Annonce
Les mœurs et
leurs
modifications intéressent-elles la philosophie, sinon
marginalement ? Certes, la morale, dans son sens premier, est
une discipline concernant les mœurs, et elle est également une
discipline philosophique. Mais l'impression commune n'est-elle pas
que les mœurs sont variées et variables, et donc contingentes,
tandis que la philosophie vise ce qui est vrai et partant
éternel ?
Celle-ci ne doit-elle pas définir le bien dans sa vérité, les
règles universelles de la justice, les premiers principes de
l'action rationnelle, les obligations fondamentales et le système
des impératifs moraux qui en découlent, les exigences
incontestables de la conscience ? Et ne faut-il pas abandonner
les mœurs à la politique, aux religions, à la bonne volonté de
chacun, et éventuellement à la science — histoire, psychologie,
sociologie ou anthropologie ? Quant au philosophe, n'agirait-il
pas sagement en imitant les sceptiques, qui laissaient aux mœurs de
leur société le soin de régler les leurs, comme aux couturiers de
décider de la forme de leurs vêtements ? Cependant, le sage
peut-il se désintéresser de la manière concrète dont il se
conduit, c'est-à-dire de ses mœurs propres ? Doit-il renoncer
à l'ambition d'améliorer le comportement effectif des autres ?
Les mœurs se modifient dans l'histoire individuelle et sociale, cela
ne fait aucun doute. Cela importe-t-il au philosophe ? Doit-il
songer à entrer sur ce terrain pour introduire ses propres
modifications ? Et si c'est le cas, comment lui faut-il
comprendre la philosophie et son action ? Voilà notre thème.
Lectures :
-
Montaigne, Essais
-
La Rochefoucault, Réflexions ou
maximes et sentences morales
-
Montesquieu, Les lettres persanes
-
Hume, Enquête sur les
principes
de la morale
-
Gilbert
Boss, Jeux de concepts
Introduction
Thème
Ce séminaire
consacré à la question du rôle
philosophique de la modification des mœurs, ouvre une série prévue de
trois séminaires sur ce thème. Cette série succède à une autre de trois
séminaires sur la transformation des valeurs, qu'elle poursuit en
renouvelant la perspective. Les valeurs semblent désigner des entités
idéales et plus ou moins éternelles, si bien que leur transformation
paraît devoir n'être pas réelle ou représenter un paradoxe. La notion
de mœurs n'a pas cet inconvénient d'évoquer une telle idée de
transcendance et d'éternité, car on conçoit généralement les mœurs
comme changeantes, et même comme souvent très diverses et variables. La
difficulté sera donc inverse de celle de la considération des valeurs,
qu'il fallait réintégrer dans la vie et l'histoire humaines concrètes,
vu que c'est plutôt le caractère trop contingent, trop matériel, trop
banal des mœurs qui semble devoir les soustraire à l'intérêt du
philosophe, qu'on imagine porté à se tourner vers le ciel et à tenter
de s'envoler vers les nuées plutôt que de s'intéresser aux faits et
gestes de la vie quotidienne. Par un autre aspect également, les
valeurs peuvent sembler plus propres que les mœurs à la considération
philosophique. Se présentant en effet comme des idéaux, c'est-à-dire
comme des sortes d'idées, elles se proposent à première vue, sinon à la
contemplation, du moins à une conception intellectuelle ou rationnelle
conforme au génie philosophique. Si elles guident l’action, c'est,
pense-t-on, par l'intermédiaire de la connaissance. Au contraire les
mœurs s'ancrent plus directement dans la sensibilité individuelle et
collective, nées dans les aléas de la vie et de l'histoire, dans la
relative obscurité dans laquelle se forment à travers le temps les
coutumes, que la raison peine à expliquer et qu'elle découvre souvent
non seulement étrangères, mais opposées à elle. C'est pourquoi, bien
que l'étymologie des termes de morale et d'éthique renvoie aux mœurs,
et bien que la philosophie comporte assurément parmi ses disciplines
essentielles la morale ou l'éthique, les mœurs ne paraissent pas être
des objets particulièrement appropriés au mode de réflexion du
philosophe, du moins tel qu'on le conçoit dans notre culture
académique. Les mœurs avec leurs causes cachées dans la trame opaque
des événements de la vie des sociétés s'offrent davantage à l'étude des
historiens ou des anthropologues, voire des sociologues. Elles
s'imposent certes également sans cesse à des considérations morales.
Mais c'est alors la morale populaire qu'elles intéressent, une morale
fondée dans le sentiment, dont les jugements restent souvent peu
articulés intellectuellement et sont formés justement en grande partie
par les coutumes elles-mêmes. Le politicien ou le prêtre peuvent bien
tenter de les réformer selon leurs vues, parce qu'ils considèrent comme
l'une de leurs principales missions de promouvoir les bonnes mœurs
compatibles avec le salut ou la paix qu'ils conçoivent. Quant au
philosophe, dans la mesure où il se soucie de la vie pratique, ne
doit-il pas chercher à se dégager des mœurs ambiantes pour vivre sous
la conduite de la raison, plutôt que de tenter de les modifier ?
Certes, il est souvent amené à faire la critique des coutumes pour
montrer tout ce qu'il y a de peu raisonnable en elles et faire sentir
la nécessité de ne pas se contenter d'une vie simplement conforme aux
opinions et aux sentiments vulgaires qui les ont formées et qu'elles
expriment. Il peut profiter de leur diversité et de leurs variations
pour en montrer l'arbitraire et l'inconsistance. Mais il s'adresse
alors à ceux qui en sont capables et qui en éprouvent l'exigence pour
les convaincre de s'émanciper des coutumes afin de rechercher un mode
de vie plus raisonnable et plus satisfaisant. Or cette critique n'est
ni facile ni peu exigeante philosophiquement. Et elle est sans doute
indispensable, car ne faut-il pas comprendre ce fond de coutumes dans
lequel nous vivons normalement pour comprendre la nécessité de nous en
dégager et savoir comment s'y prendre ? Ces coutumes, ne faut-il
pas même savoir comment les modifier pour les rendre
inoffensives ? En outre, si le philosophe se tourne vers les
considérations politiques, comme il lui convient également de le faire,
ne doit-il pas s'intéresser à cet aspect de la vie des sociétés dont
les lois, notamment, doivent tenir compte et qu'elles doivent régler
aussi ?
Mais comment
les mœurs se modifient-elles ? Car
si la philosophie doit intervenir dans leur modification, il faut
qu'elle en ait les capacités. Or nous savons que les mœurs ne font pas
partie comme telles du monde des idées, qui est en revanche,
pense-t-on, celui de la philosophie. Nous avons déjà remarqué en effet
que les mœurs semblent s'enraciner dans des couches de la personne
accessibles en partie seulement à la conscience, dans ce qu'on peut
nommer d'un terme très général et vague, le sentiment. Quand quelqu'un
suit les mœurs de sa société, par exemple, il le fait d'habitude de
façon plus ou moins automatique, avec le sentiment immédiat que c'est
ainsi qu'il convient d'agir tout simplement, juste parce que c'est la
coutume. Et d'ailleurs, comme l'indique son nom, la coutume est
directement liée à l'action, elle en est même un mode, son mode le plus
courant, l'action par habitude. L'habitude en effet porte immédiatement
à continuer de répéter le même genre d'action dans un même genre de
circonstances, sans réclamer de réflexion particulière, ni même, la
plupart du temps, de décision. Et il n'y a pas de raison pour laquelle
nous suivons d'habitude la coutume, sinon la présence de celle-ci.
Autrement dit, la coutume est déjà la raison pour laquelle nous nous
conformons à elle. Et c'est une justification généralement acceptée de
dire que nous avons agi selon la coutume. Il paraîtra même incongru
qu'on demande encore pourquoi on suit la coutume, ou pourquoi on a
telle coutume plutôt que telle autre. La coutume va de soi. Chacun le
sent ainsi. C'est l'écart par rapport à elle qui doit se justifier. Or
précisément, si les mœurs peuvent changer, comme c'est le cas (par
quelque évolution immanente à une manière de vivre ou par confrontation
avec d'autres), il apparaît durant ce changement un écart entre les
anciennes et les nouvelles, et il se pose par conséquent la question de
le justifier. Ensuite, quand les nouvelles mœurs se sont imposées, la
question de leur justification ne se pose plus, car elles sont à
nouveau leur propre raison. C'est donc au moment précis de la
modification des mœurs que l'examen de leur valeur semble requis.
Alors, les coutumes qui s'imposaient jusque là entrent en crise,
perdant leur capacité comme immanente de se justifier par elles-mêmes,
ou de n'avoir pas à se justifier. Dans cette crise, l'assurance
accompagnant l'habitude que celle-ci se fonde en quelque sorte en
elle-même, qu'elle est en ordre, produisant et maintenant justement
l'ordre, se voit affectée d'une incertitude, d'un scrupule, d'une
hésitation. Il semble que dans l'embarras, le sentiment fasse appel à
la raison. Et là, le philosophe se sent chez lui. Ne s'est-il pas
justement délivré des chaînes de la coutume par l'exercice de la
critique ou de la raison ? Mais précisément, nous avons déjà noté
sa disposition à la critique, et son caractère apparemment négatif par
rapport aux mœurs. Or l'action de la philosophie par rapport aux mœurs
et à leur modification se réduit-elle à cet effet négatif, de montrer
leur insuffisance et d'inviter à s'en dégager ? Dans ce cas, on ne
pourrait affirmer que la philosophie intervienne vraiment dans la
modification des mœurs, puisque son effet consisterait non pas à les
transformer, mais à les quitter, du moins autant qu'il est possible. Et
alors, ce que la philosophie demanderait proprement, ce n'est pas de
perfectionner les mœurs, mais de s'en affranchir pour vivre sans
coutume, par l'exercice perpétuel de la seule raison. Ou bien, si le
philosophe s'intéressait à réformer les mœurs, ce serait de
l'extérieur, pour les autres essentiellement, qui ne peuvent vivre
consciemment, selon des raisons réelles, mais doivent confier leur
conduite à l'automatisme obscur de la coutume. Dans cette mesure, la
critique philosophique ne retiendrait pas que les défauts des mœurs,
mais s'intéresserait à leurs avantages comparatifs pour la conduite
individuelle, sociale ou politique. Et cette analyse, semble-t-il,
aboutirait à une forme de connaissance dont se tireraient simplement
des sortes de recommandations pour l'homme de bonne volonté, pour le
moraliste ou pour le politicien. Le philosophe aurait donc opéré
entièrement dans le domaine de la connaissance, si l'on veut bien y
comprendre aussi le jugement sur la valeur des mœurs, pour guider le
jugement pratique d'autres acteurs auxquels serait confiée la tâche de
modifier réellement les mœurs. Une telle répartition des fonctions
entre le rôle théorique que le philosophe partagerait avec d'autres
théoriciens tels que les sociologues et les psychologues, et le rôle
pratique laissé à d'autres, correspondrait à la manière habituelle dont
on se représente le rapport entre le savoir et l'action comme plus
extérieurs encore que deux roues différentes d'un engrenage. En
revanche, si l'on envisage les mœurs non pas seulement comme un mode de
vie étranger à celui du philosophe lui-même, qui s'en serait affranchi,
mais comme la matière même que le philosophe travaille pour réaliser la
forme de vie qu'il vise, en s'affranchissant certes de la façon
coutumière de vivre, quoique non pas pour abandonner toutes formes
d'habitudes, mais pour en engendrer de nouvelles, propres à la vie
selon la raison, alors il faut comprendre comment la philosophie
elle-même peut ou non agir dans cette modification. Or il suffit
d'examiner la vie des sages pour voir qu'ils se sont effectivement créé
de nouvelles habitudes, ne serait-ce que celle de la réflexion
rationnelle à laquelle ils soumettent toute leur conduite.
Maintenant,
le rapport entre la philosophie et la
pratique peut-il se concevoir sur le modèle de la connexion entre la
théorie et son application que nous avons envisagé ci-dessus ?
Pour résoudre cette question, il faut distinguer deux cas : celui
de la modification des mœurs d'autres personnes et celui de la
modification des mœurs propres du philosophe lui-même. Il n'est pas
exclu en effet que la première opération puisse procéder en deux temps.
Dans le cas où le philosophe serait politicien ou législateur, ou leur
conseiller, par exemple, il pourrait former un projet de modification
des mœurs du peuple et l'élaborer théoriquement pour produire un plan
raisonné et achevé, de telle manière que son application puisse avoir
lieu ensuite, comme on le fait pour la construction d'une maison. La
séparation entre le concepteur de nouvelles coutumes et ceux dont les
mœurs sont modifiées permet la séparation entre la conception théorique
et l'exécution de l'œuvre planifiée, dans la mesure où les coutumes
transformées n'interviennent pas autrement que comme objets dans le
projet de leur transformation. Ce n'est plus le cas lorsqu'il s'agit de
modifier les mœurs mêmes de celui qui envisage cette modification et
tente de la conduire
rationnellement. Nous avons déjà remarqué que, dans
ce cas, les habitudes de pensée se trouvent affectées par le projet de
les modifier et que la séparation de la théorie et de son objet n'est
plus possible. Et c'est particulièrement vrai lorsque les habitudes à
transformer sont également celles qui constituent la discipline
intellectuelle du penseur. Notons d'ailleurs à ce sujet que ce cercle
n'apparaît pas qu'au moment où c'est le philosophe qui cherche à
transformer ses propres habitudes. Même si les hommes se contentent la
plupart du temps de suivre leurs coutumes, nous savons aussi qu'il leur
arrive de devoir y réfléchir, et notamment lorsqu'elles subissent des
transformations qui interrompent leur action normale et silencieuse. Or
c'est ce qui se passe aussi quand on tente de modifier les habitudes de
quelqu'un d'autre, et il est donc rare qu'on puisse le faire sans
susciter à quelque degré cette sorte de réflexion, avec le cercle qui
en résulte, si bien qu'il devient nécessaire d'en tenir compte dans le
projet même, qui s'en trouve contaminé et empêché de se tenir
suffisamment distinct des problèmes de son application. Mais revenons
au cas qui nous intéresse au premier chef, celui du philosophe qui
réfléchit pour élaborer son propre régime de vie. S'il pouvait se
transformer, au moins pendant qu'il pense à cette question, en une pure
intelligence, et si cette intelligence pouvait être une pure faculté,
purement active, de comprendre les idées vraies, y compris à propos de
sa conduite concrète, on pourrait imaginer qu'il lui suffise de
raisonner toujours sur ce qu'il doit faire, en s'affranchissant ainsi
entièrement du poids des habitudes, devenues inutiles pour un homme
capable de comprendre toujours sa situation dans sa vérité. Mais un tel
être, apte à se confondre avec une telle intelligence, est tout à fait
chimérique. A la fois le philosophe reste toujours un homme vivant
d'habitudes, plus ou moins opaques, qui l'affectent même quand il pense
avec la plus grande concentration, et la raison elle-même n'existe que
dans nos raisonnements concrets, liés à toute une discipline,
c'est-à-dire à des habitudes de pensée, qu'il faut modifier pour les
rendre méthodiques et efficacement rationnelles. Nous n'avons donc pas
de point d'appui hors des mœurs à partir duquel nous pourrions les
soumettre à l'analyse de la raison sans en être affectés, puis les
réaménager en fonction de la meilleure disposition possible. En quelque
sorte, notre intelligence pratique doit s'engendrer au sein même de la
relative obscurité qu'elle veut éclairer et des automatismes qu'elle
veut réformer sans pouvoir commencer par s'en dégager. Cette nécessité
interdit la séparation qui nous paraît à la fois naturelle et commode
entre la pensée et l'action, entre la philosophie et la pratique. Et la
difficulté n'apparaît pas seulement de façon contingente, parce que
nous avons choisi de traiter de la modification des mœurs, comme s'il
s'agissait d'une question singulière entraînant dans des problèmes tout
à fait spécifiques, n'apparaissant pas lorsque le philosophe aborde
d'autres questions. Car dès que nous pratiquons la philosophie en tant
qu'elle réfléchit également la pratique et par conséquent la sienne
propre, cette difficulté se présente. En traitant de la modification
des mœurs, c'est donc également la question générale du rapport de la
philosophie et de la pratique qui se pose à travers ce sujet en
apparence plus particulier.
Position du problème
N'avons-nous pas parfois un rêve de totale
émancipation, où nous nous libérerions de toutes les chaînes naturelles
et morales ? Nous serions comme des êtres incorporels, obéissant à
notre seule volonté, planant légèrement dans les airs aussi aisément
que des aigles et plus encore. Nous serions également délivrés de
toutes les règles morales, sortis de toutes les ornières
psychologiques, ne suivant que le désir spontané. Au sujet de la partie
physique de ce rêve, nous savons que c'est une illusion que même les
progrès les plus extrêmes de la science ne nous permettront
certainement jamais de réaliser et à peine d'approcher. En revanche,
nous ne renonçons pas si aisément à sa partie morale. Car il
ne nous semble pas impossible de nous défaire de toute obligation, de
toute tradition, de toute routine, bref, de nous libérer de nos
coutumes et de nos mœurs. Cependant ce projet de libération suppose la
reconnaissance de notre réalité présente, où nous y sommes plus ou
moins assujettis.
En effet, les hommes vivent évidemment dans un milieu,
ou plutôt, ils font partie de ce milieu. Leur corps, contrairement aux
dieux d'Épicure, placés dans le vide entre les mondes et vivant de
façon totalement autonome, à peu près sans échange avec leur
environnement, ne
subsiste pas par lui-même sans tirer sa subsistance, son énergie, du
monde qui l'entoure, sans se maintenir dans un jeu d'échanges constant
avec cet environnement, comme déjà par la respiration, dont
l'interruption le tuerait rapidement. Mais une illusion assez répandue
chez ces bipèdes les mène à se représenter qu'ils auraient une sorte de
double nature, dont l'une, corporelle, les soumettrait en effet à la
condition générale des animaux, compris dans le monde et dépendants de
lui, tandis que l'autre, spirituelle, immatérielle ou incorporelle,
jouirait du privilège de pouvoir vivre dans une entière autonomie et de
se réaliser d'autant plus qu'elle se délivrerait davantage des attaches
corporelles, par lesquelles seules elle serait soumise à la nature.
Durant la vie déjà, en partie, et après la mort, vue comme l'entier
détachement du corps, abandonné et entièrement restitué à la nature,
l'esprit, cette substance immatérielle, s'envolerait hors du monde
matériel pour vivre entièrement en lui-même ou dans un monde de purs
esprits, affranchi de tous les besoins inhérents au corps, entièrement
libre.
D'où vient cette illusion ? Nous avons parfois
l'expérience d'états de méditation, de contemplation, dans lesquels,
absorbés dans cette activité, nous perdons le sentiment habituel de
notre corps, qui semble comme disparaître et ne plus faire valoir ses
exigences. Il est tentant alors d'imaginer que ces états pourraient se
prolonger indéfiniment et d'imaginer qu'ils manifestent l'existence
d'une partie de nous tout à fait indépendante du corps. Certes, tout le
monde n'a pas ce genre d'expérience, et beaucoup ne l'ont éprouvé que
trop fugitivement pour en être profondément marqués. Mais il n'est
personne qui n'ait pas établi la distinction entre le monde réel qui
s'impose notamment à lui dans la sensation, et les jeux de
l'imagination, engendrant des variantes fictives, irréelles de ce
monde. Or il est très plaisant de s'imaginer que ces fictions,
apparemment dépendantes de notre bon vouloir et se pliant facilement à
nos désirs, puissent acquérir une forme d'autonomie et créer un monde à
part où tout nous obéirait. Voilà des attraits bien capables de nous
inciter à croire à l'indépendance de l'esprit par rapport au corps.
Mais, étrangement, au lieu de maintenir dans sa pureté
le rêve d'un esprit entièrement libéré, ne relevant plus que de
lui-même, engendrant son monde en le soumettant à sa loi plutôt que de
se trouver soumis à la sienne, les hommes réintroduisent généralement
dans le monde de l'esprit des contraintes, substituant à la nécessité
naturelle d'autres puissances spirituelles, auxquelles ils doivent se
soumettre. De même que leurs besoins les assujettissent à une nature
inflexible à travers leur corps, des lois les enchaînent et leur
imposent des obligations dans le monde de l'esprit, où ils ne se
retrouvent finalement guère plus libres que dans le monde matériel. Si,
dans celui-ci, ils sont pris dans les chaînes de la causalité physique,
dans l'autre, ils se voient liés par les obligations de la morale. Et
dans les deux mondes, la tentative de se soustraire au respect de leurs
contraintes respectives conduit à des peines ou à la destruction. Le
gain du passage de la vie du corps à celle de l'esprit n'est donc ni
évident ni suffisamment radical pour satisfaire vraiment le désir de
fuir les nécessités naturelles de la vie animale.
A quoi bon donc imaginer une vie de l'esprit émancipée
de toutes les nécessités de celle du corps, si c'est pour y
réintroduire la contrainte sous une autre forme ? S'il est vrai
que l'imagination est libre, alors, pour ma part, me lançant dans les
jeux de l'émancipation imaginaire, je ne me contenterais certainement
pas de fictions inaptes à me plaire tout à fait et à me permettre de
rêver au moins un monde entièrement libre de toute contrainte, aussi
bien physique que morale. Si je me crois un esprit libre, alors je vais
jouir de l'exercer librement et de lui donner à ma façon une
représentation de sa propre vie, et par là-même une vie propre,
entièrement libre également. Mais justement, pour ma part, je ne crois
pas à cette fiction de l'esprit libre, que j'ai qualifiée d'illusion.
Et qu'elle soit illusoire, rien ne le prouve mieux que l'échec de la
tentative même de la former de manière cohérente sans en arriver à la
détruire à nouveau de l'intérieur.
Ce principe interne qui nous soumet à sa loi même
quand nous nous imaginons délivrés des nécessités du corps, c'est ce
que nous nommons le plus souvent la conscience, dans le sens moral du
terme. Cette conscience est souvent imaginée comme une sorte d'œil
placé en nous-mêmes, capable de voir toutes nos pensées, d'espionner
tous nos sentiments, et exerçant sur nous une surveillance incessante
pour nous avertir de toute déviation par rapport à sa loi et nous en
déclarer coupables avec une telle insistance que les plus consciencieux
d'entre nous éprouvent immédiatement le sentiment de culpabilité
correspondant aux fautes incriminées. C'est même souvent ce sentiment
qui nous fait savoir que notre conscience a parlé. Et quand il est
absent, quand nous avons même un sentiment opposé de satisfaction
morale, alors il nous semble que l'autorité morale, ou la conscience,
nous approuve. Nous sommes généralement portés, quoique non pas
irrésistiblement, à agir de manière à éviter ce désagréable sentiment
de culpabilité dont nous attribuons la cause immédiate à notre
conscience et la responsabilité à celles de nos actions que ce juge
moral en nous réprouve.
Mais selon quels critères notre conscience se
prononce-t-elle sur ce que nous faisons ou méditons de faire ?
Tout le monde ne se pose pas cette question ; ou l'on ne s'y
attarde guère. Les plus innocents se contentent de suivre leur
sentiment. Il leur suffit d'envisager une action pour sentir
immédiatement si elle est bonne ou mauvaise. Ils n'en demandent pas
davantage et se laissent guider par cette impression. Comme des enfants
se fiant entièrement à la sagesse de leurs parents, ils se laissent
dire pour chaque chose le bien ou le mal qu'il faut en penser et
obéissent à leurs commandements et à leurs conseils, sans songer à les
remettre en question. Et tant que leur conscience leur parle, ou plutôt
se fait sentir, positivement ou négativement, en chaque occasion, le
monde moral reste en ordre et ne leur pose aucun problème. Pourquoi en
effet se soucieraient-ils des critères de jugement réglant leur
conscience, puisqu'elle se charge pour eux de les conduire dans les cas
particuliers ? Procède-t-elle arbitrairement, ou en lisant quelque
valeur morale dans chaque possibilité d'action, ou en suivant des
règles ? C'est en somme son affaire, et pour l'homme confiant ou
innocent, il n'y a aucune raison de vouloir s'en mêler.
Et en quelque sorte, cette innocence ne cesse pas
lorsque l'innocent se sent coupable et sait par le seul décret senti de
sa conscience qu'il l'est en effet. Nous savons que la conscience ne
conduit pas irrésistiblement aux actions qu'elle approuve et qu'elle ne
met pas un obstacle infranchissable à celles qu'elle condamne. Un vif
désir contraire à ce qu'elle demande peut mener à lui désobéir. Mais
tant que le désobéissant ne s'acharne pas, tant qu'il reconnaît sa
culpabilité, sans songer à la nier, il demeure entièrement sous la
conduite de sa conscience malgré les accrocs qu'il déplorera lui-même,
et dans cette mesure, il conservera son innocence foncière en dépit des
écarts accidentels. Comme l'enfant qui accepte avec confiance la
réprimande, désireux de se corriger et de rester sous la garde de la
sagesse parentale, ce coupable par accident reste essentiellement
innocent en reconnaissant la pleine autorité de sa conscience. Il ne
pèche en somme que par faiblesse, ce qui le rend en principe excusable.
Cette innocence première disparaît en revanche pour
celui qui en vient à interroger sa conscience dans l'intention de
sonder son autorité. Il renverse de ce fait son rapport avec elle, en
se posant par son questionnement déjà comme le juge possible de sa
conscience, et en lui retirant donc par là son autorité pour se
l'attribuer à lui-même. Qu'il approuve alors ou non ce que lui dit sa
conscience, il a commencé par la destituer de son rôle de juge moral
ultime et inconditionnel, ce qui revient à transgresser d'un coup, au
moins virtuellement, tous ses conseils et commandements, puisque la
mise en question de l'autorité de la conscience impliquée dans
l'interrogation sur son fondement moral, ou sa légitimité, suspend,
provisoirement ou définitivement, son droit absolu de décréter le bien
et le mal. Si l'examen aboutit à la conclusion que la conscience est
trompeuse, ou qu'elle n'est que le messager plus ou moins fidèle d'une
autre instance morale plus fondamentale, alors l'audacieux indiscret en
vient à savoir davantage que sa propre conscience. Et s'il finit par
découvrir que l'autorité de cette dernière se justifie, il aura
néanmoins ses raisons de le penser qui appuieront désormais sa
confiance en elle sur une connaissance au moins en partie étrangère à
elle seule. Autrement dit, cette question et cette enquête sur les
principes de la conscience auront introduit dans la relation à celle-ci
un savoir, qui, aussi incertain même soit-il, abolit comme tel
l'innocence première. Bref, sur ce plan fondamental au moins, par
rapport à la conscience originaire, le curieux sera devenu foncièrement
coupable.
Le coupable par excellence, en ce sens, le pécheur
endurci, qui ne s'est pas détourné par hasard, passagèrement, de
l'innocence, mais qui lui tourne décidément le dos, qui la rejette
résolument, c'est le philosophe, l'amoureux de la sagesse, c'est-à-dire
justement l'adepte de la connaissance, de la lucidité dans le domaine
éthique, celui qui, loin de se fier docilement à l'autorité primitive,
fait profession de tout remettre en question pour n'accepter que ce qui
éventuellement aura passé l'épreuve de sa critique et qu'il pense donc
pouvoir connaître. Si l'on nomme raison cette faculté que nous avons
d'enquêter et de connaître en nous fiant à nos propres moyens, afin de
voir les choses autant que possible par nous-mêmes, alors il faut dire
qu'en se déterminant à ne se fier entièrement qu'à sa raison pour
savoir autant que possible ce que sont les choses et comment agir, le
philosophe a pris la responsabilité de sa conduite comme de sa science,
dans la certitude comme dans l'incertitude, abandonnant toute
innocence, toute confiance en un savoir étranger.
Mais il faut avouer que le désir de savoir dans le
domaine moral ne prend pas toujours cette orientation radicale.
N'est-il pas possible en effet, dans une certaine mesure, de demeurer
sous l'autorité de sa conscience, de refuser de la remettre en
question, tout en l'interrogeant pour ainsi dire à partir d'elle-même
et en tentant de faire comme ces théologiens qui cherchent à acquérir
l'intelligence de leur foi, plutôt que de substituer l'une à
l'autre ? Car la conscience n'est-elle pas en somme la voix de
Dieu en nous ? Ou inversement, Dieu n'est-il pas avant tout la
figure de l'autorité morale, donc de la conscience ? Ainsi, dire
que Dieu est le bien, ou qu'il est parfaitement bon, et qu'il donne
donc la loi morale aux hommes, c'est donner de celle-ci une explication
demeurant simplement tautologique, et ne risquant donc pas de nous
faire sortir de la foi en la conscience ou d'en permettre d'aucune
façon la critique. En somme, l'illusion de savoir qui résulte de ce
genre de justification purement interne de sa foi laisse tout à fait
innocents ceux qui tentent d'en acquérir ainsi l'intelligence, s'ils le
font avec sincérité. Cette supposée science ne fait que donner une
allure rationnelle à ce qu'on prétend vouloir connaître sans prendre la
responsabilité de le mettre en question. Et quel que soit le degré
d'élaboration d'un tel discours d'apparence théorique, qui peut être
fort grand, il ne fait pas sortir de ce cercle de l'innocence et de
l'ignorance.
A vrai dire, ce discours rationalisant
superficiellement la foi, loin de viser une quelconque meilleure
compréhension de celle-ci, cherche seulement à la défendre contre les
entreprises rationnelles de la mettre en question. Il s'agit de
désamorcer ce genre d'attaques en recouvrant la foi d'une carapace
d'arguments propre à donner l'illusion que toutes les puissances de la
raison sont déjà à son service et ne peuvent que la confirmer de
l'extérieur. On se passerait bien de ces armes, dangereuses par
elles-mêmes, si la contestation ne se présentait malheureusement, venue
du dehors.
Or l'ennui est que, sans même l'action des esprits
philosophiques, cette critique surgit comme naturellement à cause de la
diversité des mœurs, jusque dans les pratiques sur lesquelles se
prononce clairement la morale. En effet, il n'est pas nécessaire de
voyager beaucoup pour observer que la conscience ne tient pas toujours
le même langage à tous. Mais est-il possible qu'elle dise à chacun la
vérité, et qu'elle n'enseigne pourtant pas la même à tous ? Dans
le conflit des consciences, ne doit-on pas en venir à disputer, à
utiliser des arguments pour tenter de justifier ce qui ne devrait pas
avoir à l'être puisqu'il est le principe même du jugement moral ?
Alors, ou bien la conscience n'est pas fiable, ou bien les hommes ne
savent pas l'écouter et la comprendre, interprétant à leur manière
souvent erronée un seul et unique enseignement, toujours identique en
principe, et aboutissant donc toujours par soi à juger de la même façon
les mêmes actes. Quel que soit le membre de l'alternative qu'on
choisisse, l'innocence est en danger. Impossible bien sûr de concevoir
que la conscience soit elle-même fausse pour une quelconque raison sans
abolir la confiance en elle. Et par ailleurs, si on peut se tromper sur
ses conseils et commandements, c'est ou bien qu'elle parle obscurément,
ou bien que nous pouvons rester soit inattentifs, soit désireux de ne
pas bien l'entendre. Laissons de côté cette dernière possibilité. Quel
que soit le nombre de cas qu'elle explique, elle reste assez bénigne,
rejetant la faute sur nous plutôt que sur la conscience. Mais il est
difficile de croire qu'elle s'applique partout. On voit des gens
anxieux de suivre le bien, s'interrogeant consciencieusement, et
peinant ou échouant à le trouver, et on se trouve aussi parfois dans
cette situation, sans mauvaise volonté apparente. Il est difficile
alors de ne pas accuser la conscience d'obscurité ou d'ambiguïté. Et
les raisonnements qu'il faut faire pour y remédier risquent fort de
nous éloigner de la foi simple en sa voix. Mais qui passera jamais sa
vie dans des mœurs et une morale si homogènes que ces motifs de
perplexité ne se manifestent bien des fois ? Et une fois la
réflexion mise en branle, où s'arrêtera-t-elle ? S'il y a
maintenant une difficulté à comprendre la voix de la conscience, se
pourrait-il que je l'aie mal interprétée à d'autres moments ? Et
si je constate m'être trompé, ne vais-je pas me corriger ? Alors,
n'aurai-je pas modifié mes mœurs, changé de morale peut-être ? Me
voici engagé dans la voie de la philosophie, si j'ai l'esprit critique,
ou m'arrêtant sur le seuil et craignant de m'y lancer si, comme la
plupart, je ne l'ai pas. J'ai tout de même aperçu le péril avant de me
détourner, et j'ai peut-être même senti le besoin de trouver l'armure
intellectuelle magique qui me protégera.
N'y a-t-il donc pas entre la vie morale naïve, dans
les mœurs, et la vie morale rationnelle, dans la sagesse, une
opposition fondamentale, dans les attitudes et les manières mêmes de
penser ?
*
L'opposition entre la foi et la raison, entre
l'opinion et la science, entre la crédulité et l'esprit critique, entre
l'obéissance et l'autonomie, entre l'innocence et la responsabilité,
est traditionnelle, quoique non pour autant très précise dans le sens
commun et non soustraite à une grande variabilité dans les diverses
théories. Et si elle est vraie, alors, contrairement à ce qu'on entend
souvent, la philosophie ne se trouve pas en continuité avec l'attitude
naïve ou naturelle, mais en rupture avec elle, et essentiellement
contraire à elle. On ne devient pas philosophe en pensant un peu
davantage de la même manière qu'on le faisait spontanément, car un peu
plus de foi ne devient pas raison, mais une foi plus grande seulement,
et davantage d'opinion ne mène pas à la science, mais juste à plus
d'opinion et peut-être à plus d'opiniâtreté. Plus on est crédule, plus
on s'éloigne de l'attitude critique ; plus on se rend obéissant,
et moins on devient autonome ; et en se cantonnant dans la plus
parfaite innocence, on s'interdit la vraie responsabilité. Les grandes
et petites questions de la vie, si importantes soient-elles, si
angoissantes ou excitantes, si existentielles, si profondes les
éprouve-t-on, ne sont pas comme telles philosophiques du tout pour
autant. En réalité il n'y a ni questions philosophiques, ni questions
non philosophiques, mais seulement une manière philosophique de se
poser des questions, de développer des problèmes, de conduire ses
recherches — avec éventuellement un privilège dans ces démarches de
certaines questions, qui reçoivent généralement un nouveau sens dans la
perspective philosophique. Il y a une façon enfantine de poser des
questions, toute contraire à la méthode philosophique de remise en
question, l'une se confiant à la foi, l'autre mettant en œuvre la
raison. C'est par l'attitude, par la méthode, par la direction prise
que le philosophe renverse profondément la façon naturelle de vivre et
de penser, même quand, au regard extérieur, il semble la retrouver ou
la poursuivre.
Or ces couples de contraires semblent pouvoir être
conçus comme représentant des variantes de l'opposition entre
l'attachement aux mœurs et coutumes, d'un côté, et de l'autre, leur
mise en question, l'émancipation par rapport à leur autorité, comme
nous allons le voir.
On doutera peut-être que la foi et la raison
s'opposent de la même manière que les mœurs et leur mise en question.
La foi, fera-t-on remarquer, n'est pas l'adhésion passive aux mœurs,
mais elle se manifeste au contraire sous la forme d'un acte de foi,
c'est-à-dire d'une décision de croire. Et elle conduit à lutter contre
la manière habituelle de vivre, au nom d'une morale supérieure
prescrite par la religion à laquelle on a décidé de croire, si bien
qu'en cela elle s'oppose, et parfois vivement, aux mœurs. Et il est
vrai que le christianisme notamment a insisté sur l'aspect volontaire
de l'acte de foi et sur la lutte qu'il engageait contre les mœurs
communes en fonction d'un autre idéal de vie. Laissons pour l'instant
de côté cette insistance sur la décision de croire, en effet paradoxale
à première vue, et envisageons d'abord la foi dans son sens général, de
confiance en quelqu'un, et particulièrement en son autorité. Nous avons
vu que le modèle le plus typique en est la foi de l'enfant dans ses
parents ou ceux qui en jouent le rôle, cette foi simple que les
chrétiens eux-mêmes présentent souvent comme son modèle le plus
parfait. Or qu'est-ce qui justifie communément la foi, sinon
précisément les mœurs, sur lesquelles s'appuie l'autorité de ceux qui
les donnent, les transmettent, les exemplifient, les commandent et les
recommandent ? Au contraire, dès qu'on raisonne sérieusement,
cette autorité se voit remise en question, de façon provisoire ou
définitive, car ce que la raison fait voir s'adresse à notre propre
autorité, qui entre en concurrence avec celle des autres et abolit dans
cette mesure la foi. C'est alors que, pour résister à l'effet du
raisonnement, l'on peut recourir à un acte de foi, réaffirmant la foi
première. Ainsi, lorsque les autorités extérieures se contredisent,
pour éviter de recourir à celle de sa propre raison, on peut, par un
acte de foi, tenter de régler le conflit sans sortir de la foi. Bref,
l'acte de foi est une façon moins innocente de tenter de demeurer
autant que possible innocent, chaque fois que les mœurs se mettent à
diverger, à se modifier, à se concurrencer, imposant un choix que la
foi naïve aurait volontiers évité.
A propos de l'opposition entre l'opinion et la
science, il faut admettre qu'elle ne recouvre pas entièrement celle
qu'on conçoit d'habitude entre les mœurs et leur critique. On perçoit
toutefois aussitôt un point commun entre elles, car, comme les mœurs,
l'opinion a un caractère immédiat, souvent non réfléchi (bien qu'on
puisse parfois défendre les unes et les autres, de même qu'on peut en
venir à affirmer sa foi), tandis que la science résulte notamment d'une
critique des opinions en vue d'atteindre un savoir plus réel, une
critique applicable également aux mœurs — si l'on ne restreint pas le
sens de science à celui qu'il a pris couramment aujourd'hui pour
désigner la grande entreprise de connaissance de la nature par une
méthode mathématique et expérimentale, mais si on lui conserve son sens
large, qui n'exclut pas la sagesse. En revanche, l'opinion et la
science paraissent concerner davantage un savoir théorique, tandis que
les mœurs signifient d'abord des attitudes morales et pratiques. Cette
différence est réelle, mais elle se résume à une nuance, car d'une
part, comme les mœurs, les opinions sont morales également, de même que
la science et la critique, et d'autre part, à l'inverse, les mœurs sont
des manières non seulement d'agir, mais également de penser, comme les
opinions.
Quant à l'opposition entre la crédulité et la
critique, elle paraît coïncider avec celle que nous avons décrite entre
la foi et la raison. Il faut noter cependant que dans la foi et dans la
crédulité la confiance est perçue sous deux angles différents. La
crédulité signifie une disposition à croire facilement, sans preuves et
sans chercher à vérifier. Or, si la foi naïve suppose bien aussi cette
disposition, la crédulité suggère un esprit versatile, attiré par tous
les objets de croyance se présentant successivement, alors que la foi
exprime davantage la fidélité, c'est-à-dire la constance dans une même
croyance, tendant de ce fait à devenir plutôt exclusive. Mais
justement, ce double élément paraît assez caractéristique des mœurs,
qui tendent également à la constance tout en se prêtant à la variation,
par des changements en général non concertés ou raisonnés, comme, entre
autres, dans les phénomènes de mode.
Concernant l'opposition entre l'obéissance et
l'autonomie, il est aisé de voir comment elle s’applique aux mœurs et à
leur critique. Nous avons vu que les mœurs sont généralement douées
d'une autorité, et qu'elles s'imposent d’habitude de par leur seule
présence, du fait qu'on s'y conforme spontanément, sans réfléchir, de
telle sorte que la déviation par rapport aux mœurs dominantes peut
donner lieu à réprimande, en réclamant l'obéissance à leur égard, qui
se révèle ainsi comme l'attitude normale qu'elles imposent. En
revanche, dès qu'on se met à sonder les mœurs, la morale qui leur est
attachée se trouve mise en danger et ceux qui y tiennent le ressentent
et s'en alarment.
Enfin, au sujet de l'opposition entre l'innocence et
la responsabilité, on voit qu'elle s'applique aussi, car dans une
société dont les mœurs sont respectées, la morale consiste pour
l'essentiel à s'y conformer, à ne pas même envisager la possibilité de
vivre autrement qu'elles ne le demandent, simplement parce que cette
morale est celle qui vaut, sans discussion. Or nous avons vu que ce
respect naïf est l'innocence même, antérieure et étrangère à toute
véritable responsabilité. Car celle-ci implique au contraire la
capacité d'entrer en discussion sur sa morale, de répondre aux
objections après les avoir examinées et comprises.
L'hypothèse que les mœurs et la raison s'opposent
radicalement sous les différents aspects sous lesquels ont peut les
envisager semble donc très plausible.
Ainsi, nous aurions deux modes de penser, deux
attitudes morales contraires. D'un côté l'homme conforme aux mœurs,
respectueux des us et coutumes, pense trouver la justification de sa
vie et de son action dans cette obéissance entière, se satisfait de les
suivre en tout, place son bonheur dans la bonne conscience née d'une
vie qui ne s'en écarte point et ne songe pas même à le faire. De
l'autre, le philosophe ne se satisfait pas de cette autorité des mœurs,
mais veut obtenir des raisons qui le convainquent parce qu'elles
résistent à ses doutes, et il en vient à trouver un plaisir à
l'activité intellectuelle de recherche elle-même, se formant une morale
ou sagesse qui lui attribue une place essentielle, alors qu'il
abandonne résolument la confiance dans les mœurs, auxquelles il cesse
de se conformer pour vivre selon son jugement, à moins qu'il ne s'y
conforme de façon purement extérieure, sans plus leur accorder de
réelle portée morale quant à lui. Autrement dit, dans son comportement
réel peut-être, et en tout cas dans sa vie intérieure, le philosophe se
sera dégagé des mœurs ou cherchera à s'en émanciper, dans la mesure où,
même s'il paraît parfois s'y conformer, c'est sans y obéir, en trouvant
ses raisons dans les réflexions qu'il mène aussi librement que
possible, et dans les convictions qu'il se forme par ses propres
raisonnements.
Le langage ne nous aide pas à désigner précisément les
distinctions entre ces deux modes de penser et de vivre. Comment
trouver les termes pour caractériser par exemple l'homme vivant de la
conformité aux mœurs pour le distinguer de celui qui vit au contraire
du mouvement lié à leur critique. Le peuple verra en l'adepte des
bonnes mœurs un homme honnête, bon, moral, intègre, irréprochable,
droit, voire sage. Peut-on dire que le philosophe (pour lequel nous
mobilisons au moins ce terme) soit donc tout le contraire, ayant rejeté
profondément tout attachement à ce qui faisait le caractère de celui
que nous avons décrit par tous ces qualificatifs ? Il est possible
en effet que le même peuple tende à se méfier du philosophe et à lui
attribuer un caractère tout contraire. Mais aux yeux de certains, et à
ses propres yeux au moins, ce n'est pas le cas, et il revendiquera
toutes ces épithètes, quoique nécessairement en un autre sens, étant
donné qu'elles ne peuvent signifier qu'au fond il est un homme de
bonnes mœurs et non un philosophe qui remet les mœurs en question.
Puisqu’il vient en second, pour désigner ses qualités avec les mêmes
termes, il lui faudra recourir à une astuce manifestant la
transformation qu'il a opérée sur toute cette morale première, en se
disant par exemple, non plus honnête, mais véritablement honnête, et de
même véritablement bon, véritablement moral, véritablement sage, et
ainsi de suite. Cette façon véritable d'être moral ne signifie pourtant
pas que le philosophe aurait enfin réalisé l'idéal de l'homme moral
selon les mœurs, auquel par comparaison, il devrait donc retirer le
titre, ou ne le lui laisser que partiellement, comme si l'homme moral
courant ne réalisait pas vraiment son idéal. Car nous l'avons vu, le
philosophe a changé profondément de rapport avec les mœurs et avec
l'idéal moral consistant à s'y conformer le mieux possible, au point de
le transformer en son contraire. Sa façon véritable d'être moral
signifie donc qu'il a renversé la façon banale, et qu'il emprunte
maintenant les termes dans un nouveau sens, où la vérité, le recours à
la raison pour effectuer la transformation, caractérise la nouvelle
morale que le langage commun ne connaît ni ne nomme.
Mais là au moins paraît se situer la différence, dans
cette intervention de la raison ou du souci de la vérité. Or que
signifie ce recours à la raison, concrètement ? On se représente
le philosophe comme tourné vers les idées et cherchant à connaître les
choses dans leur vérité, c'est-à-dire telles qu'on les voit à travers
les théories justes, rationnellement construites. Les sciences
procèdent selon des méthodes semblables, quoique déterminées par
l'usage des mathématiques et de l'expérimentation. La philosophie ne
s'oppose pas à elles sur ce point. Au contraire, la philosophie a plus
ou moins produit et contenu les sciences à leur origine, et elles ne se
sont séparées que lorsqu'elles se sont trop largement étendues pour
pouvoir faire partie en toute leur ampleur de la réflexion
philosophique. Mais si les sciences ont fini par déborder la
philosophie en se déployant, celle-ci s'est toujours distinguée d'elles
aussi par le fait qu'elle les dépassait d'une autre façon, en abordant
des questions qui leur échappaient faute de pouvoir se ramener à un
traitement par leur méthode précise. C'est notamment le cas des
problèmes de l'éthique ou de la morale dans lesquels le raisonnement a
lieu sous d'autres formes que selon les mathématiques et
l'expérimentation (même si celles-ci n'en sont pas exclues). A première
vue, les réalités morales (ou esthétiques) sont d'une autre nature que
les corps et leurs mouvements dont les sciences cherchent à comprendre
les lois. Sans chercher à définir davantage ces objets, disons qu'ils
apparaissent souvent comme étant de l'ordre des idées. N'y a-t-il pas
un monde moral, non corporel, rationnel, c'est-à-dire ordonné
logiquement en prenant la logique dans un sens large, comme accessible
à l'enquête rationnelle. Et celle-ci n'aboutit-elle pas, d'une manière
analogue à la science pour les corps, à découvrir et à prouver les lois
de ce monde moral ? Et de même que les théories scientifiques ne
restent pas comme enfermées en elles-mêmes, mais ont une fécondité
pratique, à travers les techniques qui exploitent leur aptitude à
donner à ceux qui les connaissent une grande maîtrise des phénomènes de
la nature, de même la spéculation morale ne se contente pas de
permettre la contemplation de l'ordre idéal qu'elle révèle, mais elle a
son versant pratique ou ses applications dans la vie, en donnant aux
hommes les lois ou règles de la meilleure conduite dans les diverses
circonstances. En quelque sorte, par cet aspect pratique, la
philosophie substitue à la conscience morale spontanée ses règles
morales et les jugements qui en découlent. Là en effet où le
consciencieux obéit à sa conscience sans murmurer, comme Abraham allant
sacrifier son fils pour obéir à son dieu sans lui demander de
justification, le sage, adepte de la raison, règle ses actions sur les
maximes qu'elle lui donne et en fonction des calculs qu'elle lui permet
de faire. Bref, entre les mœurs et la raison, l'opposition paraît
entière.
*
Si la représentation que nous venons de donner du
rapport entre les mœurs et la raison est juste, alors l'homme des mœurs
et le philosophe se tournent le dos, chacun allant dans la direction
opposée de l'autre, ou plutôt, l'un restant tourné vers les mœurs, se
tenant là sur place, résistant à la tentation éventuelle de s'en
détourner et de regarder seulement ailleurs, l'autre s'arrachant à ces
liens, les défaisant pour suivre sa propre raison. L'image de la
caverne platonicienne pourrait servir à symboliser ce rapport, avec les
partisans des mœurs représentés par les prisonniers pris par le jeu des
ombres, incapables d'en détourner le regard et hostiles à toute
tentative de les y inciter, et avec le philosophe curieux de voir les
causes de ces ombres, de les critiquer, de sortir de leur emprise, de
monter vers la vérité intelligible, et désireux de persuader les
prisonniers des ombres de l'imiter. En ce qui le concerne, le
philosophe
s'est délivré des opinions et des mœurs, et il ne s'en soucie plus, une
fois libéré, sinon par sociabilité, par solidarité humaine avec ceux
qui restent pris dans leur filet, et qui pourraient éventuellement
éprouver suffisamment d'insatisfaction et de curiosité pour se laisser
convaincre de tenter la voie de la raison. Dans cette perspective, le
philosophe n'a aucun intérêt à modifier les mœurs, qui, dans toute leur
diversité, sous toutes leurs formes, constituent les mêmes chaînes
empêchant les hommes de se lancer sur la seule voie qui vaille
véritablement, celle de la morale rationnelle ou de l'authentique
sagesse.
Néanmoins, dans cette intention d'attirer vers la voie
philosophique, il n'est peut-être pas inutile d'envisager d'opérer à
travers les mœurs. En soi, il est relativement indifférent que
les hommes vivent dans telles mœurs plutôt que dans d'autres, dans la
mesure où c'est cet enchaînement dans la morale des mœurs qui, comme
tel, s'oppose à l'engagement sur la voie de la vraie sagesse. En effet,
quoique les nuances dans les satisfactions et les désagréments que l'on
peut éprouver selon la diversité des mœurs dans lesquelles on vit
puissent bien avoir de l'importance pour ceux qui en sont prisonniers,
elles s'effacent néanmoins devant la seule différence qui compte
vraiment,
entre la morale des mœurs et la philosophie. Toutefois, considérant la
rupture que celle-ci implique par rapport à celle-là, il se peut que
toutes les sortes de mœurs ne lui soient pas également favorables.
Pourquoi en effet certains se détournent-ils de l'autorité des mœurs,
alors que d'autres ne le font pas ? Il y a certes des raisons
liées aux conformations individuelles, à la diversité des caractères.
Mais n'y a-t-il pas également des situations sociales et culturelles,
donc des mœurs d'un certain type, qui favorisent davantage le désir
philosophique, et au moins le premier mouvement de curiosité
susceptible d'orienter vers lui ? Si ce n'était pas le cas, il
serait vain pour le philosophe de chercher à réveiller ce désir
philosophique et d'enseigner à d'autres que ceux qui seraient en somme
déjà spontanément philosophes. D'ailleurs, en fait, de nombreux
philosophes ont pensé que leur enseignement ne pouvait s'adresser
véritablement qu'à un petit nombre de personnes particulièrement
disposées à la philosophie. Et n'ont-ils pas raison ? Car peut-on
croire qu'en agissant sur les mœurs, on puisse convertir par là des
peuples entiers à la philosophie ? Si c'est possible, du moins
l'histoire ne nous en présente-t-elle aucun exemple, même si l'on voit
effectivement des peuples dans lesquels l'orientation philosophique est
plus fréquente que dans d'autres, ce qui laisse penser que les mœurs
particulières de ces peuples devaient comporter quelques incitations
plus grandes à se tourner vers cette discipline. De toute façon, si
l'on veut s'adresser à ceux qui vivent dans la morale des mœurs et qui
ne veulent ou ne savent regarder ailleurs, y a-t-il d'autres moyens
pour leur donner l'idée d'une autre attitude que d'intervenir dans le
cadre de ces mœurs, et donc d'agir sur elles, et par conséquent de les
modifier en quelque manière ?
Or les mœurs ne dominent pas seulement les attitudes
et les pensées d'une partie des hommes, tandis que d'autres n'en
auraient pas subi l'influence et la domination. Personne n'est
philosophe de naissance, parce que personne ne sait raisonner depuis
l'enfance ni n'a d'autonomie suffisante pour ne pas commencer à vivre
sous l'autorité des plus âgés, parents ou autres tuteurs. L’histoire
des religions est remplie de récits de conversions, qui ne jouent
pourtant de rôle que lors des changements de religion, alors que la
plupart vivent tranquillement dans leur religion sans jamais avoir eu à
passer par un tel épisode dramatique, parce que, justement, leur
religion leur a été inculquée avec les mœurs, et comme un élément de
celles-ci. En revanche, c'est pour la philosophie que vaut la règle que
personne n'y accède sans une conversion radicale, parce que personne ne
commence à la sucer au sein maternel, comme la religion. Certains
philosophes ont décrit cette conversion, cette rupture entière avec les
mœurs antérieures, comme l'a fait d'une manière tout à fait exemplaire
Spinoza au début du Traité de la réforme de l'entendement, où
l'on voit le philosophe se détacher
du monde moral dans lequel il a vécu jusque là, le sentir s'évanouir et
perdre toute son autorité, au moment même où il se met à y réfléchir
pour venir à en élaborer une critique radicale. Qu'est-ce qui a précédé
dans une telle conversion, de l'influence des mœurs particulières ou de
la poussée intérieure
de la raison critique ? Constatons
simplement qu'il doit y avoir eu une coïncidence entre ces deux
facteurs, puisque tout le
monde ne réagit pas de la même
manière à partir des mêmes mœurs, et que les dispositions
individuelles ne semblent pas suffire également à engendrer des
philosophes dans toutes les cultures.
Aux mœurs sont rattachées non seulement nos
manières de vivre, mais également nos manières de penser et ce que
nous pensons, c'est-à-dire nos opinions. Or pour enseigner à l'homme
normal, ne faut-il pas l'atteindre à travers ses
opinions, et tenter de les transformer de l'intérieur ? Certaines
opinions peuvent servir comme d'amorces à des réflexions
destinées à conduire peu à peu à leur critique, et il y en a qui
présentent un terrain plus favorable à de telles évolutions. N'est-il
donc pas pertinent pour l'enseignement philosophique, dans la mesure où
il ne s'adresse pas seulement à ceux qui sont déjà engagés dans la voie
de cette discipline, mais également à ceux qui, pris dans l'opinion ou
les mœurs ambiantes, manifestent des dispositions à la conversion
décrite ci-dessus, de chercher à commencer par introduire autant que
possible des opinions propres à laisser entrevoir la possibilité d'une
telle conversion ? Autrement dit, il semble que le philosophe,
dans sa tentative d'ouvrir la voie à l'enseignement
philosophique, doive se poser la question de savoir si une modification
des mœurs et des opinions peut disposer ceux qui en sont capables à se
tourner vers l'activité rationnelle. Or une étude même rapide montre
que toutes les manières de vivre ne sont pas indifférentes par rapport
aux possibilités
qu'elles offrent quant au
développement de la raison. Par exemple, le goût de résoudre des
énigmes, le plaisir de l'examen attentif des choses, l'habitude de
discuter sur la valeur morale, même coutumière, des diverses actions,
la pratique de la lecture et de l’interprétation des intentions et
pensées des auteurs, peuvent
préparer à entrer dans des modes d'interrogation proches d'une démarche
critique, même si elles n'y conduisent pas nécessairement.
De telles mœurs favorables à
la philosophie peuvent exister
déjà dans une société, et il suffit alors de les repérer pour les
utiliser. Et si elles sont absentes, elles peuvent être
susceptibles de résulter de la
transformation de mœurs existantes. Et alors il s'agit de voir si ces
modifications sont concrètement possibles. Une
telle opération peut s'accomplir à un niveau restreint, éventuellement
dans de petits groupes, ou par une intervention de caractère davantage
politique. Ainsi voit-on dans l'histoire les philosophes engagés
dans des tentatives de constitution de petites sociétés, formant des
sectes ou écoles, ou dans des
entreprises diverses d'influence de caractère politique.
Supposé que soit résolue la question de savoir, en
général ou dans
tel contexte particulier, quelles sont les mœurs les plus favorables à
la philosophie, de sorte qu'il ne s'agisse plus que du problème de les
implanter en modifiant les mœurs existantes, comment faut-il
procéder ? Nous avons vu qu'il y avait une relation intime entre
les mœurs et l'autorité. D'une part les mœurs sont douées
d'autorité, et c'est pourquoi on peut confier sa vie à leur direction.
D'autre part, c'est
l'autorité qui établit et transmet les mœurs. Et même, l'autorité des
mœurs contribue de manière essentielle à leur inculcation et à leur
perpétuation. Mais, pour qu'elles puissent se conserver de par leur
propre
autorité, il faut qu'elles soient déjà établies,
alors que la question est de les transformer et donc d'en établir de
nouvelles. De quelle autorité pourrait dépendre cet
établissement ? En fait toute autorité a ce pouvoir dans une
certaine mesure. Le pouvoir politique procède habituellement par les
lois, qui imposent en principe des comportements et les manières de
voir correspondantes de telle façon que, progressivement, ces nouvelles
mœurs se soutiennent d'elles-mêmes, les lois ne jouant plus de rôle que
pour corriger les déviations épisodiques. Dans l'éducation, les règles
qu'inculquent les tuteurs jouent un rôle semblable à
celui des lois. Mais l'influence principale vient de l'exemple de ceux
qui incarnent l'autorité, de manière explicite ou plus diffuse. Chacun
regarde ce que font les autres autour de lui, comment ils jugent les
divers actes et comportements, et
tend presque instinctivement à imiter leurs attitudes, à partager leurs
évaluations, à rechercher ce qu'ils recherchent et à éviter ce qu'ils
évitent. Et l'on sait que c'est d'abord par leur exemple que les
éducateurs inculquent les manières et les opinions qu'ils transmettent.
Comment procédera
donc celui qui veut préparer à la conversion philosophique ?
Naïvement, il tentera peut-être d'argumenter en faveur des nouvelles
mœurs qu'il aimerait voir s'imposer, cherchant à en démontrer
les avantages. Mais une telle méthode supposerait acquis ce qu'il
s'agit de préparer, à savoir justement la capacité de se déterminer
moralement par le raisonnement, plutôt que par les mœurs existantes. Ce
genre de discours est ici inutile, et
doit être réservé à ceux qui se sont déjà engagés sur la voie
philosophique et qui sont sensibles à ce que leur enseigne la raison.
Il faut donc renoncer ici à ces raisonnements généralement vains dans
le contexte de la simple modification des mœurs préliminaire à
l'enseignement proprement philosophique. On imagine pourtant le
discours rationnel si intimement lié à la philosophie qu'il semble
impossible que le philosophe agisse par d'autres moyens. N'est-il pas,
au moins en tant qu'il enseigne, foncièrement un spécialiste du
discours ? Certes, lui aussi peut être un modèle par sa vie, comme
plusieurs l'ont évidemment été, à l'instar d'un Socrate, d'un Diogène,
d'un Épicure, d'un Épictète, d'un Pyrrhon. Mais ils ont aussi donné
l'exemple de maîtres du raisonnement, et l'importance du discours est
telle
que beaucoup sont connus essentiellement pour leurs œuvres écrites.
Comment donc procéder par discours ? Nous avons vu que les mœurs
pouvaient naître ou se transmettre par les lois et les règles.
Cependant, dans ce genre de discours, l'autorité n'est pas contenue
dans les raisons qu'ils exhiberaient, mais dans celle, politique ou
sociale, de ceux qui les énoncent. Ainsi, le prince ne dit pas :
obéissez à mes lois parce qu'elles sont bonnes, comme je vous le
prouve, mais obéissez parce que ces lois sont mes commandements,
reposant sur mon pouvoir politique. Or, comme tel, le philosophe, à
moins
d'être prince ou tuteur, n'a aucune autorité de ce genre, par laquelle
il pourrait établir des lois ou règles et prétendre à se faire obéir.
Lui faut-il donc
abandonner le projet de changer les mœurs et de préparer les gens à
l'enseignement philosophique, pour se contenter d'instruire ou de
prendre pour compagnons de recherche ceux qui sont déjà convertis, en
s'appuyant sur l'état des mœurs, en cherchant éventuellement les lieux
où il est plus favorable, ou en se faisant à l'occasion conseiller d'un
prince acquis à la philosophie ? En somme, c'est une constatation
fréquente
chez les philosophes que leur enseignement demeure très confidentiel,
réservé à un nombre très restreint d'élus, même quand ces aveux se
trouvent dans des ouvrages publiés et destinés à de grands nombres de
lecteurs.
Il reste pourtant
que nous n'avons pas encore envisagé tous les moyens de modifier les
mœurs. L'autorité joue certes un rôle déterminant, mais il y a des
mouvements dans les mœurs qui ne découlent pas d'elle, même si les
nouvelles mœurs se l'acquièrent rapidement, à un certain degré au
moins. Le monde des mœurs est sujet en effet à des modes, d'une plus ou
moins grande ampleur et durée. Or le plus souvent celles-ci ne
s'introduisent pas par l'autorité, et si l'exemple y joue souvent un
rôle déterminant, ce n'est pas nécessairement celui des personnages qui
auraient l'autorité de le donner. On suit les modes par imitation
certes, mais en suivant des manières qui plaisent à l'imagination et
charment les esprits. Bref, dans tous ces cas, la séduction se révèle
un ressort fréquent et puissant de la modification des mœurs. Or le
philosophe ne peut-il pas y recourir également ? On voit parfois
des gens se réunir autour de quelque sage,
séduits par sa manière de vivre, sans comprendre ses discours, et
devenir ainsi peu à peu ses disciples. Mais surtout, la séduction peut
profiter du fait qu'elle agit sur l'imagination et que cette faculté
est influencée aussi bien par la réalité que par la fiction. Il arrive
ainsi qu'un personnage de roman par exemple, puisse devenir un modèle
aussi puissant ou davantage qu'une personne réelle. Voilà donc un moyen
disponible à travers l'art et le discours, et par conséquent davantage
à la portée du philosophe, dans la mesure où celui-ci est également un
spécialiste du discours.
Mais peut-être
hésitera-t-on ici à suivre cette suggestion. Car la séduction est-elle
compatible avec l'enseignement de la vérité, ou ne le contredit-elle
pas en inventant ce qui plaît plutôt qu'en découvrant ce qui est
effectivement ? Et l'imagination, qui produit la fiction et s'y
plaît, n'est-elle pas la faculté opposée par excellence à la raison,
sobre et suivant la pure logique ? Bref, le philosophe peut-il
utiliser des moyens qu'il doit condamner selon sa pure
discipline ? Ne doit-il pas laisser ces procédés aux artistes, aux
trompeurs, bref aux séducteurs ? A vrai dire, la question est de
savoir si
des mœurs favorables à la philosophie peuvent être introduites par la
séduction, de telle manière que celle-ci ne détourne pas justement du
désir de vérité qu'il s'agit de réveiller. Si cela est possible, alors
il n'y a pas de raison décisive de ne pas recourir à ces procédés. Bon
nombre de philosophes en tout cas n'ont pas hésité à aller jusqu'à
marier dans leurs discours la fiction et ses séductions avec le
raisonnement et la recherche de la vérité. Qu'on pense par exemple à
Platon, à Montaigne, à Kierkegaard, à Nietzsche, pour ne citer que des
exemples très connus et évidents.
*
Ainsi, selon le fil de pensée que nous avons suivi, il
y aurait une opposition marquée entre les mœurs et la philosophie, qui
exigerait pourtant d'être surmontée pour permettre le passage entre les
deux. Vu que les mœurs sont premières et que la philosophie doit naître
en leur sein, comme leur contestation, faisant apparaître un
point de vue nouveau et étranger, les mœurs conditionnent
nécessairement ce passage. Ou bien des tensions y suggèrent la
critique,
ou bien certaines dispositions rationnelles sont intégrées dans les
mœurs mêmes, ou bien des philosophes agissent dans ce milieu pour
tenter de susciter à partir de ses ressources l'attitude philosophique,
ou bien encore certains caractères développent spontanément une
disposition à la raison ou à la critique, qui finit par devenir
systématique dans des circonstances favorables. Dans ces conditions, ou
bien l'apparition de la philosophie se produit par hasard, c'est-à-dire
indépendamment d'elle, ou bien elle y joue un rôle en aménageant les
mœurs en sa faveur. Dans tous les cas, le monde des mœurs devient
étranger à la philosophie au fur et à mesure que celle-ci se développe
dans sa sphère propre, celle de la raison, et qu'elle ne s'y rapporte
plus que comme à un objet, soit de sa critique, soit de ses recherches
et efforts pour comprendre et aménager les conditions de sa naissance.
A l'image du sage sorti de la caverne chez Platon, le philosophe vient
d'ailleurs et découvre un monde nouveau, dans lequel il peut vivre
avantageusement en oubliant sa condition antérieure d'esclave, et s'il
retourne dans le monde souterrain, ce n'est plus pour y vivre, mais
pour agir sur lui et tenter de libérer ceux qui y sont toujours
enfermés et enchaînés. Or, s'il raisonne selon les lois de son nouveau
monde pour convaincre ses anciens compagnons, ceux-ci ne le comprennent
pas, et il lui faut donc, pour être entendu, utiliser leur langage
d'ombres et se plier à leurs mœurs pour les transformer et leur faire
manifester ce qu'elles ne révèlent pas d'elles-mêmes. Pour y parvenir,
il commandera s'il peut, ou il séduira. Dans les deux cas, son procédé
sera par nature contraire à ce qu'il veut enseigner, puisque
l'obéissance est contraire à l'autonomie rationnelle et que les
plaisirs des fictions ou illusions imaginaires sont contraires au désir
de la critique, destructrice des simples apparences.
Examinons donc notre philosophe dans son entreprise
destinée à éveiller les esprits bien nés pour leur permettre de
découvrir les joies de la raison. Ou bien il aura choisi le
commandement, et donc l'obéissance, s'étant fait éducateur et exerçant
le pouvoir du tuteur, du maître dans une école par exemple, à moins
qu'il n'ait reçu ou acquis un pouvoir politique lui permettant de
légiférer et d'agir sur les mœurs du peuple. Ou bien il aura choisi la
séduction, et par conséquent l'art — la rhétorique par exemple ou la
littérature, voire la logique ou la science. Quant à lui, nous savons
que c'est par la raison qu'il se conduit, et que la morale courante
n'est à ses yeux qu'un objet à remodeler. Comme telle sa raison le
détourne de cette morale, de son attitude de confiance, d'obéissance,
de crédulité. Il la connaît pourtant ; il l'a précisément
critiquée, analysée et abandonnée, au moins intérieurement. C'est grâce
à cette connaissance qu'il peut agir sur elle et la travailler pour lui
faire produire si possible les effets qu'il désire. En revanche, nous
savons qu'il ne peut pas partager cette connaissance, impliquant la
démarche rationnelle, avec ceux qu'il désire mener à la conversion. Ce
n'est donc pas la philosophie qu'il enseignera jusque là, puisque
l'initiation proprement philosophique ne peut s'adresser qu'à ceux qui
se sont déjà convertis, les véritables disciples. Son enseignement aura
donc deux faces très différentes l'une de l'autre et opposées à de
nombreux égards, l'une tournée vers l'homme de la morale, et l'autre
vers le disciple, si bien qu'il impliquera deux étapes distinctes
fortement séparées par le moment de la conversion. Reprenons pour les
qualifier les termes d'exotérique et d'ésotérique, en rappelant la
rupture entre les deux, leurs principes mêmes étant opposés, puisque
l'enseignement exotérique ne donne pas une vue plus grossière,
vulgarisée, de l'ésotérique, mais qu'il a une tout autre fonction et
une façon toute différente d'opérer, la première préparation n'étant
pas même encore du tout une initiation à la philosophie et devant
éviter d'en être une, vu qu'elle suppose l'absence ou l'insuffisance de
la raison qu'il s'agit d'éveiller, tandis que l'autre en suppose
l'usage.
En un sens, pour le philosophe, la plus grande
difficulté ne réside pas dans l'initiation ésotérique, mais dans la
préparation exotérique. Car, lorsqu'il s'agit d'enseigner au disciple,
le maître se trouve chez lui, dans la pratique de la raison, et tous
les deux se retrouvent dans le même monde qu'il s'agit d'explorer
ensemble selon des méthodes qu'ils peuvent partager. C'est tout le
contraire dans l'étape exotérique, où il faut opérer dans un autre
monde et selon des méthodes qui ne sont pas celles de la philosophie,
et dont nous avons vu qu'elles les contredisent même, devant agir par
l'intermédiaire des ombres ou illusions, que ce soit par la fiction ou
par la règle, conduisant par la crédulité et l'obéissance, afin de
provoquer une réaction hétérogène aux moyens utilisés, et
incompréhensible pour celui qui y est conduit, jusqu'à ce que la
conversion philosophique se soit produite. Dans ce rôle, le philosophe
se rapproche du politique usant de l'artifice de la religion pour
conduire son peuple, lui inculquant des croyances, des pratiques
rituelles, non parce qu'elles correspondent à une vérité et valent pour
elles-mêmes, non pour lui communiquer davantage de connaissance, mais,
profitant bien au contraire de sa naïveté, pour lui donner grâce à des
illusions bien calculées des mœurs propices à l'ordre social qu'il
s'agit d'établir ou de maintenir.
Voilà donc, semble-t-il, la raison pour laquelle les
mœurs importent pour la philosophie : celle-ci exige une attitude
nouvelle, non naturelle, non présente dans la manière normale de vivre,
qui ne peut être provoquée que par des événements ou par l'effet d'une
certaine sorte de
mœurs sur un certain type de caractères. Il y a donc plusieurs raisons
de s'y intéresser. D'abord il n'est pas indifférent pour la conception
de la philosophie de connaître ses conditions concrètes d'existence,
qui la placent dans la dépendance d'une certaine histoire,
éventuellement déterminante pour son propre développement. Ensuite,
pour en favoriser l'apparition dans la société, ou pour savoir quelles
chances elle a de s'y propager, il faut étudier quelles manières de
vivre lui sont favorables. Enfin, si l'apparition de la philosophie
dépend des mœurs, on peut se demander si son maintien ou sa disparition
ne pourraient pas en dépendre également. Car le philosophe peut bien
avoir le sentiment que la découverte de la vérité, c'est-à-dire la vie
selon la raison, est un événement définitif, il se pourrait toutefois
que ce sentiment soit illusoire et que des conditions défavorables dans
les mœurs ambiantes puissent aussi l'étouffer. Cette dernière
possibilité a d'ailleurs quelque chose de très inquiétant, parce
qu'elle tend à contester l'idée d'une entière indépendance par rapport
aux mœurs acquise par la pratique de la philosophie. Et s'il se
confirmait que certaines formes de mœurs conditionnent aussi bien la
naissance que la mort de la philosophie, il conviendrait que le
philosophe s'en soucie non seulement dans son enseignement exotérique,
mais dans l'ésotérique également, puisqu'il faudrait maintenir les
bonnes mœurs philosophiques dans la pratique de la philosophie
elle-même. Du coup, c'est toute l'idée d'une émancipation entière par
rapport aux mœurs dans la vie selon la raison qui se trouve remise en
question.
Vu que, quoi qu'il en soit du rôle des mœurs dans la
philosophie elle-même, sa partie exotérique se trouve devoir
en tout cas les prendre pour objets et pour instruments, la question se
pose certainement de savoir comment les mœurs peuvent favoriser ou
défavoriser l'attitude philosophique. Nous avons déjà remarqué que
l'aspect déterminant dans cette influence ne consiste pas en un savoir,
pas du moins en un savoir théorique portant par exemple sur de supposés
objets propres à la philosophie, voire sur la philosophie elle-même.
Aussi étonnant cela soit-il à première vue, on peut passer sa vie à
étudier théoriquement la philosophie sans être porté pour autant à la
conversion philosophique, ainsi que l'expérience le prouve abondamment
en particulier dans les cultures telles que la nôtre où la philosophie
est une branche scientifique et scolaire, et où on l'envisage sous
toute sorte d'angles comme objet d'étude théorique, produisant sur elle
des masses colossales de savoirs, dont on ne constate pas pour autant
qu'ils rendent les spécialistes de ces sciences plus sages ou plus
philosophes, même s'ils en deviennent en un sens plus savants. Il
semble au contraire, à la surprise de ceux qui entrent dans ces études
dans le but de pratiquer la philosophie, que ce genre d'entreprise
théorique empêche plus qu'il ne suscite la conversion philosophique.
Mais cet étonnement vient peut-être d'une illusion due à la grande
déception de l'attente naïve de voir la considération prolongée des
documents de la philosophie produire un effet philosophique
également ; alors qu'en réalité l'effet n'est peut-être pas
toujours
négatif, mais juste faible ou neutre.
Est-ce à dire que la science et l'habitude de
considérer les choses d'un point de vue théorique soient néfastes à la
philosophie ? Certainement pas, si du moins on se fie à ce que
nous apprend l'histoire de la philosophie. Celle-ci nous montre en
effet que les philosophes connus, et notamment ceux dont les œuvres ont
de l'importance, ont vécu dans des pays où la science, sous diverses
formes (qui ne se réduisent pas à celles de la science empirique
moderne), était pratiquée et honorée, et qu'ils y ont été eux-mêmes
formés, souvent à un haut niveau. Ils ont appris et cultivé les
sciences et les arts, notamment la littérature, et ils étaient en
général des savants ou des lettrés dans le sens large qu'avait le terme
traditionnellement. Ils avaient donc certainement acquis l'habitude de
considérer aussi les choses d'un point de vue objectif et théorique,
sans que cette disposition paraisse leur avoir été nuisible, bien au
contraire. Il semble donc qu'il faille pour l'instant plutôt considérer
que cette aptitude fasse partie des conditions habituelles de la
pratique philosophique, bien que son influence soit loin d'être
nécessaire, voire déterminante.
Si, dans cette perspective théorique, nous voulions
tenter de découvrir quelles sont les mœurs que les philosophes jugent
utiles ou indispensables pour permettre la conversion philosophique,
nous nous tournerions encore une fois vers l'histoire de la philosophie
afin de nous instruire sur ce en quoi consiste l'enseignement
exotérique des philosophes. Or, étrangement, nous ne trouverions
probablement pas grand chose. Il y a certainement eu un tel
enseignement dans diverses écoles, mais il semble avoir été plutôt oral
et n'avoir pas laissé beaucoup de traces écrites précises, et il
échappe donc largement à notre enquête. Éventuellement, un certain
nombre d'œuvres pourraient être vues comme jouant plus ou moins
explicitement ce rôle. On pourrait penser par exemple aux dialogues de
Platon. Leur personnage principal, Socrate, paraît bien tenter d'opérer
la sorte d'éveil à la philosophie typique de cet enseignement,
quoiqu'il soit difficile de savoir s'il s'en tient là ou non, et si
peut-être la partie ésotérique aurait été réservée entièrement aux
initiés dans un enseignement que Platon aurait tenu secret. Ou bien,
autre exemple assez différent, le Zarathoustra fictif de Nietzsche, se
cherchant de possibles disciples, semble, lui aussi, engagé dans ce
genre de démarche exotérique, bien que, dans ce cas également, le
partage entre les deux formes d'enseignement ne soit pas clair, alors
que, dans le cas de Nietzsche et de ce que nous savons de sa vie, on ne
voie pas comme pour Platon ou Socrate de possibilité qu'il ait donné
oralement un enseignement ésotérique caché. Dans de nombreuses autres
œuvres, dans la plupart même, les auteurs n'ont pas l'air de s'être
souciés de distinguer ces étapes. Est-ce parce qu'ils les
confondent ? parce qu'ils ne s'intéressent qu'à l'une d'entre
elles ? parce qu'ils ont abandonné la partie exotérique à
d'autres, se fiant par exemple à l'éducation dispensée dans leur
société ? Il est vrai que l'auteur d'une œuvre écrite n'a pas
comme celui qui enseigne par oral ou organise des institutions réglant
le parcours des étudiants, les moyens de séparer les deux formes
d'enseignement et de les hiérarchiser. Il peut bien, certes, écrire
divers ouvrages, dont les uns servent explicitement d'introduction aux
autres. Mais le procédé est peu efficace, puisque, de toute façon, il
ne peut empêcher le lecteur d'user de sa liberté effective de choisir
ses lectures et leur ordre. Il peut également, dans un même ouvrage,
faire se succéder les deux étapes. Mais comment le lecteur verra-t-il
la différence des méthodes, qui est très importante ? Aussi, la
plupart du temps, lorsqu'un auteur indique un ordre de lecture de
l'ensemble de son œuvre, comme par exemple Schopenhauer, il nous semble
qu'il le fasse pour des raisons de présentation systématique plutôt que
pour passer d'un enseignement exotérique à un enseignement ésotérique.
Bref, l'enquête historique n'apporte aucun enseignement clair, ni sur
la première étape, ni même sur la distinction précise des deux formes
d'enseignement, de sorte qu'on n'y voit pas se dessiner le travail sur
le rapport aux mœurs. On pourrait se tourner, avec un succès aussi
mitigé, du côté des tentatives de philosophes d'agir politiquement et
analyser les lois qu'ils donnaient ou voulaient donner. La difficulté
serait là, outre le fait que peu de philosophes ont véritablement
gouverné et légiféré, du moins avec suffisamment de liberté, d'autorité
et d'ampleur, que les lois règlent tout l'ordre social, et non
seulement ce qui favorise l'accès à la philosophie, si bien qu'on ne
peut distinguer objectivement les deux types d'intentions.
Si l'on examine ce qui constitue pour nous le
principal de la tradition philosophique, les œuvres qui la constituent,
on découvre que leur style, quoique très divers, possède certains
traits communs. On y trouve certes des raisonnements, des progressions
argumentatives, avec le développement tenace de problèmes, d'hypothèses
et de réfutations, etc. Mais, du moins chez ceux qu'on nomme les grands
philosophes, l'auteur semble s'adresser au lecteur comme
individuellement, dans des parties explicites ou d'une manière diffuse,
pour lui lancer une sorte d'invitation, à vrai dire une invitation à la
philosophie. Celle-ci prend de nombreuses formes. Parfois c'est un
appel direct, explicite, insistant, presque une injonction. Parfois ce
sont des signes discrets, vous laissant entendre qu'il y a là quelque
chose d'intéressant à découvrir si vous êtes suffisamment curieux,
audacieux. Parfois même ce sont des rejets, des déclarations que le
livre abordé n'est pas pour les lecteurs de tel ou tel caractère et
qu'il vaut mieux le refermer plutôt que d'y perdre son temps et ses
efforts, ces tentatives de bannissement de plusieurs suggérant en creux
une invitation aux autres. Quand on fait attention à ces signes, on se
rend compte qu'ils représentent des traits importants de ce
type d'œuvres, et non des aspects contingents, et que souvent l'écho
des passages plus explicites se répercute bien au-delà d'eux,
s'étendant peut-être à l'œuvre entière, comme c'est par exemple très
évident dans un livre tel que Ainsi parlait Zarathoustra, de
Nietzsche, qui n'est en un sens que
l'amplification de cette invitation. Or, ne serait-il pas inutile
d'inviter celui qui est déjà converti ? Par conséquent, tout cet
aspect d'invitation des œuvres
philosophiques ne représente-t-il pas leur caractère exotérique ou une
partie de celui-ci ?
Toutefois, ce qu'il
y a de remarquable, encore une fois, c'est la fusion qui tend à se
produire entre cet
aspect et le reste de l'œuvre. En somme, d'un bout à l'autre, nous ne
cessons pas d'être invités, même quand nous entrons en matière, de
sorte que les parties exotériques et ésotériques paraissent fusionner,
sans peut-être que les deux versants disparaissent tout à fait. En
d'autres termes, si la partie exotérique consiste à tenter de modifier
nos mœurs, à nous faire abandonner les mœurs dans lesquelles nous
vivons
spontanément, alors cette présence continue de l'invitation signifie
que, contrairement à ce que nous avions supposé, nous ne sortons jamais
des mœurs pour nous mettre dans un tout autre régime, sous la seule
conduite de la raison, mais que nous
sommes au contraire invités sans cesse à modifier incessamment nos
mœurs, la raison s'exerçant dans cette opération plutôt que de
constituer un monde au-delà de la vie menée dans les mœurs. Et si la
philosophie implique effectivement
le mouvement incessant de modification des mœurs, il faut donc bien
considérer sérieusement
ce que nous envisagions ci-dessus, que l'importance des mœurs soit
essentielle
également pour le philosophe, et non seulement pour l'homme du commun.
*
Le paradoxe que nous présente l'idée que la
philosophie puisse non seulement impliquer comme condition certaines
mœurs et éventuellement leur modification, mais également consister
elle-même en une forme particulière de modification des mœurs, vient de
l'opposition que nous tendons à imaginer entre les mœurs et la raison,
lorsque celle-ci est du moins comprise comme l'entreprise de critique
de toute opinion naïve ou traditionnelle, et non comme l'autorité de
cette tradition censée donner aux mœurs reconnues leur caractère dit
raisonnable. Car entre ces mœurs établies et la critique rationnelle,
il y a bien un antagonisme. Mais il ne se justifie pas de réduire les
mœurs à cette morale traditionnelle, courante ou commune. Ces mœurs,
transmises dans une société, en forment comme le milieu qu'on pourrait
nommer culturel. Elles comprennent toutes les manières de vivre
partagées dans cette société et par lesquelles celle-ci peut également
se distinguer d'autres sociétés, plus ou moins étendues. D'ailleurs,
cette distinction est rarement totale, car on partage presque toujours
certains comportements, certaines opinions, avec les autres sociétés
distinctes de la nôtre par leur culture. De plus, un individu vit
rarement dans une seule société entièrement homogène de ce point de
vue, mais il appartient à plusieurs cultures d'étendues diverses et qui
se recoupent ou dont les unes comprennent assez largement les autres.
Ainsi, dans telle nation, dont on partage la culture générale, on suit
plus particulièrement les coutumes de sa province, et celles plus
particulières encore de sa ville, de son quartier ou de son village,
comme de sa classe sociale, de son groupe professionnel, de sa propre
famille. Et y a-t-il des limites à cette spécialisation des
mœurs ? Ne peut-on pas en découvrir de spécifiques même aux
individus ? Car certainement, chacun a plus ou moins ses propres
habitudes et opinions, ses particularités morales, ne serait-ce que
parce qu'il a dû, consciemment ou non, composer les mœurs des divers
milieux sociaux, plus ou moins larges, plus ou moins influents,
auxquels il appartient. Or si les mœurs peuvent être individuelles, si
elles peuvent avoir été en partie modifiées et produites par l'activité
réflexive de l'individu, rien n'interdit qu'elles ne proviennent
également d'une démarche critique rationnelle. Et par conséquent, il se
peut qu'il y ait des mœurs non seulement plus propres à susciter
l'attitude philosophique, mais aussi réellement appropriées à cette
dernière, et représentant même l'un de ses principaux enjeux, bref, des
mœurs philosophiques constitutives de la sagesse véritable.
Nous avons remarqué que, de fait, dans les grandes
œuvres de la philosophie, la distinction entre l'enseignement
ésotérique et l'enseignement exotérique était difficile, voire
impossible à faire, parce que le discours entier semblait se tenir
entre l'opération rationnelle proprement dite de la critique et de
l'invention conceptuelle, d'un côté, et l'invitation ou la séduction,
de l'autre. Nous n'avons certes pas tenté de le prouver à partir de
l'étude sérieuse d'un corpus représentatif de ces œuvres, nous
contentant de citer quelques exemples. Il ne s'agissait pas en effet de
nous placer sur le terrain objectif autrement que pour inviter le
lecteur désireux de se former à la philosophie à porter son attention
sur cet aspect des œuvres philosophiques, dans l'espoir que ce signe
lui suffirait pour se convaincre par lui-même.
Maintenant, si nous considérons qu'il y a également
des mœurs philosophiques, résultant de la modification rationnelle des
mœurs habituelles, pourrions-nous retrouver la distinction entre les
aspects exotérique et ésotérique sous une nouvelle forme ? Car si
la critique des mœurs conduit à les transformer, alors ne faut-il pas
distinguer deux sortes de mœurs, celles de la culture ou de la morale
commune, et celles de la sagesse ou de la philosophie ? Ou plutôt,
étant donné que le philosophe peut être conduit à modifier également
les mœurs du commun des hommes pour les rendre plus favorables à la
philosophie, il vaut mieux distinguer entre les mœurs de l'homme
commun, comprenant aussi bien celles que la tradition lui a livrées par
hasard ou selon diverses intentions non philosophiques, que celles que
les philosophes ont élaborées et implantées à son intention, pour lui
permettre de mieux vivre et de se trouver plus disposé à se tourner
vers la philosophie, d'un côté, et de l'autre les mœurs, nécessairement
élaborées rationnellement, à l'intention du philosophe lui-même, pour
constituer son propre milieu de vie. L'enseignement exotérique
viserait alors la première sorte de modification des mœurs, à
l'intention de l'homme du commun, et l'enseignement ésotérique
s'attacherait à former le disciple à la seconde modification, par
laquelle le sage se donne rationnellement ses propres mœurs. On
comprendrait alors pourquoi nous avions de la peine à distinguer ces
deux formes d'enseignement dans les œuvres des philosophes, vu qu'elles
comportent toutes deux l'élaboration de nouvelles mœurs et l'invitation
à en changer.
Plutôt donc que d'opposer la vie selon les mœurs à la
vie selon la raison, comme si cette dernière n'était plus du tout une
vie selon les mœurs, il faut reconnaître que la véritable distinction
se situe ailleurs, entre deux façons de se rapporter aux mœurs.
Nommons-les des régimes moraux. Le premier régime consiste en une
confiance immédiate dans les mœurs telles qu'elles se sont imposées à
l'individu, en grande partie sans qu'il en ait été conscient, à travers
l'éducation qui lui a été donnée durant son enfance et qui s'est
poursuivie d'une manière souvent informelle ensuite, par l'influence du
milieu social. Ces coutumes, opinions, attitudes générales, paraissent
dans ce régime avoir une sorte de réalité propre et former un monde
moral consistant, à peu près égal à celui des choses matérielles. Ces
deux ordres, moral et matériel, réclament d'ailleurs la soumission
d'une manière assez semblable. Certes, la résistance du monde matériel
aux tentatives d'agir contre ses lois est apparemment plus inflexible,
tandis que la vengeance de l'ordre moral contre les désobéissants est
moins directe et plus souple. Mais la confusion entre les deux est
importante. Les gens imaginent que les choses se vengent, tout en y
renonçant parfois, et ils croient qu'on peut parfois les apaiser en les
suppliant, en priant l'esprit qui les dirige, tandis que ces mêmes gens
imaginent également, à l'inverse, les lois morales opérant
inexorablement, comme douées d'une puissance propre, punissant par
exemple automatiquement l'injustice comme l'imprudence dans le monde
physique. Selon l'opinion commune, dans un cas comme dans l'autre, il
faut obéir sans discuter, parce que la loi ne dépend pas de nous, mais
nous, d'elle. En revanche, le second régime, qui est celui de la remise
en question de cet ordre supposé originaire des mœurs, soumet celui-ci
à un examen rationnel, non pour en sortir simplement, mais pour le
modifier en fonction de la connaissance qu'on en acquiert comme
résultant pour une large part d'une activité humaine, et comme pouvant
être soumis à nos calculs en vue de nos intérêts et de notre utilité.
Dans le premier régime, c'est le règne des mœurs, alors que dans le
second, il s'agit de l'art des mœurs. On peut certes dire que le
premier est celui des mœurs ou des mœurs communes, parce que ces mœurs
y dominent et réclament la simple obéissance, et que le second est
celui de la raison, pour dire non que les mœurs n'y jouent plus de
rôle, mais qu'elles y sont réglées par le raisonnement.
Mais cette distinction est-elle suffisante ? Car
elle ne fait pas de différence entre l'art de régler les mœurs à
l'intention de ceux qui doivent simplement s'y soumettre, et l'art de
les régler entièrement pour soi-même. Dans les deux cas, les mœurs
deviennent l'objet d'une réflexion et d'un calcul, et sont donc bien,
dans cette mesure, soumises à la raison. C'est au premier de ces deux
arts qu'il appartient de procéder par des commandements ou des lois,
puisqu'il s'agit d'exiger et d'obtenir l'obéissance. Et pour que cette
obéissance soit entière, il faut le plus possible donner à ces
commandements et à ces lois elles-mêmes le caractère et l'autorité des
coutumes. Cet art de régler les mœurs à l'intention des autres fait
donc partie de l'art politique. Très souvent, dans cette direction
politique des mœurs, ce sont des personnes différentes qui en
pratiquent l'art et qui en subissent les effets. Seuls les dirigeants
considèrent les mœurs comme modifiables en vue de fins voulues, tandis
que le peuple tend à rester et à être maintenu dans l'ignorance de ces
calculs et dans l'obéissance naïve. Il n'en va pas de même évidemment
lorsqu'il s'agit de modifier consciemment ses propres mœurs en les
soumettant à son propre examen, à ses propres calculs et à ses propres
fins, car là, c'est nécessairement la même personne qui pratique l'art
de la modification des mœurs et qui suit celles qui en résultent, en
bénéficie ou les subit. Mais remarquons que cet art est encore
différent selon qu'il est pratiqué sectoriellement, dans certains
domaines de la vie seulement, à certains moments, ou au contraire
totalement, pour la vie entière. On trouve de nombreux exemples de cet
art partiel, où quelqu'un est bien conduit à raisonner sur ses propres
mœurs en certaines circonstances, afin de les adapter à des buts, sans
entrer pour autant dans une critique systématique de ses propres mœurs.
Dans de nombreux arts et techniques, le praticien inventif pourra se
mettre à réfléchir à certaines modifications de ses comportements, de
ses habitudes, en vue d'atteindre plus efficacement ses buts, comme par
exemple le sportif qui ne se contente pas de suivre les conseils
habituels concernant son entraînement ou le maintien de sa forme, par
tout un mode de vie approprié coutumier dans son sport, mais qui innove
en se formant un nouveau régime de vie qu'il calculera et expérimentera
en vue d'atteindre un résultat supérieur. C'est aussi la situation dans
laquelle se trouve le citoyen d'une démocratie, lorsqu'il en vient à
réfléchir sur la modification de certaines lois, qu'il cherche à en
envisager les effets, notamment sur la transformation de certaines
coutumes, bien qu'en général il se confie à la sagesse de son peuple et
obéisse spontanément aux lois et aux coutumes de son pays, passant en
quelque sorte alternativement entre les rôles de législateur et de
sujet, sans que l'un soit trop affecté par l'autre. Ces moments de
réflexion sur les mœurs apparaissent ici comme rompant partiellement et
provisoirement un fond sinon continu de mœurs données et faisant
autorité. Par contre, le philosophe ne limite pas ainsi son
raisonnement sur les mœurs, puisque pour lui l'activité critique est
essentielle à son mode de vie. Et par conséquent, on retrouve ici la
distinction radicale entre la philosophie et les autres attitudes qui
pourraient paraître similaires de l'extérieur. Celui qui recourt au
raisonnement pour résoudre certains problèmes se posant à lui, mais
donnant lieu à des solutions susceptibles de rétablir l'ordre, ou un
ordre voisin de celui dont la perturbation avait fait surgir la
difficulté, demeure foncièrement soumis à cet ordre, qui est,
moralement, celui des mœurs communes, aussi souvent soit-il forcé d'en
sortir pour résoudre les diverses difficultés qui se présentent. Au
contraire, c'est cet ordre entier qui se voit soumis à la critique du
philosophe, même si celui-ci se concentre sur des problèmes plus
particuliers pour la mener. Les désirs impliqués sont donc opposés,
l'homme commun désirant l'ordre qui fait autorité, et ne raisonnant que
pour le maintenir et le rétablir, tandis que le philosophe désire la
pratique rationnelle elle-même et s'alimente de tous les problèmes que
peuvent poser les ordres établis, le mouvement de modification des
mœurs ne représentant donc plus un inconvénient, mais le mode même de
la vie philosophique. Il ne s'ensuit pas, évidemment, qu'un philosophe
ne puisse exercer l'art politique, par exemple, et même le faire
philosophiquement, mais bien que, à l'inverse, la pratique de l'art
politique comme tel n'implique pas l'attitude philosophique.
On peut d'ailleurs se demander si les mœurs qui
conviennent au philosophe ne sont pas celles qui conviendraient aussi à
l'homme du commun s'il était possible de les lui faire adopter. Car la
vraie sagesse n'apporte-t-elle pas le vrai bonheur, la félicité, le
plus grand accomplissement humain, bref, quel que soit le nom qu'on lui
donne, ce qui est le plus désirable ? Or qui pourrait refuser la
vie qui réalise au plus haut point le désir ? Et d'ailleurs, si le
philosophe enseigne, s'il incite les hommes à vivre selon la raison,
s'il y séduit ceux qui en semblent capables, n'est-ce pas parce qu'il
pense que tout homme est plus heureux à mesure que sa vie se conforme
davantage à la sagesse ? Certes, tous ne peuvent pas l'atteindre,
et rares sont les vrais philosophes qui n'estiment pas l'aptitude à la
vraie sagesse très rare ; mais les degrés inférieurs de la sagesse
sont aussi désirables à proportion, et tout ce qui en approche est donc
utile. Cultiver donc les mœurs du sage paraît un moyen de participer à
son mode de vie et de s'approcher de sa sagesse. Ainsi, pour ne prendre
qu'un exemple simple, le sage a la réputation d'être patient ;
autrement dit, une attitude patiente semble devoir être estimée faire
partie des mœurs du sage. Ne peut-on pas en déduire que plus un homme
s'exerce à la patience et en acquiert l'habitude, plus il doit
s'approcher de la sagesse sur ce point ? Or il y a toute une série
d'attitudes que l'opinion populaire perçoit comme des marques de
sagesse. Dans cette ligne, un caractère paisible, prudent, plutôt
grave, calme, sobre, réservé, un peu solennel, etc., sera souvent
estimé plutôt sage. Et on imaginera qu'en s'acquérant certaines de ces
manières d'être on se rapprochera de ce type de caractère. Cependant,
c'est le sage populaire que nous dépeignons ainsi, plutôt que le
véritable. Or il est douteux qu'il y ait une transition continue de
l'un à l'autre.
Dans chaque culture, il y a de tels ensembles de mœurs
qui caractérisent l'image du sage, et ces mœurs sont louées comme
telles, du moins officiellement, parce qu'étrangement tout le monde ne
désire pas le genre de vie qu'elles impliquent, et beaucoup n'y voient
justement pas ce qui rend la vie heureuse, mais plutôt le moyen de la
rendre un peu ennuyeuse. En somme, cette sagesse demande, pour la
satisfaction de recevoir une certaine approbation générale, comme
officielle, de se priver souvent des plaisirs les plus directs, les
plus sensibles et les plus vifs. Elle résulte d'une certaine
contrainte, d'un renoncement, et n'aboutit qu'à un bonheur tranquille
et un peu morne. Bref, on sent justement que ce n'est pas vraiment la
sagesse, mais quelque exercice pour y parvenir, qui pourrait bien en
éloigner plutôt que de rendre véritablement heureux. Or ce sentiment
n'est pas sans raison. Ces mœurs contraintes, censées imiter la
sagesse, sont effectivement opposées au mouvement autonome du désir
dans la démarche philosophique. Il y a dans la morale populaire la
possibilité de suivre une sorte de perfection officielle, par une
obéissance très raisonnable, allant à l'encontre d'une autre partie des
mœurs, demandant une obéissance plus simple, moins étudiée et
scrupuleuse, mais en réalité plus réelle. En quelque sorte, ce sage
raisonnable se distingue également de l'homme normal par le fait qu'il
suit en un sens davantage la raison. Et l'on a le sentiment que par sa
manière de se confier trop à la raison, il rate ce qu'il y a de plus
intéressant dans la vie. Mais comment use-t-il de la raison ? Les
mœurs s'accompagnent d'habitude d'un discours à leur sujet. Il prend en
général deux formes. D'un côté, ce sont les conversations sur les
actions des gens en vue de les juger par comparaison avec la norme des
us et coutumes, c'est-à-dire en se demandant si les gens agissent bien
comme les autres le font ou sentent qu'ils se trouveraient en accord
avec l'opinion dominante en le faisant. De l'autre côté, la morale est
accompagnée de maximes, qu'on approuve dans le discours justement,
quoiqu'on sente souvent que ces discours ne collent pas vraiment à la
réalité des mœurs, mais en donnent comme une stylisation, par
simplification, par systématisation. Or l'homme très raisonnable suit
davantage ce discours, et il en poursuit le raisonnement pour juger de
son comportement, imitant l'image officielle du sage et s’écartant
ainsi de la manière de vivre plus souple, épousant davantage les mœurs
concrètes, de l'homme ordinaire. Du point de vue de la morale des
mœurs, cet homme raisonnable est jugé de deux manières en partie
contraires. D'un côté, on reconnaît sa sagesse, parce qu'il suit la
morale officielle telle qu'elle est représentée dans le discours
officiel de sa société. De l'autre, on le juge un peu sot, étranger à
la réalité, on le plaint et se rit de lui à cause de sa rigidité. Il se
distingue des autres parce qu'il raisonne, mais d'une façon
particulière, relativement abstraite, à partir des principes moraux
explicites plutôt que par intuition pratique. Par cette importance
accordée au raisonnement, il semble s'apparenter au philosophe.
Pourtant il s'oppose à lui autant que son compère plus naïf de la
morale populaire, car il n'utilise pas la raison pour mettre en
question la morale des mœurs, mais pour conformer aussi strictement que
possible ses actions aux principes qui la représentent, en s'efforçant
de faire de ceux-ci les prémisses premières, indiscutables, des
déductions logiques par lesquelles il conclut aux actions pertinentes
en fonction des traits abstraits que ces mêmes principes lui font
repérer dans les situations concrètes.
Étrangement, même si la sagesse populaire en vient à
imiter le trait qui nous a paru le plus caractéristique de l'attitude
philosophique, l'usage rigoureux de la raison, elle le fait de manière
à renforcer par là la dépendance par rapport à la morale commune des
mœurs, si bien que le fossé entre celle-ci et la véritable sagesse ne
disparaît pas pour le moins. Or qu'est-ce que le philosophe pourrait
faire de plus que de tenter de donner davantage d'importance à la
raison dans la réflexion morale ?
*
Pour rendre compte de cette différence dans l'usage de
la raison par le sage populaire ou l'homme raisonnable, d'un côté, et
par le philosophe, de l'autre, nous pourrions distinguer entre deux
manières de raisonner, selon que l'on passe déductivement de prémisses
données à des conclusions, ou qu'on cherche, en sens inverse, à
découvrir les principes sur lesquels ces prémisses pourraient ou non se
fonder. Le premier usage, déductif, suppose d'admettre les prémisses et
de leur accorder donc l'autorité sur laquelle la déduction va trouver
son point d'appui, et dans ce sens, cette logique reste par elle-même
dans le cadre de l'obéissance aux opinions autorisées. Au contraire,
l'usage philosophique est critique, et il commence par suspendre ou
mettre en question l'autorité de ce qui s'offre à lui comme les
prémisses autorisées du raisonnement. Cette critique n'est pas limitée
à l'utilisation de la déduction, qui peut servir pour montrer
l'incompatibilité entre diverses prémisses admises, par exemple, mais
elle procède d'autres manières également, dont par exemple les méthodes
inductives, appropriées à la recherche de nouveaux principes.
Une fois admise une différence de ce genre, comment le
philosophe agira-t-il sur les mœurs populaires, sinon en définissant de
nouvelles maximes (ou en donnant de nouvelles lois) ? Or ces
maximes seront des propositions ou discours de la forme suivante :
dans telles circonstances, il convient d'agir de telle façon (ou
d'éviter tel type d'action). Et ce genre de discours demande à être
appliqué par des raisonnements déductifs, ayant pour prémisses d'un
côté la maxime elle-même, et de l'autre la constatation de l'existence
des circonstances définies dans la maxime. Bref, ces maximes élaborées
par les philosophes s'adresseront à la manière de raisonner
caractéristique de l'homme raisonnable. C'est d'ailleurs exactement
ainsi que les lois agissent, et il n'est pas étonnant que l'homme
raisonnable se signale généralement aussi par sa rigueur dans
l'obéissance aux lois. Mais nous avons vu que cette sorte de sage
officiel ne représente pas pourtant la perfection pratique dans la
morale des mœurs, dont une partie essentielle semble lui échapper. Et
son défaut ne vient pas du fait qu'il raisonnerait à partir de
principes inférieurs. Car la confiance qu'il faut accorder aux
prémisses autorisées est la même quel que soit le degré de généralité
de celles-ci. Et il ne suffit pas non plus pour rendre plus
philosophique le raisonnement moral de monter pour ainsi dire à des
niveaux supérieurs, en donnant non plus directement les maximes à
appliquer dans l'action, mais une méthode destinée à découvrir ces
maximes en les déduisant elles-mêmes de principes supérieurs, qui
peuvent se décliner par exemple en une série de critères que doivent
respecter toutes les maximes morales qu'il sera permis de formuler et
de suivre. Car dans tous ces cas encore, la manière de raisonner reste
foncièrement la même, et exige la confiance ou l'obéissance à ces
principes ou premières prémisses, quand bien même ce genre de
raisonnement peut devenir assez compliqué et comporter plusieurs
niveaux ou étapes, donnant l'impression d'un changement de registre.
Ces considérations ne pourraient-elles nous suggérer
la vraie différence entre la démarche du philosophe et celle de l'homme
moral commun, ainsi que la fonction de l'un par rapport à
l'autre ? Elle s'exprimerait ainsi : l'homme moral se définit
par l'obéissance aux mœurs, et raisonne déductivement à partir de
maximes ou de principes de composition de ces maximes qu'il adopte
comme valant de par leur autorité, que ce soit celle de sa société, de
son milieu ou des personnes qu'il respecte ; alors que le
philosophe n'a plus à se soumettre dans sa discipline à ces autorités,
mais à les constituer et à les reconstituer (ce qui implique la
critique de celles qui valent actuellement), en raisonnant et en
fournissant au raisonnement de l'homme moral ordinaire les maximes et
principes à partir desquels il va définir son comportement. Les deux
manières de raisonner sont donc bien différentes, l'une se réduisant à
la déduction, à ses contraintes internes et à sa dépendance par rapport
à des autorités extérieures, l'autre recourant à tous les modes de
raisonner impliqués par la critique et l'élaboration indépendante de
règles. On retrouverait alors la distinction entre les deux formes
d'enseignement que donne le philosophe, d'une part à l'intention de
l'homme commun, et d'autre part à l'intention du disciple, l'exotérique
et l'ésotérique. Tous deux feraient appel à la raison, mais sous les
deux formes différentes que nous avons définies, l'une restreinte,
réduite à la déduction, et l'autre large, comportant également d'autres
logiques. L'enseignement exotérique chercherait à former l'homme
raisonnable, celui de l'obéissance intelligente, dans le sens d'une
aptitude à appliquer les règles et des systèmes relativement complexes
de règles, dans lesquels même une certaine déduction de règles à partir
de règles supérieures pourrait intervenir, sans modifier le caractère
fondamental de la rationalité raisonnable, non critique (si ce n'est
accessoirement, de façon subordonnée). Cet enseignement irait de
l'inculcation d'une sorte de catéchisme, c'est-à-dire de règles très
directement applicables, avec un minimum d'activité intellectuelle, à
des doctrines morales comportant des méthodes pour la déduction des
maximes plus particulières. Au contraire, l'enseignement ésotérique,
présupposant l'aptitude au raisonnement déductif, et le perfectionnant
au besoin, se concentrerait sur les autres aspects indispensables à la
critique et à l'invention, et que nous ne chercherons pas pour
l'instant à définir, les laissant cachés, comme réservés aux seuls
disciples. Nous savons que le but de ces deux enseignements est le
développement de la sagesse, mais sous deux formes très différentes, la
sagesse raisonnable et la sagesse critique — ou si l'on veut la sagesse
apparente, vulgaire, et la sagesse authentique, philosophique.
Nous nous demandions dans quelle mesure ces deux
formes d'enseignement pouvaient être articulées, l'une préparant à
l'autre. Si l'on considère qu'en développant l'aptitude à la déduction,
l'enseignement exotérique cultive une faculté rationnelle utile à la
philosophie, quoique non suffisante, on peut imaginer que
l'enseignement ésotérique en cultivant en outre d'autres facultés et
méthodes, vienne s'ajouter comme une deuxième étape, déjà préparée sur
un point par la première. Dans cette hypothèse, il semble que
l'enseignement exotérique doive bien viser à développer autant que
possible la faculté rationnelle comme raisonnable, en rendant aussi
explicites que possible les règles de la morale populaire, en les
organisant systématiquement pour faciliter le recours au raisonnement
et y inciter, et en élaborant pour les plus capables des méthodes de
déduction de ces règles à partir des plus générales ou fondamentales.
Dans cette fonction le philosophe agirait par diverses voies, selon les
opportunités, par la législation, par l'élaboration de doctrines
religieuses, avec leur catéchisme, ou par l'éducation plus ou moins
privée, dans les écoles, par les écrits ou par la discussion entre amis
et connaissances.
Une telle vision se rapproche de celle qui est devenue
officielle dans notre culture, où l'on donne une place reconnue à la
philosophie, qu'on intègre notamment dans l'enseignement, et dont on
attend une aide, directe ou indirecte, dans l'élaboration des doctrines
politiques et morales servant de références autorisées. C'est ainsi
que, dans les pays communistes, on a cultivé les doctrines de Marx en
en développant diverses variantes, apprenant aux gens à raisonner dans
leur cadre, tandis que dans les pays libéraux, on s'est référé à divers
penseurs de cette tendance, dont le principal est sans doute Kant, pour
constituer les cadres politiques et moraux de la société. Cet
enseignement est censé avoir servi à émanciper les hommes en les tirant
de la soumission à des opinions et coutumes non raisonnées, et en les
aidant justement à devenir plus raisonnables. A vrai dire, cet
enseignement exotérique a tendu à devenir exclusif et à prétendre
s'identifier à la culture philosophique tout court. Par conséquent le
but de la philosophie ainsi comprise est devenu la formation de l'homme
raisonnable, opposé à l'homme de la simple coutume, de l'obéissance
directe, non raisonnée, de la crédulité, de la superstition, sans
éducation, bref à celui pour qui les mœurs représentent immédiatement
l'autorité. La raison dont on se réclame dans cette conception est bien
celle de la logique déductive, se présentant elle-même comme une sorte
de maître rigoureux, obligeant à se soumettre à un ensemble de
principes, dont on doit se montrer capable de tirer les bonnes
conclusions et de soumettre à ces règles abstraites les sentiments et
l'imagination. En pratique, chacun n'y parvient qu'à un certain degré,
mais sa valeur morale dépend de l'effort qu'il fait pour y parvenir.
Voilà bien la position officielle aujourd'hui dominante, à laquelle
continue à s'opposer le vieux sentiment de l'homme des mœurs, qui reste
méfiant face à cette sagesse raisonnable et tend à s'en moquer dans son
dos. C'est le règne du régime de la scission de l'homme en deux
parties, plus ou moins en lutte, la raison et le sentiment, la première
étant associée à la philosophie, et la seconde à la nature humaine
originaire.
Or il y a en effet des raisons sérieuses de railler
cette prétention de diriger la conduite de tout le monde par le
raisonnement, alors même qu'on constate l'insuffisance de celui-ci chez
la plupart des gens. Surtout, cette insuffisance ne concerne pas
seulement la capacité de raisonner comme telle, qu'on peut en effet
améliorer dans une certaine mesure par l'éducation, en l'organisant
notamment pour la rendre universelle à travers l'école obligatoire.
L'usage pratique de la raison échoue surtout d'une autre manière. Une
grande connaissance du monde n'est pas nécessaire pour constater que
ceux mêmes qui paraissent raisonner le mieux dans leurs discours,
contredisent régulièrement en pratique les belles conclusions qu'ils
ont bien déduites des meilleurs principes moraux. Et l'on observe
toujours comment les pires fripons sont habiles à justifier leurs
méfaits les plus contraires aux maximes de la morale en trouvant mille
détours pour donner fort habilement l'impression qu'ils les en ont
justement rigoureusement tirés. C'est au point que les esprits simples
deviennent méfiants dès qu'il voient quelqu'un manifester une trop
grande habileté dans ses raisonnements. Même si les défauts de logique
empêchent l'accomplissement moral, le problème posé par ce qui semble
être une sorte d'impuissance pratique courante de la raison est bien
plus grand, et surtout, il ne peut être résolu par un exercice de cette
raison même qui s'avère impuissante à diriger concrètement l'action.
L'erreur ici, qu'on trouve chez de nombreux
moralistes, consiste à croire qu'il suffise de donner les maximes et de
faire voir, comprendre et effectuer les raisonnements correspondants
pour produire les modes d'action signifiés. On rit pourtant des parents
qui expliquent à leurs petits enfants ce qu'ils doivent faire, qui
s'évertuent à le leur faire comprendre, et qui s'affligent de se voir
systématiquement désobéis et obligés de recourir à d'autres méthodes,
parce qu'on sait les enfants assez peu raisonnables. Mais les prêtres
sermonnent leurs paroissiens, jugés plus aptes à raisonner, sans guère
plus d'efficacité, s'ils ne recourent eux aussi à des menaces et
promesses. On peut en effet réciter parfaitement son catéchisme avec
toutes les explications pertinentes, sans se trouver cependant porté à
y conformer sa conduite. Il semble manquer un lien entre le
raisonnement et l'action. Ou plutôt, il faut différencier entre deux
types de caractères à cet égard. Chez les uns, le raisonnement, aussi
poussé soit-il, n'entraîne pas l'action correspondante. Chez d'autres,
plus rares, la raison semble douée d'une grande efficacité, de sorte
que leur conduite peut être dite effectivement comme guidée ou
gouvernée par la raison. En vérité, entre les deux extrêmes on trouve
tous les degrés, l'emprise de la raison sur l'action apparaissant comme
plus ou moins forte chez les divers individus. Il semble par conséquent
qu'il faille appliquer deux méthodes différentes pour ces deux types de
caractères, et ne se fier au raisonnement que pour le second. Peut-être
retrouvons-nous alors l'opportunité d'avoir deux formes d'enseignement,
l'exotérique visant ceux sur lesquels la raison reste sans guère de
prise, et l'ésotérique visant ceux qui sont capables de vivre sous la
conduite de leur raison. Sur les premiers, il faut agir autrement que
par le
raisonnement, celui-ci n'étant efficace que sur les autres.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que le philosophe ne
doive pas user de la raison pour conduire et former les moins
raisonnables, mais que ses raisonnements ne doivent pas constituer leur
enseignement, mais servir à l'élaborer, de la même manière que, pour
dresser un animal, il est utile de raisonner, quoiqu'il soit
parfaitement vain de vouloir agir sur l'animal par le raisonnement
lui-même. Ou encore, bien qu'il soit utile au législateur de raisonner,
les lois ne valent pas parce qu'elles s'appuient sur des raisonnements
justes, mais parce qu'elles sont des commandements de l'autorité
politique et qu'elles sont imposées par la crainte des punitions
prévues pour les délinquants et les criminels. Dans cette perspective,
c'est à l'enseignement ésotérique que serait réservée la formation par
le raisonnement.
Mais, quel est ce lien souvent manquant entre la
raison et la pratique ? Ou, ce qui revient peut-être au même,
comment la règle peut-elle agir effectivement, là où la raison ne peut
servir directement de règle ?
*
Dans l'hypothèse que l'élément actif dans la morale,
ce qui entraîne réellement l'action, ce n'est pas la raison — ni bien
sûr lorsque celle-ci reste relativement absente ou impuissante, comme
chez la plupart des gens, ni même lorsque celle-ci détermine la
conduite, comme chez le philosophe —, nous pouvons le chercher selon
deux voies. D'un côté, prenant les hommes les moins capables de se
diriger réellement selon la raison, qu'ils sachent ou non raisonner
dans leurs discours, nous pouvons nous demander ce qui détermine chez
eux le comportement moral effectif. De l'autre côté, examinant ceux
chez lesquels la raison entraîne effectivement l'action, nous pouvons
chercher à savoir quel est l'élément dynamique qui intervient et qui
manque plus ou moins chez les autres.
A la première question, nous pouvons répondre comme
nous l'avons déjà fait. Ce qui règle la vie morale des personnes
simples, c'est leur conscience, cette voix qui parle en eux avec un
accent d'autorité, et à laquelle ils sont portés à obéir en général. Et
cette conscience leur dit ce qui est ou non conforme aux mœurs, ou aux
bonnes mœurs (cela revenant au même pour l'essentiel car les mauvaises
mœurs sont celles des autres, celles qui contredisent les nôtres,
celles qui n'ont pas l'autorité des mœurs dominantes pour nous). Or la
réponse de la conscience ne consiste pas en l'affirmation d'une règle,
même si elle peut aussi prendre parfois superficiellement cette forme.
Ce sont pour ainsi dire les coutumes elles-mêmes qui s'y expriment.
Autrement dit, ces coutumes ne sont pas connues abstraitement,
objectivement, comme si elles étaient celles de quelqu'un d'autre ou
d'un peuple étranger. Une telle connaissance objective les prive au
contraire de
leur dynamisme pour les réduire précisément à de simples objets
d'observation. En revanche, nos coutumes s'expriment en nous de façon
active, en s'exerçant, c'est-à-dire en reproduisant l'action coutumière
ou la tendance à cette action. Et à l'interrogation sur ce qu'il
convient de faire, elles répondent par leur propre affirmation active,
selon leur propre autorité. Il faut agir ainsi parce que c'est la
coutume, et cette coutume m'y porte déjà. Si j'ai quelque hésitation,
le fait de reconnaître qu'elle est bien la coutume, la mienne, celle de
mon milieu, représente également la reconnaissance de son autorité. On
dira par exemple qu'il faut agir ainsi parce qu'on a toujours agi
ainsi. D'ailleurs, le plus souvent, la question ne se pose pas, et la
coutume se contente de diriger silencieusement l'action. Et si le
discours l'accompagne, c'est d'habitude le proverbe plutôt que la
maxime. Celle-ci a quelque prétention rationnelle et se réfère
implicitement à une justification possible, alors que le proverbe
s'affirme de lui-même, comme une évidence immédiate ; il désigne
la coutume tout en étant coutumier à son tour. Il n'appelle aucune
explication, mais il est lui-même l'explication, quoiqu'il puisse
donner lieu à des interprétations, toujours soumises en principe à son
autorité, comme lorsqu'il s'agit d'interpréter le texte sacré.
Il paraît difficile de supposer le même ressort à
l'œuvre dans la conduite selon la raison, qui implique l'attitude
contraire, celle de la critique des autorités. Certes, le philosophe
peut se donner à lui-même ses propres coutumes, aussi bien qu'il peut
chercher à former celles des autres. Mais ne se considère-t-il pas
alors sous deux aspects différents de sa nature, l'une rationnelle, qui
réfléchit et forme les coutumes, et l'autre passive, qui obéit aux
modes de vie qu'il s'est inculqués ? Si une telle division est
possible, cela reste à voir. Toutefois, est-ce bien ainsi qu'il en
vient à suivre sa raison ? S'il découvre que dans telle situation
il est préférable d'agir d'une certaine façon, il paraîtrait absurde
que, pour pouvoir s'y résoudre en fait, il doive d'abord se constituer
une coutume qui l'y pousse. Car déjà, pour accomplir ce dessein, qu'il
aurait trouvé bon, il faudrait qu'il se donne la coutume
correspondante, et ainsi de suite, à l'infini, de sorte qu'il n'y
parviendrait jamais. Nous avons constaté que certains n'étaient guère
entraînés par leurs raisonnements moraux, tandis que chez d'autres
leurs conclusions étaient pour ainsi dire des décisions tout à fait
efficaces. Qu'y a-t-il donc de plus dans le rapport à la raison lorsque
celle-ci emporte l'action ?
Il faut déjà reconnaître qu'il y a une catégorie
d'usages de la raison où celle-ci est généralement efficace, pourvu que
le raisonnement ait été suffisamment accompli ou compris. Tout un
chacun tire sans cesse des conclusions, découlant de raisonnements
simples ou plus complexes, réguliers ou irréguliers, justes ou faux,
qui déterminent fortement sa manière d'agir. Ainsi, voulant aller au
marché, je me trouve devant un obstacle rendant impraticable mon chemin
habituel. Aussitôt, je cherche à me remémorer les autres chemins
possibles, je calcule le plus rapide, le plus aisé, le plus agréable,
et il n'est pas nécessaire que je sois très sensible à la raison pour
me voir déterminé aussitôt à m'engager sur le meilleur chemin selon mon
estimation. Les animaux mêmes sont capables à des degrés divers de
diriger leur conduite par ce genre de raisonnements. Seulement, cet
usage de la raison ne semble pas correspondre à celui qui nous
intéresse. Il est ici, pourrait-on dire, purement utilitaire, dans le
sens où il repose sur une distinction entre la fin et les moyens, de
sorte à calculer ceux qui permettent le mieux d'atteindre la fin déjà
posée ou choisie. Or il semble en effet que dans ce calcul des moyens,
la raison soit très généralement efficace, non seulement pour nous dire
lesquels choisir objectivement, mais aussi pour nous déterminer à
choisir pratiquement ceux qu'elle propose. La condition de cet usage
est donc que la fin soit déjà choisie et qu'elle soit envisagée de
manière suffisamment indépendante des moyens pour que n'importe
lesquels d'entre eux puissent nous
conduire à elle plus ou moins efficacement. En revanche, dans nos
décisions morales, la fin
elle-même n'est plus considérée comme ainsi fixée, mais comme devant
être à son tour l'objet d'un choix, où les moyens ne sont plus
envisagés seulement comme conduisant à une fin étrangère à eux, mais
comme représentant eux-mêmes des fins, ou au moins des fins possibles.
Ainsi, si je voulais me promener plutôt qu'aller au marché, le choix
des chemins s'effectuerait différemment, chacun devant être non plus le
moyen d'arriver à un endroit, mais un but choisi comme tel dans le
cadre de la promenade. Car, précisément, vais-je calculer ma promenade
comme je le fais pour le trajet vers un but déjà défini ? Ne
vais-je pas me laisser conduire plutôt par l'habitude, le sentiment, le
caprice ?
En réalité, d'où proviennent nos fins, si l'on entend
par là pour ainsi dire nos fins finales, et non des buts
intermédiaires, servant juste de moyens pour d'autres fins ? Ces
fins correspondent, dira-t-on, à des préférences. Et en effet, ce sont
nos désirs qui posent nos fins. Car nous ne désirons pas une chose
parce qu'elle serait en soi bonne, selon des considérations
indépendantes du fait que nous la désirons, mais nous la recherchons et
l'estimons bonne parce que nous la désirons. Ensuite, apparemment, nous
pouvons rechercher les moyens de l'atteindre, et c'est à ce moment que
l'expérience et la raison entrent en jeu pour calculer ces moyens. Or
ce raisonnement, nous l'avons vu, se met au service de fins pour lui
données, d'où il tire son autorité. C'est pourquoi en principe le
calcul purement utilitaire ou instrumental ne peut pas remettre en
question les fins qui lui servent de prémisses.
L'impuissance pratique du raisonnement abstrait seul
est frappante notamment lorsqu'on observe ses effets dans son usage
instrumental entre deux personnes dont l'une désire la fin à laquelle
les calculs se réfèrent, et dont l'autre y demeure indifférente ;
ou lorsque soi-même, on envisage tantôt les moyens d'arriver à une fin
désirée, tantôt ceux de parvenir à un but envisagé juste théoriquement,
sans qu'il réponde à nos désirs. Si ces calculs sont exprimés dans le
discours, aussi bien la personne intéressée que l'autre pourront les
suivre, les rechercher, en examiner la cohérence. Mais pour l'une,
c'est sa manière d'agir qui se trouvera impliquée et éventuellement
modifiée par ces raisonnements, et ses conclusions auront une
efficacité pratique directe dans la mesure où les arguments seront
convaincants. Pour l'autre, il ne s'agira que d'un exercice abstrait,
sans portée pratique, dont les conclusions resteront indifférentes, et
dans lequel, en dehors de l'intérêt logique, la matière du raisonnement
ne retiendra que légèrement l'attention, risquant même de produire
l'ennui si la sympathie pour la personne concernée ne maintient quelque
souci des enjeux pratiques. Ce genre de considérations montre que c'est
le désir qui non seulement donne son efficacité pratique au
raisonnement, mais en constitue également le moteur, la raison
elle-même tendant à se reposer chez ceux qui deviennent indifférents à
tout.
Pour rendre le raisonnement efficace, il faut donc le
mettre au service de nos désirs ou de nos fins. Cette nécessité paraît
le condamner à rester instrumental et laisser le domaine des fins
entièrement hors de son emprise. Pourtant, ne pouvons-nous pas
également choisir nos fins, réfléchir sur elles, vouloir les justifier,
et donc raisonner à leur propos ? Il est évident que nous nous
livrons à ce genre d'activité, certains fréquemment, d'autres rarement.
Faut-il donc croire que nos fins, et les désirs qui les posent, soient
dans la dépendance de principes supérieurs d'une autre nature ?
Une telle conclusion ne s'impose pas, parce que certains désirs peuvent
devenir l'objet d'autres désirs, qui, dans cette relation, se
présenteront comme supérieurs par rapport aux désirs désirés. En effet,
nous n'avons pas seulement des désirs directs de diverses choses, mais
également des désirs de désirs, formant ce que nous définissions comme
les valeurs dans les introductions
aux séminaires sur la transformation
des valeurs[→]. En
d'autres termes, les fins peuvent s'ordonner à d'autres
fins, sans pour autant devenir simplement des moyens pour celles-ci.
Aussi, comme dans le cas des rapports entre moyens et fins, ces
rapports entre fins de niveaux réflexifs différents peuvent donner lieu
à des raisonnements, quoique d'une nature plus complexe. En effet,
tandis que les moyens sont rapportés à une fin donnée fixe, les fins se
situent entre elles dans des rapports où elles s'affectent mutuellement.
Les raisonnements concernant le rapport des moyens
possibles à leur fin donnée mettent en jeu principalement la relation
de causalité. Il s'agit en effet, à partir d'une situation de départ,
de découvrir des séries de rapports de cause à effet, de telle manière
que les premières causes soient présentes dans la situation de départ,
et que les derniers effets correspondent à la fin visée. En fait,
toutes les causes peuvent être vues comme des moyens pour leurs effets,
si ces derniers sont visés comme buts à atteindre. Il y a donc un lien
direct et très étroit entre la vision causale des phénomènes et la
raison instrumentale. Pour cette raison, si le rapport réciproque des
fins diffère foncièrement de celui des moyens aux fins, il est
conséquemment différent aussi de la relation de causalité, et les
raisonnements auxquels il peut donner lieu en tant que tel sont à leur
tour étrangers aux calculs de la raison instrumentale. Il doit exister
entre les fins des liens de compatibilité et d'incompatibilité, ainsi
que de subordination qui sont d'une autre nature que la causalité. Cela
ne signifie pas d'ailleurs que celle-ci soit entièrement exclue, voire
qu'elle doive jouer un rôle tout à fait mineur dans le domaine des
relations de désirs ou de fins. Car, chaque fin demandant sa
réalisation, elle exige de ce fait le recours aux moyens efficaces, et
éventuellement au calcul menant à leur découverte et à leur évaluation.
Or des fins diverses peuvent exiger le recours à des moyens
incompatibles entre eux, de telle sorte qu'elles ne puissent être
réalisées ensemble et qu'elles se trouvent mutuellement incompatibles
pour cette raison. Mais la cohérence des fins ne peut se réduire à la
compatibilité des moyens qui permettent de les réaliser. En effet, nous
avons vu que le calcul utilitaire ne devenait pratique que dans la
mesure où les fins sont données et traitées comme des valeurs fixes. La
démonstration que des fins différentes impliquent le recours à des
moyens incompatibles entre eux, exclut seulement qu'elles puissent être
toutes réalisées, mais elle ne permet pas de savoir lesquelles doivent
l'être. Et même si l'on tient ces fins pour hiérarchisées d'avance,
c'est cette hiérarchie préexistante au calcul instrumental qui
résoudra cette question. Par conséquent, la question de l'établissement
et de la transformation de cette hiérarchie ou bien ne sera plus du
domaine de la raison, ou bien requerra un autre mode de raisonnement,
non causal.
Notons également que les désirs, quoiqu'ils se
rapportent les uns aux autres selon des rapports non causaux, ne sont
pas pour autant dépourvus de relations causales entre eux. Car il est
parfaitement possible, et courant, de les envisager sous cet angle,
comme le fait notamment la psychologie, qui peut étudier comment leurs
changements peuvent être l'effet aussi bien d'événements différents que
d'autres désirs, et par conséquent comment ils peuvent aussi modifier
des désirs. Nous faisons ainsi des calculs à propos des désirs d'autres
personnes, pour agir sur eux par exemple, en les envisageant
éventuellement eux-mêmes comme des moyens de produire de nouvelles
configurations de désirs, et par suite de modifier les buts des gens
autour de nous. Et nous sommes également capables de considérer de la
même façon nos propres désirs afin d'agir sur eux, y compris par le
moyen de certains désirs que nous savons avoir. Il est courant, par
exemple, dans la vie morale, de chercher à développer un désir
contraire à un autre que nous aimerions atténuer, de chercher par
exemple à favoriser le désir de certains sports pour lutter contre
celui de la paresse. Dans cette mesure, le calcul instrumental
s'applique très bien aux fins elles-mêmes, avec la même condition que
dans les autres cas, à savoir que celles qui guident ce raisonnement
soient présupposées. Par exemple, il faut que je me sois d'abord donné
comme fin de devenir moins paresseux pour fonder le calcul destiné à me
montrer comment y parvenir, en utilisant peut-être d'autres fins comme
moyens dans ce but. On voit donc comment, ici encore, la question
concernant l'importance ou la valeur de cette fin exige une autre forme
de raisonnement pour la résoudre.
Nous avons déjà remarqué que cet autre type de rapport
entre les fins, nous le trouvions notamment dans la valeur, comprise
comme résultant d'un rapport interne des désirs, en tant qu'ils portent
les uns sur les autres pour former la structure du désir de désir.
Cette relation n'est plus l'objet d'un calcul instrumental, mais
constitue une évaluation, établissant donc une valeur (qui peut
d'ailleurs être celle d'une chose désirée quelconque aussi bien que
d'un désir). S'il intervient ici quelque raisonnement, c'est donc selon
une logique différente de celle du calcul causal. Nous pourrions parler
d'une sorte de logique de l'évaluation. Car la valeur ne résulte pas
d'un calcul montrant que telle fin, ou tel désir, est effectivement
réalisable (c'est-à-dire que nous connaissons les moyens de le
réaliser), mais d'une réflexion montrant que la chose ou le désir sont
vraiment désirables.
Il est vrai que ce qui est réalisable est généralement
préféré dans l'ordre des moyens. Cependant cette valeur du moyen en
tant qu'il se révèle un véritable moyen, ne lui vient pas de ce seul
fait, mais d'abord de la valeur de la fin qu'il permet
d'atteindre ; et il perd cette valeur si cette fin la perd.
Néanmoins, il faut avouer que le fait d'être réalisable n'est pas non
plus juste indifférent pour la valeur d'un désir, qui peut même
s'éteindre si on le reconnaît comme impossible à réaliser. Toutefois,
ici encore, cette influence du calcul utilitaire dans l'évaluation
n'est pas l'élément décisif. On peut continuer à désirer l'impossible,
en valorisant cette attitude, comme à l'inverse on ne désire évidemment
pas une chose simplement parce qu'elle est réalisable.
Nous avons vu que le raisonnement instrumental, une
fois la fin admise, peut procéder par une considération objective,
causale, des rapports entre les moyens possibles et les fins. Et c'est
ce point de vue que prend la science psychologique pour étudier les
rapports de causalité entre les diverses sortes de désirs. Il semble
par contre que l'évaluation implique une autre attitude, dans laquelle
le désir n'est plus considéré de l'extérieur, mais de l'intérieur, ou,
si l'on veut, dans une perspective subjective. Rappelons que la
considération interne dont il s'agit ne signifie pas qu'on envisage ses
propres désirs et non ceux des autres, car on peut fort bien s'examiner
en psychologue. La perspective subjective ne vient pas du fait que
quelqu'un s'observe lui-même, mais du fait que le désir y est perçu
dans sa propre perspective, c'est-à-dire en tant que désirant — et
selon son désir, son acte de désir, si l'on peut dire. Car si le désir
est perçu de l'extérieur, même par introspection, son évaluation est
suspendue, et l'on retombe dans l'attitude objective. Par conséquent,
lorsqu'il s'agit de comprendre ainsi les relations spécifiques des
désirs entre eux, comme dans l'évaluation des valeurs, ou dans les
désirs de désirs, alors il ne suffit pas de considérer l'un seul de ces
désirs dans son caractère actif, de son propre point de vue, comme si
le second, qui en est en un sens l'objet, cessait par là de s'affirmer
comme désirant à son tour. En effet, la valeur d'un désir ne peut pas
être établie indépendamment de ce que ce désir désire, de son acte de
désirer donc, si bien qu'il faut le considérer à son tour
subjectivement, comme désirant. La logique de l'évaluation suppose donc
l'attitude subjective comprise comme nous venons de le dire (les désirs
eux-mêmes étant les sujets), ou, en d'autres termes, cette logique
implique l'exercice effectif du désir.
La question de savoir comment la raison peut être
active dans le domaine de la morale proprement dite, c'est-à-dire dans
la réflexion sur les fins, et non seulement sur les moyens, ne peut pas
se résoudre en considérant la seule raison instrumentale, mais elle
exige d'entrer dans le domaine de ce que nous avons appelé ci-dessus de
manière un peu restrictive la logique de l'évaluation. Et alors
l'opposition traditionnelle entre la pensée impliquée dans les mœurs et
celle qui est mise en œuvre dans la sagesse véritable, ou la raison
philosophique, ne vaut plus et doit être repensée.
*
Les mœurs se caractérisent justement par la façon dont
s'y lient intimement, pour former une sorte d'unité difficilement
décomposable, la pensée, la perception, le sentiment et l'action. C'est
au point que le plus souvent l'activité de réflexion ne semble pas même
apparaître, et que l'action paraît se produire directement dans la
situation qui la réclame, comme automatiquement, avec le vague
sentiment que c'est normal ainsi, et avec une gêne qui peut mener à une
réflexion proche du sentiment lorsque l'action habituelle est
contrariée. Comme pour les désirs en général, on peut certes considérer
les mœurs objectivement et les étudier dans cette perspective. Mais on
perd alors la compréhension intime de la façon dont elles sont vécues
et dont elles agissent. Et comme les désirs, les mœurs (qui les
impliquent d'ailleurs) sont immédiatement reliées à l'action, ou mieux,
sont directement actives. Le désir comporte une tension, qui entraîne
l'action lorsqu'il n'est pas empêché. Et de même les mœurs sont des
manières d'agir qui tendent à se reproduire.
Les désirs et les mœurs mettent en œuvre la raison
instrumentale, quoique sans s'expliquer par elle, sinon marginalement.
D'ailleurs, le degré auquel on recourt à cette raison, les
circonstances dans lesquelles on l'utilise, les manières dont on forme
les raisonnements font encore partie des mœurs et sont déterminées par
elles. Il y a en effet divers styles dans cet usage, variant déjà par
exemple dans leur rapport à lui entre deux manières opposées, impulsive
ou calculée, en général ou dans certains domaines précis. Les mœurs
varient également dans la façon de calculer, intégrant par exemple
fortement le raisonnement à la perception, ou cherchant au contraire à
l'en détacher pour le lier rigoureusement à l'usage réglé de symboles
explicites (comme dans les mœurs scolastiques et scientifiques
notamment).
Nous avons vu que la logique de l'évaluation
impliquait autre chose que l'observation des valeurs et des désirs, à
savoir une sorte de participation à ces désirs, ou plutôt une sorte de
mise en jeu de ceux-ci. Les désirs étant des sentiments, liés à
l'imagination aussi bien qu'à la perception sensible, à la fiction
aussi bien qu'à la réalité, il existe un type de pensée permettant non
seulement de les réfléchir, mais également de les faire entrer dans des
configurations virtuelles, quoique non simplement théoriques, puisque
les désirs impliqués dans les fictions sont bien réels, même s'ils sont
souvent
moins consistants que ceux qui s'attachent aux réalités
correspondantes. Nul doute que cette méthode de réflexion vaille aussi
pour les mœurs, dans la mesure où celles-ci comportent également les
désirs, ainsi que les modes de pensée qui leur sont liés. Faut-il
conclure pour autant que la logique de l'évaluation, au sens strict,
comme correspondant à la pensée des valeurs, suffise pour aborder le
domaine des mœurs ?
Les mœurs comportent et constituent des valeurs. Nous
avons vu en effet qu'il y avait en elles une sorte de justification
automatique d'elles-mêmes, comme si les mœurs se présentaient toujours
en disant ou en étant prêtes à affirmer qu'elles sont bonnes, et donc
que, étant entre autres des désirs d'agir d'une certaine façon évalués
comme bons, elles sont bien des valeurs, explicites ou plus souvent
implicites. Mais il y a dans les mœurs un élément supplémentaire
fondamental faisant d'elles des coutumes, à savoir précisément la
présence constitutive d'une habitude, portant comme automatiquement à
l'action. Or l'habitude met en jeu autre chose que des sentiments. Elle
mobilise des actions du corps, condensant pour ainsi dire des actions
passées pour les transformer en dispositions à la reproduction
d'actions semblables. Dans de nombreux cas, les habitudes semblent agir
de façon purement mécanique, comme lorsque j'écris sur un clavier, ne
pensant qu'aux mots et lettres que je veux écrire, et que mes doigts
choisissent et pressent d'eux-mêmes les bonnes touches. Ce caractère
automatique, mécanique, est d'autant plus marqué que les habitudes sont
plus rodées, plus fortes, plus parfaites. Et dans cette mesure aussi,
elles se rendent moins conscientes, et agissent pour ainsi dire en
silence, comme pour leur propre compte, à l'instar des réflexes. De
grandes parties de notre vie se passent ainsi en actions coutumières
que nous remarquons à peine ou qui passent inaperçues. Lorsqu'il agit
ainsi, le corps semble se mouvoir sans pensée ni sentiment, et par
conséquent sans volonté ni désir non plus. Ces coutumes ne diffèrent de
réflexes naturels ou d'instincts que par le fait qu'elles ont été
acquises et que, pour certaines d'entre elles, elles ont requis nos
soins durant l'apprentissage avant de s'exercer sans plus attirer notre
attention, et aussi par le fait qu'elles peuvent de nouveau être
modifiées en principe, avec plus ou moins de peine.
On arguera peut-être que ces habitudes mécaniques, qui
font bien partie des mœurs, n'en représentent pas pourtant la partie
réellement morale. En effet, plutôt que de concerner les fins, elles
paraissent réduites au domaine des moyens. Ainsi, l'exemple des doigts
s'occupant eux-mêmes de taper juste sur le clavier montre bien le
caractère purement instrumental de ces habitudes mécaniques, car
celles-ci ne s'exercent précisément que sous la conduite de ma volonté
d'écrire tels et tels mots, et lui sont entièrement subordonnées, comme
un instrument à la volonté qui lui donne son but. Ce que les mœurs ont
de proprement moral, ne faudrait-il pas le chercher ailleurs, dans nos
comportements à l'égard d'autrui particulièrement ? Et ne
pourrait-il pas se révéler alors que dans les coutumes de ce genre
l'action n'est plus mécanique, mais accompagnée de conscience et
d'assentiment ? Par exemple, dans plusieurs pays la coutume est de
donner l'aumône aux mendiants. Plusieurs le font, par habitude certes,
mais avec la conscience que c'est bien. C'est effectivement ce que nous
pouvons constater. Pourtant on observera aussi que le meilleur homme
dans ses bonnes œuvres quotidiennes en viendra à agir automatiquement,
sans plus y penser, à mesure que la coutume sera mieux établie en lui.
Et si on lui demande pourquoi il trouve bon d'agir ainsi, ne
répondra-t-il pas le plus souvent que c'est évident, que c'est normal,
que tout le monde le sait et, en principe, le fait, à peu près comme
celui à qui on demanderait pourquoi il bouge de telle manière les
doigts sur le clavier, répondrait que c'est ainsi que cela se
fait ? Et dans les deux cas, il pourrait être amené par de telles
questions à y réfléchir, à modifier son habitude, poussé par des
arguments ou incité par de nouveaux exemples. Et à supposer qu'on ne
tape sur un clavier que dans le but d'écrire, tandis qu'on donne
l'aumône, non dans un autre but (comme de faire son salut), mais pour
la seule valeur de cet acte, pris donc comme fin, il se présenterait
mille exemples intermédiaires entre les deux, permettant de glisser des
uns aux autres sans solution de continuité, les fins se substituant
progressivement aux moyens ou l'inverse. J'écris ou parle en français,
par coutume. Est-ce une fin ou un moyen ? Un moyen pour
communiquer, sans doute. Et pourtant, demandez aux francophones de
parler plutôt anglais, et une bonne partie d'entre eux tiendront à leur
langue, en feront une fin, quoique l'anglais permette aussi de
communiquer. On est, comme on dit, attaché à ses habitudes. On les
trouve bonnes, en principe (même si on peut parfois se persuader d'en
changer), et on les valorise donc, comme des fins, même si elles
servent de moyens par ailleurs.
Il est justement caractéristique des mœurs qu'en elles
la distinction entre les fins et les moyens, sans disparaître
simplement, tende à se brouiller. De même qu'un désir désiré ne cesse
pas d'être un désir, indépendamment du désir qui porte sur lui, de même
les moyens coutumiers tendent à être également des fins, indépendamment
du fait qu'ils restent aussi des moyens par rapport à leurs fins. On
connaît dans les sociétés traditionnelles, où les coutumes sont
justement fortes et bien établies, la résistance à tout changement,
même en faveur de méthodes apparemment plus efficaces. On ne s'y résout
pas à distinguer nettement entre les moyens et les fins, pour pouvoir
changer les premiers tout en conservant les secondes lorsque cela
paraît plus expédient. Les mœurs s'imposent partout, en tout, du simple
fait qu'elles sont les mœurs, et elles s'imposent comme bonnes, même
quand elles concernent apparemment juste les moyens de parvenir à
quelque chose de bon. Pour cette raison, quoiqu'il y ait des
différences de valeurs entre les diverses coutumes, il est en général
considéré comme mauvais, contre les mœurs, immoral, de déroger à l'une
quelconque d'entre elles, toutes s'affirmant donc bien comme des fins.
Cela se voit mieux si l'on considère non pas les coutumes séparées,
mais les mœurs, en tant que celles-ci tendent à former des complexes et
à se lier intimement les unes aux autres, au point de constituer des
touts fortement solidaires. Alors que chaque coutume a déjà son inertie
particulière, qui la détermine à résister au changement, les mœurs ont
de plus une puissante inertie commune, par laquelle elles résistent en
commun à chaque changement particulier. Les mœurs ne se réduisent pas
juste à un certain nombre de coutumes distinctes, mais elles composent
des agencements solidaires. C'est par leur cohésion, leur affinité,
qu'elles forment des modes de vie doués de leur caractère propre, et se
soutenant ou valant aussi dans leur ensemble. C'est ainsi que dans une
société traditionnelle aux mœurs fortes, la dérogation à la moindre
coutume met en question tout le système des mœurs, et non seulement
cette coutume particulière. Est-ce la raison pour laquelle dans notre
langue, à très bon escient, le terme de mœurs ne s’utilise qu'au
pluriel ?
Cette solidarité des mœurs n'est pas un trait
superficiel, mais elle renvoie à une de leurs propriétés essentielles,
celle du lien des actions qui leur est constitutif. La simple coutume
isolée comporte déjà cet aspect. En tant qu'habitude, elle consiste
déjà en un lien à travers le temps entre les actions semblables qui se
répètent, et dont elle résulte d'un côté, mais qu'elle forme activement
également de l'autre, venant non seulement de la répétition, mais la
reproduisant effectivement. D'autre part, une coutume ne se ramène pas
à la répétition d'un geste isolé, mais représente déjà la reproduction
d'ensembles de gestes, réunis en des actions complexes. En outre, ces
gestes ne se rapportent pas uniquement à eux-mêmes, mais ils se
réfèrent à des situations qui les occasionnent et auxquelles ils
s'adaptent, de telle manière que ces situations font pour ainsi dire
partie d'elles. Par là, la coutume lie aussi le corps agissant à son
milieu, les intégrant fortement, au point qu'une habitude ne survit
souvent pas à la modification des éléments pertinents pour elle dans
l'environnement, pas plus qu'à certaines transformations du corps qui
en interdisent les gestes. En somme, les coutumes introduisent déjà une
forme de cohérence active dans la vie concrète des hommes au sein de
leur milieu.
Les mœurs élargissent cette cohérence, en agençant de
grands nombres de coutumes, voire toutes celles d'un agent,
tendanciellement. Dans les mœurs, non seulement les coutumes s'agencent
horizontalement, si l'on peut dire, pour se côtoyer et se répartir le
champ de l'action de quelqu'un, mais elles s'organisent aussi
verticalement, les unes s'adaptant aux autres pour former comme des
coutumes de niveau supérieur, de plus grande ampleur. Bref, de coutumes
elles deviennent mœurs et se lient, s'adaptent non seulement au milieu,
mais les unes aux autres, formant des structures d'action plus
complexes finissant par s'étendre à toute la vie et à constituer
justement des modes de vie. Ce processus (puisque les mœurs se forment
à travers l'action, plutôt que d'être données au départ de la vie comme
des instincts) ne s'arrête pas à la constitution de la forme de vie
d'un individu particulier, mais, de même qu'elle adapte l'homme à son
milieu, elle tend à l'adapter à sa société, en se reproduisant chez ses
membres, et en répartissant les coutumes avec les fonctions. Par là,
les mœurs d'une société dépassent celles des individus, définissant
celles des divers rôles, selon l'âge, la profession, les rôles
familiaux, et ainsi de suite, et tissant par là les actions et les vies
d'une société entière dans leur cohérence.
Si nous nous souvenons que les mœurs ne concernent pas
que les actions extérieures, mais aussi bien pour ainsi dire tous les
mouvements, externes ou internes, les manières ou habitudes de penser,
de sentir, de percevoir, d'éprouver des sentiments, il devient encore
plus frappant à quel point elles peuvent entièrement constituer des
modes de vie, ou des cultures entières. Et, dans la mesure où un
système de mœurs a une assez grande cohérence, il enveloppe ceux qui
partagent le mode de vie qu'il définit en lui donnant, comme
silencieusement, mais efficacement, une sorte de justification interne,
ou ce qu'on appelle un sens. Nous avons vu en effet que dans les mœurs,
même si certains usages se justifient notamment par leur utilité à
l'égard d'autres fins, ce qui leur donne déjà un sens, la distinction
entre moyens et fins n'est plus ici tranchée, parce que les mœurs
attribuent également un sens propre, le caractère de fin, à des
activités servant de moyens à d'autres. Or plus un système de mœurs est
fortement lié, plus il parvient ainsi à justifier chacune des coutumes
qui le composent et à lui donner un sens, d'autant qu'il règle aussi
les sentiments qui y conviennent et l'opinion qu'il s'agit d'en avoir.
On le sent bien en considérant la différence malaisée à désigner, mais
facile à éprouver, entre une coutume caractéristique insérée dans le
système de mœurs auquel elle appartient, et cette même coutume isolée
par exemple dans le traitement qu'elle reçoit dans le folklore, où elle
est maintenue hors du mode de vie réel qu'elle contribue à constituer,
comme vidée de son sens.
De même, tombés hors d'un tel système de mœurs, ou
restés dans des coutumes relativement peu cohérentes entre elles, les
hommes cherchent d'habitude à trouver un mode de vie guidé et comme
soutenu par un fort système de mœurs, et ils en attendent le sens de la
vie ou, en somme, le salut. Or comme les mœurs sont variées, étant des
productions humaines, soumises aux contingences de l'invention et de
l'histoire, la question de savoir quelles sont les bonnes mœurs, les
vraies et uniques bonnes mœurs, risque fort de ne pas trouver de
solution. Il n'empêche que beaucoup se sont mis à la recherche d'une
telle solution, espérant qu'il puisse y avoir une morale universelle
pour répondre définitivement à cette question. Mais la plupart se
contentent d'affirmer que leurs mœurs sont simplement les bonnes parce
qu'ils éprouvent qu'elles donnent un sens à leur vie. Et ceux qui
voient bien la relativité des mœurs, et peut-être le caractère abstrait
et insuffisant des prétendues morales universelles comme telles,
affirmeront comme principe moral le plus universel l'importance pour
chacun de vivre dans les mœurs qui sont les siennes, c'est-à-dire
généralement celles de sa société, ou en d'autres termes ils penseront
qu'il s'agit avant tout de conserver, de retrouver ou de trouver leur
identité, entendant par là justement un système de mœurs qui, quoique
particulier et distinguant un mode de vie des autres, puisse avoir une
cohérence et une force suffisantes pour s'affirmer pour eux comme les
bonnes mœurs, porteuses par elles-mêmes de sens. En somme, le désir
d'identité est celui d'un ordre moral stable, de mœurs établies. Nous
retrouvons ainsi l'idéal spontané de l'homme des mœurs, heureux de
vivre dans leur cohérence, sans avoir à se poser de questions sur son
mode de vie.
Mais que faire quand, comme il arrive souvent, les
mœurs n'ont pas cette force et cette cohérence propre à justifier ceux
qui en vivent ? Nous savons que les mœurs sont non seulement
variées, mais qu'elles varient aussi. Les cohérences se font et se
défont, et si elles ne disparaissent pas entièrement, elles
s'affaiblissent, laissant place à la recherche, plus ou moins
consciente, de nouvelles mœurs, au moins partielles, et de nouvelles
cohérences. Bref, la modification des mœurs fait partie d'elles
également, apportant l'inquiétude morale dans les traditions même les
plus établies et les plus puissantes. Or comment ces modifications
ont-elles lieu ? Quelle est la logique de cette cohérence des
mœurs ?
*
Il arrive que nous entreprenions consciemment de nous
former des habitudes, mais la plupart du temps, elles se forment
d'elles-mêmes, ou du moins sans que nous y prenions garde. C'est plutôt
sur les actions singulières que nous dirigeons notre attention et que
nous réfléchissons. Parfois, nous trouvons une bonne solution, et dans
des circonstances semblables, elle nous revient en mémoire et nous la
choisissons à nouveau. Peu à peu, elle s'impose d'elle-même et nous n'y
pensons plus. L'habitude est là qui se charge de nous conduire, et nous
n'avons jamais décidé de la former, même si les actions particulières
qu'elle a rendues automatiques ont au début fait l'objet de notre
attention et de nos calculs. Peut-être même, si nous avions réfléchi au
fait que nos décisions singulières allaient constituer nos modes d'agir
à long terme, n'aurions-nous pas voulu étendre ces décisions aussi loin
et y donner une telle importance. Et souvent d'ailleurs nous n'avons
qu'à peine réfléchi aux actions particulières à l'origine de nos
habitudes, et c'est le hasard qui a perpétué une certaine manière
d'agir parce qu'elle s'était simplement présentée à nous la première,
suggérée éventuellement par des circonstances accessoires, sans plus
d'importance ensuite dans la constitution de l'habitude. Il serait
pourtant exagéré de prétendre que nos habitudes soient purement
arbitraires. D'une manière ou de l'autre il s'est opéré une sélection
des actions réussies dans un type de situations, tandis que les autres
tendaient à être éliminées, à mesure du moins que l'échec était patent
ou sensible. Notons d'ailleurs que le succès et l'échec ne s'évaluent
pas seulement à l'efficacité avec laquelle une façon d'agir parvient à
son but, puisque les mœurs ne concernent pas que les moyens, mais
également les fins, et que le succès peut résider par exemple dans le
plaisir éprouvé, ou dans la manière dont se renforcent réciproquement
l'habitude et le désir qui s'y attache. En outre, comme nous avons de
nombreuses habitudes, chacune en favorise ou défavorise d'autres, et se
voit par là confirmée ou contrariée. Les différentes situations dans
lesquelles nous nous trouvons communément s'interpénétrant le plus
souvent, et nos habitudes s'enchaînant entre elles à proportion, le
mouvement d'adaptation des unes aux autres est important, et l'on
comprend que les mœurs tendent à former des complexes très larges,
doués d'une cohérence consistant en l'équilibre qui se cherche et se
stabilise plus ou moins dans les rapports dynamiques de toutes les
habitudes.
Et si l'on considère les coutumes, ces habitudes
transmises par l'éducation et la tradition, nous les avons souvent
acquises à un âge où nous étions peu capables d'y réfléchir, et elles
étaient déjà implantées et assimilées lorsque nous sommes devenus plus
capables de réflexion. Au début, elles nous ont été en partie imposées,
par des commandements et de fortes incitations à nous y plier, en
partie instillées par imitation spontanée de nos proches et plus
particulièrement de ceux qui nous servaient de modèles, tels que les
parents, les éducateurs et tous ceux que nous entendions louer.
Il n'est pas étonnant dans ces conditions que l'homme
des mœurs se montre souvent incapable de répondre à la question de
savoir pourquoi il suit telles ou telles coutumes. Souvent déjà, il n'y
a jamais vraiment réfléchi. Parfois il se souvient vaguement qu'il
s'était posé des questions à ce sujet alors que cette coutume ne lui
était pas encore coutumière, mais il ne retrouve pas de raisons bien
fortes, parce qu'elles n'ont joué que peu de rôle dans l'adoption de la
coutume et qu'elles paraissent dérisoires face à l'évidence et à
l'empire qu'elle a acquise. Ou bien il se réfère à la coutume
elle-même, comme suivie par tout le monde autour de lui, ou à telle
personne respectée qui s'y conforme également. Ou bien encore, il se
souvient d'une justification coutumière qu'on donne de cette coutume,
et il cite un proverbe ou un discours convenu, dont il reste incapable
de rendre davantage compte. Mais, si l'on insiste, sa perplexité
momentanée ne le désarçonne pas, parce qu'il sent bien que ses mœurs se
tiennent, qu'elles sont cohérentes en pratique, qu'elles font sens pour
lui et pour ceux avec qui il les partage.
L'effet justificatif des mœurs est d'autant plus fort
que, comme nous l'avons remarqué, les coutumes ne concernent pas que
les actes physiques, mais également ceux de ce qu'on peut nommer pensée
en un sens large. Chaque mode d'action physique correspond à des façons
de percevoir qui le rendent possible et qui sont à leur tour façonnées
par les exigences de l'action. On sait bien qu'un chasseur, un bûcheron
ou un poète ne voient pas du tout la forêt de la même façon. Les traits
qu'ils perçoivent, ainsi que leurs agencements et les constructions
perceptives qu'ils en forment, sont différents, et il faut entrer dans
ces divers modes d'action pour parvenir à les voir. A ces habitudes
perceptives vont naturellement s'associer des sentiments particuliers
et des habitudes imaginatives correspondantes. Par suite les calculs et
réflexions que requièrent ces perceptions et imaginations vont varier
également. Bref, c'est toute la vie qui entre plus ou moins dans ces
habitudes, avec les modes mêmes de réflexion qui les évaluent. C'est
pourquoi la question morale de savoir pour quelle raison l'homme des
mœurs suit telle ou telle coutume n'a pas de sens, posée ainsi
abstraitement, car elle isole ce qui ne l'est pas dans son sentiment ou
sa pensée. Son système de mœurs ne découle pas de principes universels
abstraits qu'il aurait adoptés et dont il déduirait ses maximes
d'action. Dans les mœurs, le sens ne se construit pas ainsi, de haut en
bas si l'on peut dire, mais à l'inverse, de bas en haut. Lorsque nous
agissons dans les cas concrets, se forment des habitudes, qui se
tissent entre elles et acquièrent ainsi leur cohérence ou sens, de
sorte que celui qui cherche à en isoler ce sens le fait simplement
s'évanouir.
Ce lien étroit entre le sens et les mœurs se manifeste
particulièrement dans certaines d'entre elles, dont la fonction est
précisément de le révéler selon le mode même des mœurs, à savoir les
rites. Ceux-ci exigent explicitement de suivre avec une attention
scrupuleuse la suite exacte des actes et gestes constitutifs du rite et
établis par la coutume, souvent en se plaçant volontairement dans
l'état d'esprit prescrit, que d'ailleurs le rite contribue d'habitude à
susciter également. Souvent les rites se réfèrent à des croyances
coutumières, mythiques, religieuses, dont ils contiennent quelque forme
de représentation, proche ou lointaine, comme s'il s'agissait à travers
eux de donner aux mœurs, selon leur propre mode, une certaine façon de
se réfléchir. Et ce qui leur est commun, c'est justement la mise en
évidence et l'affirmation forte de l'autorité même de la coutume et de
sa capacité de produire elle-même le sens de la vie.
On voit bien également ce caractère global des mœurs
dans le phénomène de la familiarité. Ce qui nous est familier, c'est à
la fois ce qui est habituel et ce que nous pensons connaître. Ce sont
les choses non familières, étranges, qui nous semblent inconnues. Pour
avoir l'impression de les connaître, il nous suffit de les intégrer à
notre monde familier, c'est-à-dire à notre système d'habitudes. Et
comme ce qui est familier, c'est à la fois ce que nous avons l'habitude
de voir, ce qui s'intègre à nos habitudes, ce que nos habitudes nous
font percevoir comme leur appartenant, en relation avec elles, selon
elles, le monde familier est celui dans lequel nous nous reconnaissons,
que nous connaissons parce que nous savons comment y agir, parce que
nous savons immédiatement ce qu'il importe d'en voir, et cela dans le
cadre justement de nos mœurs. Ici, l'habitude apparaît clairement à la
fois comme un mode d'action et de connaissance constituant un monde
intimement relié à notre vie.
A ce propos, si dans la vie courante, connaître une
chose revient à se familiariser avec elle, et à la considérer ensuite
en tant qu'elle est familière, intégrée aux mœurs et allant de soi, il
semble que cette façon de connaître convienne à l'homme des mœurs, mais
s'oppose à l'attitude du philosophe, toujours porté à remettre en
question ce qui paraît familier aux autres, c'est-à-dire à considérer
toute chose sous ses aspects étranges ou non familiers. Et il est vrai
que cette opposition est frappante, comme si le philosophe refusait
l'évidence pratique du monde familier, au nom sans doute d'une tout
autre forme de connaissance, plus réelle. Pourtant, il se pourrait
aussi que, contrairement à cette apparence, il vise, lui aussi, à se
rendre les choses familières et que sa critique ne soit pas étrangère à
ce but. Car il y a bien des degrés auxquels le monde familier comprend
la réalité. Certains systèmes de mœurs laissent subsister autour de
leur monde un océan de phénomènes étranges, dérangeants, qu'on tente de
ne pas trop voir, d'oublier ou de conjurer lorsqu'ils ne sont pas
facilement assimilables. Une autre stratégie peut consister à
rechercher au contraire tout ce qu'il y a d'étrange, parfois au sein
même de ce qui paraît le plus familier, pour inventer de nouveaux modes
de familiarité, moins immédiats, plus difficiles, mais plus efficaces
aussi, où par exemple, ce sont les mœurs critiques elles-mêmes qui
deviennent les plus familières. Et dans cette mesure l'attitude
critique de la philosophie n'implique pas nécessairement que son mode
de connaissance soit par nature étranger à celui de la familiarisation,
envisagée ici comme activité délibérée.
Compte tenu de la particulière cohérence ou logique
des mœurs, comment la raison peut-elle intervenir dans leur formation
et leur transformation ? Nous avons vu que dans la mesure où une
réflexion explicite, raisonnée, parvient à établir de meilleures façons
d'agir, il est possible de chercher à réformer les mœurs à l'aide de
commandements, de maximes ou de lois, dans l'espoir qu'ils entraînent
la formation de nouvelles habitudes, ce qui est raisonnable, puisque le
fait d'agir d'une certaine manière peut introduire une habitude, et
cela surtout lorsqu'on suit une règle, entrant donc dans un type
d'action répétitive, qui constitue l'habitude. Le moraliste et le
législateur naïfs se trompent cependant en imaginant qu'il suffise de
créer par les règles chaque fois l'habitude correspondant à l'action
prescrite, même si le processus peut bien avoir lieu. Car la logique
des mœurs résiste à ce procédé. La cohérence des mœurs ne permet pas en
effet des actions ponctuelles efficaces. La nouvelle habitude
introduite par la règle doit s'insérer dans les mœurs, où elle peut
rencontrer des habitudes contraires, qui l'empêcheront ou la dévieront.
Si elle s'implante malgré tout, elle modifiera aussi d'autres
habitudes, provoquant des effets contraires à ceux qui étaient
recherchés. Les législateurs avisés (mais il y en a peu) le savent et
tentent de subtils calculs pour prévoir ce genre d'effets indirects.
Ils en viendront ainsi à élaborer des lois qui ne semblent pas
importantes, et parfois même peu pertinentes en elles-mêmes,
c'est-à-dire par rapport aux actions qu'elles prescrivent directement,
pour agir sur d'autres mœurs, reliées aux habitudes sur lesquelles on
opère par la loi. Pour cela, il faut qu'ils entrent dans la logique des
mœurs et qu'ils tiennent compte selon cette logique des habitudes
d'action impliquées, certes, mais également des sentiments, de
l'imagination, des modes de penser, dont nous avons vu qu'ils font
partie intégrante du système des mœurs. Et de la façon dont les lois et
les mœurs se lient pour en arriver presque à se confondre, dépend la
constitution du peuple en une nation, avec le fort sentiment d'une
identité commune qui la caractérise. Pour maîtriser les effets des
lois, il faut même que le législateur tienne compte de l'habitude de se
comporter ou non selon des règles explicites, dans la mesure où elle
détermine des manières de penser qui ont leur influence sur l'ensemble
des mœurs. Car une culture dans laquelle les lois sont peu nombreuses,
et fortement liées aux coutumes, diffère beaucoup d'une culture dans
laquelle des lois et des règlements dictent le comportement à tenir
dans le détail des domaines de la vie. Dans l'une, on se soucie peu des
règles et se contente d'agir comme spontanément, selon la coutume,
puisque celles-ci ne font qu'expliciter et préciser certaines coutumes.
Dans l'autre, l'une des coutumes principales est de chercher toujours
la règle abstraite qui détermine et justifie l'action et par là de se
référer à de telles règles dans la plupart des décisions. Dans l'une,
les mœurs tendent, selon leur nature, à former des systèmes de coutumes
très liés et aptes à donner à la vie un sens fortement senti. Dans
l'autre, les mœurs tendent à éclater en coutumes provisoires
relativement détachées et détachables, fortement subordonnées à la
coutume générale de se diriger selon des règles — et donc selon des
commandements.
Mais quelle que soit la direction dans laquelle il se
dirige, vers la constitution de mœurs très intégrées, orientées par
quelques lois fortes, elles-mêmes très intégrées, ou vers
l'établissement de coutumes plus ou moins provisoires, réglées une à
une par les lois, organisées selon un système abstrait, le législateur
doit, pour réussir à modifier réellement les mœurs et donc les
comportements, raisonner selon la logique des mœurs. Cette nécessité
est évidente dans le premier cas, mais elle s'impose également dans le
second, quoiqu'on puisse plus facilement l'oublier. Car la logique
abstraite d'un système juridique ne trouve son application que dans la
mesure où les coutumes qu'il tend à produire sont cohérentes en
elles-mêmes et entre elles, ainsi que par rapport au système des mœurs.
Il n'en va certainement pas autrement pour le
philosophe dans son opération critique de modification des mœurs, des
siennes d'abord, et de celles de la société ensuite.
*
L'homme normal vit dans les mœurs. Autrement dit, il
ne se contente pas d'agir en les suivant, comme si elles étaient
quelque chose d'étranger à lui, face à quoi il pourrait se poser en
observateur pour choisir de s'y conformer ou non, comme on peut le
faire face à une règle explicite. Les mœurs agissent en lui, forment
les sentiments appropriés, font voir la réalité selon elles, et se
jugent elles-mêmes. Quand le système des mœurs est cohérent et
puissant, la vie a donc un sens pour celui qui vit d'elles. Il n'y a
pas alors de recul pour l'attitude critique. Pour que s'ouvre cet
espace, il faut qu'apparaisse une insatisfaction par rapport aux mœurs.
Cet accident survient dans diverses circonstances. La cohérence du
système des mœurs peut s'affaiblir et se perdre. Des changements
culturels et moraux dans une société peuvent introduire des
contradictions dans les mœurs, à cause d'un changement du milieu, par
des modifications techniques ou autres, exigeant de nouvelles habitudes
contraires à des coutumes intégrées dans les mœurs. Des contacts avec
d'autres cultures peuvent produire un effet semblable. De nouvelles
lois peuvent imposer des habitudes particulières difficilement
compatibles avec les mœurs présentes. Les manières d'agir entrent alors
en tension ou en contradiction, les sentiments et les opinions perdent
leur évidence, et il faut prendre parti, individuellement et
collectivement. En quelque sorte, dans ces circonstances, les diverses
mœurs incompatibles entrent en lutte et se critiquent réciproquement,
produisant un désagréable sentiment de voir le sens de la vie devenir
problématique et se perdre, au moins en tant qu'il se manifestait comme
naturellement. Ce sont des crises, petites ou grandes, de la vie morale
et culturelle qui se résolvent plus ou moins par l'évolution dans une
société de nouvelles mœurs et d'une nouvelle cohérence entre elles.
Sinon, l'individu se voit contraint de réfléchir et de décider par
lui-même, et de se former, parfois délibérément, de nouvelles mœurs.
Il arrive aussi que les mœurs communes ne satisfassent
décidément pas les désirs particuliers, puissants, de certains
individus, entrant en contradiction avec les sentiments et les manières
de voir habituels. Ces caractères singuliers doivent alors examiner
eux-mêmes leurs mœurs et en inventer de plus satisfaisantes pour
trouver un mode de vie sensé à leurs yeux. Voilà ouvert le chemin de la
philosophie pour celui qui dans de telles situations procède
radicalement et, au lieu de rechercher le compromis le plus accessible,
se crée une habitude fondamentale de soumettre toutes les mœurs à
l'examen et de les modifier sous ce regard critique exigeant. Pour lui,
la cohérence habituelle des mœurs communes, si forte soit-elle, reste
trop lâche et trop opaque.
Nous avons vu que cette critique ne peut s'accomplir
par une sorte de saut hors des mœurs, parce que nos jugements et nos
façons de penser font partie de ces manières de vivre, qui engagent
tous les aspects de notre être. La critique des mœurs doit avoir lieu
en fonction de leur logique pour être pertinente, et elle doit conduire
à la modification des mœurs insatisfaisantes pour constituer un nouveau
mode de vie, avec par conséquent de nouvelles habitudes, non plus
acceptées comme données par notre milieu ou les hasards et selon une
autorité non interrogée, mais reformées en connaissance de cause.
Distinguons ces nouvelles habitudes réfléchies et voulues en les
rattachant non plus aux us et coutumes, mais à une discipline, en
entendant par là non pas simplement la conception d'habitudes
concertées, mais aussi leur mise en pratique. Cette discipline peut
procéder en partie par des règles, des maximes, mais sans prétendre
s'accrocher à quelques valeurs absolues au-dessus de toutes les mœurs.
Car, s'il s'agit bien de la formation de nouvelles mœurs, d'une
nouvelle cohérence pratique, d'une nouvelle sagesse, alors la logique
des mœurs, visant à une telle cohérence interne pratique, semble devoir
être celle du philosophe, y compris dans son usage de la raison sous
toutes ses formes.
D'ailleurs le philosophe n'est pas le seul à recourir
à la discipline. Celle-ci intervient chaque fois qu'il s'agit de former
consciemment, méthodiquement de nouvelles habitudes, souvent peu
susceptibles de s'imposer facilement ou naturellement. Ainsi, le soldat
doit acquérir par la discipline des habitudes bien différentes de
celles des civils (et souvent bien plus rigides qu'elles dans ce cas).
Le musicien doit de même devenir habile dans l'exécution très précise
de gestes très artificiels. Le savant doit s'habituer à des méthodes
d'observation, de raisonnement, d'expérimentation, très étrangères à
celles de l'opinion commune. Bref, il y a quantité de disciplines pour
les secteurs particuliers de l'activité humaine et des mœurs. En ce
sens, la discipline fait communément partie des mœurs, dont elle ne
constitue qu'un cas particulier, puisque dans chacune ce sont de
nouvelles habitudes, avec tout ce qui s'intègre à elles, gestes,
perceptions, sentiments, pensées, jugements, qui se trouvent
impliquées. En ce sens, le philosophe ne se distingue pas absolument
par son recours à la discipline. Il y a pourtant une différence. Alors
que, à des degrés divers, les disciplines présentes dans une culture
ont, une fois élaborées, l'évidence immédiate et implicite des mœurs
communes, la philosophie se constitue à travers une discipline totale,
vouée à l'entière lucidité, visant à éliminer toute trace de l'évidence
implicite des mœurs communes. La discipline philosophique est en somme
la pure discipline, étant la discipline réfléchie, la discipline même
de la discipline, puisque l'habitude de remettre en question les mœurs,
de les soumettre à la critique, la constitue, de sorte que toute
discipline est dans cette réflexion l'objet de la discipline critique.
Or comment le philosophe peut-il opérer dans cette
discipline ? Il renonce à la confiance dans les mœurs communes,
parce que son désir de lucidité l'entraîne à la critique perpétuelle de
toute autorité implicite. Il doit donc dans cette mesure opposer à
cette confiance la volonté de comprendre et de se diriger par la
raison. Toutefois nous avons vu qu'il ne peut pas se contenter de se
placer dans le domaine des idées abstraites et du discours théorique,
qui lui feraient perdre l'ambition pratique essentielle de la sagesse.
Mais la figure traditionnelle de la raison est précisément celle du
discours théorique, procédant selon la logique discursive et selon
celle de la causalité, alors que la cohérence pratique, aussi bien
celle qu'il soumet à sa critique que celle qu'il vise à constituer,
répond à la logique des mœurs. Cette logique, la tradition théorique ne
la lui fait pas connaître, et tend même à en empêcher la
reconnaissance. Dans ces conditions, le philosophe ne doit-il pas
tenter d'élaborer cette autre logique ? Mais, précisément, comme
elle semble ne pas être accessible par le discours théorique, il faut
pour la découvrir entrer dans la discipline, rationnelle et pratique à
la fois.
*
A première vue l'exercice d'une telle discipline est
foncièrement étranger à l'institution universitaire, vouée au savoir
théorique. Cette dernière vocation n'était pas celle des écoles
philosophiques
de l'Antiquité, par exemple, où l'on se réunissait non pas simplement
pour apprendre les sciences théoriques, avec leurs méthodes
éventuellement, mais pour s'exercer à vivre selon la raison. Quant aux
universités, elles s'organisent autour d'un cœur qui est celui des
sciences, comme systèmes de savoirs théoriques constitués, et également
en tant que disciplines, dans leur aspect de recherche. Les autres
branches représentent des extensions à partir de ce centre, vers les
techniques principalement, envisagées également sous ce double aspect,
de recettes reconnues et de recherche. Enfin, presque en marge, les
arts sont également admis, et peut-être en partie soumis à
l'orientation théorique, quoique sans pouvoir s'y ramener, leur
discipline propre restant très étrangère à celle des sciences et des
techniques. Quant à la philosophie, elle appartient officiellement au
noyau scientifique, bien que de manière un peu problématique. Pour
s'assimiler à l'institution, elle tend, depuis les débuts de
l'université au moyen-âge d'ailleurs, à se défaire de sa propre
discipline pour cultiver plutôt ce qui correspond en elle aux
disciplines scientifiques ou théoriques. C'est certainement l'une des
raisons importantes pour lesquelles à l'époque moderne, la philosophie
s'est libérée en s'émancipant non seulement de la tutelle religieuse,
mais également du cadre universitaire.
Or notre séminaire a lieu dans ce cadre, dans celui de
ses coutumes, de ses rites et de ses disciplines. L'ambition de
pratiquer la discipline philosophique n'impliquerait-elle pas la
critique précisément de ces mœurs universitaires, en partie contraires
à elle, et cela, en pratique aussi ? N'est-ce pas à cette
condition seulement que nous pourrions parvenir peut-être à comprendre
véritablement la logique des mœurs et plus spécifiquement celle de la
philosophie ? Apparemment, en effet, nous serons limités à aborder
le sujet à travers le discours, à travers les abstractions et
l'attitude théorique, alors que le point de vue pratique, relevant
notamment de la logique de l'évaluation, implique de se placer dans la
perspective du désir lui-même, et que la logique des mœurs suppose la
discipline philosophique en tant que pratique également.
La difficulté est réelle et importante. On aurait tort
pourtant de la considérer comme insurmontable. Nous avons remarqué que
l'université s'était étendue jusqu'aux arts (dans le sens actuel
courant), où son orientation théorique trouvait une limite, une
résistance, où se joue peut-être une lutte sourde. Malgré sa tendance
totalitaire, l'université d'aujourd'hui n'est donc pas monolithique,
mais animée de tensions plus ou moins reconnues. Surtout, le discours
rationnel n'est pas nécessairement théorique pour autant. Nous avons
déjà remarqué que les œuvres des philosophes ne se consacrent pas
essentiellement à des présentations et à des développements de
caractère scientifique ou théorique. Elles font bien d'autres choses,
en se vouant notamment à la critique et à la séduction. Du fait que
dans un séminaire le discours est le lieu de notre action immédiate, à
travers la discussion, il ne s'ensuit pas que notre recherche se
réduise à lui. En effet, le discours a de nombreuses puissances
impliquant autre chose que les constructions abstraites de la théorie
et la logique discursive correspondante. Il est d'abord le lieu
d'expression des désirs et un moyen d'action collective, une aide à la
fiction, et ainsi de suite. Rien n'interdit donc qu'une recherche
trouvant son lieu commun dans la discussion, donc dans une forme de
discours, ne fasse intervenir bien d'autres choses à première vue
étrangères à lui, de façon à impliquer le recours à la perspective
interne du désir et de l'action, nécessaire à notre sujet. Pour cela,
il faut considérer notre recherche comme se déployant pour l'essentiel
dans une expérience, dans laquelle l'hypothèse de l'importance pratique
fondamentale des mœurs et de leur modification pour la vie en général
et pour la philosophie, est mise à l'épreuve et travaillée.
C'est à cette discussion et à cette expérience à
propos de la question de savoir à quel point les mœurs importent pour
la pratique de la philosophie, dans quelle mesure celle-ci consiste en
une modification des mœurs, et quelle est la logique d'une réflexion
philosophique menée dans ce domaine des mœurs, que je vous invite dans
ce séminaire, en commençant comme d'habitude par la discussion de
l'idée que j'ai proposée ici-même comme point de départ.
Gilbert
Boss