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Philosophie et pratique >>

 

La modification des mœurs
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Automne 2014

Annonce

Les mœurs et leurs modifications intéressent-elles la philosophie, sinon marginalement ? Certes, la morale, dans son sens premier, est une discipline concernant les mœurs, et elle est également une discipline philosophique. Mais l'impression commune n'est-elle pas que les mœurs sont variées et variables, et donc contingentes, tandis que la philosophie vise ce qui est vrai et partant éternel ? Celle-ci ne doit-elle pas définir le bien dans sa vérité, les règles universelles de la justice, les premiers principes de l'action rationnelle, les obligations fondamentales et le système des impératifs moraux qui en découlent, les exigences incontestables de la conscience ? Et ne faut-il pas abandonner les mœurs à la politique, aux religions, à la bonne volonté de chacun, et éventuellement à la science — histoire, psychologie, sociologie ou anthropologie ? Quant au philosophe, n'agirait-il pas sagement en imitant les sceptiques, qui laissaient aux mœurs de leur société le soin de régler les leurs, comme aux couturiers de décider de la forme de leurs vêtements ? Cependant, le sage peut-il se désintéresser de la manière concrète dont il se conduit, c'est-à-dire de ses mœurs propres ? Doit-il renoncer à l'ambition d'améliorer le comportement effectif des autres ? Les mœurs se modifient dans l'histoire individuelle et sociale, cela ne fait aucun doute. Cela importe-t-il au philosophe ? Doit-il songer à entrer sur ce terrain pour introduire ses propres modifications ? Et si c'est le cas, comment lui faut-il comprendre la philosophie et son action ? Voilà notre thème.

Lectures :

  • Montaigne, Essais

  • La Rochefoucault, Réflexions ou maximes et sentences morales

  • Montesquieu, Les lettres persanes

  • Hume, Enquête sur les principes de la morale

  • Gilbert Boss, Jeux de concepts

 

Introduction

Thème

Ce séminaire consacré à la question du rôle philosophique de la modification des mœurs, ouvre une série prévue de trois séminaires sur ce thème. Cette série succède à une autre de trois séminaires sur la transformation des valeurs, qu'elle poursuit en renouvelant la perspective. Les valeurs semblent désigner des entités idéales et plus ou moins éternelles, si bien que leur transformation paraît devoir n'être pas réelle ou représenter un paradoxe. La notion de mœurs n'a pas cet inconvénient d'évoquer une telle idée de transcendance et d'éternité, car on conçoit généralement les mœurs comme changeantes, et même comme souvent très diverses et variables. La difficulté sera donc inverse de celle de la considération des valeurs, qu'il fallait réintégrer dans la vie et l'histoire humaines concrètes, vu que c'est plutôt le caractère trop contingent, trop matériel, trop banal des mœurs qui semble devoir les soustraire à l'intérêt du philosophe, qu'on imagine porté à se tourner vers le ciel et à tenter de s'envoler vers les nuées plutôt que de s'intéresser aux faits et gestes de la vie quotidienne. Par un autre aspect également, les valeurs peuvent sembler plus propres que les mœurs à la considération philosophique. Se présentant en effet comme des idéaux, c'est-à-dire comme des sortes d'idées, elles se proposent à première vue, sinon à la contemplation, du moins à une conception intellectuelle ou rationnelle conforme au génie philosophique. Si elles guident l’action, c'est, pense-t-on, par l'intermédiaire de la connaissance. Au contraire les mœurs s'ancrent plus directement dans la sensibilité individuelle et collective, nées dans les aléas de la vie et de l'histoire, dans la relative obscurité dans laquelle se forment à travers le temps les coutumes, que la raison peine à expliquer et qu'elle découvre souvent non seulement étrangères, mais opposées à elle. C'est pourquoi, bien que l'étymologie des termes de morale et d'éthique renvoie aux mœurs, et bien que la philosophie comporte assurément parmi ses disciplines essentielles la morale ou l'éthique, les mœurs ne paraissent pas être des objets particulièrement appropriés au mode de réflexion du philosophe, du moins tel qu'on le conçoit dans notre culture académique. Les mœurs avec leurs causes cachées dans la trame opaque des événements de la vie des sociétés s'offrent davantage à l'étude des historiens ou des anthropologues, voire des sociologues. Elles s'imposent certes également sans cesse à des considérations morales. Mais c'est alors la morale populaire qu'elles intéressent, une morale fondée dans le sentiment, dont les jugements restent souvent peu articulés intellectuellement et sont formés justement en grande partie par les coutumes elles-mêmes. Le politicien ou le prêtre peuvent bien tenter de les réformer selon leurs vues, parce qu'ils considèrent comme l'une de leurs principales missions de promouvoir les bonnes mœurs compatibles avec le salut ou la paix qu'ils conçoivent. Quant au philosophe, dans la mesure où il se soucie de la vie pratique, ne doit-il pas chercher à se dégager des mœurs ambiantes pour vivre sous la conduite de la raison, plutôt que de tenter de les modifier ? Certes, il est souvent amené à faire la critique des coutumes pour montrer tout ce qu'il y a de peu raisonnable en elles et faire sentir la nécessité de ne pas se contenter d'une vie simplement conforme aux opinions et aux sentiments vulgaires qui les ont formées et qu'elles expriment. Il peut profiter de leur diversité et de leurs variations pour en montrer l'arbitraire et l'inconsistance. Mais il s'adresse alors à ceux qui en sont capables et qui en éprouvent l'exigence pour les convaincre de s'émanciper des coutumes afin de rechercher un mode de vie plus raisonnable et plus satisfaisant. Or cette critique n'est ni facile ni peu exigeante philosophiquement. Et elle est sans doute indispensable, car ne faut-il pas comprendre ce fond de coutumes dans lequel nous vivons normalement pour comprendre la nécessité de nous en dégager et savoir comment s'y prendre ? Ces coutumes, ne faut-il pas même savoir comment les modifier pour les rendre inoffensives ? En outre, si le philosophe se tourne vers les considérations politiques, comme il lui convient également de le faire, ne doit-il pas s'intéresser à cet aspect de la vie des sociétés dont les lois, notamment, doivent tenir compte et qu'elles doivent régler aussi ?

Mais comment les mœurs se modifient-elles ? Car si la philosophie doit intervenir dans leur modification, il faut qu'elle en ait les capacités. Or nous savons que les mœurs ne font pas partie comme telles du monde des idées, qui est en revanche, pense-t-on, celui de la philosophie. Nous avons déjà remarqué en effet que les mœurs semblent s'enraciner dans des couches de la personne accessibles en partie seulement à la conscience, dans ce qu'on peut nommer d'un terme très général et vague, le sentiment. Quand quelqu'un suit les mœurs de sa société, par exemple, il le fait d'habitude de façon plus ou moins automatique, avec le sentiment immédiat que c'est ainsi qu'il convient d'agir tout simplement, juste parce que c'est la coutume. Et d'ailleurs, comme l'indique son nom, la coutume est directement liée à l'action, elle en est même un mode, son mode le plus courant, l'action par habitude. L'habitude en effet porte immédiatement à continuer de répéter le même genre d'action dans un même genre de circonstances, sans réclamer de réflexion particulière, ni même, la plupart du temps, de décision. Et il n'y a pas de raison pour laquelle nous suivons d'habitude la coutume, sinon la présence de celle-ci. Autrement dit, la coutume est déjà la raison pour laquelle nous nous conformons à elle. Et c'est une justification généralement acceptée de dire que nous avons agi selon la coutume. Il paraîtra même incongru qu'on demande encore pourquoi on suit la coutume, ou pourquoi on a telle coutume plutôt que telle autre. La coutume va de soi. Chacun le sent ainsi. C'est l'écart par rapport à elle qui doit se justifier. Or précisément, si les mœurs peuvent changer, comme c'est le cas (par quelque évolution immanente à une manière de vivre ou par confrontation avec d'autres), il apparaît durant ce changement un écart entre les anciennes et les nouvelles, et il se pose par conséquent la question de le justifier. Ensuite, quand les nouvelles mœurs se sont imposées, la question de leur justification ne se pose plus, car elles sont à nouveau leur propre raison. C'est donc au moment précis de la modification des mœurs que l'examen de leur valeur semble requis. Alors, les coutumes qui s'imposaient jusque là entrent en crise, perdant leur capacité comme immanente de se justifier par elles-mêmes, ou de n'avoir pas à se justifier. Dans cette crise, l'assurance accompagnant l'habitude que celle-ci se fonde en quelque sorte en elle-même, qu'elle est en ordre, produisant et maintenant justement l'ordre, se voit affectée d'une incertitude, d'un scrupule, d'une hésitation. Il semble que dans l'embarras, le sentiment fasse appel à la raison. Et là, le philosophe se sent chez lui. Ne s'est-il pas justement délivré des chaînes de la coutume par l'exercice de la critique ou de la raison ? Mais précisément, nous avons déjà noté sa disposition à la critique, et son caractère apparemment négatif par rapport aux mœurs. Or l'action de la philosophie par rapport aux mœurs et à leur modification se réduit-elle à cet effet négatif, de montrer leur insuffisance et d'inviter à s'en dégager ? Dans ce cas, on ne pourrait affirmer que la philosophie intervienne vraiment dans la modification des mœurs, puisque son effet consisterait non pas à les transformer, mais à les quitter, du moins autant qu'il est possible. Et alors, ce que la philosophie demanderait proprement, ce n'est pas de perfectionner les mœurs, mais de s'en affranchir pour vivre sans coutume, par l'exercice perpétuel de la seule raison. Ou bien, si le philosophe s'intéressait à réformer les mœurs, ce serait de l'extérieur, pour les autres essentiellement, qui ne peuvent vivre consciemment, selon des raisons réelles, mais doivent confier leur conduite à l'automatisme obscur de la coutume. Dans cette mesure, la critique philosophique ne retiendrait pas que les défauts des mœurs, mais s'intéresserait à leurs avantages comparatifs pour la conduite individuelle, sociale ou politique. Et cette analyse, semble-t-il, aboutirait à une forme de connaissance dont se tireraient simplement des sortes de recommandations pour l'homme de bonne volonté, pour le moraliste ou pour le politicien. Le philosophe aurait donc opéré entièrement dans le domaine de la connaissance, si l'on veut bien y comprendre aussi le jugement sur la valeur des mœurs, pour guider le jugement pratique d'autres acteurs auxquels serait confiée la tâche de modifier réellement les mœurs. Une telle répartition des fonctions entre le rôle théorique que le philosophe partagerait avec d'autres théoriciens tels que les sociologues et les psychologues, et le rôle pratique laissé à d'autres, correspondrait à la manière habituelle dont on se représente le rapport entre le savoir et l'action comme plus extérieurs encore que deux roues différentes d'un engrenage. En revanche, si l'on envisage les mœurs non pas seulement comme un mode de vie étranger à celui du philosophe lui-même, qui s'en serait affranchi, mais comme la matière même que le philosophe travaille pour réaliser la forme de vie qu'il vise, en s'affranchissant certes de la façon coutumière de vivre, quoique non pas pour abandonner toutes formes d'habitudes, mais pour en engendrer de nouvelles, propres à la vie selon la raison, alors il faut comprendre comment la philosophie elle-même peut ou non agir dans cette modification. Or il suffit d'examiner la vie des sages pour voir qu'ils se sont effectivement créé de nouvelles habitudes, ne serait-ce que celle de la réflexion rationnelle à laquelle ils soumettent toute leur conduite.

Maintenant, le rapport entre la philosophie et la pratique peut-il se concevoir sur le modèle de la connexion entre la théorie et son application que nous avons envisagé ci-dessus ? Pour résoudre cette question, il faut distinguer deux cas : celui de la modification des mœurs d'autres personnes et celui de la modification des mœurs propres du philosophe lui-même. Il n'est pas exclu en effet que la première opération puisse procéder en deux temps. Dans le cas où le philosophe serait politicien ou législateur, ou leur conseiller, par exemple, il pourrait former un projet de modification des mœurs du peuple et l'élaborer théoriquement pour produire un plan raisonné et achevé, de telle manière que son application puisse avoir lieu ensuite, comme on le fait pour la construction d'une maison. La séparation entre le concepteur de nouvelles coutumes et ceux dont les mœurs sont modifiées permet la séparation entre la conception théorique et l'exécution de l'œuvre planifiée, dans la mesure où les coutumes transformées n'interviennent pas autrement que comme objets dans le projet de leur transformation. Ce n'est plus le cas lorsqu'il s'agit de modifier les mœurs mêmes de celui qui envisage cette modification et tente de la conduire rationnellement. Nous avons déjà remarqué que, dans ce cas, les habitudes de pensée se trouvent affectées par le projet de les modifier et que la séparation de la théorie et de son objet n'est plus possible. Et c'est particulièrement vrai lorsque les habitudes à transformer sont également celles qui constituent la discipline intellectuelle du penseur. Notons d'ailleurs à ce sujet que ce cercle n'apparaît pas qu'au moment où c'est le philosophe qui cherche à transformer ses propres habitudes. Même si les hommes se contentent la plupart du temps de suivre leurs coutumes, nous savons aussi qu'il leur arrive de devoir y réfléchir, et notamment lorsqu'elles subissent des transformations qui interrompent leur action normale et silencieuse. Or c'est ce qui se passe aussi quand on tente de modifier les habitudes de quelqu'un d'autre, et il est donc rare qu'on puisse le faire sans susciter à quelque degré cette sorte de réflexion, avec le cercle qui en résulte, si bien qu'il devient nécessaire d'en tenir compte dans le projet même, qui s'en trouve contaminé et empêché de se tenir suffisamment distinct des problèmes de son application. Mais revenons au cas qui nous intéresse au premier chef, celui du philosophe qui réfléchit pour élaborer son propre régime de vie. S'il pouvait se transformer, au moins pendant qu'il pense à cette question, en une pure intelligence, et si cette intelligence pouvait être une pure faculté, purement active, de comprendre les idées vraies, y compris à propos de sa conduite concrète, on pourrait imaginer qu'il lui suffise de raisonner toujours sur ce qu'il doit faire, en s'affranchissant ainsi entièrement du poids des habitudes, devenues inutiles pour un homme capable de comprendre toujours sa situation dans sa vérité. Mais un tel être, apte à se confondre avec une telle intelligence, est tout à fait chimérique. A la fois le philosophe reste toujours un homme vivant d'habitudes, plus ou moins opaques, qui l'affectent même quand il pense avec la plus grande concentration, et la raison elle-même n'existe que dans nos raisonnements concrets, liés à toute une discipline, c'est-à-dire à des habitudes de pensée, qu'il faut modifier pour les rendre méthodiques et efficacement rationnelles. Nous n'avons donc pas de point d'appui hors des mœurs à partir duquel nous pourrions les soumettre à l'analyse de la raison sans en être affectés, puis les réaménager en fonction de la meilleure disposition possible. En quelque sorte, notre intelligence pratique doit s'engendrer au sein même de la relative obscurité qu'elle veut éclairer et des automatismes qu'elle veut réformer sans pouvoir commencer par s'en dégager. Cette nécessité interdit la séparation qui nous paraît à la fois naturelle et commode entre la pensée et l'action, entre la philosophie et la pratique. Et la difficulté n'apparaît pas seulement de façon contingente, parce que nous avons choisi de traiter de la modification des mœurs, comme s'il s'agissait d'une question singulière entraînant dans des problèmes tout à fait spécifiques, n'apparaissant pas lorsque le philosophe aborde d'autres questions. Car dès que nous pratiquons la philosophie en tant qu'elle réfléchit également la pratique et par conséquent la sienne propre, cette difficulté se présente. En traitant de la modification des mœurs, c'est donc également la question générale du rapport de la philosophie et de la pratique qui se pose à travers ce sujet en apparence plus particulier.

Position du problème

N'avons-nous pas parfois un rêve de totale émancipation, où nous nous libérerions de toutes les chaînes naturelles et morales ? Nous serions comme des êtres incorporels, obéissant à notre seule volonté, planant légèrement dans les airs aussi aisément que des aigles et plus encore. Nous serions également délivrés de toutes les règles morales, sortis de toutes les ornières psychologiques, ne suivant que le désir spontané. Au sujet de la partie physique de ce rêve, nous savons que c'est une illusion que même les progrès les plus extrêmes de la science ne nous permettront certainement jamais de réaliser et à peine d'approcher. En revanche, nous ne renonçons pas si aisément à sa partie morale. Car il ne nous semble pas impossible de nous défaire de toute obligation, de toute tradition, de toute routine, bref, de nous libérer de nos coutumes et de nos mœurs. Cependant ce projet de libération suppose la reconnaissance de notre réalité présente, où nous y sommes plus ou moins assujettis.

En effet, les hommes vivent évidemment dans un milieu, ou plutôt, ils font partie de ce milieu. Leur corps, contrairement aux dieux d'Épicure, placés dans le vide entre les mondes et vivant de façon totalement autonome, à peu près sans échange avec leur environnement, ne subsiste pas par lui-même sans tirer sa subsistance, son énergie, du monde qui l'entoure, sans se maintenir dans un jeu d'échanges constant avec cet environnement, comme déjà par la respiration, dont l'interruption le tuerait rapidement. Mais une illusion assez répandue chez ces bipèdes les mène à se représenter qu'ils auraient une sorte de double nature, dont l'une, corporelle, les soumettrait en effet à la condition générale des animaux, compris dans le monde et dépendants de lui, tandis que l'autre, spirituelle, immatérielle ou incorporelle, jouirait du privilège de pouvoir vivre dans une entière autonomie et de se réaliser d'autant plus qu'elle se délivrerait davantage des attaches corporelles, par lesquelles seules elle serait soumise à la nature. Durant la vie déjà, en partie, et après la mort, vue comme l'entier détachement du corps, abandonné et entièrement restitué à la nature, l'esprit, cette substance immatérielle, s'envolerait hors du monde matériel pour vivre entièrement en lui-même ou dans un monde de purs esprits, affranchi de tous les besoins inhérents au corps, entièrement libre.

D'où vient cette illusion ? Nous avons parfois l'expérience d'états de méditation, de contemplation, dans lesquels, absorbés dans cette activité, nous perdons le sentiment habituel de notre corps, qui semble comme disparaître et ne plus faire valoir ses exigences. Il est tentant alors d'imaginer que ces états pourraient se prolonger indéfiniment et d'imaginer qu'ils manifestent l'existence d'une partie de nous tout à fait indépendante du corps. Certes, tout le monde n'a pas ce genre d'expérience, et beaucoup ne l'ont éprouvé que trop fugitivement pour en être profondément marqués. Mais il n'est personne qui n'ait pas établi la distinction entre le monde réel qui s'impose notamment à lui dans la sensation, et les jeux de l'imagination, engendrant des variantes fictives, irréelles de ce monde. Or il est très plaisant de s'imaginer que ces fictions, apparemment dépendantes de notre bon vouloir et se pliant facilement à nos désirs, puissent acquérir une forme d'autonomie et créer un monde à part où tout nous obéirait. Voilà des attraits bien capables de nous inciter à croire à l'indépendance de l'esprit par rapport au corps.

Mais, étrangement, au lieu de maintenir dans sa pureté le rêve d'un esprit entièrement libéré, ne relevant plus que de lui-même, engendrant son monde en le soumettant à sa loi plutôt que de se trouver soumis à la sienne, les hommes réintroduisent généralement dans le monde de l'esprit des contraintes, substituant à la nécessité naturelle d'autres puissances spirituelles, auxquelles ils doivent se soumettre. De même que leurs besoins les assujettissent à une nature inflexible à travers leur corps, des lois les enchaînent et leur imposent des obligations dans le monde de l'esprit, où ils ne se retrouvent finalement guère plus libres que dans le monde matériel. Si, dans celui-ci, ils sont pris dans les chaînes de la causalité physique, dans l'autre, ils se voient liés par les obligations de la morale. Et dans les deux mondes, la tentative de se soustraire au respect de leurs contraintes respectives conduit à des peines ou à la destruction. Le gain du passage de la vie du corps à celle de l'esprit n'est donc ni évident ni suffisamment radical pour satisfaire vraiment le désir de fuir les nécessités naturelles de la vie animale.

A quoi bon donc imaginer une vie de l'esprit émancipée de toutes les nécessités de celle du corps, si c'est pour y réintroduire la contrainte sous une autre forme ? S'il est vrai que l'imagination est libre, alors, pour ma part, me lançant dans les jeux de l'émancipation imaginaire, je ne me contenterais certainement pas de fictions inaptes à me plaire tout à fait et à me permettre de rêver au moins un monde entièrement libre de toute contrainte, aussi bien physique que morale. Si je me crois un esprit libre, alors je vais jouir de l'exercer librement et de lui donner à ma façon une représentation de sa propre vie, et par là-même une vie propre, entièrement libre également. Mais justement, pour ma part, je ne crois pas à cette fiction de l'esprit libre, que j'ai qualifiée d'illusion. Et qu'elle soit illusoire, rien ne le prouve mieux que l'échec de la tentative même de la former de manière cohérente sans en arriver à la détruire à nouveau de l'intérieur.

Ce principe interne qui nous soumet à sa loi même quand nous nous imaginons délivrés des nécessités du corps, c'est ce que nous nommons le plus souvent la conscience, dans le sens moral du terme. Cette conscience est souvent imaginée comme une sorte d'œil placé en nous-mêmes, capable de voir toutes nos pensées, d'espionner tous nos sentiments, et exerçant sur nous une surveillance incessante pour nous avertir de toute déviation par rapport à sa loi et nous en déclarer coupables avec une telle insistance que les plus consciencieux d'entre nous éprouvent immédiatement le sentiment de culpabilité correspondant aux fautes incriminées. C'est même souvent ce sentiment qui nous fait savoir que notre conscience a parlé. Et quand il est absent, quand nous avons même un sentiment opposé de satisfaction morale, alors il nous semble que l'autorité morale, ou la conscience, nous approuve. Nous sommes généralement portés, quoique non pas irrésistiblement, à agir de manière à éviter ce désagréable sentiment de culpabilité dont nous attribuons la cause immédiate à notre conscience et la responsabilité à celles de nos actions que ce juge moral en nous réprouve.

Mais selon quels critères notre conscience se prononce-t-elle sur ce que nous faisons ou méditons de faire ? Tout le monde ne se pose pas cette question ; ou l'on ne s'y attarde guère. Les plus innocents se contentent de suivre leur sentiment. Il leur suffit d'envisager une action pour sentir immédiatement si elle est bonne ou mauvaise. Ils n'en demandent pas davantage et se laissent guider par cette impression. Comme des enfants se fiant entièrement à la sagesse de leurs parents, ils se laissent dire pour chaque chose le bien ou le mal qu'il faut en penser et obéissent à leurs commandements et à leurs conseils, sans songer à les remettre en question. Et tant que leur conscience leur parle, ou plutôt se fait sentir, positivement ou négativement, en chaque occasion, le monde moral reste en ordre et ne leur pose aucun problème. Pourquoi en effet se soucieraient-ils des critères de jugement réglant leur conscience, puisqu'elle se charge pour eux de les conduire dans les cas particuliers ? Procède-t-elle arbitrairement, ou en lisant quelque valeur morale dans chaque possibilité d'action, ou en suivant des règles ? C'est en somme son affaire, et pour l'homme confiant ou innocent, il n'y a aucune raison de vouloir s'en mêler.

Et en quelque sorte, cette innocence ne cesse pas lorsque l'innocent se sent coupable et sait par le seul décret senti de sa conscience qu'il l'est en effet. Nous savons que la conscience ne conduit pas irrésistiblement aux actions qu'elle approuve et qu'elle ne met pas un obstacle infranchissable à celles qu'elle condamne. Un vif désir contraire à ce qu'elle demande peut mener à lui désobéir. Mais tant que le désobéissant ne s'acharne pas, tant qu'il reconnaît sa culpabilité, sans songer à la nier, il demeure entièrement sous la conduite de sa conscience malgré les accrocs qu'il déplorera lui-même, et dans cette mesure, il conservera son innocence foncière en dépit des écarts accidentels. Comme l'enfant qui accepte avec confiance la réprimande, désireux de se corriger et de rester sous la garde de la sagesse parentale, ce coupable par accident reste essentiellement innocent en reconnaissant la pleine autorité de sa conscience. Il ne pèche en somme que par faiblesse, ce qui le rend en principe excusable.

Cette innocence première disparaît en revanche pour celui qui en vient à interroger sa conscience dans l'intention de sonder son autorité. Il renverse de ce fait son rapport avec elle, en se posant par son questionnement déjà comme le juge possible de sa conscience, et en lui retirant donc par là son autorité pour se l'attribuer à lui-même. Qu'il approuve alors ou non ce que lui dit sa conscience, il a commencé par la destituer de son rôle de juge moral ultime et inconditionnel, ce qui revient à transgresser d'un coup, au moins virtuellement, tous ses conseils et commandements, puisque la mise en question de l'autorité de la conscience impliquée dans l'interrogation sur son fondement moral, ou sa légitimité, suspend, provisoirement ou définitivement, son droit absolu de décréter le bien et le mal. Si l'examen aboutit à la conclusion que la conscience est trompeuse, ou qu'elle n'est que le messager plus ou moins fidèle d'une autre instance morale plus fondamentale, alors l'audacieux indiscret en vient à savoir davantage que sa propre conscience. Et s'il finit par découvrir que l'autorité de cette dernière se justifie, il aura néanmoins ses raisons de le penser qui appuieront désormais sa confiance en elle sur une connaissance au moins en partie étrangère à elle seule. Autrement dit, cette question et cette enquête sur les principes de la conscience auront introduit dans la relation à celle-ci un savoir, qui, aussi incertain même soit-il, abolit comme tel l'innocence première. Bref, sur ce plan fondamental au moins, par rapport à la conscience originaire, le curieux sera devenu foncièrement coupable.

Le coupable par excellence, en ce sens, le pécheur endurci, qui ne s'est pas détourné par hasard, passagèrement, de l'innocence, mais qui lui tourne décidément le dos, qui la rejette résolument, c'est le philosophe, l'amoureux de la sagesse, c'est-à-dire justement l'adepte de la connaissance, de la lucidité dans le domaine éthique, celui qui, loin de se fier docilement à l'autorité primitive, fait profession de tout remettre en question pour n'accepter que ce qui éventuellement aura passé l'épreuve de sa critique et qu'il pense donc pouvoir connaître. Si l'on nomme raison cette faculté que nous avons d'enquêter et de connaître en nous fiant à nos propres moyens, afin de voir les choses autant que possible par nous-mêmes, alors il faut dire qu'en se déterminant à ne se fier entièrement qu'à sa raison pour savoir autant que possible ce que sont les choses et comment agir, le philosophe a pris la responsabilité de sa conduite comme de sa science, dans la certitude comme dans l'incertitude, abandonnant toute innocence, toute confiance en un savoir étranger.

Mais il faut avouer que le désir de savoir dans le domaine moral ne prend pas toujours cette orientation radicale. N'est-il pas possible en effet, dans une certaine mesure, de demeurer sous l'autorité de sa conscience, de refuser de la remettre en question, tout en l'interrogeant pour ainsi dire à partir d'elle-même et en tentant de faire comme ces théologiens qui cherchent à acquérir l'intelligence de leur foi, plutôt que de substituer l'une à l'autre ? Car la conscience n'est-elle pas en somme la voix de Dieu en nous ? Ou inversement, Dieu n'est-il pas avant tout la figure de l'autorité morale, donc de la conscience ? Ainsi, dire que Dieu est le bien, ou qu'il est parfaitement bon, et qu'il donne donc la loi morale aux hommes, c'est donner de celle-ci une explication demeurant simplement tautologique, et ne risquant donc pas de nous faire sortir de la foi en la conscience ou d'en permettre d'aucune façon la critique. En somme, l'illusion de savoir qui résulte de ce genre de justification purement interne de sa foi laisse tout à fait innocents ceux qui tentent d'en acquérir ainsi l'intelligence, s'ils le font avec sincérité. Cette supposée science ne fait que donner une allure rationnelle à ce qu'on prétend vouloir connaître sans prendre la responsabilité de le mettre en question. Et quel que soit le degré d'élaboration d'un tel discours d'apparence théorique, qui peut être fort grand, il ne fait pas sortir de ce cercle de l'innocence et de l'ignorance.

A vrai dire, ce discours rationalisant superficiellement la foi, loin de viser une quelconque meilleure compréhension de celle-ci, cherche seulement à la défendre contre les entreprises rationnelles de la mettre en question. Il s'agit de désamorcer ce genre d'attaques en recouvrant la foi d'une carapace d'arguments propre à donner l'illusion que toutes les puissances de la raison sont déjà à son service et ne peuvent que la confirmer de l'extérieur. On se passerait bien de ces armes, dangereuses par elles-mêmes, si la contestation ne se présentait malheureusement, venue du dehors.

Or l'ennui est que, sans même l'action des esprits philosophiques, cette critique surgit comme naturellement à cause de la diversité des mœurs, jusque dans les pratiques sur lesquelles se prononce clairement la morale. En effet, il n'est pas nécessaire de voyager beaucoup pour observer que la conscience ne tient pas toujours le même langage à tous. Mais est-il possible qu'elle dise à chacun la vérité, et qu'elle n'enseigne pourtant pas la même à tous ? Dans le conflit des consciences, ne doit-on pas en venir à disputer, à utiliser des arguments pour tenter de justifier ce qui ne devrait pas avoir à l'être puisqu'il est le principe même du jugement moral ? Alors, ou bien la conscience n'est pas fiable, ou bien les hommes ne savent pas l'écouter et la comprendre, interprétant à leur manière souvent erronée un seul et unique enseignement, toujours identique en principe, et aboutissant donc toujours par soi à juger de la même façon les mêmes actes. Quel que soit le membre de l'alternative qu'on choisisse, l'innocence est en danger. Impossible bien sûr de concevoir que la conscience soit elle-même fausse pour une quelconque raison sans abolir la confiance en elle. Et par ailleurs, si on peut se tromper sur ses conseils et commandements, c'est ou bien qu'elle parle obscurément, ou bien que nous pouvons rester soit inattentifs, soit désireux de ne pas bien l'entendre. Laissons de côté cette dernière possibilité. Quel que soit le nombre de cas qu'elle explique, elle reste assez bénigne, rejetant la faute sur nous plutôt que sur la conscience. Mais il est difficile de croire qu'elle s'applique partout. On voit des gens anxieux de suivre le bien, s'interrogeant consciencieusement, et peinant ou échouant à le trouver, et on se trouve aussi parfois dans cette situation, sans mauvaise volonté apparente. Il est difficile alors de ne pas accuser la conscience d'obscurité ou d'ambiguïté. Et les raisonnements qu'il faut faire pour y remédier risquent fort de nous éloigner de la foi simple en sa voix. Mais qui passera jamais sa vie dans des mœurs et une morale si homogènes que ces motifs de perplexité ne se manifestent bien des fois ? Et une fois la réflexion mise en branle, où s'arrêtera-t-elle ? S'il y a maintenant une difficulté à comprendre la voix de la conscience, se pourrait-il que je l'aie mal interprétée à d'autres moments ? Et si je constate m'être trompé, ne vais-je pas me corriger ? Alors, n'aurai-je pas modifié mes mœurs, changé de morale peut-être ? Me voici engagé dans la voie de la philosophie, si j'ai l'esprit critique, ou m'arrêtant sur le seuil et craignant de m'y lancer si, comme la plupart, je ne l'ai pas. J'ai tout de même aperçu le péril avant de me détourner, et j'ai peut-être même senti le besoin de trouver l'armure intellectuelle magique qui me protégera.

N'y a-t-il donc pas entre la vie morale naïve, dans les mœurs, et la vie morale rationnelle, dans la sagesse, une opposition fondamentale, dans les attitudes et les manières mêmes de penser ?

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L'opposition entre la foi et la raison, entre l'opinion et la science, entre la crédulité et l'esprit critique, entre l'obéissance et l'autonomie, entre l'innocence et la responsabilité, est traditionnelle, quoique non pour autant très précise dans le sens commun et non soustraite à une grande variabilité dans les diverses théories. Et si elle est vraie, alors, contrairement à ce qu'on entend souvent, la philosophie ne se trouve pas en continuité avec l'attitude naïve ou naturelle, mais en rupture avec elle, et essentiellement contraire à elle. On ne devient pas philosophe en pensant un peu davantage de la même manière qu'on le faisait spontanément, car un peu plus de foi ne devient pas raison, mais une foi plus grande seulement, et davantage d'opinion ne mène pas à la science, mais juste à plus d'opinion et peut-être à plus d'opiniâtreté. Plus on est crédule, plus on s'éloigne de l'attitude critique ; plus on se rend obéissant, et moins on devient autonome ; et en se cantonnant dans la plus parfaite innocence, on s'interdit la vraie responsabilité. Les grandes et petites questions de la vie, si importantes soient-elles, si angoissantes ou excitantes, si existentielles, si profondes les éprouve-t-on, ne sont pas comme telles philosophiques du tout pour autant. En réalité il n'y a ni questions philosophiques, ni questions non philosophiques, mais seulement une manière philosophique de se poser des questions, de développer des problèmes, de conduire ses recherches — avec éventuellement un privilège dans ces démarches de certaines questions, qui reçoivent généralement un nouveau sens dans la perspective philosophique. Il y a une façon enfantine de poser des questions, toute contraire à la méthode philosophique de remise en question, l'une se confiant à la foi, l'autre mettant en œuvre la raison. C'est par l'attitude, par la méthode, par la direction prise que le philosophe renverse profondément la façon naturelle de vivre et de penser, même quand, au regard extérieur, il semble la retrouver ou la poursuivre.

Or ces couples de contraires semblent pouvoir être conçus comme représentant des variantes de l'opposition entre l'attachement aux mœurs et coutumes, d'un côté, et de l'autre, leur mise en question, l'émancipation par rapport à leur autorité, comme nous allons le voir.

On doutera peut-être que la foi et la raison s'opposent de la même manière que les mœurs et leur mise en question. La foi, fera-t-on remarquer, n'est pas l'adhésion passive aux mœurs, mais elle se manifeste au contraire sous la forme d'un acte de foi, c'est-à-dire d'une décision de croire. Et elle conduit à lutter contre la manière habituelle de vivre, au nom d'une morale supérieure prescrite par la religion à laquelle on a décidé de croire, si bien qu'en cela elle s'oppose, et parfois vivement, aux mœurs. Et il est vrai que le christianisme notamment a insisté sur l'aspect volontaire de l'acte de foi et sur la lutte qu'il engageait contre les mœurs communes en fonction d'un autre idéal de vie. Laissons pour l'instant de côté cette insistance sur la décision de croire, en effet paradoxale à première vue, et envisageons d'abord la foi dans son sens général, de confiance en quelqu'un, et particulièrement en son autorité. Nous avons vu que le modèle le plus typique en est la foi de l'enfant dans ses parents ou ceux qui en jouent le rôle, cette foi simple que les chrétiens eux-mêmes présentent souvent comme son modèle le plus parfait. Or qu'est-ce qui justifie communément la foi, sinon précisément les mœurs, sur lesquelles s'appuie l'autorité de ceux qui les donnent, les transmettent, les exemplifient, les commandent et les recommandent ? Au contraire, dès qu'on raisonne sérieusement, cette autorité se voit remise en question, de façon provisoire ou définitive, car ce que la raison fait voir s'adresse à notre propre autorité, qui entre en concurrence avec celle des autres et abolit dans cette mesure la foi. C'est alors que, pour résister à l'effet du raisonnement, l'on peut recourir à un acte de foi, réaffirmant la foi première. Ainsi, lorsque les autorités extérieures se contredisent, pour éviter de recourir à celle de sa propre raison, on peut, par un acte de foi, tenter de régler le conflit sans sortir de la foi. Bref, l'acte de foi est une façon moins innocente de tenter de demeurer autant que possible innocent, chaque fois que les mœurs se mettent à diverger, à se modifier, à se concurrencer, imposant un choix que la foi naïve aurait volontiers évité.

A propos de l'opposition entre l'opinion et la science, il faut admettre qu'elle ne recouvre pas entièrement celle qu'on conçoit d'habitude entre les mœurs et leur critique. On perçoit toutefois aussitôt un point commun entre elles, car, comme les mœurs, l'opinion a un caractère immédiat, souvent non réfléchi (bien qu'on puisse parfois défendre les unes et les autres, de même qu'on peut en venir à affirmer sa foi), tandis que la science résulte notamment d'une critique des opinions en vue d'atteindre un savoir plus réel, une critique applicable également aux mœurs — si l'on ne restreint pas le sens de science à celui qu'il a pris couramment aujourd'hui pour désigner la grande entreprise de connaissance de la nature par une méthode mathématique et expérimentale, mais si on lui conserve son sens large, qui n'exclut pas la sagesse. En revanche, l'opinion et la science paraissent concerner davantage un savoir théorique, tandis que les mœurs signifient d'abord des attitudes morales et pratiques. Cette différence est réelle, mais elle se résume à une nuance, car d'une part, comme les mœurs, les opinions sont morales également, de même que la science et la critique, et d'autre part, à l'inverse, les mœurs sont des manières non seulement d'agir, mais également de penser, comme les opinions.

Quant à l'opposition entre la crédulité et la critique, elle paraît coïncider avec celle que nous avons décrite entre la foi et la raison. Il faut noter cependant que dans la foi et dans la crédulité la confiance est perçue sous deux angles différents. La crédulité signifie une disposition à croire facilement, sans preuves et sans chercher à vérifier. Or, si la foi naïve suppose bien aussi cette disposition, la crédulité suggère un esprit versatile, attiré par tous les objets de croyance se présentant successivement, alors que la foi exprime davantage la fidélité, c'est-à-dire la constance dans une même croyance, tendant de ce fait à devenir plutôt exclusive. Mais justement, ce double élément paraît assez caractéristique des mœurs, qui tendent également à la constance tout en se prêtant à la variation, par des changements en général non concertés ou raisonnés, comme, entre autres, dans les phénomènes de mode.

Concernant l'opposition entre l'obéissance et l'autonomie, il est aisé de voir comment elle s’applique aux mœurs et à leur critique. Nous avons vu que les mœurs sont généralement douées d'une autorité, et qu'elles s'imposent d’habitude de par leur seule présence, du fait qu'on s'y conforme spontanément, sans réfléchir, de telle sorte que la déviation par rapport aux mœurs dominantes peut donner lieu à réprimande, en réclamant l'obéissance à leur égard, qui se révèle ainsi comme l'attitude normale qu'elles imposent. En revanche, dès qu'on se met à sonder les mœurs, la morale qui leur est attachée se trouve mise en danger et ceux qui y tiennent le ressentent et s'en alarment.

Enfin, au sujet de l'opposition entre l'innocence et la responsabilité, on voit qu'elle s'applique aussi, car dans une société dont les mœurs sont respectées, la morale consiste pour l'essentiel à s'y conformer, à ne pas même envisager la possibilité de vivre autrement qu'elles ne le demandent, simplement parce que cette morale est celle qui vaut, sans discussion. Or nous avons vu que ce respect naïf est l'innocence même, antérieure et étrangère à toute véritable responsabilité. Car celle-ci implique au contraire la capacité d'entrer en discussion sur sa morale, de répondre aux objections après les avoir examinées et comprises.

L'hypothèse que les mœurs et la raison s'opposent radicalement sous les différents aspects sous lesquels ont peut les envisager semble donc très plausible.

Ainsi, nous aurions deux modes de penser, deux attitudes morales contraires. D'un côté l'homme conforme aux mœurs, respectueux des us et coutumes, pense trouver la justification de sa vie et de son action dans cette obéissance entière, se satisfait de les suivre en tout, place son bonheur dans la bonne conscience née d'une vie qui ne s'en écarte point et ne songe pas même à le faire. De l'autre, le philosophe ne se satisfait pas de cette autorité des mœurs, mais veut obtenir des raisons qui le convainquent parce qu'elles résistent à ses doutes, et il en vient à trouver un plaisir à l'activité intellectuelle de recherche elle-même, se formant une morale ou sagesse qui lui attribue une place essentielle, alors qu'il abandonne résolument la confiance dans les mœurs, auxquelles il cesse de se conformer pour vivre selon son jugement, à moins qu'il ne s'y conforme de façon purement extérieure, sans plus leur accorder de réelle portée morale quant à lui. Autrement dit, dans son comportement réel peut-être, et en tout cas dans sa vie intérieure, le philosophe se sera dégagé des mœurs ou cherchera à s'en émanciper, dans la mesure où, même s'il paraît parfois s'y conformer, c'est sans y obéir, en trouvant ses raisons dans les réflexions qu'il mène aussi librement que possible, et dans les convictions qu'il se forme par ses propres raisonnements.

Le langage ne nous aide pas à désigner précisément les distinctions entre ces deux modes de penser et de vivre. Comment trouver les termes pour caractériser par exemple l'homme vivant de la conformité aux mœurs pour le distinguer de celui qui vit au contraire du mouvement lié à leur critique. Le peuple verra en l'adepte des bonnes mœurs un homme honnête, bon, moral, intègre, irréprochable, droit, voire sage. Peut-on dire que le philosophe (pour lequel nous mobilisons au moins ce terme) soit donc tout le contraire, ayant rejeté profondément tout attachement à ce qui faisait le caractère de celui que nous avons décrit par tous ces qualificatifs ? Il est possible en effet que le même peuple tende à se méfier du philosophe et à lui attribuer un caractère tout contraire. Mais aux yeux de certains, et à ses propres yeux au moins, ce n'est pas le cas, et il revendiquera toutes ces épithètes, quoique nécessairement en un autre sens, étant donné qu'elles ne peuvent signifier qu'au fond il est un homme de bonnes mœurs et non un philosophe qui remet les mœurs en question. Puisqu’il vient en second, pour désigner ses qualités avec les mêmes termes, il lui faudra recourir à une astuce manifestant la transformation qu'il a opérée sur toute cette morale première, en se disant par exemple, non plus honnête, mais véritablement honnête, et de même véritablement bon, véritablement moral, véritablement sage, et ainsi de suite. Cette façon véritable d'être moral ne signifie pourtant pas que le philosophe aurait enfin réalisé l'idéal de l'homme moral selon les mœurs, auquel par comparaison, il devrait donc retirer le titre, ou ne le lui laisser que partiellement, comme si l'homme moral courant ne réalisait pas vraiment son idéal. Car nous l'avons vu, le philosophe a changé profondément de rapport avec les mœurs et avec l'idéal moral consistant à s'y conformer le mieux possible, au point de le transformer en son contraire. Sa façon véritable d'être moral signifie donc qu'il a renversé la façon banale, et qu'il emprunte maintenant les termes dans un nouveau sens, où la vérité, le recours à la raison pour effectuer la transformation, caractérise la nouvelle morale que le langage commun ne connaît ni ne nomme.

Mais là au moins paraît se situer la différence, dans cette intervention de la raison ou du souci de la vérité. Or que signifie ce recours à la raison, concrètement ? On se représente le philosophe comme tourné vers les idées et cherchant à connaître les choses dans leur vérité, c'est-à-dire telles qu'on les voit à travers les théories justes, rationnellement construites. Les sciences procèdent selon des méthodes semblables, quoique déterminées par l'usage des mathématiques et de l'expérimentation. La philosophie ne s'oppose pas à elles sur ce point. Au contraire, la philosophie a plus ou moins produit et contenu les sciences à leur origine, et elles ne se sont séparées que lorsqu'elles se sont trop largement étendues pour pouvoir faire partie en toute leur ampleur de la réflexion philosophique. Mais si les sciences ont fini par déborder la philosophie en se déployant, celle-ci s'est toujours distinguée d'elles aussi par le fait qu'elle les dépassait d'une autre façon, en abordant des questions qui leur échappaient faute de pouvoir se ramener à un traitement par leur méthode précise. C'est notamment le cas des problèmes de l'éthique ou de la morale dans lesquels le raisonnement a lieu sous d'autres formes que selon les mathématiques et l'expérimentation (même si celles-ci n'en sont pas exclues). A première vue, les réalités morales (ou esthétiques) sont d'une autre nature que les corps et leurs mouvements dont les sciences cherchent à comprendre les lois. Sans chercher à définir davantage ces objets, disons qu'ils apparaissent souvent comme étant de l'ordre des idées. N'y a-t-il pas un monde moral, non corporel, rationnel, c'est-à-dire ordonné logiquement en prenant la logique dans un sens large, comme accessible à l'enquête rationnelle. Et celle-ci n'aboutit-elle pas, d'une manière analogue à la science pour les corps, à découvrir et à prouver les lois de ce monde moral ? Et de même que les théories scientifiques ne restent pas comme enfermées en elles-mêmes, mais ont une fécondité pratique, à travers les techniques qui exploitent leur aptitude à donner à ceux qui les connaissent une grande maîtrise des phénomènes de la nature, de même la spéculation morale ne se contente pas de permettre la contemplation de l'ordre idéal qu'elle révèle, mais elle a son versant pratique ou ses applications dans la vie, en donnant aux hommes les lois ou règles de la meilleure conduite dans les diverses circonstances. En quelque sorte, par cet aspect pratique, la philosophie substitue à la conscience morale spontanée ses règles morales et les jugements qui en découlent. Là en effet où le consciencieux obéit à sa conscience sans murmurer, comme Abraham allant sacrifier son fils pour obéir à son dieu sans lui demander de justification, le sage, adepte de la raison, règle ses actions sur les maximes qu'elle lui donne et en fonction des calculs qu'elle lui permet de faire. Bref, entre les mœurs et la raison, l'opposition paraît entière.

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Si la représentation que nous venons de donner du rapport entre les mœurs et la raison est juste, alors l'homme des mœurs et le philosophe se tournent le dos, chacun allant dans la direction opposée de l'autre, ou plutôt, l'un restant tourné vers les mœurs, se tenant là sur place, résistant à la tentation éventuelle de s'en détourner et de regarder seulement ailleurs, l'autre s'arrachant à ces liens, les défaisant pour suivre sa propre raison. L'image de la caverne platonicienne pourrait servir à symboliser ce rapport, avec les partisans des mœurs représentés par les prisonniers pris par le jeu des ombres, incapables d'en détourner le regard et hostiles à toute tentative de les y inciter, et avec le philosophe curieux de voir les causes de ces ombres, de les critiquer, de sortir de leur emprise, de monter vers la vérité intelligible, et désireux de persuader les prisonniers des ombres de l'imiter. En ce qui le concerne, le philosophe s'est délivré des opinions et des mœurs, et il ne s'en soucie plus, une fois libéré, sinon par sociabilité, par solidarité humaine avec ceux qui restent pris dans leur filet, et qui pourraient éventuellement éprouver suffisamment d'insatisfaction et de curiosité pour se laisser convaincre de tenter la voie de la raison. Dans cette perspective, le philosophe n'a aucun intérêt à modifier les mœurs, qui, dans toute leur diversité, sous toutes leurs formes, constituent les mêmes chaînes empêchant les hommes de se lancer sur la seule voie qui vaille véritablement, celle de la morale rationnelle ou de l'authentique sagesse.

Néanmoins, dans cette intention d'attirer vers la voie philosophique, il n'est peut-être pas inutile d'envisager d'opérer à travers les mœurs. En soi, il est relativement indifférent que les hommes vivent dans telles mœurs plutôt que dans d'autres, dans la mesure où c'est cet enchaînement dans la morale des mœurs qui, comme tel, s'oppose à l'engagement sur la voie de la vraie sagesse. En effet, quoique les nuances dans les satisfactions et les désagréments que l'on peut éprouver selon la diversité des mœurs dans lesquelles on vit puissent bien avoir de l'importance pour ceux qui en sont prisonniers, elles s'effacent néanmoins devant la seule différence qui compte vraiment, entre la morale des mœurs et la philosophie. Toutefois, considérant la rupture que celle-ci implique par rapport à celle-là, il se peut que toutes les sortes de mœurs ne lui soient pas également favorables. Pourquoi en effet certains se détournent-ils de l'autorité des mœurs, alors que d'autres ne le font pas ? Il y a certes des raisons liées aux conformations individuelles, à la diversité des caractères. Mais n'y a-t-il pas également des situations sociales et culturelles, donc des mœurs d'un certain type, qui favorisent davantage le désir philosophique, et au moins le premier mouvement de curiosité susceptible d'orienter vers lui ? Si ce n'était pas le cas, il serait vain pour le philosophe de chercher à réveiller ce désir philosophique et d'enseigner à d'autres que ceux qui seraient en somme déjà spontanément philosophes. D'ailleurs, en fait, de nombreux philosophes ont pensé que leur enseignement ne pouvait s'adresser véritablement qu'à un petit nombre de personnes particulièrement disposées à la philosophie. Et n'ont-ils pas raison ? Car peut-on croire qu'en agissant sur les mœurs, on puisse convertir par là des peuples entiers à la philosophie ? Si c'est possible, du moins l'histoire ne nous en présente-t-elle aucun exemple, même si l'on voit effectivement des peuples dans lesquels l'orientation philosophique est plus fréquente que dans d'autres, ce qui laisse penser que les mœurs particulières de ces peuples devaient comporter quelques incitations plus grandes à se tourner vers cette discipline. De toute façon, si l'on veut s'adresser à ceux qui vivent dans la morale des mœurs et qui ne veulent ou ne savent regarder ailleurs, y a-t-il d'autres moyens pour leur donner l'idée d'une autre attitude que d'intervenir dans le cadre de ces mœurs, et donc d'agir sur elles, et par conséquent de les modifier en quelque manière ?

Or les mœurs ne dominent pas seulement les attitudes et les pensées d'une partie des hommes, tandis que d'autres n'en auraient pas subi l'influence et la domination. Personne n'est philosophe de naissance, parce que personne ne sait raisonner depuis l'enfance ni n'a d'autonomie suffisante pour ne pas commencer à vivre sous l'autorité des plus âgés, parents ou autres tuteurs. L’histoire des religions est remplie de récits de conversions, qui ne jouent pourtant de rôle que lors des changements de religion, alors que la plupart vivent tranquillement dans leur religion sans jamais avoir eu à passer par un tel épisode dramatique, parce que, justement, leur religion leur a été inculquée avec les mœurs, et comme un élément de celles-ci. En revanche, c'est pour la philosophie que vaut la règle que personne n'y accède sans une conversion radicale, parce que personne ne commence à la sucer au sein maternel, comme la religion. Certains philosophes ont décrit cette conversion, cette rupture entière avec les mœurs antérieures, comme l'a fait d'une manière tout à fait exemplaire Spinoza au début du Traité de la réforme de l'entendement, où l'on voit le philosophe se détacher du monde moral dans lequel il a vécu jusque là, le sentir s'évanouir et perdre toute son autorité, au moment même où il se met à y réfléchir pour venir à en élaborer une critique radicale. Qu'est-ce qui a précédé dans une telle conversion, de l'influence des mœurs particulières ou de la poussée intérieure de la raison critique ? Constatons simplement qu'il doit y avoir eu une coïncidence entre ces deux facteurs, puisque tout le monde ne réagit pas de la même manière à partir des mêmes mœurs, et que les dispositions individuelles ne semblent pas suffire également à engendrer des philosophes dans toutes les cultures.

Aux mœurs sont rattachées non seulement nos manières de vivre, mais également nos manières de penser et ce que nous pensons, c'est-à-dire nos opinions. Or pour enseigner à l'homme normal, ne faut-il pas l'atteindre à travers ses opinions, et tenter de les transformer de l'intérieur ? Certaines opinions peuvent servir comme d'amorces à des réflexions destinées à conduire peu à peu à leur critique, et il y en a qui présentent un terrain plus favorable à de telles évolutions. N'est-il donc pas pertinent pour l'enseignement philosophique, dans la mesure où il ne s'adresse pas seulement à ceux qui sont déjà engagés dans la voie de cette discipline, mais également à ceux qui, pris dans l'opinion ou les mœurs ambiantes, manifestent des dispositions à la conversion décrite ci-dessus, de chercher à commencer par introduire autant que possible des opinions propres à laisser entrevoir la possibilité d'une telle conversion ? Autrement dit, il semble que le philosophe, dans sa tentative d'ouvrir la voie à l'enseignement philosophique, doive se poser la question de savoir si une modification des mœurs et des opinions peut disposer ceux qui en sont capables à se tourner vers l'activité rationnelle. Or une étude même rapide montre que toutes les manières de vivre ne sont pas indifférentes par rapport aux possibilités qu'elles offrent quant au développement de la raison. Par exemple, le goût de résoudre des énigmes, le plaisir de l'examen attentif des choses, l'habitude de discuter sur la valeur morale, même coutumière, des diverses actions, la pratique de la lecture et de l’interprétation des intentions et pensées des auteurs, peuvent préparer à entrer dans des modes d'interrogation proches d'une démarche critique, même si elles n'y conduisent pas nécessairement. De telles mœurs favorables à la philosophie peuvent exister déjà dans une société, et il suffit alors de les repérer pour les utiliser. Et si elles sont absentes, elles peuvent être susceptibles de résulter de la transformation de mœurs existantes. Et alors il s'agit de voir si ces modifications sont concrètement possibles. Une telle opération peut s'accomplir à un niveau restreint, éventuellement dans de petits groupes, ou par une intervention de caractère davantage politique. Ainsi voit-on dans l'histoire les philosophes engagés dans des tentatives de constitution de petites sociétés, formant des sectes ou écoles, ou dans des entreprises diverses d'influence de caractère politique.

Supposé que soit résolue la question de savoir, en général ou dans tel contexte particulier, quelles sont les mœurs les plus favorables à la philosophie, de sorte qu'il ne s'agisse plus que du problème de les implanter en modifiant les mœurs existantes, comment faut-il procéder ? Nous avons vu qu'il y avait une relation intime entre les mœurs et l'autorité. D'une part les mœurs sont douées d'autorité, et c'est pourquoi on peut confier sa vie à leur direction. D'autre part, c'est l'autorité qui établit et transmet les mœurs. Et même, l'autorité des mœurs contribue de manière essentielle à leur inculcation et à leur perpétuation. Mais, pour qu'elles puissent se conserver de par leur propre autorité, il faut qu'elles soient déjà établies, alors que la question est de les transformer et donc d'en établir de nouvelles. De quelle autorité pourrait dépendre cet établissement ? En fait toute autorité a ce pouvoir dans une certaine mesure. Le pouvoir politique procède habituellement par les lois, qui imposent en principe des comportements et les manières de voir correspondantes de telle façon que, progressivement, ces nouvelles mœurs se soutiennent d'elles-mêmes, les lois ne jouant plus de rôle que pour corriger les déviations épisodiques. Dans l'éducation, les règles qu'inculquent les tuteurs jouent un rôle semblable à celui des lois. Mais l'influence principale vient de l'exemple de ceux qui incarnent l'autorité, de manière explicite ou plus diffuse. Chacun regarde ce que font les autres autour de lui, comment ils jugent les divers actes et comportements, et tend presque instinctivement à imiter leurs attitudes, à partager leurs évaluations, à rechercher ce qu'ils recherchent et à éviter ce qu'ils évitent. Et l'on sait que c'est d'abord par leur exemple que les éducateurs inculquent les manières et les opinions qu'ils transmettent.

Comment procédera donc celui qui veut préparer à la conversion philosophique ? Naïvement, il tentera peut-être d'argumenter en faveur des nouvelles mœurs qu'il aimerait voir s'imposer, cherchant à en démontrer les avantages. Mais une telle méthode supposerait acquis ce qu'il s'agit de préparer, à savoir justement la capacité de se déterminer moralement par le raisonnement, plutôt que par les mœurs existantes. Ce genre de discours est ici inutile, et doit être réservé à ceux qui se sont déjà engagés sur la voie philosophique et qui sont sensibles à ce que leur enseigne la raison. Il faut donc renoncer ici à ces raisonnements généralement vains dans le contexte de la simple modification des mœurs préliminaire à l'enseignement proprement philosophique. On imagine pourtant le discours rationnel si intimement lié à la philosophie qu'il semble impossible que le philosophe agisse par d'autres moyens. N'est-il pas, au moins en tant qu'il enseigne, foncièrement un spécialiste du discours ? Certes, lui aussi peut être un modèle par sa vie, comme plusieurs l'ont évidemment été, à l'instar d'un Socrate, d'un Diogène, d'un Épicure, d'un Épictète, d'un Pyrrhon. Mais ils ont aussi donné l'exemple de maîtres du raisonnement, et l'importance du discours est telle que beaucoup sont connus essentiellement pour leurs œuvres écrites. Comment donc procéder par discours ? Nous avons vu que les mœurs pouvaient naître ou se transmettre par les lois et les règles. Cependant, dans ce genre de discours, l'autorité n'est pas contenue dans les raisons qu'ils exhiberaient, mais dans celle, politique ou sociale, de ceux qui les énoncent. Ainsi, le prince ne dit pas : obéissez à mes lois parce qu'elles sont bonnes, comme je vous le prouve, mais obéissez parce que ces lois sont mes commandements, reposant sur mon pouvoir politique. Or, comme tel, le philosophe, à moins d'être prince ou tuteur, n'a aucune autorité de ce genre, par laquelle il pourrait établir des lois ou règles et prétendre à se faire obéir.

Lui faut-il donc abandonner le projet de changer les mœurs et de préparer les gens à l'enseignement philosophique, pour se contenter d'instruire ou de prendre pour compagnons de recherche ceux qui sont déjà convertis, en s'appuyant sur l'état des mœurs, en cherchant éventuellement les lieux où il est plus favorable, ou en se faisant à l'occasion conseiller d'un prince acquis à la philosophie ? En somme, c'est une constatation fréquente chez les philosophes que leur enseignement demeure très confidentiel, réservé à un nombre très restreint d'élus, même quand ces aveux se trouvent dans des ouvrages publiés et destinés à de grands nombres de lecteurs.

Il reste pourtant que nous n'avons pas encore envisagé tous les moyens de modifier les mœurs. L'autorité joue certes un rôle déterminant, mais il y a des mouvements dans les mœurs qui ne découlent pas d'elle, même si les nouvelles mœurs se l'acquièrent rapidement, à un certain degré au moins. Le monde des mœurs est sujet en effet à des modes, d'une plus ou moins grande ampleur et durée. Or le plus souvent celles-ci ne s'introduisent pas par l'autorité, et si l'exemple y joue souvent un rôle déterminant, ce n'est pas nécessairement celui des personnages qui auraient l'autorité de le donner. On suit les modes par imitation certes, mais en suivant des manières qui plaisent à l'imagination et charment les esprits. Bref, dans tous ces cas, la séduction se révèle un ressort fréquent et puissant de la modification des mœurs. Or le philosophe ne peut-il pas y recourir également ? On voit parfois des gens se réunir autour de quelque sage, séduits par sa manière de vivre, sans comprendre ses discours, et devenir ainsi peu à peu ses disciples. Mais surtout, la séduction peut profiter du fait qu'elle agit sur l'imagination et que cette faculté est influencée aussi bien par la réalité que par la fiction. Il arrive ainsi qu'un personnage de roman par exemple, puisse devenir un modèle aussi puissant ou davantage qu'une personne réelle. Voilà donc un moyen disponible à travers l'art et le discours, et par conséquent davantage à la portée du philosophe, dans la mesure où celui-ci est également un spécialiste du discours.

Mais peut-être hésitera-t-on ici à suivre cette suggestion. Car la séduction est-elle compatible avec l'enseignement de la vérité, ou ne le contredit-elle pas en inventant ce qui plaît plutôt qu'en découvrant ce qui est effectivement ? Et l'imagination, qui produit la fiction et s'y plaît, n'est-elle pas la faculté opposée par excellence à la raison, sobre et suivant la pure logique ? Bref, le philosophe peut-il utiliser des moyens qu'il doit condamner selon sa pure discipline ? Ne doit-il pas laisser ces procédés aux artistes, aux trompeurs, bref aux séducteurs ? A vrai dire, la question est de savoir si des mœurs favorables à la philosophie peuvent être introduites par la séduction, de telle manière que celle-ci ne détourne pas justement du désir de vérité qu'il s'agit de réveiller. Si cela est possible, alors il n'y a pas de raison décisive de ne pas recourir à ces procédés. Bon nombre de philosophes en tout cas n'ont pas hésité à aller jusqu'à marier dans leurs discours la fiction et ses séductions avec le raisonnement et la recherche de la vérité. Qu'on pense par exemple à Platon, à Montaigne, à Kierkegaard, à Nietzsche, pour ne citer que des exemples très connus et évidents.

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Ainsi, selon le fil de pensée que nous avons suivi, il y aurait une opposition marquée entre les mœurs et la philosophie, qui exigerait pourtant d'être surmontée pour permettre le passage entre les deux. Vu que les mœurs sont premières et que la philosophie doit naître en leur sein, comme leur contestation, faisant apparaître un point de vue nouveau et étranger, les mœurs conditionnent nécessairement ce passage. Ou bien des tensions y suggèrent la critique, ou bien certaines dispositions rationnelles sont intégrées dans les mœurs mêmes, ou bien des philosophes agissent dans ce milieu pour tenter de susciter à partir de ses ressources l'attitude philosophique, ou bien encore certains caractères développent spontanément une disposition à la raison ou à la critique, qui finit par devenir systématique dans des circonstances favorables. Dans ces conditions, ou bien l'apparition de la philosophie se produit par hasard, c'est-à-dire indépendamment d'elle, ou bien elle y joue un rôle en aménageant les mœurs en sa faveur. Dans tous les cas, le monde des mœurs devient étranger à la philosophie au fur et à mesure que celle-ci se développe dans sa sphère propre, celle de la raison, et qu'elle ne s'y rapporte plus que comme à un objet, soit de sa critique, soit de ses recherches et efforts pour comprendre et aménager les conditions de sa naissance. A l'image du sage sorti de la caverne chez Platon, le philosophe vient d'ailleurs et découvre un monde nouveau, dans lequel il peut vivre avantageusement en oubliant sa condition antérieure d'esclave, et s'il retourne dans le monde souterrain, ce n'est plus pour y vivre, mais pour agir sur lui et tenter de libérer ceux qui y sont toujours enfermés et enchaînés. Or, s'il raisonne selon les lois de son nouveau monde pour convaincre ses anciens compagnons, ceux-ci ne le comprennent pas, et il lui faut donc, pour être entendu, utiliser leur langage d'ombres et se plier à leurs mœurs pour les transformer et leur faire manifester ce qu'elles ne révèlent pas d'elles-mêmes. Pour y parvenir, il commandera s'il peut, ou il séduira. Dans les deux cas, son procédé sera par nature contraire à ce qu'il veut enseigner, puisque l'obéissance est contraire à l'autonomie rationnelle et que les plaisirs des fictions ou illusions imaginaires sont contraires au désir de la critique, destructrice des simples apparences.

Examinons donc notre philosophe dans son entreprise destinée à éveiller les esprits bien nés pour leur permettre de découvrir les joies de la raison. Ou bien il aura choisi le commandement, et donc l'obéissance, s'étant fait éducateur et exerçant le pouvoir du tuteur, du maître dans une école par exemple, à moins qu'il n'ait reçu ou acquis un pouvoir politique lui permettant de légiférer et d'agir sur les mœurs du peuple. Ou bien il aura choisi la séduction, et par conséquent l'art — la rhétorique par exemple ou la littérature, voire la logique ou la science. Quant à lui, nous savons que c'est par la raison qu'il se conduit, et que la morale courante n'est à ses yeux qu'un objet à remodeler. Comme telle sa raison le détourne de cette morale, de son attitude de confiance, d'obéissance, de crédulité. Il la connaît pourtant ; il l'a précisément critiquée, analysée et abandonnée, au moins intérieurement. C'est grâce à cette connaissance qu'il peut agir sur elle et la travailler pour lui faire produire si possible les effets qu'il désire. En revanche, nous savons qu'il ne peut pas partager cette connaissance, impliquant la démarche rationnelle, avec ceux qu'il désire mener à la conversion. Ce n'est donc pas la philosophie qu'il enseignera jusque là, puisque l'initiation proprement philosophique ne peut s'adresser qu'à ceux qui se sont déjà convertis, les véritables disciples. Son enseignement aura donc deux faces très différentes l'une de l'autre et opposées à de nombreux égards, l'une tournée vers l'homme de la morale, et l'autre vers le disciple, si bien qu'il impliquera deux étapes distinctes fortement séparées par le moment de la conversion. Reprenons pour les qualifier les termes d'exotérique et d'ésotérique, en rappelant la rupture entre les deux, leurs principes mêmes étant opposés, puisque l'enseignement exotérique ne donne pas une vue plus grossière, vulgarisée, de l'ésotérique, mais qu'il a une tout autre fonction et une façon toute différente d'opérer, la première préparation n'étant pas même encore du tout une initiation à la philosophie et devant éviter d'en être une, vu qu'elle suppose l'absence ou l'insuffisance de la raison qu'il s'agit d'éveiller, tandis que l'autre en suppose l'usage.

En un sens, pour le philosophe, la plus grande difficulté ne réside pas dans l'initiation ésotérique, mais dans la préparation exotérique. Car, lorsqu'il s'agit d'enseigner au disciple, le maître se trouve chez lui, dans la pratique de la raison, et tous les deux se retrouvent dans le même monde qu'il s'agit d'explorer ensemble selon des méthodes qu'ils peuvent partager. C'est tout le contraire dans l'étape exotérique, où il faut opérer dans un autre monde et selon des méthodes qui ne sont pas celles de la philosophie, et dont nous avons vu qu'elles les contredisent même, devant agir par l'intermédiaire des ombres ou illusions, que ce soit par la fiction ou par la règle, conduisant par la crédulité et l'obéissance, afin de provoquer une réaction hétérogène aux moyens utilisés, et incompréhensible pour celui qui y est conduit, jusqu'à ce que la conversion philosophique se soit produite. Dans ce rôle, le philosophe se rapproche du politique usant de l'artifice de la religion pour conduire son peuple, lui inculquant des croyances, des pratiques rituelles, non parce qu'elles correspondent à une vérité et valent pour elles-mêmes, non pour lui communiquer davantage de connaissance, mais, profitant bien au contraire de sa naïveté, pour lui donner grâce à des illusions bien calculées des mœurs propices à l'ordre social qu'il s'agit d'établir ou de maintenir.

Voilà donc, semble-t-il, la raison pour laquelle les mœurs importent pour la philosophie : celle-ci exige une attitude nouvelle, non naturelle, non présente dans la manière normale de vivre, qui ne peut être provoquée que par des événements ou par l'effet d'une certaine sorte de mœurs sur un certain type de caractères. Il y a donc plusieurs raisons de s'y intéresser. D'abord il n'est pas indifférent pour la conception de la philosophie de connaître ses conditions concrètes d'existence, qui la placent dans la dépendance d'une certaine histoire, éventuellement déterminante pour son propre développement. Ensuite, pour en favoriser l'apparition dans la société, ou pour savoir quelles chances elle a de s'y propager, il faut étudier quelles manières de vivre lui sont favorables. Enfin, si l'apparition de la philosophie dépend des mœurs, on peut se demander si son maintien ou sa disparition ne pourraient pas en dépendre également. Car le philosophe peut bien avoir le sentiment que la découverte de la vérité, c'est-à-dire la vie selon la raison, est un événement définitif, il se pourrait toutefois que ce sentiment soit illusoire et que des conditions défavorables dans les mœurs ambiantes puissent aussi l'étouffer. Cette dernière possibilité a d'ailleurs quelque chose de très inquiétant, parce qu'elle tend à contester l'idée d'une entière indépendance par rapport aux mœurs acquise par la pratique de la philosophie. Et s'il se confirmait que certaines formes de mœurs conditionnent aussi bien la naissance que la mort de la philosophie, il conviendrait que le philosophe s'en soucie non seulement dans son enseignement exotérique, mais dans l'ésotérique également, puisqu'il faudrait maintenir les bonnes mœurs philosophiques dans la pratique de la philosophie elle-même. Du coup, c'est toute l'idée d'une émancipation entière par rapport aux mœurs dans la vie selon la raison qui se trouve remise en question.

Vu que, quoi qu'il en soit du rôle des mœurs dans la philosophie elle-même, sa partie exotérique se trouve devoir en tout cas les prendre pour objets et pour instruments, la question se pose certainement de savoir comment les mœurs peuvent favoriser ou défavoriser l'attitude philosophique. Nous avons déjà remarqué que l'aspect déterminant dans cette influence ne consiste pas en un savoir, pas du moins en un savoir théorique portant par exemple sur de supposés objets propres à la philosophie, voire sur la philosophie elle-même. Aussi étonnant cela soit-il à première vue, on peut passer sa vie à étudier théoriquement la philosophie sans être porté pour autant à la conversion philosophique, ainsi que l'expérience le prouve abondamment en particulier dans les cultures telles que la nôtre où la philosophie est une branche scientifique et scolaire, et où on l'envisage sous toute sorte d'angles comme objet d'étude théorique, produisant sur elle des masses colossales de savoirs, dont on ne constate pas pour autant qu'ils rendent les spécialistes de ces sciences plus sages ou plus philosophes, même s'ils en deviennent en un sens plus savants. Il semble au contraire, à la surprise de ceux qui entrent dans ces études dans le but de pratiquer la philosophie, que ce genre d'entreprise théorique empêche plus qu'il ne suscite la conversion philosophique. Mais cet étonnement vient peut-être d'une illusion due à la grande déception de l'attente naïve de voir la considération prolongée des documents de la philosophie produire un effet philosophique également ; alors qu'en réalité l'effet n'est peut-être pas toujours négatif, mais juste faible ou neutre.

Est-ce à dire que la science et l'habitude de considérer les choses d'un point de vue théorique soient néfastes à la philosophie ? Certainement pas, si du moins on se fie à ce que nous apprend l'histoire de la philosophie. Celle-ci nous montre en effet que les philosophes connus, et notamment ceux dont les œuvres ont de l'importance, ont vécu dans des pays où la science, sous diverses formes (qui ne se réduisent pas à celles de la science empirique moderne), était pratiquée et honorée, et qu'ils y ont été eux-mêmes formés, souvent à un haut niveau. Ils ont appris et cultivé les sciences et les arts, notamment la littérature, et ils étaient en général des savants ou des lettrés dans le sens large qu'avait le terme traditionnellement. Ils avaient donc certainement acquis l'habitude de considérer aussi les choses d'un point de vue objectif et théorique, sans que cette disposition paraisse leur avoir été nuisible, bien au contraire. Il semble donc qu'il faille pour l'instant plutôt considérer que cette aptitude fasse partie des conditions habituelles de la pratique philosophique, bien que son influence soit loin d'être nécessaire, voire déterminante.

Si, dans cette perspective théorique, nous voulions tenter de découvrir quelles sont les mœurs que les philosophes jugent utiles ou indispensables pour permettre la conversion philosophique, nous nous tournerions encore une fois vers l'histoire de la philosophie afin de nous instruire sur ce en quoi consiste l'enseignement exotérique des philosophes. Or, étrangement, nous ne trouverions probablement pas grand chose. Il y a certainement eu un tel enseignement dans diverses écoles, mais il semble avoir été plutôt oral et n'avoir pas laissé beaucoup de traces écrites précises, et il échappe donc largement à notre enquête. Éventuellement, un certain nombre d'œuvres pourraient être vues comme jouant plus ou moins explicitement ce rôle. On pourrait penser par exemple aux dialogues de Platon. Leur personnage principal, Socrate, paraît bien tenter d'opérer la sorte d'éveil à la philosophie typique de cet enseignement, quoiqu'il soit difficile de savoir s'il s'en tient là ou non, et si peut-être la partie ésotérique aurait été réservée entièrement aux initiés dans un enseignement que Platon aurait tenu secret. Ou bien, autre exemple assez différent, le Zarathoustra fictif de Nietzsche, se cherchant de possibles disciples, semble, lui aussi, engagé dans ce genre de démarche exotérique, bien que, dans ce cas également, le partage entre les deux formes d'enseignement ne soit pas clair, alors que, dans le cas de Nietzsche et de ce que nous savons de sa vie, on ne voie pas comme pour Platon ou Socrate de possibilité qu'il ait donné oralement un enseignement ésotérique caché. Dans de nombreuses autres œuvres, dans la plupart même, les auteurs n'ont pas l'air de s'être souciés de distinguer ces étapes. Est-ce parce qu'ils les confondent ? parce qu'ils ne s'intéressent qu'à l'une d'entre elles ? parce qu'ils ont abandonné la partie exotérique à d'autres, se fiant par exemple à l'éducation dispensée dans leur société ? Il est vrai que l'auteur d'une œuvre écrite n'a pas comme celui qui enseigne par oral ou organise des institutions réglant le parcours des étudiants, les moyens de séparer les deux formes d'enseignement et de les hiérarchiser. Il peut bien, certes, écrire divers ouvrages, dont les uns servent explicitement d'introduction aux autres. Mais le procédé est peu efficace, puisque, de toute façon, il ne peut empêcher le lecteur d'user de sa liberté effective de choisir ses lectures et leur ordre. Il peut également, dans un même ouvrage, faire se succéder les deux étapes. Mais comment le lecteur verra-t-il la différence des méthodes, qui est très importante ? Aussi, la plupart du temps, lorsqu'un auteur indique un ordre de lecture de l'ensemble de son œuvre, comme par exemple Schopenhauer, il nous semble qu'il le fasse pour des raisons de présentation systématique plutôt que pour passer d'un enseignement exotérique à un enseignement ésotérique. Bref, l'enquête historique n'apporte aucun enseignement clair, ni sur la première étape, ni même sur la distinction précise des deux formes d'enseignement, de sorte qu'on n'y voit pas se dessiner le travail sur le rapport aux mœurs. On pourrait se tourner, avec un succès aussi mitigé, du côté des tentatives de philosophes d'agir politiquement et analyser les lois qu'ils donnaient ou voulaient donner. La difficulté serait là, outre le fait que peu de philosophes ont véritablement gouverné et légiféré, du moins avec suffisamment de liberté, d'autorité et d'ampleur, que les lois règlent tout l'ordre social, et non seulement ce qui favorise l'accès à la philosophie, si bien qu'on ne peut distinguer objectivement les deux types d'intentions.

Si l'on examine ce qui constitue pour nous le principal de la tradition philosophique, les œuvres qui la constituent, on découvre que leur style, quoique très divers, possède certains traits communs. On y trouve certes des raisonnements, des progressions argumentatives, avec le développement tenace de problèmes, d'hypothèses et de réfutations, etc. Mais, du moins chez ceux qu'on nomme les grands philosophes, l'auteur semble s'adresser au lecteur comme individuellement, dans des parties explicites ou d'une manière diffuse, pour lui lancer une sorte d'invitation, à vrai dire une invitation à la philosophie. Celle-ci prend de nombreuses formes. Parfois c'est un appel direct, explicite, insistant, presque une injonction. Parfois ce sont des signes discrets, vous laissant entendre qu'il y a là quelque chose d'intéressant à découvrir si vous êtes suffisamment curieux, audacieux. Parfois même ce sont des rejets, des déclarations que le livre abordé n'est pas pour les lecteurs de tel ou tel caractère et qu'il vaut mieux le refermer plutôt que d'y perdre son temps et ses efforts, ces tentatives de bannissement de plusieurs suggérant en creux une invitation aux autres. Quand on fait attention à ces signes, on se rend compte qu'ils représentent des traits importants de ce type d'œuvres, et non des aspects contingents, et que souvent l'écho des passages plus explicites se répercute bien au-delà d'eux, s'étendant peut-être à l'œuvre entière, comme c'est par exemple très évident dans un livre tel que Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche, qui n'est en un sens que l'amplification de cette invitation. Or, ne serait-il pas inutile d'inviter celui qui est déjà converti ? Par conséquent, tout cet aspect d'invitation des œuvres philosophiques ne représente-t-il pas leur caractère exotérique ou une partie de celui-ci ?

Toutefois, ce qu'il y a de remarquable, encore une fois, c'est la fusion qui tend à se produire entre cet aspect et le reste de l'œuvre. En somme, d'un bout à l'autre, nous ne cessons pas d'être invités, même quand nous entrons en matière, de sorte que les parties exotériques et ésotériques paraissent fusionner, sans peut-être que les deux versants disparaissent tout à fait. En d'autres termes, si la partie exotérique consiste à tenter de modifier nos mœurs, à nous faire abandonner les mœurs dans lesquelles nous vivons spontanément, alors cette présence continue de l'invitation signifie que, contrairement à ce que nous avions supposé, nous ne sortons jamais des mœurs pour nous mettre dans un tout autre régime, sous la seule conduite de la raison, mais que nous sommes au contraire invités sans cesse à modifier incessamment nos mœurs, la raison s'exerçant dans cette opération plutôt que de constituer un monde au-delà de la vie menée dans les mœurs. Et si la philosophie implique effectivement le mouvement incessant de modification des mœurs, il faut donc bien considérer sérieusement ce que nous envisagions ci-dessus, que l'importance des mœurs soit essentielle également pour le philosophe, et non seulement pour l'homme du commun.

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Le paradoxe que nous présente l'idée que la philosophie puisse non seulement impliquer comme condition certaines mœurs et éventuellement leur modification, mais également consister elle-même en une forme particulière de modification des mœurs, vient de l'opposition que nous tendons à imaginer entre les mœurs et la raison, lorsque celle-ci est du moins comprise comme l'entreprise de critique de toute opinion naïve ou traditionnelle, et non comme l'autorité de cette tradition censée donner aux mœurs reconnues leur caractère dit raisonnable. Car entre ces mœurs établies et la critique rationnelle, il y a bien un antagonisme. Mais il ne se justifie pas de réduire les mœurs à cette morale traditionnelle, courante ou commune. Ces mœurs, transmises dans une société, en forment comme le milieu qu'on pourrait nommer culturel. Elles comprennent toutes les manières de vivre partagées dans cette société et par lesquelles celle-ci peut également se distinguer d'autres sociétés, plus ou moins étendues. D'ailleurs, cette distinction est rarement totale, car on partage presque toujours certains comportements, certaines opinions, avec les autres sociétés distinctes de la nôtre par leur culture. De plus, un individu vit rarement dans une seule société entièrement homogène de ce point de vue, mais il appartient à plusieurs cultures d'étendues diverses et qui se recoupent ou dont les unes comprennent assez largement les autres. Ainsi, dans telle nation, dont on partage la culture générale, on suit plus particulièrement les coutumes de sa province, et celles plus particulières encore de sa ville, de son quartier ou de son village, comme de sa classe sociale, de son groupe professionnel, de sa propre famille. Et y a-t-il des limites à cette spécialisation des mœurs ? Ne peut-on pas en découvrir de spécifiques même aux individus ? Car certainement, chacun a plus ou moins ses propres habitudes et opinions, ses particularités morales, ne serait-ce que parce qu'il a dû, consciemment ou non, composer les mœurs des divers milieux sociaux, plus ou moins larges, plus ou moins influents, auxquels il appartient. Or si les mœurs peuvent être individuelles, si elles peuvent avoir été en partie modifiées et produites par l'activité réflexive de l'individu, rien n'interdit qu'elles ne proviennent également d'une démarche critique rationnelle. Et par conséquent, il se peut qu'il y ait des mœurs non seulement plus propres à susciter l'attitude philosophique, mais aussi réellement appropriées à cette dernière, et représentant même l'un de ses principaux enjeux, bref, des mœurs philosophiques constitutives de la sagesse véritable.

Nous avons remarqué que, de fait, dans les grandes œuvres de la philosophie, la distinction entre l'enseignement ésotérique et l'enseignement exotérique était difficile, voire impossible à faire, parce que le discours entier semblait se tenir entre l'opération rationnelle proprement dite de la critique et de l'invention conceptuelle, d'un côté, et l'invitation ou la séduction, de l'autre. Nous n'avons certes pas tenté de le prouver à partir de l'étude sérieuse d'un corpus représentatif de ces œuvres, nous contentant de citer quelques exemples. Il ne s'agissait pas en effet de nous placer sur le terrain objectif autrement que pour inviter le lecteur désireux de se former à la philosophie à porter son attention sur cet aspect des œuvres philosophiques, dans l'espoir que ce signe lui suffirait pour se convaincre par lui-même.

Maintenant, si nous considérons qu'il y a également des mœurs philosophiques, résultant de la modification rationnelle des mœurs habituelles, pourrions-nous retrouver la distinction entre les aspects exotérique et ésotérique sous une nouvelle forme ? Car si la critique des mœurs conduit à les transformer, alors ne faut-il pas distinguer deux sortes de mœurs, celles de la culture ou de la morale commune, et celles de la sagesse ou de la philosophie ? Ou plutôt, étant donné que le philosophe peut être conduit à modifier également les mœurs du commun des hommes pour les rendre plus favorables à la philosophie, il vaut mieux distinguer entre les mœurs de l'homme commun, comprenant aussi bien celles que la tradition lui a livrées par hasard ou selon diverses intentions non philosophiques, que celles que les philosophes ont élaborées et implantées à son intention, pour lui permettre de mieux vivre et de se trouver plus disposé à se tourner vers la philosophie, d'un côté, et de l'autre les mœurs, nécessairement élaborées rationnellement, à l'intention du philosophe lui-même, pour constituer son propre milieu de vie. L'enseignement exotérique viserait alors la première sorte de modification des mœurs, à l'intention de l'homme du commun, et l'enseignement ésotérique s'attacherait à former le disciple à la seconde modification, par laquelle le sage se donne rationnellement ses propres mœurs. On comprendrait alors pourquoi nous avions de la peine à distinguer ces deux formes d'enseignement dans les œuvres des philosophes, vu qu'elles comportent toutes deux l'élaboration de nouvelles mœurs et l'invitation à en changer.

Plutôt donc que d'opposer la vie selon les mœurs à la vie selon la raison, comme si cette dernière n'était plus du tout une vie selon les mœurs, il faut reconnaître que la véritable distinction se situe ailleurs, entre deux façons de se rapporter aux mœurs. Nommons-les des régimes moraux. Le premier régime consiste en une confiance immédiate dans les mœurs telles qu'elles se sont imposées à l'individu, en grande partie sans qu'il en ait été conscient, à travers l'éducation qui lui a été donnée durant son enfance et qui s'est poursuivie d'une manière souvent informelle ensuite, par l'influence du milieu social. Ces coutumes, opinions, attitudes générales, paraissent dans ce régime avoir une sorte de réalité propre et former un monde moral consistant, à peu près égal à celui des choses matérielles. Ces deux ordres, moral et matériel, réclament d'ailleurs la soumission d'une manière assez semblable. Certes, la résistance du monde matériel aux tentatives d'agir contre ses lois est apparemment plus inflexible, tandis que la vengeance de l'ordre moral contre les désobéissants est moins directe et plus souple. Mais la confusion entre les deux est importante. Les gens imaginent que les choses se vengent, tout en y renonçant parfois, et ils croient qu'on peut parfois les apaiser en les suppliant, en priant l'esprit qui les dirige, tandis que ces mêmes gens imaginent également, à l'inverse, les lois morales opérant inexorablement, comme douées d'une puissance propre, punissant par exemple automatiquement l'injustice comme l'imprudence dans le monde physique. Selon l'opinion commune, dans un cas comme dans l'autre, il faut obéir sans discuter, parce que la loi ne dépend pas de nous, mais nous, d'elle. En revanche, le second régime, qui est celui de la remise en question de cet ordre supposé originaire des mœurs, soumet celui-ci à un examen rationnel, non pour en sortir simplement, mais pour le modifier en fonction de la connaissance qu'on en acquiert comme résultant pour une large part d'une activité humaine, et comme pouvant être soumis à nos calculs en vue de nos intérêts et de notre utilité. Dans le premier régime, c'est le règne des mœurs, alors que dans le second, il s'agit de l'art des mœurs. On peut certes dire que le premier est celui des mœurs ou des mœurs communes, parce que ces mœurs y dominent et réclament la simple obéissance, et que le second est celui de la raison, pour dire non que les mœurs n'y jouent plus de rôle, mais qu'elles y sont réglées par le raisonnement.

Mais cette distinction est-elle suffisante ? Car elle ne fait pas de différence entre l'art de régler les mœurs à l'intention de ceux qui doivent simplement s'y soumettre, et l'art de les régler entièrement pour soi-même. Dans les deux cas, les mœurs deviennent l'objet d'une réflexion et d'un calcul, et sont donc bien, dans cette mesure, soumises à la raison. C'est au premier de ces deux arts qu'il appartient de procéder par des commandements ou des lois, puisqu'il s'agit d'exiger et d'obtenir l'obéissance. Et pour que cette obéissance soit entière, il faut le plus possible donner à ces commandements et à ces lois elles-mêmes le caractère et l'autorité des coutumes. Cet art de régler les mœurs à l'intention des autres fait donc partie de l'art politique. Très souvent, dans cette direction politique des mœurs, ce sont des personnes différentes qui en pratiquent l'art et qui en subissent les effets. Seuls les dirigeants considèrent les mœurs comme modifiables en vue de fins voulues, tandis que le peuple tend à rester et à être maintenu dans l'ignorance de ces calculs et dans l'obéissance naïve. Il n'en va pas de même évidemment lorsqu'il s'agit de modifier consciemment ses propres mœurs en les soumettant à son propre examen, à ses propres calculs et à ses propres fins, car là, c'est nécessairement la même personne qui pratique l'art de la modification des mœurs et qui suit celles qui en résultent, en bénéficie ou les subit. Mais remarquons que cet art est encore différent selon qu'il est pratiqué sectoriellement, dans certains domaines de la vie seulement, à certains moments, ou au contraire totalement, pour la vie entière. On trouve de nombreux exemples de cet art partiel, où quelqu'un est bien conduit à raisonner sur ses propres mœurs en certaines circonstances, afin de les adapter à des buts, sans entrer pour autant dans une critique systématique de ses propres mœurs. Dans de nombreux arts et techniques, le praticien inventif pourra se mettre à réfléchir à certaines modifications de ses comportements, de ses habitudes, en vue d'atteindre plus efficacement ses buts, comme par exemple le sportif qui ne se contente pas de suivre les conseils habituels concernant son entraînement ou le maintien de sa forme, par tout un mode de vie approprié coutumier dans son sport, mais qui innove en se formant un nouveau régime de vie qu'il calculera et expérimentera en vue d'atteindre un résultat supérieur. C'est aussi la situation dans laquelle se trouve le citoyen d'une démocratie, lorsqu'il en vient à réfléchir sur la modification de certaines lois, qu'il cherche à en envisager les effets, notamment sur la transformation de certaines coutumes, bien qu'en général il se confie à la sagesse de son peuple et obéisse spontanément aux lois et aux coutumes de son pays, passant en quelque sorte alternativement entre les rôles de législateur et de sujet, sans que l'un soit trop affecté par l'autre. Ces moments de réflexion sur les mœurs apparaissent ici comme rompant partiellement et provisoirement un fond sinon continu de mœurs données et faisant autorité. Par contre, le philosophe ne limite pas ainsi son raisonnement sur les mœurs, puisque pour lui l'activité critique est essentielle à son mode de vie. Et par conséquent, on retrouve ici la distinction radicale entre la philosophie et les autres attitudes qui pourraient paraître similaires de l'extérieur. Celui qui recourt au raisonnement pour résoudre certains problèmes se posant à lui, mais donnant lieu à des solutions susceptibles de rétablir l'ordre, ou un ordre voisin de celui dont la perturbation avait fait surgir la difficulté, demeure foncièrement soumis à cet ordre, qui est, moralement, celui des mœurs communes, aussi souvent soit-il forcé d'en sortir pour résoudre les diverses difficultés qui se présentent. Au contraire, c'est cet ordre entier qui se voit soumis à la critique du philosophe, même si celui-ci se concentre sur des problèmes plus particuliers pour la mener. Les désirs impliqués sont donc opposés, l'homme commun désirant l'ordre qui fait autorité, et ne raisonnant que pour le maintenir et le rétablir, tandis que le philosophe désire la pratique rationnelle elle-même et s'alimente de tous les problèmes que peuvent poser les ordres établis, le mouvement de modification des mœurs ne représentant donc plus un inconvénient, mais le mode même de la vie philosophique. Il ne s'ensuit pas, évidemment, qu'un philosophe ne puisse exercer l'art politique, par exemple, et même le faire philosophiquement, mais bien que, à l'inverse, la pratique de l'art politique comme tel n'implique pas l'attitude philosophique.

On peut d'ailleurs se demander si les mœurs qui conviennent au philosophe ne sont pas celles qui conviendraient aussi à l'homme du commun s'il était possible de les lui faire adopter. Car la vraie sagesse n'apporte-t-elle pas le vrai bonheur, la félicité, le plus grand accomplissement humain, bref, quel que soit le nom qu'on lui donne, ce qui est le plus désirable ? Or qui pourrait refuser la vie qui réalise au plus haut point le désir ? Et d'ailleurs, si le philosophe enseigne, s'il incite les hommes à vivre selon la raison, s'il y séduit ceux qui en semblent capables, n'est-ce pas parce qu'il pense que tout homme est plus heureux à mesure que sa vie se conforme davantage à la sagesse ? Certes, tous ne peuvent pas l'atteindre, et rares sont les vrais philosophes qui n'estiment pas l'aptitude à la vraie sagesse très rare ; mais les degrés inférieurs de la sagesse sont aussi désirables à proportion, et tout ce qui en approche est donc utile. Cultiver donc les mœurs du sage paraît un moyen de participer à son mode de vie et de s'approcher de sa sagesse. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple simple, le sage a la réputation d'être patient ; autrement dit, une attitude patiente semble devoir être estimée faire partie des mœurs du sage. Ne peut-on pas en déduire que plus un homme s'exerce à la patience et en acquiert l'habitude, plus il doit s'approcher de la sagesse sur ce point ? Or il y a toute une série d'attitudes que l'opinion populaire perçoit comme des marques de sagesse. Dans cette ligne, un caractère paisible, prudent, plutôt grave, calme, sobre, réservé, un peu solennel, etc., sera souvent estimé plutôt sage. Et on imaginera qu'en s'acquérant certaines de ces manières d'être on se rapprochera de ce type de caractère. Cependant, c'est le sage populaire que nous dépeignons ainsi, plutôt que le véritable. Or il est douteux qu'il y ait une transition continue de l'un à l'autre.

Dans chaque culture, il y a de tels ensembles de mœurs qui caractérisent l'image du sage, et ces mœurs sont louées comme telles, du moins officiellement, parce qu'étrangement tout le monde ne désire pas le genre de vie qu'elles impliquent, et beaucoup n'y voient justement pas ce qui rend la vie heureuse, mais plutôt le moyen de la rendre un peu ennuyeuse. En somme, cette sagesse demande, pour la satisfaction de recevoir une certaine approbation générale, comme officielle, de se priver souvent des plaisirs les plus directs, les plus sensibles et les plus vifs. Elle résulte d'une certaine contrainte, d'un renoncement, et n'aboutit qu'à un bonheur tranquille et un peu morne. Bref, on sent justement que ce n'est pas vraiment la sagesse, mais quelque exercice pour y parvenir, qui pourrait bien en éloigner plutôt que de rendre véritablement heureux. Or ce sentiment n'est pas sans raison. Ces mœurs contraintes, censées imiter la sagesse, sont effectivement opposées au mouvement autonome du désir dans la démarche philosophique. Il y a dans la morale populaire la possibilité de suivre une sorte de perfection officielle, par une obéissance très raisonnable, allant à l'encontre d'une autre partie des mœurs, demandant une obéissance plus simple, moins étudiée et scrupuleuse, mais en réalité plus réelle. En quelque sorte, ce sage raisonnable se distingue également de l'homme normal par le fait qu'il suit en un sens davantage la raison. Et l'on a le sentiment que par sa manière de se confier trop à la raison, il rate ce qu'il y a de plus intéressant dans la vie. Mais comment use-t-il de la raison ? Les mœurs s'accompagnent d'habitude d'un discours à leur sujet. Il prend en général deux formes. D'un côté, ce sont les conversations sur les actions des gens en vue de les juger par comparaison avec la norme des us et coutumes, c'est-à-dire en se demandant si les gens agissent bien comme les autres le font ou sentent qu'ils se trouveraient en accord avec l'opinion dominante en le faisant. De l'autre côté, la morale est accompagnée de maximes, qu'on approuve dans le discours justement, quoiqu'on sente souvent que ces discours ne collent pas vraiment à la réalité des mœurs, mais en donnent comme une stylisation, par simplification, par systématisation. Or l'homme très raisonnable suit davantage ce discours, et il en poursuit le raisonnement pour juger de son comportement, imitant l'image officielle du sage et s’écartant ainsi de la manière de vivre plus souple, épousant davantage les mœurs concrètes, de l'homme ordinaire. Du point de vue de la morale des mœurs, cet homme raisonnable est jugé de deux manières en partie contraires. D'un côté, on reconnaît sa sagesse, parce qu'il suit la morale officielle telle qu'elle est représentée dans le discours officiel de sa société. De l'autre, on le juge un peu sot, étranger à la réalité, on le plaint et se rit de lui à cause de sa rigidité. Il se distingue des autres parce qu'il raisonne, mais d'une façon particulière, relativement abstraite, à partir des principes moraux explicites plutôt que par intuition pratique. Par cette importance accordée au raisonnement, il semble s'apparenter au philosophe. Pourtant il s'oppose à lui autant que son compère plus naïf de la morale populaire, car il n'utilise pas la raison pour mettre en question la morale des mœurs, mais pour conformer aussi strictement que possible ses actions aux principes qui la représentent, en s'efforçant de faire de ceux-ci les prémisses premières, indiscutables, des déductions logiques par lesquelles il conclut aux actions pertinentes en fonction des traits abstraits que ces mêmes principes lui font repérer dans les situations concrètes.

Étrangement, même si la sagesse populaire en vient à imiter le trait qui nous a paru le plus caractéristique de l'attitude philosophique, l'usage rigoureux de la raison, elle le fait de manière à renforcer par là la dépendance par rapport à la morale commune des mœurs, si bien que le fossé entre celle-ci et la véritable sagesse ne disparaît pas pour le moins. Or qu'est-ce que le philosophe pourrait faire de plus que de tenter de donner davantage d'importance à la raison dans la réflexion morale ?

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Pour rendre compte de cette différence dans l'usage de la raison par le sage populaire ou l'homme raisonnable, d'un côté, et par le philosophe, de l'autre, nous pourrions distinguer entre deux manières de raisonner, selon que l'on passe déductivement de prémisses données à des conclusions, ou qu'on cherche, en sens inverse, à découvrir les principes sur lesquels ces prémisses pourraient ou non se fonder. Le premier usage, déductif, suppose d'admettre les prémisses et de leur accorder donc l'autorité sur laquelle la déduction va trouver son point d'appui, et dans ce sens, cette logique reste par elle-même dans le cadre de l'obéissance aux opinions autorisées. Au contraire, l'usage philosophique est critique, et il commence par suspendre ou mettre en question l'autorité de ce qui s'offre à lui comme les prémisses autorisées du raisonnement. Cette critique n'est pas limitée à l'utilisation de la déduction, qui peut servir pour montrer l'incompatibilité entre diverses prémisses admises, par exemple, mais elle procède d'autres manières également, dont par exemple les méthodes inductives, appropriées à la recherche de nouveaux principes.

Une fois admise une différence de ce genre, comment le philosophe agira-t-il sur les mœurs populaires, sinon en définissant de nouvelles maximes (ou en donnant de nouvelles lois) ? Or ces maximes seront des propositions ou discours de la forme suivante : dans telles circonstances, il convient d'agir de telle façon (ou d'éviter tel type d'action). Et ce genre de discours demande à être appliqué par des raisonnements déductifs, ayant pour prémisses d'un côté la maxime elle-même, et de l'autre la constatation de l'existence des circonstances définies dans la maxime. Bref, ces maximes élaborées par les philosophes s'adresseront à la manière de raisonner caractéristique de l'homme raisonnable. C'est d'ailleurs exactement ainsi que les lois agissent, et il n'est pas étonnant que l'homme raisonnable se signale généralement aussi par sa rigueur dans l'obéissance aux lois. Mais nous avons vu que cette sorte de sage officiel ne représente pas pourtant la perfection pratique dans la morale des mœurs, dont une partie essentielle semble lui échapper. Et son défaut ne vient pas du fait qu'il raisonnerait à partir de principes inférieurs. Car la confiance qu'il faut accorder aux prémisses autorisées est la même quel que soit le degré de généralité de celles-ci. Et il ne suffit pas non plus pour rendre plus philosophique le raisonnement moral de monter pour ainsi dire à des niveaux supérieurs, en donnant non plus directement les maximes à appliquer dans l'action, mais une méthode destinée à découvrir ces maximes en les déduisant elles-mêmes de principes supérieurs, qui peuvent se décliner par exemple en une série de critères que doivent respecter toutes les maximes morales qu'il sera permis de formuler et de suivre. Car dans tous ces cas encore, la manière de raisonner reste foncièrement la même, et exige la confiance ou l'obéissance à ces principes ou premières prémisses, quand bien même ce genre de raisonnement peut devenir assez compliqué et comporter plusieurs niveaux ou étapes, donnant l'impression d'un changement de registre.

Ces considérations ne pourraient-elles nous suggérer la vraie différence entre la démarche du philosophe et celle de l'homme moral commun, ainsi que la fonction de l'un par rapport à l'autre ? Elle s'exprimerait ainsi : l'homme moral se définit par l'obéissance aux mœurs, et raisonne déductivement à partir de maximes ou de principes de composition de ces maximes qu'il adopte comme valant de par leur autorité, que ce soit celle de sa société, de son milieu ou des personnes qu'il respecte ; alors que le philosophe n'a plus à se soumettre dans sa discipline à ces autorités, mais à les constituer et à les reconstituer (ce qui implique la critique de celles qui valent actuellement), en raisonnant et en fournissant au raisonnement de l'homme moral ordinaire les maximes et principes à partir desquels il va définir son comportement. Les deux manières de raisonner sont donc bien différentes, l'une se réduisant à la déduction, à ses contraintes internes et à sa dépendance par rapport à des autorités extérieures, l'autre recourant à tous les modes de raisonner impliqués par la critique et l'élaboration indépendante de règles. On retrouverait alors la distinction entre les deux formes d'enseignement que donne le philosophe, d'une part à l'intention de l'homme commun, et d'autre part à l'intention du disciple, l'exotérique et l'ésotérique. Tous deux feraient appel à la raison, mais sous les deux formes différentes que nous avons définies, l'une restreinte, réduite à la déduction, et l'autre large, comportant également d'autres logiques. L'enseignement exotérique chercherait à former l'homme raisonnable, celui de l'obéissance intelligente, dans le sens d'une aptitude à appliquer les règles et des systèmes relativement complexes de règles, dans lesquels même une certaine déduction de règles à partir de règles supérieures pourrait intervenir, sans modifier le caractère fondamental de la rationalité raisonnable, non critique (si ce n'est accessoirement, de façon subordonnée). Cet enseignement irait de l'inculcation d'une sorte de catéchisme, c'est-à-dire de règles très directement applicables, avec un minimum d'activité intellectuelle, à des doctrines morales comportant des méthodes pour la déduction des maximes plus particulières. Au contraire, l'enseignement ésotérique, présupposant l'aptitude au raisonnement déductif, et le perfectionnant au besoin, se concentrerait sur les autres aspects indispensables à la critique et à l'invention, et que nous ne chercherons pas pour l'instant à définir, les laissant cachés, comme réservés aux seuls disciples. Nous savons que le but de ces deux enseignements est le développement de la sagesse, mais sous deux formes très différentes, la sagesse raisonnable et la sagesse critique — ou si l'on veut la sagesse apparente, vulgaire, et la sagesse authentique, philosophique.

Nous nous demandions dans quelle mesure ces deux formes d'enseignement pouvaient être articulées, l'une préparant à l'autre. Si l'on considère qu'en développant l'aptitude à la déduction, l'enseignement exotérique cultive une faculté rationnelle utile à la philosophie, quoique non suffisante, on peut imaginer que l'enseignement ésotérique en cultivant en outre d'autres facultés et méthodes, vienne s'ajouter comme une deuxième étape, déjà préparée sur un point par la première. Dans cette hypothèse, il semble que l'enseignement exotérique doive bien viser à développer autant que possible la faculté rationnelle comme raisonnable, en rendant aussi explicites que possible les règles de la morale populaire, en les organisant systématiquement pour faciliter le recours au raisonnement et y inciter, et en élaborant pour les plus capables des méthodes de déduction de ces règles à partir des plus générales ou fondamentales. Dans cette fonction le philosophe agirait par diverses voies, selon les opportunités, par la législation, par l'élaboration de doctrines religieuses, avec leur catéchisme, ou par l'éducation plus ou moins privée, dans les écoles, par les écrits ou par la discussion entre amis et connaissances.

Une telle vision se rapproche de celle qui est devenue officielle dans notre culture, où l'on donne une place reconnue à la philosophie, qu'on intègre notamment dans l'enseignement, et dont on attend une aide, directe ou indirecte, dans l'élaboration des doctrines politiques et morales servant de références autorisées. C'est ainsi que, dans les pays communistes, on a cultivé les doctrines de Marx en en développant diverses variantes, apprenant aux gens à raisonner dans leur cadre, tandis que dans les pays libéraux, on s'est référé à divers penseurs de cette tendance, dont le principal est sans doute Kant, pour constituer les cadres politiques et moraux de la société. Cet enseignement est censé avoir servi à émanciper les hommes en les tirant de la soumission à des opinions et coutumes non raisonnées, et en les aidant justement à devenir plus raisonnables. A vrai dire, cet enseignement exotérique a tendu à devenir exclusif et à prétendre s'identifier à la culture philosophique tout court. Par conséquent le but de la philosophie ainsi comprise est devenu la formation de l'homme raisonnable, opposé à l'homme de la simple coutume, de l'obéissance directe, non raisonnée, de la crédulité, de la superstition, sans éducation, bref à celui pour qui les mœurs représentent immédiatement l'autorité. La raison dont on se réclame dans cette conception est bien celle de la logique déductive, se présentant elle-même comme une sorte de maître rigoureux, obligeant à se soumettre à un ensemble de principes, dont on doit se montrer capable de tirer les bonnes conclusions et de soumettre à ces règles abstraites les sentiments et l'imagination. En pratique, chacun n'y parvient qu'à un certain degré, mais sa valeur morale dépend de l'effort qu'il fait pour y parvenir. Voilà bien la position officielle aujourd'hui dominante, à laquelle continue à s'opposer le vieux sentiment de l'homme des mœurs, qui reste méfiant face à cette sagesse raisonnable et tend à s'en moquer dans son dos. C'est le règne du régime de la scission de l'homme en deux parties, plus ou moins en lutte, la raison et le sentiment, la première étant associée à la philosophie, et la seconde à la nature humaine originaire.

Or il y a en effet des raisons sérieuses de railler cette prétention de diriger la conduite de tout le monde par le raisonnement, alors même qu'on constate l'insuffisance de celui-ci chez la plupart des gens. Surtout, cette insuffisance ne concerne pas seulement la capacité de raisonner comme telle, qu'on peut en effet améliorer dans une certaine mesure par l'éducation, en l'organisant notamment pour la rendre universelle à travers l'école obligatoire. L'usage pratique de la raison échoue surtout d'une autre manière. Une grande connaissance du monde n'est pas nécessaire pour constater que ceux mêmes qui paraissent raisonner le mieux dans leurs discours, contredisent régulièrement en pratique les belles conclusions qu'ils ont bien déduites des meilleurs principes moraux. Et l'on observe toujours comment les pires fripons sont habiles à justifier leurs méfaits les plus contraires aux maximes de la morale en trouvant mille détours pour donner fort habilement l'impression qu'ils les en ont justement rigoureusement tirés. C'est au point que les esprits simples deviennent méfiants dès qu'il voient quelqu'un manifester une trop grande habileté dans ses raisonnements. Même si les défauts de logique empêchent l'accomplissement moral, le problème posé par ce qui semble être une sorte d'impuissance pratique courante de la raison est bien plus grand, et surtout, il ne peut être résolu par un exercice de cette raison même qui s'avère impuissante à diriger concrètement l'action.

L'erreur ici, qu'on trouve chez de nombreux moralistes, consiste à croire qu'il suffise de donner les maximes et de faire voir, comprendre et effectuer les raisonnements correspondants pour produire les modes d'action signifiés. On rit pourtant des parents qui expliquent à leurs petits enfants ce qu'ils doivent faire, qui s'évertuent à le leur faire comprendre, et qui s'affligent de se voir systématiquement désobéis et obligés de recourir à d'autres méthodes, parce qu'on sait les enfants assez peu raisonnables. Mais les prêtres sermonnent leurs paroissiens, jugés plus aptes à raisonner, sans guère plus d'efficacité, s'ils ne recourent eux aussi à des menaces et promesses. On peut en effet réciter parfaitement son catéchisme avec toutes les explications pertinentes, sans se trouver cependant porté à y conformer sa conduite. Il semble manquer un lien entre le raisonnement et l'action. Ou plutôt, il faut différencier entre deux types de caractères à cet égard. Chez les uns, le raisonnement, aussi poussé soit-il, n'entraîne pas l'action correspondante. Chez d'autres, plus rares, la raison semble douée d'une grande efficacité, de sorte que leur conduite peut être dite effectivement comme guidée ou gouvernée par la raison. En vérité, entre les deux extrêmes on trouve tous les degrés, l'emprise de la raison sur l'action apparaissant comme plus ou moins forte chez les divers individus. Il semble par conséquent qu'il faille appliquer deux méthodes différentes pour ces deux types de caractères, et ne se fier au raisonnement que pour le second. Peut-être retrouvons-nous alors l'opportunité d'avoir deux formes d'enseignement, l'exotérique visant ceux sur lesquels la raison reste sans guère de prise, et l'ésotérique visant ceux qui sont capables de vivre sous la conduite de leur raison. Sur les premiers, il faut agir autrement que par le raisonnement, celui-ci n'étant efficace que sur les autres.

Cela ne veut pas dire, bien sûr, que le philosophe ne doive pas user de la raison pour conduire et former les moins raisonnables, mais que ses raisonnements ne doivent pas constituer leur enseignement, mais servir à l'élaborer, de la même manière que, pour dresser un animal, il est utile de raisonner, quoiqu'il soit parfaitement vain de vouloir agir sur l'animal par le raisonnement lui-même. Ou encore, bien qu'il soit utile au législateur de raisonner, les lois ne valent pas parce qu'elles s'appuient sur des raisonnements justes, mais parce qu'elles sont des commandements de l'autorité politique et qu'elles sont imposées par la crainte des punitions prévues pour les délinquants et les criminels. Dans cette perspective, c'est à l'enseignement ésotérique que serait réservée la formation par le raisonnement.

Mais, quel est ce lien souvent manquant entre la raison et la pratique ? Ou, ce qui revient peut-être au même, comment la règle peut-elle agir effectivement, là où la raison ne peut servir directement de règle ?

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Dans l'hypothèse que l'élément actif dans la morale, ce qui entraîne réellement l'action, ce n'est pas la raison — ni bien sûr lorsque celle-ci reste relativement absente ou impuissante, comme chez la plupart des gens, ni même lorsque celle-ci détermine la conduite, comme chez le philosophe —, nous pouvons le chercher selon deux voies. D'un côté, prenant les hommes les moins capables de se diriger réellement selon la raison, qu'ils sachent ou non raisonner dans leurs discours, nous pouvons nous demander ce qui détermine chez eux le comportement moral effectif. De l'autre côté, examinant ceux chez lesquels la raison entraîne effectivement l'action, nous pouvons chercher à savoir quel est l'élément dynamique qui intervient et qui manque plus ou moins chez les autres.

A la première question, nous pouvons répondre comme nous l'avons déjà fait. Ce qui règle la vie morale des personnes simples, c'est leur conscience, cette voix qui parle en eux avec un accent d'autorité, et à laquelle ils sont portés à obéir en général. Et cette conscience leur dit ce qui est ou non conforme aux mœurs, ou aux bonnes mœurs (cela revenant au même pour l'essentiel car les mauvaises mœurs sont celles des autres, celles qui contredisent les nôtres, celles qui n'ont pas l'autorité des mœurs dominantes pour nous). Or la réponse de la conscience ne consiste pas en l'affirmation d'une règle, même si elle peut aussi prendre parfois superficiellement cette forme. Ce sont pour ainsi dire les coutumes elles-mêmes qui s'y expriment. Autrement dit, ces coutumes ne sont pas connues abstraitement, objectivement, comme si elles étaient celles de quelqu'un d'autre ou d'un peuple étranger. Une telle connaissance objective les prive au contraire de leur dynamisme pour les réduire précisément à de simples objets d'observation. En revanche, nos coutumes s'expriment en nous de façon active, en s'exerçant, c'est-à-dire en reproduisant l'action coutumière ou la tendance à cette action. Et à l'interrogation sur ce qu'il convient de faire, elles répondent par leur propre affirmation active, selon leur propre autorité. Il faut agir ainsi parce que c'est la coutume, et cette coutume m'y porte déjà. Si j'ai quelque hésitation, le fait de reconnaître qu'elle est bien la coutume, la mienne, celle de mon milieu, représente également la reconnaissance de son autorité. On dira par exemple qu'il faut agir ainsi parce qu'on a toujours agi ainsi. D'ailleurs, le plus souvent, la question ne se pose pas, et la coutume se contente de diriger silencieusement l'action. Et si le discours l'accompagne, c'est d'habitude le proverbe plutôt que la maxime. Celle-ci a quelque prétention rationnelle et se réfère implicitement à une justification possible, alors que le proverbe s'affirme de lui-même, comme une évidence immédiate ; il désigne la coutume tout en étant coutumier à son tour. Il n'appelle aucune explication, mais il est lui-même l'explication, quoiqu'il puisse donner lieu à des interprétations, toujours soumises en principe à son autorité, comme lorsqu'il s'agit d'interpréter le texte sacré.

Il paraît difficile de supposer le même ressort à l'œuvre dans la conduite selon la raison, qui implique l'attitude contraire, celle de la critique des autorités. Certes, le philosophe peut se donner à lui-même ses propres coutumes, aussi bien qu'il peut chercher à former celles des autres. Mais ne se considère-t-il pas alors sous deux aspects différents de sa nature, l'une rationnelle, qui réfléchit et forme les coutumes, et l'autre passive, qui obéit aux modes de vie qu'il s'est inculqués ? Si une telle division est possible, cela reste à voir. Toutefois, est-ce bien ainsi qu'il en vient à suivre sa raison ? S'il découvre que dans telle situation il est préférable d'agir d'une certaine façon, il paraîtrait absurde que, pour pouvoir s'y résoudre en fait, il doive d'abord se constituer une coutume qui l'y pousse. Car déjà, pour accomplir ce dessein, qu'il aurait trouvé bon, il faudrait qu'il se donne la coutume correspondante, et ainsi de suite, à l'infini, de sorte qu'il n'y parviendrait jamais. Nous avons constaté que certains n'étaient guère entraînés par leurs raisonnements moraux, tandis que chez d'autres leurs conclusions étaient pour ainsi dire des décisions tout à fait efficaces. Qu'y a-t-il donc de plus dans le rapport à la raison lorsque celle-ci emporte l'action ?

Il faut déjà reconnaître qu'il y a une catégorie d'usages de la raison où celle-ci est généralement efficace, pourvu que le raisonnement ait été suffisamment accompli ou compris. Tout un chacun tire sans cesse des conclusions, découlant de raisonnements simples ou plus complexes, réguliers ou irréguliers, justes ou faux, qui déterminent fortement sa manière d'agir. Ainsi, voulant aller au marché, je me trouve devant un obstacle rendant impraticable mon chemin habituel. Aussitôt, je cherche à me remémorer les autres chemins possibles, je calcule le plus rapide, le plus aisé, le plus agréable, et il n'est pas nécessaire que je sois très sensible à la raison pour me voir déterminé aussitôt à m'engager sur le meilleur chemin selon mon estimation. Les animaux mêmes sont capables à des degrés divers de diriger leur conduite par ce genre de raisonnements. Seulement, cet usage de la raison ne semble pas correspondre à celui qui nous intéresse. Il est ici, pourrait-on dire, purement utilitaire, dans le sens où il repose sur une distinction entre la fin et les moyens, de sorte à calculer ceux qui permettent le mieux d'atteindre la fin déjà posée ou choisie. Or il semble en effet que dans ce calcul des moyens, la raison soit très généralement efficace, non seulement pour nous dire lesquels choisir objectivement, mais aussi pour nous déterminer à choisir pratiquement ceux qu'elle propose. La condition de cet usage est donc que la fin soit déjà choisie et qu'elle soit envisagée de manière suffisamment indépendante des moyens pour que n'importe lesquels d'entre eux puissent nous conduire à elle plus ou moins efficacement. En revanche, dans nos décisions morales, la fin elle-même n'est plus considérée comme ainsi fixée, mais comme devant être à son tour l'objet d'un choix, où les moyens ne sont plus envisagés seulement comme conduisant à une fin étrangère à eux, mais comme représentant eux-mêmes des fins, ou au moins des fins possibles. Ainsi, si je voulais me promener plutôt qu'aller au marché, le choix des chemins s'effectuerait différemment, chacun devant être non plus le moyen d'arriver à un endroit, mais un but choisi comme tel dans le cadre de la promenade. Car, précisément, vais-je calculer ma promenade comme je le fais pour le trajet vers un but déjà défini ? Ne vais-je pas me laisser conduire plutôt par l'habitude, le sentiment, le caprice ?

En réalité, d'où proviennent nos fins, si l'on entend par là pour ainsi dire nos fins finales, et non des buts intermédiaires, servant juste de moyens pour d'autres fins ? Ces fins correspondent, dira-t-on, à des préférences. Et en effet, ce sont nos désirs qui posent nos fins. Car nous ne désirons pas une chose parce qu'elle serait en soi bonne, selon des considérations indépendantes du fait que nous la désirons, mais nous la recherchons et l'estimons bonne parce que nous la désirons. Ensuite, apparemment, nous pouvons rechercher les moyens de l'atteindre, et c'est à ce moment que l'expérience et la raison entrent en jeu pour calculer ces moyens. Or ce raisonnement, nous l'avons vu, se met au service de fins pour lui données, d'où il tire son autorité. C'est pourquoi en principe le calcul purement utilitaire ou instrumental ne peut pas remettre en question les fins qui lui servent de prémisses.

L'impuissance pratique du raisonnement abstrait seul est frappante notamment lorsqu'on observe ses effets dans son usage instrumental entre deux personnes dont l'une désire la fin à laquelle les calculs se réfèrent, et dont l'autre y demeure indifférente ; ou lorsque soi-même, on envisage tantôt les moyens d'arriver à une fin désirée, tantôt ceux de parvenir à un but envisagé juste théoriquement, sans qu'il réponde à nos désirs. Si ces calculs sont exprimés dans le discours, aussi bien la personne intéressée que l'autre pourront les suivre, les rechercher, en examiner la cohérence. Mais pour l'une, c'est sa manière d'agir qui se trouvera impliquée et éventuellement modifiée par ces raisonnements, et ses conclusions auront une efficacité pratique directe dans la mesure où les arguments seront convaincants. Pour l'autre, il ne s'agira que d'un exercice abstrait, sans portée pratique, dont les conclusions resteront indifférentes, et dans lequel, en dehors de l'intérêt logique, la matière du raisonnement ne retiendra que légèrement l'attention, risquant même de produire l'ennui si la sympathie pour la personne concernée ne maintient quelque souci des enjeux pratiques. Ce genre de considérations montre que c'est le désir qui non seulement donne son efficacité pratique au raisonnement, mais en constitue également le moteur, la raison elle-même tendant à se reposer chez ceux qui deviennent indifférents à tout.

Pour rendre le raisonnement efficace, il faut donc le mettre au service de nos désirs ou de nos fins. Cette nécessité paraît le condamner à rester instrumental et laisser le domaine des fins entièrement hors de son emprise. Pourtant, ne pouvons-nous pas également choisir nos fins, réfléchir sur elles, vouloir les justifier, et donc raisonner à leur propos ? Il est évident que nous nous livrons à ce genre d'activité, certains fréquemment, d'autres rarement. Faut-il donc croire que nos fins, et les désirs qui les posent, soient dans la dépendance de principes supérieurs d'une autre nature ? Une telle conclusion ne s'impose pas, parce que certains désirs peuvent devenir l'objet d'autres désirs, qui, dans cette relation, se présenteront comme supérieurs par rapport aux désirs désirés. En effet, nous n'avons pas seulement des désirs directs de diverses choses, mais également des désirs de désirs, formant ce que nous définissions comme les valeurs dans les introductions aux séminaires sur la transformation des valeurs[]. En d'autres termes, les fins peuvent s'ordonner à d'autres fins, sans pour autant devenir simplement des moyens pour celles-ci. Aussi, comme dans le cas des rapports entre moyens et fins, ces rapports entre fins de niveaux réflexifs différents peuvent donner lieu à des raisonnements, quoique d'une nature plus complexe. En effet, tandis que les moyens sont rapportés à une fin donnée fixe, les fins se situent entre elles dans des rapports où elles s'affectent mutuellement.

Les raisonnements concernant le rapport des moyens possibles à leur fin donnée mettent en jeu principalement la relation de causalité. Il s'agit en effet, à partir d'une situation de départ, de découvrir des séries de rapports de cause à effet, de telle manière que les premières causes soient présentes dans la situation de départ, et que les derniers effets correspondent à la fin visée. En fait, toutes les causes peuvent être vues comme des moyens pour leurs effets, si ces derniers sont visés comme buts à atteindre. Il y a donc un lien direct et très étroit entre la vision causale des phénomènes et la raison instrumentale. Pour cette raison, si le rapport réciproque des fins diffère foncièrement de celui des moyens aux fins, il est conséquemment différent aussi de la relation de causalité, et les raisonnements auxquels il peut donner lieu en tant que tel sont à leur tour étrangers aux calculs de la raison instrumentale. Il doit exister entre les fins des liens de compatibilité et d'incompatibilité, ainsi que de subordination qui sont d'une autre nature que la causalité. Cela ne signifie pas d'ailleurs que celle-ci soit entièrement exclue, voire qu'elle doive jouer un rôle tout à fait mineur dans le domaine des relations de désirs ou de fins. Car, chaque fin demandant sa réalisation, elle exige de ce fait le recours aux moyens efficaces, et éventuellement au calcul menant à leur découverte et à leur évaluation. Or des fins diverses peuvent exiger le recours à des moyens incompatibles entre eux, de telle sorte qu'elles ne puissent être réalisées ensemble et qu'elles se trouvent mutuellement incompatibles pour cette raison. Mais la cohérence des fins ne peut se réduire à la compatibilité des moyens qui permettent de les réaliser. En effet, nous avons vu que le calcul utilitaire ne devenait pratique que dans la mesure où les fins sont données et traitées comme des valeurs fixes. La démonstration que des fins différentes impliquent le recours à des moyens incompatibles entre eux, exclut seulement qu'elles puissent être toutes réalisées, mais elle ne permet pas de savoir lesquelles doivent l'être. Et même si l'on tient ces fins pour hiérarchisées d'avance, c'est cette hiérarchie préexistante au calcul instrumental qui résoudra cette question. Par conséquent, la question de l'établissement et de la transformation de cette hiérarchie ou bien ne sera plus du domaine de la raison, ou bien requerra un autre mode de raisonnement, non causal.

Notons également que les désirs, quoiqu'ils se rapportent les uns aux autres selon des rapports non causaux, ne sont pas pour autant dépourvus de relations causales entre eux. Car il est parfaitement possible, et courant, de les envisager sous cet angle, comme le fait notamment la psychologie, qui peut étudier comment leurs changements peuvent être l'effet aussi bien d'événements différents que d'autres désirs, et par conséquent comment ils peuvent aussi modifier des désirs. Nous faisons ainsi des calculs à propos des désirs d'autres personnes, pour agir sur eux par exemple, en les envisageant éventuellement eux-mêmes comme des moyens de produire de nouvelles configurations de désirs, et par suite de modifier les buts des gens autour de nous. Et nous sommes également capables de considérer de la même façon nos propres désirs afin d'agir sur eux, y compris par le moyen de certains désirs que nous savons avoir. Il est courant, par exemple, dans la vie morale, de chercher à développer un désir contraire à un autre que nous aimerions atténuer, de chercher par exemple à favoriser le désir de certains sports pour lutter contre celui de la paresse. Dans cette mesure, le calcul instrumental s'applique très bien aux fins elles-mêmes, avec la même condition que dans les autres cas, à savoir que celles qui guident ce raisonnement soient présupposées. Par exemple, il faut que je me sois d'abord donné comme fin de devenir moins paresseux pour fonder le calcul destiné à me montrer comment y parvenir, en utilisant peut-être d'autres fins comme moyens dans ce but. On voit donc comment, ici encore, la question concernant l'importance ou la valeur de cette fin exige une autre forme de raisonnement pour la résoudre.

Nous avons déjà remarqué que cet autre type de rapport entre les fins, nous le trouvions notamment dans la valeur, comprise comme résultant d'un rapport interne des désirs, en tant qu'ils portent les uns sur les autres pour former la structure du désir de désir. Cette relation n'est plus l'objet d'un calcul instrumental, mais constitue une évaluation, établissant donc une valeur (qui peut d'ailleurs être celle d'une chose désirée quelconque aussi bien que d'un désir). S'il intervient ici quelque raisonnement, c'est donc selon une logique différente de celle du calcul causal. Nous pourrions parler d'une sorte de logique de l'évaluation. Car la valeur ne résulte pas d'un calcul montrant que telle fin, ou tel désir, est effectivement réalisable (c'est-à-dire que nous connaissons les moyens de le réaliser), mais d'une réflexion montrant que la chose ou le désir sont vraiment désirables.

Il est vrai que ce qui est réalisable est généralement préféré dans l'ordre des moyens. Cependant cette valeur du moyen en tant qu'il se révèle un véritable moyen, ne lui vient pas de ce seul fait, mais d'abord de la valeur de la fin qu'il permet d'atteindre ; et il perd cette valeur si cette fin la perd. Néanmoins, il faut avouer que le fait d'être réalisable n'est pas non plus juste indifférent pour la valeur d'un désir, qui peut même s'éteindre si on le reconnaît comme impossible à réaliser. Toutefois, ici encore, cette influence du calcul utilitaire dans l'évaluation n'est pas l'élément décisif. On peut continuer à désirer l'impossible, en valorisant cette attitude, comme à l'inverse on ne désire évidemment pas une chose simplement parce qu'elle est réalisable.

Nous avons vu que le raisonnement instrumental, une fois la fin admise, peut procéder par une considération objective, causale, des rapports entre les moyens possibles et les fins. Et c'est ce point de vue que prend la science psychologique pour étudier les rapports de causalité entre les diverses sortes de désirs. Il semble par contre que l'évaluation implique une autre attitude, dans laquelle le désir n'est plus considéré de l'extérieur, mais de l'intérieur, ou, si l'on veut, dans une perspective subjective. Rappelons que la considération interne dont il s'agit ne signifie pas qu'on envisage ses propres désirs et non ceux des autres, car on peut fort bien s'examiner en psychologue. La perspective subjective ne vient pas du fait que quelqu'un s'observe lui-même, mais du fait que le désir y est perçu dans sa propre perspective, c'est-à-dire en tant que désirant — et selon son désir, son acte de désir, si l'on peut dire. Car si le désir est perçu de l'extérieur, même par introspection, son évaluation est suspendue, et l'on retombe dans l'attitude objective. Par conséquent, lorsqu'il s'agit de comprendre ainsi les relations spécifiques des désirs entre eux, comme dans l'évaluation des valeurs, ou dans les désirs de désirs, alors il ne suffit pas de considérer l'un seul de ces désirs dans son caractère actif, de son propre point de vue, comme si le second, qui en est en un sens l'objet, cessait par là de s'affirmer comme désirant à son tour. En effet, la valeur d'un désir ne peut pas être établie indépendamment de ce que ce désir désire, de son acte de désirer donc, si bien qu'il faut le considérer à son tour subjectivement, comme désirant. La logique de l'évaluation suppose donc l'attitude subjective comprise comme nous venons de le dire (les désirs eux-mêmes étant les sujets), ou, en d'autres termes, cette logique implique l'exercice effectif du désir.

La question de savoir comment la raison peut être active dans le domaine de la morale proprement dite, c'est-à-dire dans la réflexion sur les fins, et non seulement sur les moyens, ne peut pas se résoudre en considérant la seule raison instrumentale, mais elle exige d'entrer dans le domaine de ce que nous avons appelé ci-dessus de manière un peu restrictive la logique de l'évaluation. Et alors l'opposition traditionnelle entre la pensée impliquée dans les mœurs et celle qui est mise en œuvre dans la sagesse véritable, ou la raison philosophique, ne vaut plus et doit être repensée.

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Les mœurs se caractérisent justement par la façon dont s'y lient intimement, pour former une sorte d'unité difficilement décomposable, la pensée, la perception, le sentiment et l'action. C'est au point que le plus souvent l'activité de réflexion ne semble pas même apparaître, et que l'action paraît se produire directement dans la situation qui la réclame, comme automatiquement, avec le vague sentiment que c'est normal ainsi, et avec une gêne qui peut mener à une réflexion proche du sentiment lorsque l'action habituelle est contrariée. Comme pour les désirs en général, on peut certes considérer les mœurs objectivement et les étudier dans cette perspective. Mais on perd alors la compréhension intime de la façon dont elles sont vécues et dont elles agissent. Et comme les désirs, les mœurs (qui les impliquent d'ailleurs) sont immédiatement reliées à l'action, ou mieux, sont directement actives. Le désir comporte une tension, qui entraîne l'action lorsqu'il n'est pas empêché. Et de même les mœurs sont des manières d'agir qui tendent à se reproduire.

Les désirs et les mœurs mettent en œuvre la raison instrumentale, quoique sans s'expliquer par elle, sinon marginalement. D'ailleurs, le degré auquel on recourt à cette raison, les circonstances dans lesquelles on l'utilise, les manières dont on forme les raisonnements font encore partie des mœurs et sont déterminées par elles. Il y a en effet divers styles dans cet usage, variant déjà par exemple dans leur rapport à lui entre deux manières opposées, impulsive ou calculée, en général ou dans certains domaines précis. Les mœurs varient également dans la façon de calculer, intégrant par exemple fortement le raisonnement à la perception, ou cherchant au contraire à l'en détacher pour le lier rigoureusement à l'usage réglé de symboles explicites (comme dans les mœurs scolastiques et scientifiques notamment).

Nous avons vu que la logique de l'évaluation impliquait autre chose que l'observation des valeurs et des désirs, à savoir une sorte de participation à ces désirs, ou plutôt une sorte de mise en jeu de ceux-ci. Les désirs étant des sentiments, liés à l'imagination aussi bien qu'à la perception sensible, à la fiction aussi bien qu'à la réalité, il existe un type de pensée permettant non seulement de les réfléchir, mais également de les faire entrer dans des configurations virtuelles, quoique non simplement théoriques, puisque les désirs impliqués dans les fictions sont bien réels, même s'ils sont souvent moins consistants que ceux qui s'attachent aux réalités correspondantes. Nul doute que cette méthode de réflexion vaille aussi pour les mœurs, dans la mesure où celles-ci comportent également les désirs, ainsi que les modes de pensée qui leur sont liés. Faut-il conclure pour autant que la logique de l'évaluation, au sens strict, comme correspondant à la pensée des valeurs, suffise pour aborder le domaine des mœurs ?

Les mœurs comportent et constituent des valeurs. Nous avons vu en effet qu'il y avait en elles une sorte de justification automatique d'elles-mêmes, comme si les mœurs se présentaient toujours en disant ou en étant prêtes à affirmer qu'elles sont bonnes, et donc que, étant entre autres des désirs d'agir d'une certaine façon évalués comme bons, elles sont bien des valeurs, explicites ou plus souvent implicites. Mais il y a dans les mœurs un élément supplémentaire fondamental faisant d'elles des coutumes, à savoir précisément la présence constitutive d'une habitude, portant comme automatiquement à l'action. Or l'habitude met en jeu autre chose que des sentiments. Elle mobilise des actions du corps, condensant pour ainsi dire des actions passées pour les transformer en dispositions à la reproduction d'actions semblables. Dans de nombreux cas, les habitudes semblent agir de façon purement mécanique, comme lorsque j'écris sur un clavier, ne pensant qu'aux mots et lettres que je veux écrire, et que mes doigts choisissent et pressent d'eux-mêmes les bonnes touches. Ce caractère automatique, mécanique, est d'autant plus marqué que les habitudes sont plus rodées, plus fortes, plus parfaites. Et dans cette mesure aussi, elles se rendent moins conscientes, et agissent pour ainsi dire en silence, comme pour leur propre compte, à l'instar des réflexes. De grandes parties de notre vie se passent ainsi en actions coutumières que nous remarquons à peine ou qui passent inaperçues. Lorsqu'il agit ainsi, le corps semble se mouvoir sans pensée ni sentiment, et par conséquent sans volonté ni désir non plus. Ces coutumes ne diffèrent de réflexes naturels ou d'instincts que par le fait qu'elles ont été acquises et que, pour certaines d'entre elles, elles ont requis nos soins durant l'apprentissage avant de s'exercer sans plus attirer notre attention, et aussi par le fait qu'elles peuvent de nouveau être modifiées en principe, avec plus ou moins de peine.

On arguera peut-être que ces habitudes mécaniques, qui font bien partie des mœurs, n'en représentent pas pourtant la partie réellement morale. En effet, plutôt que de concerner les fins, elles paraissent réduites au domaine des moyens. Ainsi, l'exemple des doigts s'occupant eux-mêmes de taper juste sur le clavier montre bien le caractère purement instrumental de ces habitudes mécaniques, car celles-ci ne s'exercent précisément que sous la conduite de ma volonté d'écrire tels et tels mots, et lui sont entièrement subordonnées, comme un instrument à la volonté qui lui donne son but. Ce que les mœurs ont de proprement moral, ne faudrait-il pas le chercher ailleurs, dans nos comportements à l'égard d'autrui particulièrement ? Et ne pourrait-il pas se révéler alors que dans les coutumes de ce genre l'action n'est plus mécanique, mais accompagnée de conscience et d'assentiment ? Par exemple, dans plusieurs pays la coutume est de donner l'aumône aux mendiants. Plusieurs le font, par habitude certes, mais avec la conscience que c'est bien. C'est effectivement ce que nous pouvons constater. Pourtant on observera aussi que le meilleur homme dans ses bonnes œuvres quotidiennes en viendra à agir automatiquement, sans plus y penser, à mesure que la coutume sera mieux établie en lui. Et si on lui demande pourquoi il trouve bon d'agir ainsi, ne répondra-t-il pas le plus souvent que c'est évident, que c'est normal, que tout le monde le sait et, en principe, le fait, à peu près comme celui à qui on demanderait pourquoi il bouge de telle manière les doigts sur le clavier, répondrait que c'est ainsi que cela se fait ? Et dans les deux cas, il pourrait être amené par de telles questions à y réfléchir, à modifier son habitude, poussé par des arguments ou incité par de nouveaux exemples. Et à supposer qu'on ne tape sur un clavier que dans le but d'écrire, tandis qu'on donne l'aumône, non dans un autre but (comme de faire son salut), mais pour la seule valeur de cet acte, pris donc comme fin, il se présenterait mille exemples intermédiaires entre les deux, permettant de glisser des uns aux autres sans solution de continuité, les fins se substituant progressivement aux moyens ou l'inverse. J'écris ou parle en français, par coutume. Est-ce une fin ou un moyen ? Un moyen pour communiquer, sans doute. Et pourtant, demandez aux francophones de parler plutôt anglais, et une bonne partie d'entre eux tiendront à leur langue, en feront une fin, quoique l'anglais permette aussi de communiquer. On est, comme on dit, attaché à ses habitudes. On les trouve bonnes, en principe (même si on peut parfois se persuader d'en changer), et on les valorise donc, comme des fins, même si elles servent de moyens par ailleurs.

Il est justement caractéristique des mœurs qu'en elles la distinction entre les fins et les moyens, sans disparaître simplement, tende à se brouiller. De même qu'un désir désiré ne cesse pas d'être un désir, indépendamment du désir qui porte sur lui, de même les moyens coutumiers tendent à être également des fins, indépendamment du fait qu'ils restent aussi des moyens par rapport à leurs fins. On connaît dans les sociétés traditionnelles, où les coutumes sont justement fortes et bien établies, la résistance à tout changement, même en faveur de méthodes apparemment plus efficaces. On ne s'y résout pas à distinguer nettement entre les moyens et les fins, pour pouvoir changer les premiers tout en conservant les secondes lorsque cela paraît plus expédient. Les mœurs s'imposent partout, en tout, du simple fait qu'elles sont les mœurs, et elles s'imposent comme bonnes, même quand elles concernent apparemment juste les moyens de parvenir à quelque chose de bon. Pour cette raison, quoiqu'il y ait des différences de valeurs entre les diverses coutumes, il est en général considéré comme mauvais, contre les mœurs, immoral, de déroger à l'une quelconque d'entre elles, toutes s'affirmant donc bien comme des fins. Cela se voit mieux si l'on considère non pas les coutumes séparées, mais les mœurs, en tant que celles-ci tendent à former des complexes et à se lier intimement les unes aux autres, au point de constituer des touts fortement solidaires. Alors que chaque coutume a déjà son inertie particulière, qui la détermine à résister au changement, les mœurs ont de plus une puissante inertie commune, par laquelle elles résistent en commun à chaque changement particulier. Les mœurs ne se réduisent pas juste à un certain nombre de coutumes distinctes, mais elles composent des agencements solidaires. C'est par leur cohésion, leur affinité, qu'elles forment des modes de vie doués de leur caractère propre, et se soutenant ou valant aussi dans leur ensemble. C'est ainsi que dans une société traditionnelle aux mœurs fortes, la dérogation à la moindre coutume met en question tout le système des mœurs, et non seulement cette coutume particulière. Est-ce la raison pour laquelle dans notre langue, à très bon escient, le terme de mœurs ne s’utilise qu'au pluriel ?

Cette solidarité des mœurs n'est pas un trait superficiel, mais elle renvoie à une de leurs propriétés essentielles, celle du lien des actions qui leur est constitutif. La simple coutume isolée comporte déjà cet aspect. En tant qu'habitude, elle consiste déjà en un lien à travers le temps entre les actions semblables qui se répètent, et dont elle résulte d'un côté, mais qu'elle forme activement également de l'autre, venant non seulement de la répétition, mais la reproduisant effectivement. D'autre part, une coutume ne se ramène pas à la répétition d'un geste isolé, mais représente déjà la reproduction d'ensembles de gestes, réunis en des actions complexes. En outre, ces gestes ne se rapportent pas uniquement à eux-mêmes, mais ils se réfèrent à des situations qui les occasionnent et auxquelles ils s'adaptent, de telle manière que ces situations font pour ainsi dire partie d'elles. Par là, la coutume lie aussi le corps agissant à son milieu, les intégrant fortement, au point qu'une habitude ne survit souvent pas à la modification des éléments pertinents pour elle dans l'environnement, pas plus qu'à certaines transformations du corps qui en interdisent les gestes. En somme, les coutumes introduisent déjà une forme de cohérence active dans la vie concrète des hommes au sein de leur milieu.

Les mœurs élargissent cette cohérence, en agençant de grands nombres de coutumes, voire toutes celles d'un agent, tendanciellement. Dans les mœurs, non seulement les coutumes s'agencent horizontalement, si l'on peut dire, pour se côtoyer et se répartir le champ de l'action de quelqu'un, mais elles s'organisent aussi verticalement, les unes s'adaptant aux autres pour former comme des coutumes de niveau supérieur, de plus grande ampleur. Bref, de coutumes elles deviennent mœurs et se lient, s'adaptent non seulement au milieu, mais les unes aux autres, formant des structures d'action plus complexes finissant par s'étendre à toute la vie et à constituer justement des modes de vie. Ce processus (puisque les mœurs se forment à travers l'action, plutôt que d'être données au départ de la vie comme des instincts) ne s'arrête pas à la constitution de la forme de vie d'un individu particulier, mais, de même qu'elle adapte l'homme à son milieu, elle tend à l'adapter à sa société, en se reproduisant chez ses membres, et en répartissant les coutumes avec les fonctions. Par là, les mœurs d'une société dépassent celles des individus, définissant celles des divers rôles, selon l'âge, la profession, les rôles familiaux, et ainsi de suite, et tissant par là les actions et les vies d'une société entière dans leur cohérence.

Si nous nous souvenons que les mœurs ne concernent pas que les actions extérieures, mais aussi bien pour ainsi dire tous les mouvements, externes ou internes, les manières ou habitudes de penser, de sentir, de percevoir, d'éprouver des sentiments, il devient encore plus frappant à quel point elles peuvent entièrement constituer des modes de vie, ou des cultures entières. Et, dans la mesure où un système de mœurs a une assez grande cohérence, il enveloppe ceux qui partagent le mode de vie qu'il définit en lui donnant, comme silencieusement, mais efficacement, une sorte de justification interne, ou ce qu'on appelle un sens. Nous avons vu en effet que dans les mœurs, même si certains usages se justifient notamment par leur utilité à l'égard d'autres fins, ce qui leur donne déjà un sens, la distinction entre moyens et fins n'est plus ici tranchée, parce que les mœurs attribuent également un sens propre, le caractère de fin, à des activités servant de moyens à d'autres. Or plus un système de mœurs est fortement lié, plus il parvient ainsi à justifier chacune des coutumes qui le composent et à lui donner un sens, d'autant qu'il règle aussi les sentiments qui y conviennent et l'opinion qu'il s'agit d'en avoir. On le sent bien en considérant la différence malaisée à désigner, mais facile à éprouver, entre une coutume caractéristique insérée dans le système de mœurs auquel elle appartient, et cette même coutume isolée par exemple dans le traitement qu'elle reçoit dans le folklore, où elle est maintenue hors du mode de vie réel qu'elle contribue à constituer, comme vidée de son sens.

De même, tombés hors d'un tel système de mœurs, ou restés dans des coutumes relativement peu cohérentes entre elles, les hommes cherchent d'habitude à trouver un mode de vie guidé et comme soutenu par un fort système de mœurs, et ils en attendent le sens de la vie ou, en somme, le salut. Or comme les mœurs sont variées, étant des productions humaines, soumises aux contingences de l'invention et de l'histoire, la question de savoir quelles sont les bonnes mœurs, les vraies et uniques bonnes mœurs, risque fort de ne pas trouver de solution. Il n'empêche que beaucoup se sont mis à la recherche d'une telle solution, espérant qu'il puisse y avoir une morale universelle pour répondre définitivement à cette question. Mais la plupart se contentent d'affirmer que leurs mœurs sont simplement les bonnes parce qu'ils éprouvent qu'elles donnent un sens à leur vie. Et ceux qui voient bien la relativité des mœurs, et peut-être le caractère abstrait et insuffisant des prétendues morales universelles comme telles, affirmeront comme principe moral le plus universel l'importance pour chacun de vivre dans les mœurs qui sont les siennes, c'est-à-dire généralement celles de sa société, ou en d'autres termes ils penseront qu'il s'agit avant tout de conserver, de retrouver ou de trouver leur identité, entendant par là justement un système de mœurs qui, quoique particulier et distinguant un mode de vie des autres, puisse avoir une cohérence et une force suffisantes pour s'affirmer pour eux comme les bonnes mœurs, porteuses par elles-mêmes de sens. En somme, le désir d'identité est celui d'un ordre moral stable, de mœurs établies. Nous retrouvons ainsi l'idéal spontané de l'homme des mœurs, heureux de vivre dans leur cohérence, sans avoir à se poser de questions sur son mode de vie.

Mais que faire quand, comme il arrive souvent, les mœurs n'ont pas cette force et cette cohérence propre à justifier ceux qui en vivent ? Nous savons que les mœurs sont non seulement variées, mais qu'elles varient aussi. Les cohérences se font et se défont, et si elles ne disparaissent pas entièrement, elles s'affaiblissent, laissant place à la recherche, plus ou moins consciente, de nouvelles mœurs, au moins partielles, et de nouvelles cohérences. Bref, la modification des mœurs fait partie d'elles également, apportant l'inquiétude morale dans les traditions même les plus établies et les plus puissantes. Or comment ces modifications ont-elles lieu ? Quelle est la logique de cette cohérence des mœurs ?

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Il arrive que nous entreprenions consciemment de nous former des habitudes, mais la plupart du temps, elles se forment d'elles-mêmes, ou du moins sans que nous y prenions garde. C'est plutôt sur les actions singulières que nous dirigeons notre attention et que nous réfléchissons. Parfois, nous trouvons une bonne solution, et dans des circonstances semblables, elle nous revient en mémoire et nous la choisissons à nouveau. Peu à peu, elle s'impose d'elle-même et nous n'y pensons plus. L'habitude est là qui se charge de nous conduire, et nous n'avons jamais décidé de la former, même si les actions particulières qu'elle a rendues automatiques ont au début fait l'objet de notre attention et de nos calculs. Peut-être même, si nous avions réfléchi au fait que nos décisions singulières allaient constituer nos modes d'agir à long terme, n'aurions-nous pas voulu étendre ces décisions aussi loin et y donner une telle importance. Et souvent d'ailleurs nous n'avons qu'à peine réfléchi aux actions particulières à l'origine de nos habitudes, et c'est le hasard qui a perpétué une certaine manière d'agir parce qu'elle s'était simplement présentée à nous la première, suggérée éventuellement par des circonstances accessoires, sans plus d'importance ensuite dans la constitution de l'habitude. Il serait pourtant exagéré de prétendre que nos habitudes soient purement arbitraires. D'une manière ou de l'autre il s'est opéré une sélection des actions réussies dans un type de situations, tandis que les autres tendaient à être éliminées, à mesure du moins que l'échec était patent ou sensible. Notons d'ailleurs que le succès et l'échec ne s'évaluent pas seulement à l'efficacité avec laquelle une façon d'agir parvient à son but, puisque les mœurs ne concernent pas que les moyens, mais également les fins, et que le succès peut résider par exemple dans le plaisir éprouvé, ou dans la manière dont se renforcent réciproquement l'habitude et le désir qui s'y attache. En outre, comme nous avons de nombreuses habitudes, chacune en favorise ou défavorise d'autres, et se voit par là confirmée ou contrariée. Les différentes situations dans lesquelles nous nous trouvons communément s'interpénétrant le plus souvent, et nos habitudes s'enchaînant entre elles à proportion, le mouvement d'adaptation des unes aux autres est important, et l'on comprend que les mœurs tendent à former des complexes très larges, doués d'une cohérence consistant en l'équilibre qui se cherche et se stabilise plus ou moins dans les rapports dynamiques de toutes les habitudes.

Et si l'on considère les coutumes, ces habitudes transmises par l'éducation et la tradition, nous les avons souvent acquises à un âge où nous étions peu capables d'y réfléchir, et elles étaient déjà implantées et assimilées lorsque nous sommes devenus plus capables de réflexion. Au début, elles nous ont été en partie imposées, par des commandements et de fortes incitations à nous y plier, en partie instillées par imitation spontanée de nos proches et plus particulièrement de ceux qui nous servaient de modèles, tels que les parents, les éducateurs et tous ceux que nous entendions louer.

Il n'est pas étonnant dans ces conditions que l'homme des mœurs se montre souvent incapable de répondre à la question de savoir pourquoi il suit telles ou telles coutumes. Souvent déjà, il n'y a jamais vraiment réfléchi. Parfois il se souvient vaguement qu'il s'était posé des questions à ce sujet alors que cette coutume ne lui était pas encore coutumière, mais il ne retrouve pas de raisons bien fortes, parce qu'elles n'ont joué que peu de rôle dans l'adoption de la coutume et qu'elles paraissent dérisoires face à l'évidence et à l'empire qu'elle a acquise. Ou bien il se réfère à la coutume elle-même, comme suivie par tout le monde autour de lui, ou à telle personne respectée qui s'y conforme également. Ou bien encore, il se souvient d'une justification coutumière qu'on donne de cette coutume, et il cite un proverbe ou un discours convenu, dont il reste incapable de rendre davantage compte. Mais, si l'on insiste, sa perplexité momentanée ne le désarçonne pas, parce qu'il sent bien que ses mœurs se tiennent, qu'elles sont cohérentes en pratique, qu'elles font sens pour lui et pour ceux avec qui il les partage.

L'effet justificatif des mœurs est d'autant plus fort que, comme nous l'avons remarqué, les coutumes ne concernent pas que les actes physiques, mais également ceux de ce qu'on peut nommer pensée en un sens large. Chaque mode d'action physique correspond à des façons de percevoir qui le rendent possible et qui sont à leur tour façonnées par les exigences de l'action. On sait bien qu'un chasseur, un bûcheron ou un poète ne voient pas du tout la forêt de la même façon. Les traits qu'ils perçoivent, ainsi que leurs agencements et les constructions perceptives qu'ils en forment, sont différents, et il faut entrer dans ces divers modes d'action pour parvenir à les voir. A ces habitudes perceptives vont naturellement s'associer des sentiments particuliers et des habitudes imaginatives correspondantes. Par suite les calculs et réflexions que requièrent ces perceptions et imaginations vont varier également. Bref, c'est toute la vie qui entre plus ou moins dans ces habitudes, avec les modes mêmes de réflexion qui les évaluent. C'est pourquoi la question morale de savoir pour quelle raison l'homme des mœurs suit telle ou telle coutume n'a pas de sens, posée ainsi abstraitement, car elle isole ce qui ne l'est pas dans son sentiment ou sa pensée. Son système de mœurs ne découle pas de principes universels abstraits qu'il aurait adoptés et dont il déduirait ses maximes d'action. Dans les mœurs, le sens ne se construit pas ainsi, de haut en bas si l'on peut dire, mais à l'inverse, de bas en haut. Lorsque nous agissons dans les cas concrets, se forment des habitudes, qui se tissent entre elles et acquièrent ainsi leur cohérence ou sens, de sorte que celui qui cherche à en isoler ce sens le fait simplement s'évanouir.

Ce lien étroit entre le sens et les mœurs se manifeste particulièrement dans certaines d'entre elles, dont la fonction est précisément de le révéler selon le mode même des mœurs, à savoir les rites. Ceux-ci exigent explicitement de suivre avec une attention scrupuleuse la suite exacte des actes et gestes constitutifs du rite et établis par la coutume, souvent en se plaçant volontairement dans l'état d'esprit prescrit, que d'ailleurs le rite contribue d'habitude à susciter également. Souvent les rites se réfèrent à des croyances coutumières, mythiques, religieuses, dont ils contiennent quelque forme de représentation, proche ou lointaine, comme s'il s'agissait à travers eux de donner aux mœurs, selon leur propre mode, une certaine façon de se réfléchir. Et ce qui leur est commun, c'est justement la mise en évidence et l'affirmation forte de l'autorité même de la coutume et de sa capacité de produire elle-même le sens de la vie.

On voit bien également ce caractère global des mœurs dans le phénomène de la familiarité. Ce qui nous est familier, c'est à la fois ce qui est habituel et ce que nous pensons connaître. Ce sont les choses non familières, étranges, qui nous semblent inconnues. Pour avoir l'impression de les connaître, il nous suffit de les intégrer à notre monde familier, c'est-à-dire à notre système d'habitudes. Et comme ce qui est familier, c'est à la fois ce que nous avons l'habitude de voir, ce qui s'intègre à nos habitudes, ce que nos habitudes nous font percevoir comme leur appartenant, en relation avec elles, selon elles, le monde familier est celui dans lequel nous nous reconnaissons, que nous connaissons parce que nous savons comment y agir, parce que nous savons immédiatement ce qu'il importe d'en voir, et cela dans le cadre justement de nos mœurs. Ici, l'habitude apparaît clairement à la fois comme un mode d'action et de connaissance constituant un monde intimement relié à notre vie.

A ce propos, si dans la vie courante, connaître une chose revient à se familiariser avec elle, et à la considérer ensuite en tant qu'elle est familière, intégrée aux mœurs et allant de soi, il semble que cette façon de connaître convienne à l'homme des mœurs, mais s'oppose à l'attitude du philosophe, toujours porté à remettre en question ce qui paraît familier aux autres, c'est-à-dire à considérer toute chose sous ses aspects étranges ou non familiers. Et il est vrai que cette opposition est frappante, comme si le philosophe refusait l'évidence pratique du monde familier, au nom sans doute d'une tout autre forme de connaissance, plus réelle. Pourtant, il se pourrait aussi que, contrairement à cette apparence, il vise, lui aussi, à se rendre les choses familières et que sa critique ne soit pas étrangère à ce but. Car il y a bien des degrés auxquels le monde familier comprend la réalité. Certains systèmes de mœurs laissent subsister autour de leur monde un océan de phénomènes étranges, dérangeants, qu'on tente de ne pas trop voir, d'oublier ou de conjurer lorsqu'ils ne sont pas facilement assimilables. Une autre stratégie peut consister à rechercher au contraire tout ce qu'il y a d'étrange, parfois au sein même de ce qui paraît le plus familier, pour inventer de nouveaux modes de familiarité, moins immédiats, plus difficiles, mais plus efficaces aussi, où par exemple, ce sont les mœurs critiques elles-mêmes qui deviennent les plus familières. Et dans cette mesure l'attitude critique de la philosophie n'implique pas nécessairement que son mode de connaissance soit par nature étranger à celui de la familiarisation, envisagée ici comme activité délibérée.

Compte tenu de la particulière cohérence ou logique des mœurs, comment la raison peut-elle intervenir dans leur formation et leur transformation ? Nous avons vu que dans la mesure où une réflexion explicite, raisonnée, parvient à établir de meilleures façons d'agir, il est possible de chercher à réformer les mœurs à l'aide de commandements, de maximes ou de lois, dans l'espoir qu'ils entraînent la formation de nouvelles habitudes, ce qui est raisonnable, puisque le fait d'agir d'une certaine manière peut introduire une habitude, et cela surtout lorsqu'on suit une règle, entrant donc dans un type d'action répétitive, qui constitue l'habitude. Le moraliste et le législateur naïfs se trompent cependant en imaginant qu'il suffise de créer par les règles chaque fois l'habitude correspondant à l'action prescrite, même si le processus peut bien avoir lieu. Car la logique des mœurs résiste à ce procédé. La cohérence des mœurs ne permet pas en effet des actions ponctuelles efficaces. La nouvelle habitude introduite par la règle doit s'insérer dans les mœurs, où elle peut rencontrer des habitudes contraires, qui l'empêcheront ou la dévieront. Si elle s'implante malgré tout, elle modifiera aussi d'autres habitudes, provoquant des effets contraires à ceux qui étaient recherchés. Les législateurs avisés (mais il y en a peu) le savent et tentent de subtils calculs pour prévoir ce genre d'effets indirects. Ils en viendront ainsi à élaborer des lois qui ne semblent pas importantes, et parfois même peu pertinentes en elles-mêmes, c'est-à-dire par rapport aux actions qu'elles prescrivent directement, pour agir sur d'autres mœurs, reliées aux habitudes sur lesquelles on opère par la loi. Pour cela, il faut qu'ils entrent dans la logique des mœurs et qu'ils tiennent compte selon cette logique des habitudes d'action impliquées, certes, mais également des sentiments, de l'imagination, des modes de penser, dont nous avons vu qu'ils font partie intégrante du système des mœurs. Et de la façon dont les lois et les mœurs se lient pour en arriver presque à se confondre, dépend la constitution du peuple en une nation, avec le fort sentiment d'une identité commune qui la caractérise. Pour maîtriser les effets des lois, il faut même que le législateur tienne compte de l'habitude de se comporter ou non selon des règles explicites, dans la mesure où elle détermine des manières de penser qui ont leur influence sur l'ensemble des mœurs. Car une culture dans laquelle les lois sont peu nombreuses, et fortement liées aux coutumes, diffère beaucoup d'une culture dans laquelle des lois et des règlements dictent le comportement à tenir dans le détail des domaines de la vie. Dans l'une, on se soucie peu des règles et se contente d'agir comme spontanément, selon la coutume, puisque celles-ci ne font qu'expliciter et préciser certaines coutumes. Dans l'autre, l'une des coutumes principales est de chercher toujours la règle abstraite qui détermine et justifie l'action et par là de se référer à de telles règles dans la plupart des décisions. Dans l'une, les mœurs tendent, selon leur nature, à former des systèmes de coutumes très liés et aptes à donner à la vie un sens fortement senti. Dans l'autre, les mœurs tendent à éclater en coutumes provisoires relativement détachées et détachables, fortement subordonnées à la coutume générale de se diriger selon des règles — et donc selon des commandements.

Mais quelle que soit la direction dans laquelle il se dirige, vers la constitution de mœurs très intégrées, orientées par quelques lois fortes, elles-mêmes très intégrées, ou vers l'établissement de coutumes plus ou moins provisoires, réglées une à une par les lois, organisées selon un système abstrait, le législateur doit, pour réussir à modifier réellement les mœurs et donc les comportements, raisonner selon la logique des mœurs. Cette nécessité est évidente dans le premier cas, mais elle s'impose également dans le second, quoiqu'on puisse plus facilement l'oublier. Car la logique abstraite d'un système juridique ne trouve son application que dans la mesure où les coutumes qu'il tend à produire sont cohérentes en elles-mêmes et entre elles, ainsi que par rapport au système des mœurs.

Il n'en va certainement pas autrement pour le philosophe dans son opération critique de modification des mœurs, des siennes d'abord, et de celles de la société ensuite.

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L'homme normal vit dans les mœurs. Autrement dit, il ne se contente pas d'agir en les suivant, comme si elles étaient quelque chose d'étranger à lui, face à quoi il pourrait se poser en observateur pour choisir de s'y conformer ou non, comme on peut le faire face à une règle explicite. Les mœurs agissent en lui, forment les sentiments appropriés, font voir la réalité selon elles, et se jugent elles-mêmes. Quand le système des mœurs est cohérent et puissant, la vie a donc un sens pour celui qui vit d'elles. Il n'y a pas alors de recul pour l'attitude critique. Pour que s'ouvre cet espace, il faut qu'apparaisse une insatisfaction par rapport aux mœurs. Cet accident survient dans diverses circonstances. La cohérence du système des mœurs peut s'affaiblir et se perdre. Des changements culturels et moraux dans une société peuvent introduire des contradictions dans les mœurs, à cause d'un changement du milieu, par des modifications techniques ou autres, exigeant de nouvelles habitudes contraires à des coutumes intégrées dans les mœurs. Des contacts avec d'autres cultures peuvent produire un effet semblable. De nouvelles lois peuvent imposer des habitudes particulières difficilement compatibles avec les mœurs présentes. Les manières d'agir entrent alors en tension ou en contradiction, les sentiments et les opinions perdent leur évidence, et il faut prendre parti, individuellement et collectivement. En quelque sorte, dans ces circonstances, les diverses mœurs incompatibles entrent en lutte et se critiquent réciproquement, produisant un désagréable sentiment de voir le sens de la vie devenir problématique et se perdre, au moins en tant qu'il se manifestait comme naturellement. Ce sont des crises, petites ou grandes, de la vie morale et culturelle qui se résolvent plus ou moins par l'évolution dans une société de nouvelles mœurs et d'une nouvelle cohérence entre elles. Sinon, l'individu se voit contraint de réfléchir et de décider par lui-même, et de se former, parfois délibérément, de nouvelles mœurs.

Il arrive aussi que les mœurs communes ne satisfassent décidément pas les désirs particuliers, puissants, de certains individus, entrant en contradiction avec les sentiments et les manières de voir habituels. Ces caractères singuliers doivent alors examiner eux-mêmes leurs mœurs et en inventer de plus satisfaisantes pour trouver un mode de vie sensé à leurs yeux. Voilà ouvert le chemin de la philosophie pour celui qui dans de telles situations procède radicalement et, au lieu de rechercher le compromis le plus accessible, se crée une habitude fondamentale de soumettre toutes les mœurs à l'examen et de les modifier sous ce regard critique exigeant. Pour lui, la cohérence habituelle des mœurs communes, si forte soit-elle, reste trop lâche et trop opaque.

Nous avons vu que cette critique ne peut s'accomplir par une sorte de saut hors des mœurs, parce que nos jugements et nos façons de penser font partie de ces manières de vivre, qui engagent tous les aspects de notre être. La critique des mœurs doit avoir lieu en fonction de leur logique pour être pertinente, et elle doit conduire à la modification des mœurs insatisfaisantes pour constituer un nouveau mode de vie, avec par conséquent de nouvelles habitudes, non plus acceptées comme données par notre milieu ou les hasards et selon une autorité non interrogée, mais reformées en connaissance de cause. Distinguons ces nouvelles habitudes réfléchies et voulues en les rattachant non plus aux us et coutumes, mais à une discipline, en entendant par là non pas simplement la conception d'habitudes concertées, mais aussi leur mise en pratique. Cette discipline peut procéder en partie par des règles, des maximes, mais sans prétendre s'accrocher à quelques valeurs absolues au-dessus de toutes les mœurs. Car, s'il s'agit bien de la formation de nouvelles mœurs, d'une nouvelle cohérence pratique, d'une nouvelle sagesse, alors la logique des mœurs, visant à une telle cohérence interne pratique, semble devoir être celle du philosophe, y compris dans son usage de la raison sous toutes ses formes.

D'ailleurs le philosophe n'est pas le seul à recourir à la discipline. Celle-ci intervient chaque fois qu'il s'agit de former consciemment, méthodiquement de nouvelles habitudes, souvent peu susceptibles de s'imposer facilement ou naturellement. Ainsi, le soldat doit acquérir par la discipline des habitudes bien différentes de celles des civils (et souvent bien plus rigides qu'elles dans ce cas). Le musicien doit de même devenir habile dans l'exécution très précise de gestes très artificiels. Le savant doit s'habituer à des méthodes d'observation, de raisonnement, d'expérimentation, très étrangères à celles de l'opinion commune. Bref, il y a quantité de disciplines pour les secteurs particuliers de l'activité humaine et des mœurs. En ce sens, la discipline fait communément partie des mœurs, dont elle ne constitue qu'un cas particulier, puisque dans chacune ce sont de nouvelles habitudes, avec tout ce qui s'intègre à elles, gestes, perceptions, sentiments, pensées, jugements, qui se trouvent impliquées. En ce sens, le philosophe ne se distingue pas absolument par son recours à la discipline. Il y a pourtant une différence. Alors que, à des degrés divers, les disciplines présentes dans une culture ont, une fois élaborées, l'évidence immédiate et implicite des mœurs communes, la philosophie se constitue à travers une discipline totale, vouée à l'entière lucidité, visant à éliminer toute trace de l'évidence implicite des mœurs communes. La discipline philosophique est en somme la pure discipline, étant la discipline réfléchie, la discipline même de la discipline, puisque l'habitude de remettre en question les mœurs, de les soumettre à la critique, la constitue, de sorte que toute discipline est dans cette réflexion l'objet de la discipline critique.

Or comment le philosophe peut-il opérer dans cette discipline ? Il renonce à la confiance dans les mœurs communes, parce que son désir de lucidité l'entraîne à la critique perpétuelle de toute autorité implicite. Il doit donc dans cette mesure opposer à cette confiance la volonté de comprendre et de se diriger par la raison. Toutefois nous avons vu qu'il ne peut pas se contenter de se placer dans le domaine des idées abstraites et du discours théorique, qui lui feraient perdre l'ambition pratique essentielle de la sagesse. Mais la figure traditionnelle de la raison est précisément celle du discours théorique, procédant selon la logique discursive et selon celle de la causalité, alors que la cohérence pratique, aussi bien celle qu'il soumet à sa critique que celle qu'il vise à constituer, répond à la logique des mœurs. Cette logique, la tradition théorique ne la lui fait pas connaître, et tend même à en empêcher la reconnaissance. Dans ces conditions, le philosophe ne doit-il pas tenter d'élaborer cette autre logique ? Mais, précisément, comme elle semble ne pas être accessible par le discours théorique, il faut pour la découvrir entrer dans la discipline, rationnelle et pratique à la fois.

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A première vue l'exercice d'une telle discipline est foncièrement étranger à l'institution universitaire, vouée au savoir théorique. Cette dernière vocation n'était pas celle des écoles philosophiques de l'Antiquité, par exemple, où l'on se réunissait non pas simplement pour apprendre les sciences théoriques, avec leurs méthodes éventuellement, mais pour s'exercer à vivre selon la raison. Quant aux universités, elles s'organisent autour d'un cœur qui est celui des sciences, comme systèmes de savoirs théoriques constitués, et également en tant que disciplines, dans leur aspect de recherche. Les autres branches représentent des extensions à partir de ce centre, vers les techniques principalement, envisagées également sous ce double aspect, de recettes reconnues et de recherche. Enfin, presque en marge, les arts sont également admis, et peut-être en partie soumis à l'orientation théorique, quoique sans pouvoir s'y ramener, leur discipline propre restant très étrangère à celle des sciences et des techniques. Quant à la philosophie, elle appartient officiellement au noyau scientifique, bien que de manière un peu problématique. Pour s'assimiler à l'institution, elle tend, depuis les débuts de l'université au moyen-âge d'ailleurs, à se défaire de sa propre discipline pour cultiver plutôt ce qui correspond en elle aux disciplines scientifiques ou théoriques. C'est certainement l'une des raisons importantes pour lesquelles à l'époque moderne, la philosophie s'est libérée en s'émancipant non seulement de la tutelle religieuse, mais également du cadre universitaire.

Or notre séminaire a lieu dans ce cadre, dans celui de ses coutumes, de ses rites et de ses disciplines. L'ambition de pratiquer la discipline philosophique n'impliquerait-elle pas la critique précisément de ces mœurs universitaires, en partie contraires à elle, et cela, en pratique aussi ? N'est-ce pas à cette condition seulement que nous pourrions parvenir peut-être à comprendre véritablement la logique des mœurs et plus spécifiquement celle de la philosophie ? Apparemment, en effet, nous serons limités à aborder le sujet à travers le discours, à travers les abstractions et l'attitude théorique, alors que le point de vue pratique, relevant notamment de la logique de l'évaluation, implique de se placer dans la perspective du désir lui-même, et que la logique des mœurs suppose la discipline philosophique en tant que pratique également.

La difficulté est réelle et importante. On aurait tort pourtant de la considérer comme insurmontable. Nous avons remarqué que l'université s'était étendue jusqu'aux arts (dans le sens actuel courant), où son orientation théorique trouvait une limite, une résistance, où se joue peut-être une lutte sourde. Malgré sa tendance totalitaire, l'université d'aujourd'hui n'est donc pas monolithique, mais animée de tensions plus ou moins reconnues. Surtout, le discours rationnel n'est pas nécessairement théorique pour autant. Nous avons déjà remarqué que les œuvres des philosophes ne se consacrent pas essentiellement à des présentations et à des développements de caractère scientifique ou théorique. Elles font bien d'autres choses, en se vouant notamment à la critique et à la séduction. Du fait que dans un séminaire le discours est le lieu de notre action immédiate, à travers la discussion, il ne s'ensuit pas que notre recherche se réduise à lui. En effet, le discours a de nombreuses puissances impliquant autre chose que les constructions abstraites de la théorie et la logique discursive correspondante. Il est d'abord le lieu d'expression des désirs et un moyen d'action collective, une aide à la fiction, et ainsi de suite. Rien n'interdit donc qu'une recherche trouvant son lieu commun dans la discussion, donc dans une forme de discours, ne fasse intervenir bien d'autres choses à première vue étrangères à lui, de façon à impliquer le recours à la perspective interne du désir et de l'action, nécessaire à notre sujet. Pour cela, il faut considérer notre recherche comme se déployant pour l'essentiel dans une expérience, dans laquelle l'hypothèse de l'importance pratique fondamentale des mœurs et de leur modification pour la vie en général et pour la philosophie, est mise à l'épreuve et travaillée.

C'est à cette discussion et à cette expérience à propos de la question de savoir à quel point les mœurs importent pour la pratique de la philosophie, dans quelle mesure celle-ci consiste en une modification des mœurs, et quelle est la logique d'une réflexion philosophique menée dans ce domaine des mœurs, que je vous invite dans ce séminaire, en commençant comme d'habitude par la discussion de l'idée que j'ai proposée ici-même comme point de départ.

Gilbert Boss


 

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