateur sous la forme d’un tel diagnostic philosophique n’est pas neutre à son tour. Elle ne résulte pas seulement de la nécessité logique imposée par l’objet à étudier. Car rien n’empêche d’aborder ce problème par des études de caractère scientifique ; et même, c’est ce qui se fait le plus souvent. Voire, pour les chercheurs scientifiques, les objections que j’ai formulées ci-dessus ne paraîtront pas bien graves. Après tout, nous avons accès à une masse de documents qui nous permettent de savoir comment les gens pensaient avant l’apparition des ordinateurs, et il y a encore sur terre des populations entières, la majorité même des hommes vivant actuellement, pour qui l’ordinateur est une réalité très lointaine, qui affecte peut-être leur environnement vital, mais de manière indirecte, et sans influer donc significativement sur leur façon de penser. Certes, le chercheur lui-même aura pris l’habitude de travailler avec l’aide de l’ordinateur, pour faire ses statistiques, pour écrire ses rapports, pour communiquer avec ses collègues, pour gérer son agenda, et ainsi de suite. Mais l’intervention de cet instrument dans son travail ne paraît pas poser en soi d’autres problèmes que ceux des instruments dans la science en général. Et s’il est vrai qu’il faut en tenir compte en principe, on ne voit pas que la science en soit bloquée dans des apories. Pourquoi donc le philosophe ne se satisferait-il pas du type de connaissance que pourraient lui apporter de telles recherches ? Il peut les juger instructives, malgré leur impureté, sans doute. Quel peut donc être l’enjeu de la réflexion sur les difficultés que nous nous plaisons à relever ? A première vue, il pourrait sembler que ce soit la pureté théorique, un idéal de la vérité entière, qui nous pousse vers ce genre de considérations, tandis que le chercheur habituel, plus empirique ou pragmatique, minimise simplement les déformations qu’entraînent ses méthodes, afin d’obtenir des résultats satisfaisants, pouvant mener notamment à des applications pratiques efficaces, comme c’est habituellement le cas dans les sciences. En réalité, ce qui conduit généralement le chercheur scientifique à ne pas trop se soucier des difficultés de principe tant qu’elles ne se manifestent pas directement sous la forme d’obstacles concrets dans sa recherche, c’est plutôt une confiance générale dans la possibilité d’aboutir à des connaissances objectives ou relativement objectives, c’est-à-dire la possibilité d’arriver par la science à une saisie théorique des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, en face de nous, de sorte qu’ensuite les applications pratiques de ces théories donnent bien prise sur les choses. Quant au philosophe, il est vrai que son souci de ces problèmes peut venir du fait qu’il se conçoit comme un chercheur de pure vérité théorique, comme une sorte de savant idéal. Dans ce cas, il risque de se trouver, lui, effectivement arrêté par l’impossibilité de se dégager de toute implication pour parvenir à une perspective neutre sur la réalité. Mais le philosophe peut également se trouver conduit à ce genre de réflexions par une attitude tout opposée, du fait qu’il ne considère pas la connaissance comme une théorie qui doit mener à une pratique, mais comme une pratique elle-même, qui doit se comprendre comme telle en elle-même. Dans ces conditions, l’influence de l’ordinateur sur ma façon de penser n’importe pas seulement par la déformation des résultats de mes recherches qu’elle peut entraîner, mais elle importe déjà par le fait qu’elle modifie la pratique de la pensée elle-même, aussi bien que la pensée de cette pratique. Car si la philosophie est foncièrement pratique, comme c’est le cas si on la comprend traditionnellement comme recherche de sagesse, c’est-à-dire d’un mode de vie dans lequel la pensée joue un rôle essentiel, immanent, alors toutes les conditions qui affectent la pensée définissent par là les modalités possibles mêmes de la sagesse ou de la pratique philosophique. Si penser à l’époque de l’ordinateur, sous l’influence directe ou diffuse de cet instrument de l’intelligence, modifie significativement notre façon de penser et de comprendre ce que signifie penser, alors, inévitablement, notre philosophie sera dans cette mesure une philosophie différente de celles qui étaient possibles dans d’autres conditions. Cela vaut pour toutes les influences de notre milieu qui modifient nos façons de penser, comme la culture à laquelle nous appartenons dans son ensemble. Mais cela vaut aussi, en particulier, pour les aspects de ce milieu qui modifient plus spécialement nos manières de penser et nos conceptions de la pensée. Or, l’ordinateur étant un puissant instrument de l’intelligence, partout présent autour de nous, il se pose inévitablement la question, pour le philosophe qui veut pratiquer la sagesse, de savoir comment l’ordinateur peut entrer dans sa pratique.

Position du problème

Bien avant que l’ordinateur ne soit devenu l’instrument indispensable à la grande partie des activités dans notre société, l’un des débats les plus caractéristiques au sujet de sa nature et de son rapport avec l’homme avait déjà fait rage, et se poursuit encore de manière plus atténuée. Il s’agit du débat sur l’intelligence artificielle. Tandis que les enthousiastes de la nouvelle machine voyaient en elle le moyen de construire artificiellement un être doué de la caractéristique la plus propre à l’homme (si l’on en croit la définition traditionnelle qui veut le définir comme l’animal raisonnable), d’autres se récriaient, s’offensaient même, et refusaient vivement l’idée d’une telle possibilité. Ce débat est particulièrement révélateur de la portée de l’influence de l’ordinateur sur nous en tant que nous pensons. Nous avions l’habitude d’utiliser jusqu’ici des machines qui servaient avant tout à accroître notre force et nos capacités physiques en général, mais qui devaient entièrement se soumettre à nos raisonnements et décisions pour leur juste usage. Au contraire, l’ordinateur ne produit directement aucun effet physique très remarquable, et il paraît même l’une des plus faibles et inertes des machines de ce point de vue. En revanche, il est un outil de la pensée même, dont la puissance est considérable dans certains domaines, comme celui du calcul où il s’est imposé dès l’origine. Il s’ensuit que son usage implique un autre rapport entre la machine et son utilisateur, où la division qui plaçait toute la pensée du côté de ce dernier, et l’accomplissement des tâches physiques du côté de la première, se trouve évidemment bouleversée. Cette redéfinition des rôles est telle qu’elle suggère une abolition de la différence entre l’utilisateur et la machine, et le remplacement entier de l’un par l’autre. Si l’ordinateur peut devenir véritablement intelligent, alors rien ne l’empêche plus de prendre la place de l’homme et de devenir à son tour maître des machines, comme on le voit faire en quelque mesure, en tant qu’il sert aujourd’hui de contrôleur, de cerveau électronique, à de nombreuses machines. De plus, il est même apparu une nouvelle discipline dérivée de l’intelligence artificielle au croisement de la biologie, l’étude de la vie artificielle, dont le but est de tenter de construire non pas en priorité des machines intelligentes, mais d’abord des machines vivantes, et dont les chercheurs font notamment de grands efforts pour reproduire les principes de l’évolution en donnant à leurs machines la capacité de se reproduire et de muter, de subir la sélection de leur environnement, et d’évoluer ainsi vers des espèces toujours plus perfectionnées. Or les réactions de rejet face à l’étude et à la production de la vie artificielle manifestent clairement qu’il existe un lien important entre la réaction face aux ordinateurs et l’idée d’une intelligence artificielle d’un côté, et de l’autre la réaction qu’ont provoquée et provoquent encore les idées de Darwin. Dans les deux cas, ce qui se trouve contesté, c’est la conception de la nature humaine comme étant exceptionnelle, en quelque sorte non vraiment naturelle, en rupture par rapport à tout l’ordre de la nature. Par la théorie de l’évolution, la continuité est rétablie entre l’homme et le monde animal et les autres formes de vie naturelles, et l’être humain n’apparaît plus que comme l’une des espèces naturelles parmi les autres. Par l’invention de l’ordinateur et la perspective de le douer d’une véritable intelligence artificielle, comme d’une vie artificielle aussi, c’est la différence entre l’homme et les machines qui est à son tour contestée. L’homme n’apparaît plus même alors comme un être doué de la mystérieuse, insondable, faculté de vivre et de penser, par quoi il se distinguait de toute machine, en principe inerte et inconsciente, mais seulement comme un cas particulier d’un développement naturel qui n’implique rien d’autre que ce que permet de reconstruire la technique. Vu dans son rapport à l’ordinateur, compris comme pouvant être doué d’une intelligence et d’une forme de vie artificielles, l’homme devient (avec tous les êtres vivants d’ailleurs) une simple machine, telle qu’on peut en construire d’autres, sans recourir à d’autres principes que ceux que la nature offre à notre ingéniosité. Bref, en principe, si l’homme peut être remplacé par des machines, c’est parce qu’il en est une lui-même.

On voit que, même si nous ne savons rien de la manière dont fonctionne un ordinateur, le simple fait qu’il se présente comme un outil de la pensée, permettant une automatisation de celle-ci, et notamment dans les opérations de ce qui paraissait comme les plus hauts degrés de l’intelligence, les plus nobles, ceux que l’homme ne partageait pas avec les animaux, la capacité de calculer, de raisonner, de manier des symboles abstraits selon un pur ordre logique, nous oblige à tenir compte de son existence dans la conception que nous nous faisons de notre propre pensée. Avant l’invention de l’ordinateur, c’est aux animaux que l’homme se comparait pour comprendre la spécificité de ses modes de penser. A présent, la comparaison avec l’ordinateur s’impose également. Et ces deux types de comparaisons conduisent à des résultats différents.

En effet, lorsque l’homme se comparait aux seuls animaux, il pouvait recenser des facultés communes avec une partie d’entre eux, et d’autres facultés qui lui étaient propres. Il possédait en commun avec les animaux la sensation et une certaine forme d’imagination, consistant en la capacité de se souvenir de certaines perceptions, de les associer et de les combiner entre elles en vue de se représenter ce qui n’a pas été perçu mais pourrait éventuellement l’être. On voit ainsi bien des animaux capables non seulement de percevoir ce qui se trouve présent à leurs sens, mais aussi de mettre ce qu’ils perçoivent en relation avec des souvenirs, d’apprendre par l’expérience et d’anticiper les perceptions futures. La prudence et la ruse étaient donc, par exemple, des vertus communes aux hommes et aux animaux, même si les hommes pouvaient s’en juger mieux pourvus. En revanche, le langage sous la forme où nous le connaissons, conventionnel, systématique, permettant des enchaînements de symboles, et par là d’idées, bien au-delà de ce que permet la simple imagination laissée à elle-même, et autorisant par suite la formation d’idées abstraites, la communication de complexes d’idées, le calcul logique ou le raisonnement abstrait, paraissait propre aux hommes seuls, ce qui leur permettait de se définir comme les animaux doués de raison ou de parole. A partir de là, il y avait essentiellement deux voies pour concevoir la pensée humaine ou la faculté de penser en l’homme, l’esprit. Ou bien, partant de la parenté évidente entre toutes les opérations de l’esprit, d’un côté, et de la parenté entre nos facultés de sentir et d’imaginer avec celles d’une partie des animaux, de l’autre côté, on interprétait les aspects propres de la pensée humaine comme ne représentant qu’un développement plus grand des facultés communes aux hommes et à de nombreux autres animaux. Dans ces conditions, la raison ne paraissait pas d’une nature foncièrement différente de celle de l’imagination, mais comme une complication de cette dernière, favorisée par l’usage de la langue. Ou bien, au contraire, frappé par la grande différence dans la manière de penser et dans la puissance de la pensée entre les animaux et l’homme, on en concluait que notre esprit était d’une nature très différente de leur âme (pour autant qu’on puisse leur en attribuer une), et qu’elle s’en différenciait radicalement par la capacité de discourir, qui trouvait sa cause essentielle dans la présence de la raison, totalement étrangère aux animaux, de telle sorte que, par contraste, la sensation et l’imagination apparaissaient comme des modes de penser inférieurs, plus naturels, par opposition à la raison, absente de la nature, si ce n’est en l’homme, et semblant donc venir d’ailleurs. Dans un cas comme dans l’autre, l’homme trouvait le signe de sa supériorité dans la pensée, et plus particulièrement dans sa capacité de discourir et de raisonner. Et quand on croyait à une différence de nature entre la partie rationnelle et la partie sensible, la supériorité et la dignité de l’homme paraissaient même être fondées sur une distinction essentielle radicale et avoir éventuellement une origine surnaturelle.

En revanche, la comparaison avec l’ordinateur mène à des conclusions très différentes, voire opposées aux précédentes. Car, si l’homme partageait évidemment avec les animaux les fonctions vitales liées au corps et à la perception sensible (le fait d’avoir une âme, en un sens), au contraire, c’est le point sur lequel il se distingue le plus évidemment de l’ordinateur, qui ne semble pas du tout pouvoir entrer dans la catégorie des êtres vivants, ni des animaux, ni même des plantes, mais dont la matière est clairement celle de ce qui n’est pas vivant. Par contre, les capacités par lesquelles il se rapproche de l’homme sont justement celles que nous n’attribuons pas aux animaux et que nous nous réservons, à savoir la capacité de manier les symboles des systèmes de langages conventionnels, de les traiter de manière conséquente ou logique, et donc de calculer ou de raisonner. Or, par rapport aux deux lignes d’interprétation précédentes, cette comparaison n’est pas immédiatement assimilable à elles ou se présente même comme franchement perturbante. Elle inverse en effet les hiérarchies qu’incitait à établir la comparaison avec les animaux. Maintenant, ce que l’homme partage avec l’ordinateur, c’est ce qu’il considérait comme faisant sa supériorité sur les autres animaux, et ce qui l’en distingue, c’est sa partie inférieure, celle qui le reliait au monde naturel et animal. Si l’on applique donc la hiérarchie traditionnelle des valeurs, découlant de cette compréhension de l’homme par rapport aux animaux, alors il faudra conclure que, de même que l’homme surpasse les animaux par sa raison, de même l’ordinateur surpasse l’homme par le fait qu’il n’est pas seulement un être doué de la capacité de raisonner, mais, contrairement à l’homme, un être délivré en outre de la partie inférieure de la sensation, du sentiment et de l’imagination. Il apparaît ainsi justement comme l’être intelligent qui n’est plus du tout animal, et par rapport auquel l’homme ne semble encore être qu’un intermédiaire. Mais d’autre part, vue plus largement, la hiérarchie traditionnelle des valeurs contredit cette conclusion, étant donné que les êtres vivants sont généralement considérés comme supérieurs à ceux qui ne vivent pas, et que l’ordinateur n’a pas la vie. De plus, une autre hiérarchie place généralement les productions de la nature au-dessus de celles de l’homme, au moins dans l’ordre matériel. Or l’ordinateur est artificiel et non naturel, et par là inférieur aux êtres vivants. Bref, au total, l’ordinateur vaut donc plus que l’homme selon une ligne d’évaluation, et il vaut moins que lui, et même que les animaux, selon l’autre.

Voici donc une aporie, née de la comparaison de l’homme avec l’ordinateur, dont il est très difficile de sortir sans un bouleversement complet de nos critères d’évaluation de la pensée en un sens large, ainsi que de nos notions de la dignité humaine. On peut comprendre que, en un premier temps, deux clans opposés se soient naturellement formés. L’un condamne l’ordinateur comme une machine diabolique, imitant les aspects les plus nobles de la pensée humaine, mais d’une manière qui ne peut être que fausse selon eux, puisque cette pensée mécanique ne vient pas d’un être digne de penser, notamment parce qu’il est dénué de vie et se réduit à une machine inerte, produit de la pure invention humaine. L’autre au contraire voit dans l’ordinateur un être presque divin, qui promet la réalisation de l’idéal, inatteignable par l’homme, d’une intelligence non troublée par la partie inférieure, animale, de la pensée, et qui place l’honneur de l’homme dans sa capacité de créer un tel être dans lequel il se dépasse lui-même. On s’acharne alors, de part et d’autre, à faire le décompte des vertus et des vices de cette machine extraordinaire. Les uns relèvent tous les défauts ridicules dans les supposés raisonnements des ordinateurs, tout ce en quoi ils ne peuvent imiter les hommes, tandis que les autres exaltent ses capacités de calcul infiniment supérieures à celles des hommes et s’ingénient à lui en donner d’autres, qui concurrencent et dépassent celles de l’homme. C’est une longue période de luttes pour l’honneur entre la machine et l’homme, dont certains des temps forts ont été les tournois d’échec, jusqu’au moment où l’ordinateur, à partir de débuts modestes qui l’ont exposé à la dérision, a fini par avoir raison des champions humains eux-mêmes. La tension n’est pas pour autant tombée entre les deux tendances, mais il est devenu maintenant évident qu’il n’est plus possible de sortir de l’aporie dans laquelle nous plonge la comparaison entre l’homme et l’ordinateur en niant simplement le fait que celui-ci est capable de prouesses intellectuelles équivalentes ou supérieures à celles de l’homme.

De l’autre côté, c’est également l’infériorité immédiate de l’ordinateur par rapport, non plus seulement aux hommes, mais également aux animaux, qui est devenue patente. Cet être capable des plus complexes calculs, des stratégies les plus raffinées dans les jeux les plus nobles, se révèle généralement pitoyable lorsqu’il s’agit de résoudre les problèmes courants de la vie, que les animaux résolvent constamment, sans difficulté, comme le simple fait de se déplacer dans l’espace en tenant compte des obstacles divers qui s’y trouvent. Assurément, les ordinateurs et les robots se perfectionnent et on peut penser qu’ils deviendront les égaux des animaux dans toutes ces fonctions. Il n’en reste pas moins qu’il est, aux yeux des hommes, très étonnant, voire dérangeant, de devoir constater que, pour ces machines, les plus grands défis ne sont pas d’imiter les facultés jugées les plus hautes de l’homme, mais d’imiter celles, estimées plus basses, qu’il partage avec les autres animaux. Cela peut s’interpréter également dans les deux perspectives opposées que nous avons dégagées. Les enthousiastes de l’ordinateur verront dans le contraste entre sa grande habileté purement intellectuelle et ses difficultés corrélatives de s’y retrouver dans les situations concrètes, quelque image de l’esprit supérieur, en soi immatériel, qui ne s’incarne que difficilement dans le chaos de notre vie matérielle, et certains sont allés jusqu’à développer une sorte de mystique du pur logiciel, comme représentant le véritable esprit, en l’homme comme en la machine. Ses détracteurs, à l’inverse, renversent la hiérarchie entre la raison et la partie sensible de l’âme, pour situer la vraie valeur, non plus dans l’intelligence, mais dans la vie, et pour exalter le mystère de cette dernière, l’activité rationnelle se voyant éventuellement dévaluée  et réduite au rang d’une pure opération mécanique, sans vie ni valeur. Aussi, maintenant que l’ordinateur a vaincu les champions humains de la raison, son nouveau défi est de se mesurer aux vivants comme tels et de s’acquérir les principes fondamentaux de la vie, des virus, des insectes, et de montrer qu’il peut les vaincre aussi sur leur terrain. Nous avons vu qu’une nouvelle discipline, celle de la vie artificielle, se charge de relever ce défi.

Étant donné que la présence de l’ordinateur a provoqué ce double mouvement, à la fois d’idéalisation de l’intelligence, jusqu’à concevoir que la machine nous montre combien la raison est en soi immatérielle, capable de s’incarner dans de nombreux supports matériels divers, dont le corps humain n’est qu’une variante, d’un côté, et de l’autre, de dévalorisation de la raison au profit d’une valorisation de la vie animale, devenue le refuge paradoxal de l’homme face à l’ordinateur, on ne peut pas dire que celui-ci ait obligé l’homme à une conception précise de lui-même, mais bien qu’il l’a conduit à remettre en question la signification qu’il attribue à sa pensée, sous ses diverses formes. Il est difficile de savoir jusqu’à quel point la présence des ordinateurs a contribué à polariser l’opinion actuelle entre d’un côté une valorisation parfois presque exclusive de la pensée rationnelle la plus abstraite, de la logique, des procédures, et de l’autre le mépris fortement affirmé de la raison et la louange de tout ce qui est irrationnel, spontanéité sensible, voire instinctive. Il y a longtemps que nous tendions à croire que le don pour les mathématiques et la pensée abstraite était difficilement compatible avec la sensibilité pour la poésie et les arts, que nous distinguions entre le caractère froid et raisonneur, d’un côté, et le caractère sensible et impulsif, de l’autre. Mais l’ordinateur aura au moins donné l’occasion de renforcer un temps ce type d’oppositions. Ce qui ne signifie pas d’ailleurs que la réflexion à laquelle il nous pousse doive toujours aller dans ce sens. Au contraire, le fait que les concepteurs de logiciels aient accompli depuis une bonne dizaine d’années des efforts constants pour rendre leurs programmes agréables et sympathiques, pour cacher la complexité logique sous les interfaces graphiques, montre à la fois la conscience de ces oppositions et la volonté de les surmonter, comme, pour sa part, l’engouement du public montre qu’on y réussit, au moins en surface.

A vrai dire, l’idée que l’homme puisse être une machine perfectionnée n’a pas attendu l’apparition des ordinateur pour se former et pour être soutenue par des philosophes. Au XVIIe siècle, on la trouve clairement formulée chez Hobbes, par exemple, qui voit en l’homme un automate très complexe. Et on peut même penser que déjà un Épicure n’était pas loin d’une telle idée. C’est donc par rapport à une pensée dominante dans notre culture que l’apparition des ordinateurs a pu représenter l’élément perturbateur qu’il a été et qu’il continue à être, en mettant en crise une conception de l’homme et de la pensée qui avait déjà été contestée, mais sans grand effet sur l’opinion générale jusqu’au moment où ces machines pensantes très concrètes ont rendu visible ce qui pouvait paraître n’être chez les philosophes antérieurs qu’une spéculation sans fondement réel. Dans cette mesure, plus qu’une idée inédite sur la nature de la pensée et de l’homme, l’apport de l’ordinateur à la réflexion philosophique est celui d’un nouveau domaine d’argumentation. A celui qui, dans le passé,  prétendait qu’il était possible de concevoir l’homme comme une machine, on pouvait rétorquer qu’il confondait des catégories d’êtres évidemment différentes, en comparant les vivants, les pensants, doués d’un principe naturel propre de vie et de pensée, avec des constructions artificielles sans vie, qu’on peut démonter et examiner dans toutes leurs parties constitutives pour constater qu’il n’y a rien en eux de tel que la vie ou la pensée, et qui n’ont, comme on le voit bien en examinant une montre, qu’une analogie extrêmement lointaine avec les êtres doués de vie et de pensée. A cela, on pouvait toujours répliquer qu’un animal ou un homme pouvait aussi se démonter, et qu’on pouvait montrer déjà comment plusieurs de ses parties fonctionnaient, sans faire intervenir d’autres principes que pour les machines. La différence apparente entre les machines connues et les êtres vivants et pensants était trop grande, la connaissance des corps animés trop limitée, pour que l’analogie pût convaincre autrement que par des arguments abstraits, qui n’avaient que peu d’appuis dans l’expérience courante. En revanche, le développement des ordinateurs et des robots nous met journellement sous les yeux davantage de machines dites intelligentes et imitant la vie et la pensée, en même temps que l’évolution de la biologie nous montre toujours davantage aussi les processus par lesquels les opérations des corps animés et pensants se produisent, et rendent toujours plus directes les analogies avec les ordinateurs modernes. C’est donc maintenant de plus en plus la position longtemps dominante dans notre tradition qui doit s’ingénier à tenir compte de ces évidences courantes pour défendre des idées qui vont à leur encontre. On pourrait donc dire que, si l’existence des ordinateurs n’a pas radicalement modifié le monde des idées présentes dans notre tradition philosophique moderne, comme telles, elle a en revanche modifié le domaine d’évidence sur lequel elles pouvaient s’appuyer dans notre expérience, et par conséquent les stratégies possibles dans l’argumentation. En ce sens, dans la mesure où les idées ne se détachent pas vraiment des arguments qui les soutiennent, il faut admettre qu’elles ont bien changé aussi, et qu’elles doivent être repensées dans le nouveau contexte. Et même ceux qui ne veulent pas entrer en matière, refusant de voir les analogies de plus en plus directes entre les machines et les hommes, doivent en tenir compte, et recourir de plus en plus massivement par exemple à la stratégie que l’église avait utilisée dès les débuts de la pensée et de la science modernes, de condamner moralement la science dans son ensemble et de la dénoncer comme démoniaque, au risque de devoir condamner avec elle toute la raison.

Mais ce n’est pas seulement au sujet de la conception générale de l’homme que nous pouvons avoir en considérant sa position parmi les autres êtres, animaux et machines notamment, que l’ordinateur influe sur notre pensée. Car nous ne nous contentons pas de l’examiner de l’extérieur et d’en faire un point de comparaison pour nous faire une idée de la nature de l’homme, de la vie et de la pensée. Nous entrons dans un rapport plus étroit avec lui, nous l’utilisons et vivons dans un monde dans lequel il intervient constamment, à la fois dans nos relations aux choses et aux hommes. Dans ce contact avec lui, ce ne sont pas nos spéculations explicites qu’il influence, mais notre expérience immédiate, pratique, de la pensée. Et cette influence peut avoir lieu de diverses manières. On a souvent dit que l’ordinateur se présentait pour beaucoup de ceux qui l’utilisent comme une sorte de miroir de leur esprit, dans lequel ils se voient un peu à la façon dont on retrouve son image chez ses semblables, et parfois aussi chez certains animaux. C’est un jeu de réflexion réciproque, où nous tendons à attribuer à la machine nos facultés, et l’humanisons dans cette mesure, mais où nous nous adaptons également à elle, et nous modelons sur elle, et nous assimilons ainsi à la machine. Or la conception que nous nous faisons de notre pensée influe à son tour sur la façon dont nous pensons. — Mais l’ordinateur peut également agir sur nous plus directement, sans passer par l’image que nous nous faisons de nous-mêmes à son contact. Comme, dans l’usage d’un outil, le corps s’adapte à l’outil, et effectue les mouvements qui sont commandés par son anatomie, bien sûr, mais également par les exigences de l’emploi de l’outil, de même dans l’usage d’un instrument intellectuel tel que l’ordinateur, l’esprit manie la machine selon sa nature propre, mais également en s’adaptant aux exigences de la machine, et cela directement dans la pratique, avant même toute réflexion théorique sur la nature de cette adaptation pratique, qui est sentie plus que réfléchie.

Si nous nous voyons à travers l’ordinateur, si nous nous modelons en partie sur lui, alors notre pensée se transforme bien à son contact, ou du moins il est possible et probable qu’elle se transforme et reçoive son empreinte. Il se pose alors la question de juger de cette transformation que nous subissons plus ou moins consciemment. Remarquons à ce propos qu’il ne s’agit pas de défendre la pureté de notre nature, comme si elle était bonne en soi et qu’il faille la protéger de toute influence étrangère (comme certains le croient). Selon toute apparence, l’homme est le produit d’une évolution dont le moteur a été une adaptation perpétuelle à l’environnement, de sorte qu’il résulte justement d’un jeu d’influences réciproques entre lui et son milieu, et qu’il serait vain de vouloir lui attribuer une nature originaire pure, indépendante de ce jeu d’influences. Ceci vaut certainement pour l’évolution biologique qui a conduit à l’existence de notre espèce ; cela vaut très certainement aussi pour l’évolution de notre culture (ou de nos cultures), qui représente une partie importante de notre milieu par lequel nous nous insérons dans le milieu naturel et constituons également une sorte de nouveau milieu auquel nous nous adaptons en même temps que nous le formons. Nous sommes donc toujours dans le mouvement, et il serait absurde de vouloir condamner le mouvement comme devant nous être étranger et néfaste par lui-même. Il ne s’ensuit pas non plus que nous devions rester indifférents à ces transformations, sous prétexte qu’il est inévitable que nous changions. Car, tout particulièrement dans le domaine de la culture, et de la culture intellectuelle, à laquelle appartiennent des instruments tels que les livres et les ordinateurs, le changement n’a pas lieu sans nous, mais par nous, et à travers ce que nous pensons, non pas seulement généralement, mais également à propos même des changements possibles qui se présentent à notre esprit.

Il est donc naturel que nous nous demandions de quelle nature sont les changements qui s’amorcent, dans quelle direction ils nous orientent, et comment nous pouvons les évaluer. Nous nous sommes posé ce genre de questions l’année dernière à propos du problème de la transformation de soi lié à la conception de la philosophie comme recherche, réflexion et expression de la sagesse. Les mêmes difficultés reviennent ici, où il s’agit de réfléchir sur une transformation particulière de nous-mêmes, au contact des ordinateurs, et dans la sphère de leur influence. Ici non plus, nous ne pouvons pas nous référer à des critères stables, objectifs, et il nous faut affronter la particulière opacité du futur liée à ce genre de transformations, sans que ces difficultés interdisent la réflexion philosophique, car, tout au contraire, elles l’appellent justement pour ceux qui ont décidé de ne pas renoncer à naviguer à la boussole de la raison dans une aventure dépourvue de repères absolus. Nous reviendrons donc à cette question des critères, qui est d’ailleurs l’une de celles que nous pose également la présence des ordinateurs dans notre société.

Maintenant, revenons à la question de savoir comment l’usage direct ou indirect des ordinateurs nous incite à nous percevoir.

L’idée la plus courante à ce sujet est que, étant une machine à calculer en nombres binaires, l’ordinateur réduit toutes les opérations intellectuelles à ce genre de calculs. C’est vrai en un sens, quoique les deux états sur lesquels se fondent les opérations de l’ordinateur ne doivent pas obligatoirement être interprétés comme des chiffres, et qu’on puisse aussi bien les comprendre par exemple comme signifiant l’opposition entre oui et non. Mais il ne s’ensuit pas du fait que les opérations fondamentales se fondent sur la différence entre ces deux états qu’elles soient immédiatement limitées à une simple opposition primaire. On voit tout au contraire que le jeu de ces oppositions simples permet la création de structures très complexes, qui peuvent prendre toute sorte de sens et des nuances aussi variées qu’on le veut, et que par exemple, les images qu’on peut produire ne se limitent pas au contraste entre le noir et le blanc, comme le laisserait penser à première vue cette critique. Il n’en demeure pas moins qu’on peut se demander si le fait qu’ultimement la machine traite d’une seule opposition binaire ne réduise pas la pensée à ce qui peut être ramené à une telle opposition. On peut certes représenter en codage numérique binaire les plus fines nuances des sons d’une interprétation musicale, quoiqu’il reste vrai que cette représentation a un grain d’une finesse précise, qui forme le seuil en deçà duquel aucune nuance n’est plus représentable (comme c’est le cas aussi par exemple en ce qui concerne la résolution des écrans). Simplement, dans la mesure où nous pouvons atteindre une résolution supérieure à celle de notre perception, l’inconvénient évident dans les résolutions plus grossières a disparu. On constatera alors que, même si le caractère binaire peut n’être plus perceptible dans certains cas, il reste présent, et se manifeste généralement par le fait que l’ordinateur tend à ramener toute question à la recherche d’une solution binaire, c’est-à-dire décidable par affirmation ou négation simples. En principe, c’est vrai aussi, tant qu’on s’en tient aux niveaux les plus simples. Mais la moindre connaissance des mathématiques nous apprend également que les nuances entre les divers degrés de probabilité sont calculables et exprimables par des nombres, et qu’en ce sens des réponses nuancées sont parfaitement atteignables par l’ordinateur, même si elles sont plus compliquées à programmer. Il est vrai encore que, si un programme donne une probabilité ou un degré de vraisemblance, ce sera tel chiffre et non tel autre, et que par conséquent la probabilité elle-même sera ramenée à une décision. Mais, ici aussi, rien n’empêche d’atteindre le degré de raffinement voulu, et par exemple de donner des fourchettes de probabilités, de les représenter par des courbes, plutôt que par un seul chiffre, par un champ coloré avec des dégradés, plutôt que par une courbe, et ainsi de suite.

Il n’en reste pas moins que la représentation binaire, ou numérique comme on dit, oblige les programmeurs à rechercher partout les moyens de ramener finalement les nuances à un jeu complexe d’oppositions simples, et que, si l’ordinateur peut cacher en grande partie, et peut-être toujours mieux, ce principe constitutif, celui-ci n’en continue pas moins à se manifester toujours, si bien que, de par sa nature, l’ordinateur propose l’idéal d’une réduction de toutes les nuances à de telles oppositions primitives. C’est donc une conception de la pensée qui s’exprime dans l’ordinateur, de par sa structure même, et qui tend à se proposer comme modèle à ses utilisateurs, les poussant à croire que la solution d’un problème consiste toujours à trouver, en fin de compte, un jeu parfois très complexe de réponses binaires, de décisions entre le oui et le non. Or c’est bien le mode de raisonnement qu’on attribue aux mathématiques, et par conséquent, en ce sens, il reste vrai que les ordinateurs, même s’ils ne manipulent pas des nombres, demeurent de nature mathématique, et sont des sortes de machines à calculer universelles. Mais, le traitement de toute question en fonction des critères d’une logique de caractère mathématique est-il pour notre pensée une manière de trouver enfin une voie vers la rigueur et une plus grande puissance dans toutes ses fonctions, notamment en tant que principe de vie pratique, dans la philosophie aussi ? Ou bien existe-t-il des modes de penser qui relèvent d’une autre logique, que tend à nous masquer l’usage des ordinateurs, et cela d’autant plus que ces machines ont plus de succès dans de larges secteurs ? Bref, en nous voyant dans le miroir de l’ordinateur, ne risquons-nous pas de ne plus percevoir certaines de nos facultés, et par conséquent de ne plus penser à les cultiver ?

Remarquons que cette question n’est pas nouvelle, et qu’elle a déjà été posée à propos de nos langues. Car, finalement, les oppositions binaires y sont dominantes, sinon exclusives. Et plusieurs philosophes ou poètes ont pu craindre que, nous percevant dans le miroir de la langue, nous ne perdions de vue d’autres facultés de penser irréductibles à la grammaire ou logique qui la gouverne, si bien que l’essentiel de notre pensée se trouvait peut-être justement dans ce qui reste ineffable. Si cette critique se justifie, alors il est vrai qu’elle devient d’autant plus actuelle que l’ordinateur vient donner une emprise encore bien plus grande à cette forme de logique. Mais d’un autre côté, on peut observer aussi que le contact de l’ordinateur a poussé certains de ceux qui étaient fascinés par ces machines dans le sens contraire, et les a incités à chercher justement les points par où cette logique ne se refermait pas sur elle-même, mais laissait apparaître le mystère d’une pensée foncièrement inassimilable (comme d’ailleurs la réflexion sur le langage est assez fréquente chez les mystiques, qui en font un révélateur de ce qu’ils jugent lui échapper).

Mais ce n’est pas que dans l’image qu’il nous donne de nous-mêmes en son miroir que l’ordinateur influe sur notre façon de penser. Nous avons remarqué qu’il avait une influence moins perceptible, mais peut-être plus profonde, en modifiant directement nos habitudes intellectuelles, du simple fait que nous l’utilisons, sans autre réflexion.

 Que se passe-t-il par exemple quand je fais une opération aussi banale aujourd’hui que de prendre une calculette pour effectuer quelques calculs ? Parmi ces calculs, certains me sont possibles sans elle, et je pourrais les vérifier rapidement, par écrit ou mentalement ; d’autres me demanderaient beaucoup de temps ; pour d’autres enfin, ou j’ai oublié ou je n’ai jamais su comment les faire sans la calculette. Mais, avec elle, tous me sont également faciles, et je ne les distingue pas en fonction de mon aptitude à les vérifier par moi-même. Autrement dit, non seulement la calculette étend beaucoup mes possibilités de calcul, mais surtout elle me place dans un rapport différent par rapport à eux. Au lieu d’effectuer l’opération et de la contrôler, je me fie immédiatement aux résultats de la calculette. Ce qui m’apparaissait auparavant comme une opération plus ou moins coûteuse, risquée, vu les erreurs auxquelles on se sait sujet, mais aussi comme une opération contrôlée par moi, se présente maintenant sous la forme d’un résultat auquel j’accorde immédiatement foi, sans me poser de questions. Est-ce parce que je sais que ces instruments sont infaillibles ? Certainement pas, même si j’ai peut-être tendance à le croire. Au contraire, il est facile de savoir que les calculatrices électroniques sont même sujettes à des erreurs que les hommes peuvent éviter aisément. Cependant, comme la responsabilité du calcul ne me revient plus, je me mets dans une autre attitude, et je me fie simplement à la calculette, et cela d’autant plus que je sais que tout le monde s’y fie, et qu’il serait difficile de renoncer pratiquement à cette foi en son verdict sans la rendre inutilisable, et sans perdre donc les bénéfices de son usage, notamment la capacité de calculer très vite et d’accomplir des calculs que je ne serais pas capable de faire sans elle, tout en pouvant m’appuyer pour ainsi dire sur son autorité, officiellement reconnue, parce que relativement fiable dans l’ensemble. Bref, la certaine défiance que je pouvais avoir à l’égard de mes propres calculs fait place à une foi en la valeur de ceux de la machine. Car il s’agit bien d’une foi, puisque je ne songe pas même à vérifier ses calculs, sans savoir pourtant qu’elle doive nécessairement me donner des résultats exacts. Il est vrai que je peux aussi faire confiance à des gens et accepter sans les vérifier les résultats de leurs calculs ou raisonnements. Mais, dans ce cas, j’ai généralement conscience de leur faire confiance, parce que je ne me fie pas indifféremment à n’importe qui, et que par conséquent ma confiance repose sur un jugement que je porte sur les gens auxquels je veux me fier, sur leurs capacités, leur sérieux, leur bonne foi. Bref, ces autres auxquels je fais confiance, je les connais comme mes semblables, qui, à la différence de degré près, ont les mêmes facultés que moi. J’ai habituellement une certaine conscience du risque que je prends, comme quand j’accomplis moi-même le raisonnement. En revanche, je ne sais pas du tout, ou pas bien, comment la machine opère, du moins, je n’en ai pas une conscience intuitive, comme pour un homme, et le résultat m’est présenté comme découlant en quelque sorte immédiatement, automatiquement, presque naturellement, de la question posée ou du calcul demandé, le processus dans la machine me restant invisible et se faisant généralement oublier.

Est-ce donc un effet de l’utilisation des machines à penser que nous tendions à nous rapporter aux résultats des opérations dont nous les chargeons par la foi, plutôt que par la raison, si l’on entend par ce dernier terme la faculté par laquelle nous tentons de comprendre intimement les choses et leur logique ? Il semble bien en effet que nous nous déchargions des raisonnements que nous demandons aux ordinateurs, et il n’y a rien d’étonnant à cela, si justement leur utilité est celle de servir d’instruments pour la pensée qui accomplissent à notre place ou pour nous des raisonnements que nous pourrions effectuer ou d’autres dont nous sommes incapables à cause de leur extrême complexité. Est-ce pourtant une nouveauté, qui change généralement notre rapport à la pensée ? L’exigence philosophique de comprendre, c’est-à-dire de saisir soi-même l’évidence de ce qu’on tient pour vrai, et par suite de soumettre à la critique tout ce qui nous reste opaque, n’a-t-elle pas toujours été très faible et minoritaire parmi les hommes, plus portés à adopter leurs opinions par la foi ?

C’est vrai, sans aucun doute. Pourtant, on peut remarquer des différences dans la manière dont on accorde foi aux paroles de quelqu’un dans une conversation et dans celle dont on accepte les résultats d’un ordinateur. Nous avons déjà vu que la foi en ce que dit une personne repose sur la confiance que nous avons généralement en elle, et que celle-ci comporte un jugement plus ou moins explicite sur elle. Nous ne nous fions pas indifféremment à ce que n’importe qui nous dit, mais nous tentons d’estimer le mieux possible le degré de confiance différent que nous pouvons accorder à chacun, voire à chacun dans chaque circonstance. Autrement dit, nous avons une certaine conscience du fait que nous déléguons à d’autres une partie de nos raisonnements. C’est vrai au moins dans nos relations individuelles, quoique ce ne le soit plus nécessairement dans la confiance que nous avons dans les groupes auxquels nous appartenons, et notamment aux plus larges de ceux auxquels nous sommes intimement liés. Nous savons que nous croyons ce que dit tel et tel, mais nous partageons immédiatement, sans même nous en rendre compte, les préjugés de notre société. Est-ce ainsi que nous avons foi en ce que nous disent les ordinateurs ? Ont-ils acquis à nos yeux une position proche de celle de la société par leur autorité immédiate et non sentie ? Si c’est le cas, c’est aussi une influence immense sur leurs utilisateurs qu’il faut leur accorder.

On peut faire à ce sujet l’hypothèse suivante : cette forme de foi immédiate, non discutée, peu consciente, est favorisée par le fait que l’autorité reste cachée, et ne s’ancre pas dans des personnes précises. C’est, on l’a vu, le cas pour l’autorité diffuse de l’opinion générale dans une société. Et c’est une semblable autorité que paraît avoir la science elle-même, en tant qu’elle se présente justement comme un savoir objectif anonyme, découlant d’une collectivité importante de chercheurs, dont les noms ne s’attachent qu’à des découvertes particulières, confirmées par la communauté scientifique. Et l’on peut constater à ce propos que la foi en la science n’est pas la même selon le lieu d’où on l’observe. Elle est la plus grande chez celui qui ne connaît les sciences dont il s’agit que d’assez loin pour ne pas connaître aussi leurs acteurs. En revanche, elle est moins forte chez les chercheurs dans la discipline où ils travaillent, et dans les groupes plus restreints de chercheurs auxquels ils appartiennent qu’ils connaissent plus individuellement, et qu’ils sont plus portés spontanément à critiquer — comme cela fait d’ailleurs partie de leur fonction. Le prestige de la science est dû à bien d’autres causes, comme sa rigueur, sa précision, son efficacité évidente dans les techniques qui en découlent, mais cette sorte de foi que nous accordons spontanément, sans y réfléchir, à ce qui est scientifique, semble venir pour une bonne part de l’anonymat de la science comme telle.

Il est intéressant de voir aussi que des dispositifs de communication du savoir comme l’écriture et le livre tendent à acquérir une forme d’autorité semblable. C’est ainsi que les religions ont des livres sacrés. Car, d’une manière générale, le livre tend à posséder une forme d’autorité par lui-même. « Tout le monde le dit » peut se voir substituer « c’est écrit ». Certes, les plus savants distingueront en fonction des auteurs, des types de livres, mais pour d’autres, ce qu’ils lisent dans le journal et dans Aristote a la même autorité de ce qui est écrit, ou mieux encore, imprimé (car l’imprimé enlève encore les traces du caractère individuel de l’écriture). Il est même préférable que l’écrit n’ait pas d’auteur individuel, et lorsqu’on insiste trop sur le fait que tel livre de la Bible est l’œuvre d’un auteur précis, par exemple, c’est un peu de son autorité immédiate, non discutée, qu’on lui enlève. Que l’écrit cache l’auteur paraît donc favorable à son autorité, si l’on considère cette autorité immédiate qu’a également l’opinion d’une société dans son ensemble. Or l’ordinateur a les mêmes qualités que le livre à cet égard, en ce qu’il permet la communication de savoirs en absence d’un auteur précis et qu’il peut donc passer pour l’auteur lui-même, non pas aux yeux de celui qui y réfléchit posément, mais dans l’esprit de celui qui aborde spontanément le texte sans se poser ce genre de questions. Et cet effet est encore bien plus grand dans le cas des ordinateurs du fait que ceux-ci sont bien plus indépendants de leurs auteurs que les livres. Car l’ordinateur manifeste une activité propre, répondant aux questions qu’on lui pose, en posant lui-même, s’adaptant à la diversité des situations, résolvant des problèmes de manière relativement autonome. Par là, il tend à se substituer bien plus entièrement aux auteurs que les livres, et il semble s’exprimer d’une voix neutre, qui n’est celle d’aucun individu précis, et prend le caractère anonyme de celle de l’opinion, tout en ayant souvent la précision de celle du savoir.

Il faut naturellement, comme pour l’écrit, distinguer les cas. La lettre d’une connaissance n’a pas la valeur d’autorité d’un livre dans lequel je ne reconnais pas la main d’un être individuel que je connais. De même, le message électronique d’une connaissance perd cette autorité d’autant que j’y reconnais mieux son caractère. Mais il pourrait être intéressant de savoir à quel point les passionnés de la navigation sur Internet ne tendent pas à accorder à ce qu’ils y lisent de n’importe qui, à droite et à gauche, une foi plus grande que celle qu’ils accordent à ce que leur disent dans la vie courante leurs voisins, bien identifiés et individuellement reconnus, même si, en y réfléchissant, il n’y a pas plus de raison de croire ce que n’importe quel anonyme a écrit sur Internet que d’accorder foi à ce que me dit n’importe lequel de mes voisins. Or ne se pourrait-il pas que, étrangement, bien des gens accordent aussi plus de crédit à ce genre d’opinions glanées sur Internet qu’aux articles de leurs journaux ? Si c’était le cas, il se pourrait que le phénomène confirme notre hypothèse, et que l’ordinateur comme tel ait un effet d’autorité immédiate.

Toutefois, l’influence de cette autorité immédiate n’est pas celle qui conduit directement aux professions de foi et au fanatisme religieux. Dans ces phénomènes, il y a eu une prise de conscience de la foi, une décision d’arrêter, de fixer la foi qu’on affirme et par laquelle on se définit. Au contraire, la foi à l’opinion, aux livres et aux ordinateurs est beaucoup plus diffuse, souvent inconsciente, ou du moins inaperçue, relativement calme en général, quoique d’autant plus profonde qu’on ne songerait pas même à la discuter. Cela n’interdit pas, bien sûr, que, lorsque les circonstances introduisent des obstacles aux croyances formées par cette foi naïve, celle-ci prenne conscience de ses contenus, plus que de ses sources, et qu’elle ne se défende éventuellement en s’élevant à ces professions de foi et manifestations de fanatisme caractéristiques de la manière dont s’expriment certaines croyances religieuses. Car ces vives protestations de foi ne défendent d’habitude que la croyance des pères et des mères, c’est-à-dire celles de l’enfance, celles de l’opinion ambiante, qui s’est incrustée d’autant plus profondément qu’elle l’a fait le plus souvent sans grand bruit, par l’influence d’une autorité anonyme immédiate.

Se pourrait-il donc que l’ordinateur devienne l’un des plus puissants moyens de soumettre l’esprit des gens à la foi ? Dans ce cas, loin de pouvoir être un instrument de la philosophie, il agirait par sa propre nature à l’encontre de l’esprit d’enquête et de critique qui lui est propre.

Pour nous aider à comprendre l’importance de ce phénomène, nous pouvons revenir à la comparaison avec le livre. Dans les milieux intellectuels et cultivés, nous avons tendance aujourd’hui à exalter le livre, et à lui trouver mille vertus quand il s’agit de l’opposer aux médias électroniques, aux ordinateurs et à Internet. Ainsi, que la philosophie soit d’abord dans les livres, c’est ce que tout le monde paraît croire, et on estime généralement que lire et penser vont ensemble. Et pourtant, on sait bien aussi que, en d’autres temps, les philosophes ont pu avoir une grande méfiance face à l’écrit, et que, par exemple, à l’origine de la grande tradition écrite de la philosophie, Platon, bien qu’écrivain lui-même, exprime des réticences face à cet instrument qui a deux grands défauts, d’une part de rester passif, et de ne pas pouvoir donc se défendre face aux mauvaises lectures, et d’autre part de s’adresser à tous, sans qu’on puisse empêcher qu’il tombe dans les mains de ceux à qui il n’est pas destiné. Et comme la philosophie est avant tout une activité de l’esprit, le livre peut produire le contraire de ce que désire le philosophe, et répandre une sorte de réception passive qui lui est contraire. D’ailleurs, nous aussi, nous  avons fait l’hypothèse que les moyens d’influence anonyme tendent à propager une attitude de foi plus que de réflexion critique, et nous avons remarqué que le livre et l’ordinateur représentaient deux dispositifs du même genre sous cet aspect. Néanmoins, les philosophes se sont non seulement accommodés de l’écrit, mais ils l’ont toujours utilisé davantage comme moyen d’expression et d’enseignement. Faut-il conclure qu’ils se seraient trompés, et qu’en réalité, depuis Socrate, la philosophie n’a fait que dépérir à mesure qu’elle devenait plus livresque ? La situation paraît plus complexe. Il est facile de vérifier, d’un côté, que ce que Platon reprochait à l’écrit est vrai. Dans des époques scolastiques comme la nôtre, où la grande partie des études en philosophie consiste à s’informer de ce qui se trouve dans les livres des philosophes, souvent sans grands efforts pour le repenser véritablement, il est bien évident que le livre se révèle comme un excellent moyen de tuer la pensée qu’il prétend servir, et cela d’autant mieux que leurs lecteurs se donnent l’illusion de penser du seul fait qu’ils entrent en contact plus ou moins direct avec ces traces de pensée que sont les écrits philosophiques. Que risque-t-on en effet à traiter ainsi les écrits des philosophes ? Le livre ne s’indigne pas de ces lectures inadéquates, il ne se retire pas, ne proteste pas, ne secoue pas le lecteur qui le parcourt sans penser. Et pourtant, ceci n’est vrai qu’à un certain niveau. Bon nombre de philosophes, si on les lit bien justement, montrent qu’ils ont appris à utiliser cet instrument qu’est le texte écrit, et à se servir de ses avantages en dépit de ses défauts, qu’ils ont souvent cherché à atténuer. Bref, ne pouvant pas donner à l’écrit le type d’action de la parole, ils ont tenté de lui en donner d’autres formes par divers procédés d’écriture. Or on peut se demander s’il ne pourra pas en aller de même avec l’ordinateur, même s’il semble, à première vue, induire encore plus fortement chez l’utilisateur l’attitude de foi que le livre.

Étrangement d’ailleurs, son pouvoir d’endormir la réflexion critique paraît lui venir du fait qu’il possède en partie ce qui manquait à l’écrit, selon Platon, à savoir la capacité de répondre et de s’adapter aux situations. Car, justement, l’ordinateur est une sorte de livre qui répond, et qui tient compte des questions qu’on lui pose. Vous lui donnez tel mot, et il vous cherche les passages où il se trouve, deux mots, et il vous indique s’ils se trouvent ensemble dans le texte. Vous lui fournissez les données d’un calcul, ou d’un problème logique, et il vous renvoie la solution. Vous lui soumettez un texte, et il en corrige la grammaire. Bref, loin d’être passif, il se manifeste par une disposition perpétuelle à répondre à vos questions. Il est vrai qu’il a le même défaut de ne pas savoir vraiment à qui il s’adresse et de ne pas refuser de donner ses réponses à n’importe qui. Mais, même là, il peut exiger des mots de passe, ce qui est déjà plus que ne pouvait le livre. Et pourtant, pourquoi dans ces conditions est-il, si notre hypothèse tient, un agent propagateur de l’attitude de foi, plutôt que de l’activité de la pensée rationnelle et critique ? Cela vient probablement du fait qu’il n’exige pas tant que nous pensions lorsque nous l’utilisons, mais que, tout au contraire, il nous décharge d’une partie de l’effort de penser, comme cela est tout à fait évident dans le cas du simple calcul, au point que nous avons tendance à lui confier la tâche de penser à notre place dans un nombre de plus en plus grand de domaines. De cette manière, comme dans le livre, nous tendons à y chercher du déjà pensé qui ne soit plus vraiment à penser. Mais est-ce inévitable, ou bien, comme dans le cas du livre, la philosophie peut-elle aussi espérer trouver en l’ordinateur un moyen de s’adresser à une pensée active et maintenue active chez l’utilisateur ? Et si c’est le cas, comme je le crois, gagne-t-on, par rapport au livre ou au discours oral, à l’usage de l’ordinateur, avec son fort effet d’autorité directe ?

Mais, pour résoudre ces questions, il nous faudrait savoir déjà selon quels critères on peut juger si un instrument est ou non propre à la pensée philosophique. Il faudrait donc savoir déjà ce qu’est exactement cette dernière. Et il semble que la bonne méthode nous demanderait de commencer par sa définition. Nous avons déjà tenté d’en donner une idée générale, en disant que nous entendions par là cette forme de pensée foncièrement pratique, liée à la sagesse plutôt qu’à la seule science, et par laquelle nous cherchons à vivre en comprenant ou en cherchant à comprendre ce que nous faisons. Mais, nous avons également remarqué que cette recherche n’avait pas de point fixe définitif auquel se raccrocher, mais qu’elle paraissait avoir lieu dans un mouvement perpétuel, comme la vie elle-même. Bref, cette pensée bouge et évolue, si bien qu’il n’est pas possible de la fixer au départ pour lui rapporter ensuite, de l’extérieur, différentes choses afin de les comparer. Et un tel procédé est d’autant plus impossible lorsqu’il s’agit de comprendre la valeur pour la pensée d’instruments de pensée comme le livre ou l’ordinateur, et cela justement parce que nous soupçonnons que ces instruments, comme d’habitude les instruments d’ailleurs, ne se contentent pas de rendre plus facile une fin prédéfinie, ou de lui faire obstacle, mais transforment la pensée même qui les utilise, s’adapte en partie à eux, se comprend également à travers eux. Avant l’existence du livre, on pouvait certes tenter d’estimer sa valeur pour la pensée, mais il est aussi évident que ce n’est pas tout à fait la pensée des traditions orales que le livre a rendu ou plus aisée ou plus difficile, parce qu’il est né avec le livre une nouvelle sorte de pensée, marquée par lui. De même, lorsque nous tentons de saisir le caractère de l’influence de l’ordinateur sur la pensée, et particulièrement sur la pensée philosophique qui nous intéresse, il ne suffit pas de constater qu’il aide ou contrarie telle forme de pensée déjà présente, fixée dans les livres, par exemple ; mais il importe de chercher à concevoir la pensée qui va advenir dans le contact avec l’ordinateur, et d’estimer si elle pourra constituer une nouvelle forme de pensée philosophique véritablement intéressante pour nous. Dans ces conditions, il n’est pas nécessaire, il ne faut pas, même, fixer la philosophie dans une définition rigide avant d’aborder la question de savoir si elle pourra trouver en l’ordinateur un moyen adéquat. En sens inverse, il faut aussi bien confronter notre idée de la pensée philosophique aux possibilités de l’ordinateur pour faire évoluer celle-ci. Et l’apport pour la compréhension de ce qu’est pour nous la pensée philosophique n’implique pas que nous répondions positivement à la question de savoir si l’ordinateur est un instrument adéquat pour la philosophie. Car nous apprenons également à la mieux comprendre si nous pouvons définir ce qui la contrarie et apercevoir en quoi elle se trouve contrariée, comme on connaît mieux une matière quand on sait par exemple ce qui la dissout.

Les quelques questions dont j’ai ici amorcé le développement ne sont que des exemples de celles que je vous invite à poser sur la signification pour nous du fait que nous pensions à l’époque des ordinateurs. Je n’ai pas abordé par exemple les questions concernant plus spécifiquement Internet et la manière dont la navigation dans son réseau a remplacé en partie la lecture des livres, ou toutes les questions concernant la façon dont les ordinateurs nous transportent dans des mondes virtuels difficilement distinguables de la réalité, non pas pour exclure ce genre de questions, mais parce que plusieurs d’entre elles sont déjà plus familières, et qu’elles ne manqueront pas de nous venir à l’esprit dans la discussion. Il s’agissait surtout de faire voir comment ces instruments de la pensée nous ont véritablement placés dans une nouvelle ère, comme l’a fait l’imprimerie. Et plus encore, je voulais montrer qu’il s’agit d’en tenir compte, non pas simplement pour s’adonner, comme bien des intellectuels aiment à le faire, aux plaisirs de la critique des nouvelles modes culturelles, mais bien pour réfléchir à ce qui change dans notre propre rapport à la pensée du fait que nous subissons cette influence et qu’il se pose dès lors pour nous la question de savoir ce que nous pouvons et voulons faire de ces instruments de la pensée.

La lecture des quelques ouvrages que je vous propose est destinée à prolonger cette introduction en examinant comment notre problème a pu être abordé, et aussi quel type de réaction il a suscité chez les auteurs. Il s’agit donc encore d’en faire un tremplin pour notre propre recherche, qui aura lieu ensuite sans référence particulière à des livres précis. Je sais que souvent l’idée de se lancer dans une recherche philosophique qui consiste en autre chose que l’interprétation et la discussion de livres ou d’articles paraît un peu étrange, tant nous sommes habitués dans les écoles à considérer la philosophie comme liée aux livres. Pour ma part au contraire, j’ai conscience, en vous invitant à l’aborder par la lecture de quelques livres, de faire une concession à cette tradition, alors qu’on pourrait penser qu’il serait plus adéquat pour le sujet de trouver nos premières références dans le monde des ordinateurs, sur Internet, par exemple. Il n’est pourtant pas aberrant de nous référer encore au livre, étant donné que le texte écrit sur papier reste le lieu d’expression habituel de la philosophie, et que la question se pose justement de savoir si l’ordinateur pourrait lui donner un nouvel espace expressif susceptible de le remplacer ou au moins de jouer le même rôle que le texte sur papier. C’est dire aussi que la référence au livre pourra jouer un autre rôle que de constituer la référence obligée de la philosophie, et qu’elle nous fournira un objet privilégié, en tant que point de comparaison, étant donné que nous pouvons y trouver un outil plus familier de la pensée, à partir duquel tenter de comprendre ce qui se passe et pourra se passer avec l’ordinateur. Et réciproquement, notre étude de ce que signifie l’ordinateur et son influence pour notre pensée représentera indirectement une étude de ce que signifie pour notre pensée le fait que nous l’ayons liée intimement à un autre instrument, qui est le livre.

Gilbert Boss 

 

 

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