2.
Le thème du séminaire de ce semestre
sera les puissances du discours philosophique. Il s’agit bien sûr de la
puissance de la philosophie elle-même. Toutefois, comme c’est par le
discours que la philosophie existe culturellement et agit
principalement, c’est aussi la puissance de ce discours qui représente
le thème le plus concret d’étude. D’autre part, il ne s’agit pas
seulement de la puissance que peut avoir le discours philosophique, ou
de son degré de puissance, mais également des puissances dont il
dispose, c’est-à-dire des divers types de puissance qu’il peut avoir.
Au sujet de la puissance du discours philosophique il y a tant chez
ceux qui considèrent la philosophie de l’extérieur que chez les
philosophes eux-mêmes des opinions très diverses. Pour les uns le
discours des philosophes n’est que du vent, il ne touche qu’à des idées
abstraites et n’a aucune portée réelle. Pour d’autres au contraire, le
discours philosophique est vu comme doué d’une puissance immense,
capable de diriger et de modifier le cours de l’histoire à mesure qu’il
découvre et démontre les vérités qui vont modifier le comportement des
gens. On pourrait croire que l’idée d’une aptitude du discours à
transformer le monde doive être une illusion des philosophes eux-mêmes,
née de leur espoir d’agir simplement en découvrant et en exposant la
vérité. Mais on la voit partagée effectivement par beaucoup de ceux qui
sembleraient ne pas devoir y croire, puisque les autorités politiques
se sont souvent préoccupées, à travers l’histoire, de régler toute
sorte de discours, et de surveiller les philosophes, montrant ainsi
combien elles estiment dangereux et efficaces leurs discours. Et de
l’autre côté, on voit aussi bien des philosophes sourire de l’illusion
selon laquelle il suffirait de dévoiler des vérités pour modifier les
comportements, voire pour faire simplement reconnaître ces vérités,
même lorsque les démonstrations sont parfaitement évidentes. Pour
savoir quelles sont vraiment ces puissances du discours philosophique,
il faut donc savoir comment celui-ci agit. Or, pourquoi les philosophes
raisonnent-ils et argumentent-ils ? La réponse la plus immédiate
est qu’ils cherchent la vérité et qu’ils l’enseignent. Il faut donc que
le discours philosophique ait au moins la puissance de révéler la
vérité. Quant à la question de savoir quelles autres formes d’action le
discours philosophique peut exercer, elle semble à première vue se
ramener à celle de savoir comment la connaissance ou la vérité
elle-même peut agir. Jusqu’à l’époque moderne toute forme de science
acquise systématiquement par une démarche raisonnée pouvait être
confondue avec la philosophie. En revanche, depuis l’apparition de la
science moderne, celle-ci s’est progressivement distinguée de la
philosophie pour acquérir un statut séparé. Or précisément, c’est cette
science, celle que nous avons tendance à nommer aujourd’hui la science
tout court, qui manifeste le plus évidemment l’efficacité de la
connaissance, à travers toutes les réalisations techniques qui en
découlent. Mais pourquoi la philosophie n’a-t-elle été qu’assez peu de
temps confondue avec cette science, durant les seuls premiers moments
de son développement ? Auparavant, la science ancienne, qui
s’identifiait largement à la philosophie, se caractérisait justement
par l’absence de cette efficacité si remarquable dans la science
moderne. Serait-ce donc justement parce que la connaissance
philosophique n’a pas en principe de portée technique que cette
séparation entre elle et la science moderne a eu lieu ?
L’évolution récente nous incite en tout cas à penser que, si la science
a pour but la découverte d’une vérité puissante en tant qu’elle permet
une transformation du monde par la technique, la philosophie représente
quant à elle la recherche d’une vérité sans application, dont la
connaissance demeure en elle-même et n’a pas d’autre fin ni d’autre
perspective qu’elle-même. Dans cette hypothèse, les puissances du
discours philosophique se limiteraient à cette recherche et expression
de la vérité, propre à être seulement contemplée en elle-même. Et la
philosophie serait donc purement gratuite, en ce sens qu’elle n’aurait
aucune influence sur le cours des choses et ne servirait qu’à contenter
l’amour pur de la vérité. Cependant, même en s’en tenant à cette
fonction, il ne va pas de soi que la philosophie ait bien cette
puissance qu’elle s’attribue traditionnellement de nous mener à la
contemplation de la vérité. Car elle se critique également elle-même
sur ce point, comme on le voit non seulement dans le courant sceptique,
qui conteste cette capacité du discours philosophique, mais aussi dans
l’importante activité critique à l’œuvre en toute philosophie. Quelles
sont donc les puissances du discours philosophique qui lui permettent
de prétendre à donner la connaissance ? Serait-ce la sorte de
contrainte logique que la mise en forme des arguments est censée devoir
exercer sur notre pensée ? Et la cohérence logique serait-elle
garante de la vérité et capable de nous faire connaître sa
garantie ? La progression logique conduirait-elle à la découverte
des vérités de la philosophie ? Et si cette puissance logique est
illusoire ou insuffisante, de quelles autres puissances le discours
philosophique est-il doué ?
Mais il est certainement exagéré de
limiter la philosophie à une pure activité théorique, entièrement
dégagée de toute opération sur la réalité, comme on se trouve conduit à
le faire en cherchant trop à comprendre la philosophie par contraste
avec la science moderne. Car il est vrai alors que, en opposant la
connaissance susceptible de conduire à des applications techniques
parce qu’elle étudie les lois de l’univers, c’est-à-dire les rapports
de causalité entre les choses, qui permettent les calculs techniques
menant à la transformation du monde réel, d’un côté, et de l’autre la
philosophie, réduite à la pure connaissance théorique des conditions de
possibilité logiques (en un sens large) de la science, la philosophie
paraît se situer dans une sphère éloignée de la pratique, en deçà de la
science. Et alors, il n’est pas étonnant que, dans cette conception, la
philosophie n’ait plus d’action que théorique elle-même. Mais n’est-ce
pas oublier que, traditionnellement, la philosophie a un intérêt
essentiel pour les aspects pratiques de la vie, notamment dans les
domaines de la morale et de la politique ? Assurément, on peut
vouloir introduire la science et les techniques dans ces domaines
aussi, dont la causalité n’est pas absente, et où par conséquent la
tentative de découvrir des lois n’est pas vaine en principe. Et alors
rien n’interdit de situer la philosophie, ici aussi, comme par rapport
aux autres sciences, dans une position de recul théorique et de lui
attribuer la fonction de l’analyse de leurs conditions conceptuelles,
de telle manière que la philosophie ne conserve plus rien de ses
ambitions traditionnelles d’intervenir dans la détermination de
l’action morale ou politique, mais se trouve renvoyée ici également à
un rôle purement théorique en deçà des sciences qui mènent aux
applications pratiques. Mais cette réduction est plus difficile à
opérer ici, parce que les sciences qui aboutissent aux réalisations
techniques sont celles qui étudient les lois naturelles, c’est-à-dire
les régularités causales, alors que dans le domaine de la politique et
de la morale, même s’il importe aussi de reconnaître de telles
régularités, l’essentiel n’est plus dans la connaissance de ces lois
naturelles, mais dans la détermination de normes ou de valeurs, qui
sont justement en principe absentes de la nature telle que l’étudie la
science moderne. Car s’il est possible d’étudier les normes existantes
dans les diverses sociétés comme des données objectives, il reste que
les questions proprement morales et politiques ne se résument pas à une
telle connaissance théorique, mais qu’elles sont de l’ordre d’une
invention et détermination de ces normes. Or ici, il se pose à nouveau
le problème de savoir comment la philosophie peut agir et, dans la
mesure où elle intervient par le discours, quelles sont les puissances
discursives qu’elle peut mettre en œuvre en morale et politique, si
toutefois elle peut vraiment agir dans ces domaines en tant que telle.
Or est-il vraisemblable que ce soit la pure puissance logique du
raisonnement qui doive rendre compte de l’action de la philosophie en
morale et en politique ?
On peut évidemment restreindre la
définition de la philosophie à l’examen des normes existantes et à
l’élucidation des conditions de possibilité logiques de leur
connaissance, attribuant à d’autres instances dans la société et dans
l’individu la responsabilité de les reconnaître, de les créer, de les
déterminer, de les inculquer et de leur obéir ou non. Mais ce n’est pas
ainsi que la philosophie s’est comprise traditionnellement, et rien en
elle n’oblige à la réduire à ce rôle et à lui retirer la fonction
pratique qu’elle s’attribue lorsqu’elle se conçoit comme liée à la
sagesse. Et en ce sens, elle n’est pas seulement une science, dont le
but serait de décrire et d’expliquer un objet, en étudiant par exemple
les conditions de l’action humaine, mais elle consiste elle-même en une
certaine manière d’agir, en une sorte de pratique réfléchie. Je sais
que certains distinguent entre le philosophe qui se contente de
discourir sur la sagesse, et le sage qui la possède et la met en
pratique. On oppose même parfois fortement le sage et le philosophe de
ce point de vue, en attribuant à la figure du sage une capacité d’agir
plutôt silencieuse, alors qu’on se représente souvent le philosophe
comme discourant et se limitant pour l’essentiel à son discours en tant
que philosophe. Dans cette perspective, la philosophie et la sagesse
semblent n’avoir qu’un rapport extérieur, semblable à celui de la
science avec son objet ou, au mieux, à celui de la science avec les
techniques qui en dérivent. Dans cette conception, le philosophe
devient le théoricien de la sagesse ou de l’action, dont le sage est le
vrai praticien. Cette division des rôles est d’ailleurs peut-être
particulièrement marquée lorsque la philosophie fait partie des
systèmes scolaires, et principalement des universités, comme c’est
généralement le cas en Occident depuis le Moyen-âge. En effet, les
universités sont principalement le lieu des études théoriques, où le
discours domine presque exclusivement. Et l’on sait bien que, selon les
conceptions communes, la vraie vie, la vie de l’action, se situe hors
de l’école et de l’université, où l’on se trouve cantonné dans la
sphère artificielle, à l’atmosphère raréfiée, à l’écart de la réalité
ou du monde, dans laquelle règne le discours, et davantage encore, le
pur discours théorique. Et même, parmi les disciplines académiques, la
philosophie est souvent vue comme ayant un lien plus particulier avec
l’école en ce sens, puisque son étude n’est pas comprise comme la
préparation théorique à un exercice de la sagesse qui aura lieu une
fois sorti de ses murs, mais comme l’apprentissage d’un certain mode de
discours qui ne conduira à rien d’autre qu’à sa reproduction. Et c’est
d’ailleurs l’un des sujets habituels de raillerie à l’égard de cette
discipline, qu’elle ne produise rien d’autre qu’un vain discours. Dans
la mesure où ce discours se contente de proliférer, la critique est du
reste assez largement justifiée, quoiqu’elle sous-estime peut-être
l’importance du rôle du discours pour lui-même dans la société et
l’avantage immense qu’il y a pour quelqu’un à devenir ne serait-ce
qu’un beau parleur, à supposer que l’enseignement de la philosophie
puisse conduire au moins à cela. Mais s’il se passe autre chose et que
des études de philosophie mènent quelqu’un à l’exercice de la sagesse,
il faut donc qu’il y ait entre les discours du philosophe et la
pratique du sage un lien tel que les uns aient produit ou aidé à
produire l’autre. Bref, il faut que le discours philosophique ait une
efficacité, et il se pose donc bien la question de savoir par quelles
puissances il effectue son action. Or l’opération du discours
philosophique n’est pas que d’engendrer la sagesse, qui lui succéderait
et passerait à la pratique. Car la sagesse se caractérise justement par
le fait qu’elle est une manière d’agir réfléchie, raisonnée, dans
laquelle par conséquent le discours philosophique lui-même joue un rôle
essentiel. Il faut donc que le discours philosophique ait la capacité
d’agir et de diriger l’action, ce qui empêche de le considérer comme
étranger à la sagesse ou à la pratique. Et il importe pour nous de
savoir par quelles puissances il produit ses effets.
Revenons à l’opinion habituelle au sujet
de la puissance du discours ou de la parole en général, et considérons
les deux versants opposés en lesquels elle se divise. D’un côté, les
mots ne sont que du vent, et ils sont le contraire de l’action. Il
semble dans cette perspective que parler équivaille à ne rien faire. Le
bavard n’est pas estimé très propre à l’action. Plus que de ne rien
faire en parlant, il paraît s’enfermer dans l’inaction encore plus que
l’inactif, par le fait qu’en parlant, il se lance dans une activité
vaine qui vient prendre la place d’une action possible, dont ne se
coupe pas à ce point le simple inactif. Bref, non seulement la parole
n’agit pas, mais elle vient en outre se substituer à l’action et
constituer ainsi pour elle un obstacle. De l’autre côté, on voit dans
la parole la puissance extrême, qui dépasse toutes les autres. Ce que
nous ne parvenons pas à faire en agissant matériellement, le magicien
peut le réaliser par la parole. Et même les dieux sont souvent
représentés comme des sortes de magiciens qui font leurs plus grands
exploits par la parole, au point de créer par elle, comme le dieu de la
Genèse, le monde lui-même, avec toutes les puissances qu’il contient.
Alors que l’homme d’action agit en s’insérant dans la nature, en
composant avec elle et avec ses puissances, en se soumettant à son
ordre pour l’incliner partiellement dans le sens désiré, au contraire,
par la parole, le magicien se place hors d’elle, face à elle, et tente
de la dominer par une force qui lui est étrangère et qui peut se la
soumettre dans les cas favorables.
Il n’est pas exclu du reste qu’on puisse
avoir à la fois les opinions opposées de l’extrême puissance de la
parole et de sa totale impuissance. Il suffit pour cela de distinguer
entre des genres de parole différents. On observera par exemple que le
magicien ne peut pas parler efficacement en disant n’importe quoi, car
il y a des formules qu’il doit savoir et prononcer de la bonne manière
dans des circonstances précises. Toute parole n’agit pas. Or quels sont
habituellement les types de discours que nous jugeons efficaces ?
Dans la vie courante, nous en connaissons et utilisons constamment
certaines formes. Nous commandons et obéissons, par exemple, prononçant
des ordres pour diriger le comportement d’autrui, et avec une
efficacité si habituelle que nous nous étonnons qu’un ordre reste sans
suite lorsque nous l’avons donné dans les conditions habituelles où il
était suivi, et nous obéissons de même à de nombreux ordres comme s’ils
exerçaient sur nous une forme de contrainte presque physique, à
laquelle il nous faut de l’énergie pour nous opposer. Le commandement
joue un tel rôle dans nos relations sociales qu’il est certainement
possible de le considérer comme le modèle même du discours puissant.
Mais il y en a d’autres aussi, comme la prière, par laquelle nous
tentons de modifier en notre faveur la volonté des autres, avec une
efficacité variable, mais non négligeable. Un troisième type de
discours efficace est celui de l’information, quoique son efficacité
soit plus indirecte. En effet, l’information comme telle ne paraît rien
produire sur le moment. Mais elle peut modifier les capacités d’agir de
celui qui la reçoit, en lui procurant un savoir grâce auquel il peut
éventuellement organiser son action avec plus d’efficacité.
L’information suppose d’ailleurs une autre forme de puissance du
discours, celle de l’archivage des expériences ou des informations,
afin de les classer et de les retrouver. Ajoutons à cette liste le
discours expressif, par lequel on manifeste aux autres ses sentiments,
exerçant par là une influence sur leurs propres sentiments, et par
suite sur leurs attitudes et leur conduite. Ce type de discours se
révèle particulièrement efficace dans les cas de la louange et du
blâme, qui caractérisent le discours moral et modèlent fortement les
dispositions des gens. Enfin, sans prétendre faire le tour de tous les
genres de parole efficace, retenons encore le genre argumentatif, qui
met en jeu la puissance logique et exerce une certaine contrainte sur
les discours des gens, et par conséquent sur les opinions qu’ils
peuvent avouer, de sorte qu’ils sont également incités à se conduire
selon les motifs qui se justifient par des arguments acceptables.
De l’autre côté, peut-on identifier les
genres de parole inefficace ? On pensera aux bavards, qui passent
leur temps à réciter ce qu’ils ont vu et entendu, plutôt que d’agir
eux-mêmes, aux rêveurs, qui élaborent en parole des milliers de plans
qu’ils ne suivront jamais, annoncent sans cesse des projets qu’ils ne
réalisent pas. On pensera également à ceux qui promettent toujours sans
l’intention de tenir leurs promesses et que les autres écoutent sans
les prendre au sérieux. Mais remarquons que, dans tous ces cas, ce
n’est pas tant la parole comme telle qui est inefficace, que son usage.
Les récits peuvent avoir un effet, en donnant par exemple des
informations ou en exprimant des sentiments et en en suscitant de
semblables chez les auditeurs. L’élaboration de projets peut certes
n’aboutir à rien, mais elle peut conduire également à diriger les
actions qui conduiront à leur réalisation. Et les promesses ne sont pas
vaines lorsqu’elles sont faites par des gens qui ont l’habitude de
tenir parole. Plutôt que l’inefficacité, c’est donc une faible
efficacité qu’on dénonce dans cet usage vain de la parole, et c’est par
comparaison avec d’autres façons d’agir seulement qu’on condamne le
bavardage comme purement oisif.
Il demeure que l’efficacité de la parole
est mystérieuse et plus difficile à évaluer que celle des actions
physiques, qui manipulent directement les choses matérielles. Car, de
toute manière, c’est à leur transformation qu’on mesure le plus
directement l’efficacité d’une action. Or, lorsque c’est par la parole
que quelqu’un agit en ce sens, il le fait par des intermédiaires, par
d’autres hommes capables d’agir physiquement, comme cela a lieu dans le
commandement, dans la prière, et également dans le cas de
l’information, dont on mesure principalement la valeur pratique à
l’action physique qu’elle permet de diriger avec plus de pertinence.
Bref, la parole est d’abord sociale, elle a son lieu dans le lien entre
les hommes, et non entre les hommes et les choses, sinon dans des
pratiques spéciales telles que celles de la magie. Autrement dit, ce
sur quoi la parole agit, c’est les hommes et leurs comportements et
dispositions. Et c’est à travers ceux-ci seulement qu’elle agit sur les
choses. Elle est donc indirecte en ce sens, puisque le commandement
reste sans effet s’il n’y a personne pour l’exécuter et agir
physiquement sur les choses. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup
n’attribuent à la parole que le rôle d’un adjuvant très accessoire à
l’action physique, dont il convient de se méfier parce qu’à elle seule
elle paraît impuissante et propre seulement à donner éventuellement un
faux sentiment de puissance. C’est pourquoi on tend dans cette
perspective à ne pas considérer celui qui commande comme agissant
vraiment, mais comme se reposant entièrement sur l’action de ceux qui
exécutent les commandements. D’un autre côté, pourtant, un peu de
réflexion pousse à découvrir une efficacité de la parole d’autant plus
impressionnante qu’un effort physique minimal aboutit par exemple dans
le commandement à la production d’effets très puissants. Impossible de
ne pas remarquer que, si les soldats se battent, le sort des batailles
peut dépendre très fortement de la manière dont ils sont commandés,
c’est-à-dire de la parole de quelques-uns, et que dans de nombreuses
entreprises qui rassemblent les forces de plusieurs, et qui sont de ce
fait parmi les plus importantes que peuvent entreprendre les hommes, il
en va de même, et que leur succès dépend du commandement des
responsables. Savoir commander et se faire obéir, il n’y a donc aucun
doute que c’est l’un des plus grands pouvoirs que l’homme puisse avoir,
dès qu’il vit en société. Et c’est certainement la constatation de ce
fait qui pousse à désirer l’extension du commandement à la nature
entière, pour contraindre à obéir les choses elles-mêmes, comme prétend
y parvenir le magicien, au prix bien sûr d’attribuer aux choses une
forme quelconque d’esprit, de capacité de comprendre les signes, du
moins suffisamment pour leur obéir. Et la croyance en la magie, quoique
illusoire, manifeste éloquemment combien la puissance de la parole, et
notamment du commandement, peut être impressionnante et mystérieuse à
la fois, puisqu’elle mène à désirer l’étendre hors des conditions dans
lesquelles l’expérience nous révèle son efficacité, et à vouloir tenter
de l’imposer là où au contraire l’action physique prouve abondamment la
sienne.
Or, pour dissiper l’illusion de la
croyance à la magie, il faut examiner quelles sont les manières
d’opérer de la parole, du moins suffisamment pour découvrir les
conditions pratiques de son efficacité. Or, quelle que soit la façon
dont il opère, pour agir dans sa fonction spécifique de discours, le
discours semble supposer la possibilité d’être saisi par un être
capable de comprendre des signes, et plus particulièrement des signes
arbitraires, tels que ceux qui forment nos langues. C’est pourquoi nous
avons l’habitude de considérer le discours comme lié au monde des
hommes, bien que la parole puisse également être comprise à un moindre
degré par bien des animaux, auxquels nous pouvons parler, pour
commander par exemple, et qu’elle nous permette également de
communiquer avec certaines machines, depuis qu’il existe des
ordinateurs. En revanche, quoique nous puissions bien sûr parler aux
autres choses, nous n’en attendons pas l’effet de la parole, car nous
ne pouvons percevoir en elles de réponses par lesquelles elles nous
montreraient qu’elles nous comprennent. Pour agir sur elles, nous ne
leur envoyons pas des signes, mais les soumettons à une force physique.
Quelle est donc la différence entre
cette action physique et l’action des signes ? En un sens, nous la
percevons aussitôt, et elle nous paraît immense, au point que nous
sommes portés à voir dans notre expérience deux sphères distinctes,
celle qui est déterminée par le jeu des forces physiques, le monde
naturel ou matériel, et celle où agissent les signes, l’esprit. Dans la
mesure où l’on oppose ces deux mondes, on peut dire que la force
physique se caractérise par le fait qu’elle ne met pas en jeu les
signes, et inversement que l’esprit n’est pas le lieu des forces
physiques, mais le règne de l’action des signes. Toutefois, lorsque
nous cherchons à savoir ce qui caractérise justement cette action des
signes par opposition aux forces physiques, la distinction se trouble.
Et ce qui inquiète tant les esprits dans le phénomène du développement
des ordinateurs et des robots, c’est justement l’effacement évident de
cette séparation à mesure que les ordinateurs et les robots peuvent
communiquer non seulement avec les hommes, mais entre eux et avec le
monde, et tout cela par l’intermédiaire des signes, bien que leur
construction relève d’un pur agencement matériel qui semble suffire à
leur donner progressivement l’accès au monde de l’esprit. Plutôt que de
nous appuyer sur cette distinction problématique entre l’esprit et le
monde physique, il vaut donc mieux tenter de comprendre directement en
quoi consiste l’action des signes.
Un signe est une chose qui renvoie à une
autre indépendamment de toute relation physique particulière directe
entre les deux. On pourrait dire en effet que le signe appelle une
idée, et que c’est par l’intermédiaire des idées qu’il renvoie aux
choses. Pour qu’une chose devienne signe, il faut d’abord qu’elle soit
perçue. Et peut-être inversement peut-on dire que lorsqu’une chose agit
du seul fait qu’elle est perçue, alors elle agit en tant que signe. Par
exemple, le soleil me chauffe, et c’est une action physique ; mais
si, percevant la chaleur, je vais me mettre à l’ombre, c’est alors
comme signe que le soleil ou sa chaleur agit en me faisant rechercher
l’ombre. Peu importe ici qu’on considère le règne de la pensée comme
entièrement distinct du monde matériel ou bien qu’on ne voie dans la
pensée qu’un aspect de la matière. Il suffit que l’effet produit
directement par la chose en tant qu’elle se présente comme signe soit
une perception et que ce soit le traitement de cette dernière dans
l’être percevant qui détermine ensuite ses effets. Ces effets peuvent
d’ailleurs consister à leur tour, selon une distinction grossière il
est vrai, en une action physique extérieure ou au contraire en une
simple modification intérieure. Mais dans tous les cas, à cause de ce
traitement intérieur que le signe implique, la signification d’une
chose dépend d’une manière décisive de la constitution et de l’état de
l’être qui la perçoit.
A vrai dire, un peu de réflexion risque
d’annuler la distinction que nous tentons d’établir. Car n’est-il pas
constant dans la nature qu’une chose ne puisse agir sur une autre que
selon la constitution de cette dernière, et que l’on puisse donc
considérer toute action d’une chose sur une autre comme impliquant une
sorte de perception et un traitement interne de cette dernière pour
déterminer l’effet final ? Et par conséquent, ne faut-il pas
considérer toute action sur le mode de la signification ? Et cela
ne se confirme-t-il pas d’ailleurs à partir du fait que, pour nous,
toute la nature se manifeste à travers la perception, si bien qu’elle
ne peut nous apparaître que comme un système de signes, dans le sens
que nous venons de donner à ces derniers ? Et alors, la question
de savoir si les signes peuvent agir et avoir une puissance propre ne
se poserait plus de manière spécifique, puisque la puissance des signes
serait celle même qu’on voit à l’œuvre dans toute la nature.
Et dans ce cas, pour comprendre la
puissance du discours, il nous faudrait encore, parmi tous les signes,
distinguer ceux qui se présentent sous la forme plus particulière du
discours. Or, par opposition à d’autres signes naturels, tels que le
soleil comme signe de chaleur, les signes du discours sont tels que je
peux non seulement les percevoir, mais également les émettre. Autrement
dit, non seulement leur effet sur moi dépend de ma constitution, mais
leur propre nature est également dépendante de ma constitution. Que ce
soit dans les gestes ou la parole, il s’agit de signes qui sont émis
consciemment comme signes par moi ou par des êtres d’une nature
semblable à la mienne. Et plus la similitude entre les êtres qui
émettent ces signes et moi-même est grande, plus ils semblent pouvoir
former un vrai discours, qui se démarque du monde matériel ambiant et
construit une sorte de monde de significations à part, et par là des
liens qu’on peut nommer spirituels entre ceux qui participent à ces
discours. C’est ainsi qu’une certaine ressemblance entre moi et un chat
me permet d’échanger un certain nombre de signes, dans la mesure où
nous pouvons nous répondre, quoique nos discours soient bien plus
limités que ceux que je peux avoir avec d’autres hommes, et tout
particulièrement avec ceux qui partagent avec moi une même langue et
une même culture. Il y a alors une sorte de phénomène de résonance, où
l’émission d’un son par l’un peut produire l’émission d’autres sons
semblables chez d’autres. Et dans le cas de l’homme, ce monde du
discours peut devenir si étendu et si important qu’il finit par sembler
constituer un nouveau monde séparé par rapport au reste de la nature.
Mais cela n’a lieu que dans la mesure où l’homme est capable de créer
des signes, d’en engendrer des systèmes entiers, les langues, qui sont
la matière dont se tissent ses discours. Car par là, non seulement les
hommes résonnent entre eux à partir de la similitude naturelle de leurs
constitutions, mais ils structurent encore leur façon de traiter les
perceptions par les langues et manières de vivre communes qu’ils se
donnent et se transmettent, et qui forment justement leurs diverses
cultures, à travers lesquelles se créent, dans une même espèce animale,
comme d’autres espèces artificielles plus particulières, à l’intérieur
desquelles notamment la communauté linguistique permet une étroite et
fort complexe communication, rendant ainsi possible une action
réciproque entre les membres d’une même culture — ou entre ceux de
cultures différentes, dans la mesure de leurs similitudes.
Comme ni la langue ni la culture ne sont
des structures physiologiques de l’espèce humaine présentes dans le
corps à la naissance ou dans la suite de sa croissance physiologique,
indépendamment de l’influence culturelle, c’est à l’éducation que les
individus doivent cette formation. Et si l’on observe à quel point non
seulement l’apprentissage de la langue, mais l’usage du discours
lui-même joue un rôle important dans cette éducation, on découvre dans
cette capacité de contribuer à la formation de l’individu une des
puissances les plus impressionnantes du discours. Et si l’on observe de
plus à quel point dans la transformation de la culture elle-même, le
discours joue un rôle essentiel, on voit combien il représente une
force de formation de l’homme, de l’individu comme de la société. Si
l’on constate ensuite à quel point le discours joue un rôle essentiel
dans l’élaboration, la conservation et la transmission des sciences,
des techniques, dans l’organisation des diverses collaborations, alors
il se confirme que le discours trouve le lieu de sa puissance immense
précisément dans cet élément des relations sociales entre les hommes.
A la question de savoir comment le
discours agit, nous n’avons donné qu’une réponse très générale et
approximative, mais qui suffit à confirmer ce que nous savons en
principe, à savoir qu’il appartient à l’ordre de l’échange réciproque
de signes entre êtres similaires, et plus particulièrement entre les
hommes partageant une même culture ou des cultures semblables, et que
son lieu comme celui de son action directe est par conséquent la
société humaine cultivée. Dans ces conditions, l’essai d’utiliser le
discours pour agir directement sur d’autres êtres implique une
extension métaphorique de la société humaine pour y comprendre
illusoirement tant bien que mal ces autres êtres. Ce sont par exemple
les dieux, créatures imaginaires à forme humaine, supposées participer
à notre condition par certains côtés, en partageant notamment notre
langue et notre culture assez largement pour pouvoir interagir avec
nous par la parole. Ce sont les animaux, auxquels on attribue comme
dans les fables une similitude suffisante avec les hommes pour pouvoir
s’entretenir avec nous dans notre langue ou dans une langue proche de
la nôtre. Ce sont les plantes et les autres êtres de la nature auxquels
on attribuera un esprit, ou qu’on supposera soumis à quelque esprit,
entendant par là une sorte de constitution interne analogue à celle qui
nous donne l’aptitude à discourir. Tout ceci atteste la puissance du
discours dans la société, qui pousse à en désirer l’extension et à
feindre la présence chez d’autres êtres de la forme humaine et
culturelle qui le rend possible, c’est-à-dire de ce qu’on nomme
d’habitude l’esprit.
Examinons maintenant dans ce cadre en
quoi pourraient consister les puissances plus particulières du discours
que nous avons relevées, le commandement, la prière, le discours
expressif, l’archivage, le raisonnement et l’information.
Une fois abandonnée l’idée d’une sorte
d’efficacité immédiate du discours, il faut rapporter la force du
commandement à l’organisation sociale qui la soutient. Non seulement il
faut que celui à qui je donne un ordre comprenne ce que je dis, et
notamment le fait que je désire qu’il fasse ce que je lui commande,
mais il faut qu’il éprouve une forme de contrainte liée à mon ordre. En
effet, si quelqu’un accomplit ce que je lui demande de faire parce
qu’il le désire lui-même, soit pour un motif qui lui est propre, soit
pour me faire plaisir, il n’obéit pas vraiment à mon commandement,
parce qu’il pourrait aussi bien ne pas avoir ce motif, et donc ne pas
suivre mon ordre. Pour qu’il m’obéisse, il faut donc qu’il ait un motif
relativement contraignant d’obéir à mon ordre du seul fait qu’il est
reconnu comme un commandement. Ou plutôt, il faut qu’il le reconnaisse
comme un véritable commandement ou comme un commandement légitime, car
sinon, il peut bien voir que je désire lui donner un ordre sans se
sentir obligé pourtant d’obéir. Or quelle est cette force qui donne au
commandement son efficacité ? Pour le savoir, il suffit d’observer
ce qui se passe lors d’un refus d’obéir à un tel ordre sérieux. Il
s’ensuit normalement un conflit entre le commandant et le récalcitrant,
et c’est la force supérieure du donneur d’ordre qui se révèle légitimer
sa prétention à être obéi. Or il se peut que cette force soit celle de
l’individu, capable de soumettre l’autre par la force physique. Mais le
plus souvent c’est une force instituée, celui qui commande le faisant à
titre de représentant d’un groupe social puissant, décidé à intervenir
pour punir le récalcitrant. Par conséquent, le commandement ne signifie
pas simplement la volonté du donneur d’ordre, mais également la
puissance qu’il représente, qui fait sienne cette volonté et la
soutient par la menace impliquée dans le commandement d’une punition
des récalcitrants. Une fois engendrée et rôdée l’habitude du jeu du
commandement et de l’obéissance, la menace impliquée fait à ce point
partie de l’ordre donné qu’elle n’est plus perçue comme distincte, mais
agit automatiquement et suffit généralement à imposer l’obéissance sans
se montrer. Il lui devient alors possible de s’appuyer sur des
puissances fictives, telles que celles de dieux, la crainte seule de
ces puissances suffisant à pousser ceux qui y croient à l’obéissance,
sans qu’elles aient à intervenir matériellement. On voit donc que le
commandement légitime est en réalité celui qui implique une menace
efficace en fonction des croyances des personnes impliquées. Et pour
exprimer ce type de pouvoir, on dira que celui qui a le pouvoir de
commander ainsi est doué d’une autorité, c’est-à-dire d’une forme de
garantie de sa menace, fictive ou réelle, dans la force qu’on lui
attribue personnellement, ou dans celle qu’on attribue à quelque être
social jouant le rôle d’auteur et de garant du commandement de celui
qui commande effectivement. Il s’ensuit que les hommes peuvent se
donner des ordres entre eux, mais non aux choses qui ne comprennent pas
la menace impliquée, ni ne peuvent donc y réagir. Et quant aux animaux,
on voit bien comment il est possible de les commander exactement dans
la mesure où, par le dressage, on parvient à leur faire saisir cette
relation entre l’expression de sa volonté et la punition qui suit la
désobéissance. L’efficacité du commandement, ou sa puissance, réside
donc dans la création de ce lien par l’apprentissage, qui permet de
percevoir une certaine manière d’exprimer sa volonté et une position
sociale comme impliquant cette autorité ou la menace qui y est liée.
Il est facile par comparaison de voir
comment agit la prière. Car elle suppose un rapport inverse du
précédent, celui qui prie se présentant comme plus faible que celui qui
se fait prier, et le plus faible tentant à présent de faire adopter sa
propre volonté par le plus fort (c’est-à-dire au moins par le plus fort
dans la situation concernée). Bien qu’il existe tous les degrés
possibles de mélange entre le commandement et la prière, la menace ne
peut plus être le ressort de la prière comme telle, puisque le
demandeur se présente justement comme en appelant à la puissance de
celui à qui il s’adresse, et non comme s’appuyant sur la sienne propre.
Le ressort de la prière paraît être la sympathie que des êtres
similaires peuvent attendre les uns des autres, et grâce à laquelle la
condition de l’un d’entre eux peut toucher d’autres et les intéresser à
son bien-être. On voit combien ici la similitude des constitutions et
des conditions est essentielle pour l’efficacité de ce mode de
discours, qu’on estime suffisamment pour l’utiliser également face à
des esprits fictifs dont l’une des fonctions importantes est de pouvoir
répondre justement à de telles prières et qui sont donc conçus comme
doués de sympathie à l’égard des hommes. Dans la mesure où une telle
sympathie, supposant une conformité de sentiments, et par conséquent
une manière similaire de vivre et d’éprouver sa condition, disparaît,
la prière devient inutile, et il est bien connu que les pierres ne sont
sensibles à aucune prière.
Ce n’est pas que dans la prière que nous
comptons sur la compréhension ou sympathie des autres, mais dans toute
sorte de discours expressifs, dont le but est de faire connaître et
partager nos manières de sentir et d’estimer les choses. Il se trouve
en effet que les gens aiment partager leurs sentiments, faire éprouver
les leurs aux autres et aussi vivre ceux des autres. Il semble que ce
partage augmente déjà l’intensité vitale de ceux qui y participent, la
joie de l’un s’accroissant par exemple du fait qu’il la communique à
d’autres, comme ceux-ci peuvent en être animés à leur tour. Or toute
une partie de nos discours a cette dimension expressive, et vise à
représenter nos sentiments pour y faire participer ceux qui en
perçoivent l’expression. Il est évident que ce partage des sentiments
suppose la même sympathie qui est requise pour rendre efficace la
prière, et qu’il se fonde donc sur une aptitude à vivre semblablement
les mêmes choses comme à donner à ces sentiments des expressions
similaires. Pour une part, les arts semblent jouer ce rôle de permettre
la participation à des expériences et sentiments particuliers, comme
dans la poésie et dans la littérature en général. Mais le discours
expressif a également d’autres fonctions. Ainsi, nous avons vu qu’il
faut y rapporter également la louange et le blâme, par lesquels nous
exprimons notre manière d’estimer à la fois les choses et les gens, en
tentant généralement d’amener par là les autres à leur attribuer les
mêmes valeurs, c’est-à-dire à les percevoir avec des sentiments
semblables aux nôtres. Et quand cette louange ou ce blâme n’expriment
pas seulement notre sentiment individuel, mais le sentiment collectif
d’une société ou culture, ils acquièrent par là une puissance plus
grande et plus contraignante. Et quand certains sentiments sont
eux-mêmes loués ou blâmés ainsi, collectivement, alors ces types de
discours tendent à établir des normes, qui peuvent devenir des sortes
de commandements collectifs. On voit alors comment ce discours
expressif ne se contente pas de proposer des sentiments individuels à
partager entre individus semblables du fait qu’ils ont une même nature
et une même culture, mais qu’ils contribuent à définir l’ordre social
qu’ils présupposent, et à engendrer, maintenir et modifier la culture
qui rend possible le partage des sentiments et le discours lui-même. Il
semble donc y avoir ici une circularité dans laquelle le discours
contribue à former et à accroître sa propre puissance.
Il n’est donc pas étonnant que le monde
des signes, et plus particulièrement du discours, semble constituer une
sorte de sphère autonome, et disposer d’une force propre, ne reposant
qu’en elle-même, lorsque, impressionnés par sa puissance formatrice
dans le monde de la culture, nous oublions ses conditions concrètes. Et
cette impression est d’autant plus grande que le discours est doué
d’une force de cohérence propre. Les langues forment des systèmes, qui
peuvent devenir fort complexes et rigoureux, doués de lois internes,
grammaticales ou logiques, plus ou moins explicitement connues et
retravaillées par les locuteurs auxquels elles s’imposent à divers
degrés, en leur faisant éprouver dans cette mesure leur contrainte. Ces
systèmes de signes sont d’autant plus importants qu’ils représentent
sans doute pour nous les systèmes par excellence à partir desquels nous
concevons l’ordre des choses. En effet, la langue nous sert à repérer
les choses et à les classer selon des ordres stables qui sont fixés
dans l’ordre des mots. Or, dans la mesure où les divisions de la langue
servent à marquer celles des choses et à permettre la définition de
leurs rapports, il va de soi que le discours a une puissance immense en
tant que principe d’ordre, de classification et d’archivage, bref
d’organisation des répertoires de l’expérience. C’est le sentiment de
cette puissance qui s’exprime aussi dans les fictions mythiques, qui
attribuent une fonction essentielle au discours dans la création de
l’ordre naturel et nous font voir celui-ci comme en découlant.
Étant principe d’ordre pour les choses
ou plutôt pour la connaissance que nous en prenons, le discours n’est
pas seulement un reflet de cet ordre des choses, auquel il faudrait le
rapporter constamment pour savoir quel doit être son propre ordre.
Certes, la correspondance entre l’ordre du discours et celui que
l’expérience nous livre des choses est très importante, mais elle ne
suffit pas à régler l’ordre du discours, puisque celui-ci a précisément
pour fonction de nous faire percevoir l’ordre des choses non seulement
en nous le révélant tel qu’il existerait hors du discours, mais en le
créant en partie selon nos propres exigences. Il s’ensuit que le
discours lui-même devient un modèle d’ordre et que sa propre cohérence
acquiert aussi le statut d’une norme. Par là, l’ordre interne du
discours, sa grammaire ou sa logique, s’affirme comme doué d’une valeur
et d’une puissance organisatrice qui impose sa propre autorité. Il y a
d’abord une nécessité de respecter les règles du discours pour rendre
possible celui-ci, et par suite l’ordre qu’il manifeste et introduit
dans notre expérience. Sans connaître la langue, en effet, c’est-à-dire
l’ordre commun du discours grâce auquel nous pouvons nous entendre en
discourant, nous sommes exclus de cette communication. Mais les
exigences de cohérence qu’impose le discours peuvent être plus ou moins
rigoureuses. On peut se faire entendre encore même avec beaucoup de
fautes de grammaire, quoiqu’on risque alors plus de malentendus et
qu’on se trouve limité dans la précision de ce qu’on veut dire. On
peut, à l’autre extrémité, désirer régler parfaitement son discours,
pour ne laisser place à aucune incohérence ou imprécision logique,
comme on le tente par exemple dans le discours mathématique et à divers
degrés dans d’autres types de discours, en droit ou dans les sciences,
par exemple. Dans ces cas, non seulement on respecte comme
naturellement, par la force de l’habitude, les règles grammaticales ou
logiques, mais on tend à s’y référer plus explicitement, en les citant
ou non, pour marquer les articulations du discours qui en garantissent
la cohérence et dénoncer les défauts logiques des discours qui nous
paraissent receler des défauts de ce genre. Cette forme de discours,
l’argumentation ou le raisonnement, représente donc une puissance par
laquelle le discours entreprend de se régler lui-même selon ses propres
exigences de cohérence et selon ses propres lois, qui régissent tant
son ordre formel propre que sa manière de se rapporter à ce qu’il
signifie. Cette puissance peut paraître faible, si l’on considère le
discours lui-même comme impuissant, puisqu’elle se limite à s’exercer
sur le discours lui-même. Mais dans la mesure où le discours organise
nos représentations du monde, nous donne la capacité de commander ou de
prier, il va de soi que la puissance qui lui permet d’exister lui-même
et de se donner la plus grande consistance est une puissance
essentielle. Et si, comme il faut bien le constater, ces exigences
logiques du discours sont ressenties à des degrés bien divers par les
individus, de sorte que le discours peut agir avec des degrés de
cohérence plus ou moins grands, il n’en reste pas moins que plus cette
exigence logique est éprouvée et respectée, plus les discours
s’affermissent et accroissent généralement leur puissance, pour devenir
capables par exemple de l’efficacité des mathématiques et des sciences
contemporaines.
Ce caractère systématique du langage et
le rôle de principe d’ordre que joue le discours se reflète donc
également en lui, lui permettant de s’appliquer aussi à lui-même. La
grammaire ou logique du discours peut non seulement devenir consciente,
mais faire encore l’objet d’une élaboration à travers le discours
lui-même. De cette manière, le discours qui se présente comme notre
instrument pour ordonner nos représentations des choses peut
s’appliquer à se perfectionner lui-même selon ses propres exigences de
façon à devenir plus rigoureux et plus efficace dans cette fonction.
C’est ainsi que l’exemple des mathématiques nous montre le cas d’un
type de discours qui s’élabore une nouvelle langue partielle, plus
précise et rigoureuse dans un domaine limité pour y acquérir la plus
grande cohérence accessible.
Venons enfin rapidement à la fonction
informative du discours qui se présente généralement la première et
parfois la seule à l’esprit. Si on a pu lui donner une énorme
extension, c’est parce qu’en tant qu’elle est le grand instrument de
l’histoire, comme répertoire des faits eux-mêmes, elle peut traduire
toutes les autres formes du discours dans la sienne et se trouve sans
cesse conduite à opérer cette réduction, en exprimant tout discours
sous la forme d’un fait ou d’une suite de faits, à quoi l’information
ramène tout événement. Seulement, par cette transposition,
l’information neutralise les autres puissances discursives. Que tel ait
donné tel commandement, c’est une information, mais plus un
commandement. Que les mathématiques aient abouti à tels théorèmes,
c’est encore une information, mais qui ne mobilise plus la puissance
logique du discours présente dans l’élaboration et démonstration de ces
théorèmes. Cette croyance en l’universalité de l’information incite à
penser qu’en opérant une telle traduction, on retient l’essentiel des
autres modalités discursives et qu’il doit donc être possible de
comprendre un commandement, par exemple, comme une information sur la
volonté de quelqu’un, ce qui représente une réduction à un élément qui
peut bien faire partie du commandement, mais qui n’en retient justement
pas la puissance propre. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que
la puissance du discours étonne celui qui ne le voit qu’à travers sa
puissance informative, quoiqu’elle ne soit d’ailleurs pas négligeable
non plus. L’information, c’est ce qui nous donne la capacité de savoir
au sens où la connaissance signifie la disposition des savoirs ou des
informations grâce auxquels nos sens reçoivent une sorte de
prolongement schématique nous permettant de percevoir des faits
échappant à notre expérience sensible immédiate. Or les capacités
d’organisation de l’action que nous donnent ces savoirs ou informations
sont bien sûr très grandes, quoique aussi bien leur élaboration que
leur utilisation impliquent d’autres puissances discursives. Car le
fait n’existe pas comme tel dans la nature, hors de tout discours. Il
doit être extrait des choses par le discours et placé dans son ordre.
Et son usage implique de même le raisonnement et souvent le
commandement, entre autres.
En passant en revue quelques puissances
du discours en général, notre intention n’était pas d’en faire un tour
exhaustif, ni d’en présenter la théorie vraie, mais de constater leur
caractère général ainsi que la différence de leurs modalités. On
remarque en général que la puissance du discours n’est pas naturelle,
si l’on entend par là les puissances qui s’exercent dans la nature sans
notre intervention ou sans l’intervention de l’esprit, au sens que nous
avons donné à ce terme ici. En effet, les conditions du discours
résident dans une activité qui est d’autant plus inventive que les
discours sont plus complexes et puissants. Pour continuer à définir le
contraste avec la nature au sens restreint que nous venons de lui
donner, on peut dire que cette puissance est d’ordre culturel, non pas
au sens où la culture constituerait unilatéralement le fondement des
langues et des discours, mais au sens où l’évolution des langues et des
discours est un élément de la culture qui participe activement à son
évolution. Dans cette mesure, on se trompe à vouloir attribuer au
discours une puissance naturelle, qui puisse s’exercer en deçà de toute
culture, et il faut avouer qu’ainsi envisagée, sa puissance est nulle.
Mais d’autre part, il est tout aussi erroné de croire sa puissance
négligeable pour autant, une fois donné le fond culturel qui rend le
discours possible et efficace. Seulement, ce fond culturel auquel
appartiennent les langues n’est pas homogène, puisqu’il dépend du
développement en grande partie arbitraire des diverses cultures, qui
aboutissent à des langues aussi arbitraires et diverses qu’elles-mêmes.
C’est pourquoi les conditions culturelles de l’existence et de
l’efficacité des discours ne sont pas universelles, mais chaque fois
particulières, quelles que soient les similitudes parfois très marquées
sur certains points entre les diverses cultures.
Ainsi, nous avons vu que le commandement
se présentait comme l'une des formes de discours immédiatement les plus
puissantes, qui permet la direction des actions de plusieurs hommes
pour les faire concourir à un même effet, de telle sorte que plusieurs
individus coordonnent leurs mouvements et agissent comme s’ils étaient
un seul grand individu, très complexe et très puissant. Et l’on peut
constater la présence de cette forme de discours dans toute culture.
Seulement, cela ne signifie pas qu’elle soit la même en chacune. Au
contraire, nous avons vu que le commandement exige pour être efficace
que celui qui donne les ordres possède l’autorité de le faire. Et la
manière dont cette autorité s’attribue dépend d’institutions propres à
chaque société, de telle façon que celui qui a l’autorité dans l’une ne
l’a généralement plus dans l’autre et que la manière de l’acquérir
diffère de l’une à l’autre. Et les formes mêmes selon lesquelles
s’exprime le commandement, dans le ton et jusque dans la structure
grammaticale, diffère d’un lieu à l’autre. Qu’on compare par exemple au
ton rude et au discours impératif des officiers inférieurs dans les
casernes, le ton poli et la forme interrogative des hauts cadres d’une
entreprise, et qu’on imagine la perturbation qui résulterait d’une
interversion de ces formes. Or la constitution d’une autorité vaut à
divers degrés pour d’autres modalités de la puissance du discours
(comme on le voit bien dans le cas de l’information, qui n’est pas
acceptée avec la même confiance de n’importe quel informateur), sans
pour autant que l’autorité valant pour un type de discours vaille pour
d’autres (comme on le voit au fait que celui qui a l’autorité de se
faire obéir n’a pas du même coup celle de se faire croire).
Cette liaison étroite des puissances des
discours aux cultures dont ils font partie pose des problèmes constants
dans les relations entre des personnes de cultures différentes. Et l’on
sait bien que tel qui chez lui prononce un discours qui meut
irrésistiblement les foules à le suivre, peut se faire huer lorsqu’il
veut prononcer le même discours dans un milieu étranger, ou que telle
politesse en un endroit est une insulte en un autre, ou encore que
telle plaisanterie dans une société ne semble plus qu’une absurdité,
une folie ou une méchanceté dans une autre. Pour étendre le champ de
ces puissances discursives, il faut donc effectivement créer des
langues plus universelles et les cultures correspondantes. C’est ainsi
que, notamment, les savants ont procédé, comme on le voit le mieux dans
le cas des mathématiques, mais comme c’est généralement le cas
également dans les autres sciences, qui ont réellement créé non
seulement des langues plus générales, mais également des cultures, de
telle sorte que les savants de tous les pays participent à une culture
commune à tous les membres de la communauté scientifique, qui les
définit autant que les cultures spécifiques des peuples dans lesquels
ils ont été élevés, si bien qu’ils se trouvent confrontés du fait de
leur multiple appartenance culturelle aux mêmes conflits de valeurs que
les autres personnes qui participent à plusieurs cultures. Aussi la
prétention à tenir un discours universel entre-t-elle immédiatement en
contradiction avec la nature même du discours, qui est toujours
particulier et limité aux structures d’une culture particulière, et
elle comporte une illusion analogue à celle de la magie, en croyant
comme elle pouvoir se dégager des conditions culturelles de son propre
discours.
Mais, pour revenir plus précisément aux
puissances du discours philosophique, l’atteinte d’une telle
universalité ne représente-t-elle pas justement la prétention de la
philosophie ? Ne lui attribue-t-on pas l’ambition de découvrir la
vérité pure, indépendante de toute limitation culturelle ou
autre ? Ne cherche-t-elle pas à remonter aux premiers principes, à
la source de toute connaissance et à examiner les conditions premières
de toute science ? Pour atteindre ces principes inconditionnés, ne
doit-elle pas elle-même se dégager de toutes les conditions et par
conséquent aussi de celles de tout discours en tant qu’il est
culturellement déterminé ? Mais dans ce cas, cette vérité que la
philosophie cherche peut-elle encore se dire ? Il ne manque pas de
penseurs pour nous enseigner en effet que la pure vérité est ineffable.
Mais dans ce cas, peut-elle encore s’atteindre par le discours ?
Il semble bien que la puissance essentielle qui doive nous permettre
d’y accéder doive être non discursive, puisque sinon la limitation du
discours viendrait limiter également la perception de la vérité.
Traditionnellement, la saisie de la vérité pure au-delà de tout
discours est attribuée à un type d’activité, ou de passivité cultivée,
qu’on nomme mystique. Et il ne manque pas de philosophes qui aient
tenté de concilier la saisie silencieuse du vrai en soi avec la
recherche de la vérité à travers le discours, le discours philosophique
préparant la contemplation mystique. La démarche est paradoxale,
puisque le discours doit alors travailler à se supprimer pour faire
place à un mode de connaissance qui s’en dégage tout à fait. Pour nous,
que ce but fixé à la philosophie de conduire à la contemplation
mystique se justifie ou non, il reste que, même dans ce cas, la
philosophie procède discursivement, et que dans cette mesure, elle
utilise les puissances du discours et doit compter avec ses limitations
culturelles.
Comme la puissance est un terme relatif,
il convient de nous demander à quoi se rapportent les puissances du
discours philosophique. Il n’y a pas en effet des êtres puissants tout
simplement, mais des êtres plus ou moins capables d’accomplir telle ou
telle chose, et qui en ont donc la puissance à un certain degré. Et non
seulement la puissance de faire telle chose n’implique pas une
puissance correspondante de faire toutes les autres, mais inversement
une puissance peut en contrarier une autre, comme le pouvoir de jouer
délicatement du piano contrarie celui de manier avec force de rudes
outils. A quoi donc vise le discours philosophique, ou la philosophie à
travers ses discours ? La réponse la plus immédiate est de dire
qu’elle vise à la vérité ou à la connaissance. C’est-à-dire que sa
fonction sera dans cette perspective d’aider ou de permettre la
recherche et la communication de la connaissance. Pour une part
importante donc, le discours philosophique servira notamment à
l’enseignement. Or quelles sont les puissances du discours qui sont
mobilisées dans l’enseignement ?
L’idée la plus courante de
l’enseignement est celle d’une transmission des savoirs, dans laquelle
le discours aurait précisément la fonction du véhicule qui transporte
les savoirs entre ceux qui savent déjà et ceux qui doivent apprendre.
Il n’est pas difficile de voir quelle est la puissance discursive qui
se trouve à l’œuvre ici. C’est celle de l’information. En effet, les
savoirs sont alors considérés comme des faits, ou comme les
enregistrements de faits, et le discours qui les transporte, comme des
signes ou descriptions de ces faits, c’est-à-dire comme des
informations. Avant le transport, ces faits sont disponibles dans le
cerveau de l’enseignant, qui les code dans le système de signes de la
langue, ou qui les trouve plutôt déjà codés et répertoriés dans les
discours génériques enregistrés dans sa mémoire, et, en prononçant le
discours, en produisant ces signes, en permet le décodage et
l’enregistrement dans le cerveau des apprenants (comme les désigne la
pédagogie moderne, sentant fort justement que les termes d’élève ou
d’étudiant ne sont pas appropriés pour désigner ce rôle de futurs
informés envisagés dans leur processus d’information, dans lequel ils
prennent les informations qu’on leur transmet pour se les approprier,
et apprennent ainsi). Mais la philosophie est-elle l’acquisition de la
connaissance de nouveaux faits ou d’informations ? La discipline
qui s’occupe de recueillir aussi exhaustivement et systématiquement que
possible les faits, c’est l’histoire, l’histoire naturelle comme
l’histoire humaine. Et c’est donc à elle que convient en premier lieu,
pour une partie importante de la discipline du moins, l’apprentissage
sous la forme de la transmission d’informations. Mais, en dehors de la
connaissance du fait, il y a d’autres formes de connaissance.
Notamment, au lieu de connaître
simplement les faits, nous désirons souvent savoir comment les choses
apparaissent, comment les événements s’enchaînent et s’expliquent par
les principes selon lesquels ils arrivent. C’est l’objet des sciences
au sens moderne du terme, qui étudient, davantage que les faits
eux-mêmes, les lois de la nature, c’est-à-dire l’explication causale
des phénomènes. Quoique cette connaissance ne puisse se passer de la
connaissance des faits, ou du moins de certaines catégories d’entre
eux, l’accent est davantage mis sur les enchaînements causaux,
c’est-à-dire sur les régularités avec lesquelles ils se suivent les uns
les autres. Pour apprendre ces sciences, il ne suffit donc pas de
mémoriser et de classer les faits, mais il faut envisager ces
régularités ou lois, et chercher à comprendre comment elles
s’imbriquent dans des relations complexes que décrivent des théories
complexes à leur tour. Il semble donc qu’une autre puissance du
discours doive intervenir dans leur enseignement, qui permette non
seulement d’informer, mais également d’expliquer, c’est-à-dire de faire
comprendre la structure logique de ces théories. Pour cela, il faut
signifier cette structure, la représenter par un agencement des signes
qui permette de saisir et de composer les relations impliquées. C’est
ici la puissance ordonnatrice du discours qui entre en jeu, en
construisant des représentations schématiques ou des modèles théoriques
de l’ordre réel qu’on veut faire connaître. Et c’est dans les
mathématiques que cette puissance organisatrice du discours entre en
jeu de la manière la plus immanente au monde des signes ou du discours
lui-même, s’explorant et s’exposant elle-même, pour ainsi dire. Et il
n’est donc pas étonnant que les sciences des rapports de causalité ou
des lois de la nature recourent intensément aux mathématiques pour
construire les modèles théoriques complexes qui les représentent. Pour
une part donc, l’enseignement scientifique consiste à exercer l’esprit
à construire et à reconstruire de telles structures discursives grâce
auxquelles l’ordre complexe de la réalité peut être représenté. Certes,
l’information joue un rôle important dans l’enseignement scientifique,
d’autant qu’il ne s’agit pas simplement de savoir construire toute
sorte d’ordres possibles dans la représentation, mais bien d’apprendre
également lesquels d’entre eux sont réalisés. C’est pourquoi on peut
concevoir les théories scientifiques comme décrivant des faits
complexes de la nature, ou de nombreux faits interreliés, dont elles
nous informent. Et inversement d’ailleurs, la moindre information fait
jouer également cette puissance qu’a le discours de composer les signes
pour nous faire saisir des relations entre les choses, de sorte que
l’histoire et les sciences se distinguent surtout par l’accent qu’elles
mettent sur l’un ou l’autre de ces aspects, celui de la puissance
informative du discours et celui de la construction discursive. Or la
philosophie serait-elle, comme les mathématiques, un jeu d’élaboration
d’ordres discursifs et une forme d’exploration de ses possibilités, ou
comme les sciences un jeu théorique destiné à nous donner une
représentation, et par là une certaine compréhension, des relations
entre les choses ?
Il n’est pas facile de distinguer la
philosophie des sciences, avec lesquelles elle a été longtemps
confondue, d’abord avec les formes que la science avait avant la
révolution scientifique moderne, puis avec la science moderne à ses
débuts, celle-ci ne s’en étant dégagée que progressivement, discipline
par discipline, et peut-être continuant encore à s’en dégager
actuellement. Toutefois, dans la situation où nous nous trouvons, au
moment où les sciences ont pris leur autonomie, la question se pose
clairement pour nous. Le prestige des sciences modernes peut nous
donner le désir de considérer la philosophie comme l’une d’entre leurs
disciplines, mais la séparation qui s’est effectuée peut nous inviter
également à tenter de ressaisir ce qui est plus propre à la
philosophie. Or, en admettant que la science cherche bien à répertorier
les diverses catégories de choses et à expliquer l’ordre causal de
l’univers en construisant des théories définissant les lois selon
lesquelles les phénomènes se produisent, elles ont, comme nous l’avons
vu, un aspect informatif essentiel. C’est-à-dire qu’en elles le
discours nous permet de connaître l’existence de faits, des plus
simples aux plus complexes, que nous ne percevons pas actuellement ni
ne pouvons conclure de notre expérience sans ces informations. En
mettant de côté les mathématiques, qui ne sont peut-être pas des
sciences en ce sens, dans la mesure où elles ne nous renseignent pas
sur des faits, mais explorent les possibilités de construire des ordres
abstraits, on peut constater que, pour les autres sciences, si
l’expérimentation est essentielle, c’est précisément dans la mesure où
ce qu’elles veulent connaître, c’est la réalité, ce qui est en fait, et
qui ne s’offre pas à l’observation immédiate, accessible à chacun. Et
même en tant que la science met un fort accent sur ses capacités de
prévision, elle conserve son caractère informatif, étendu aux faits
futurs, dans la mesure où dans l’ordre naturel qu’elle envisage le
temps n’est qu’une dimension selon laquelle les faits se répartissent
régulièrement, et peuvent être repérés et situés, dans le futur comme
dans le présent et le passé. Or la philosophie paraît bien étrangère à
l’information, même si celle-ci peut y apparaître accessoirement.
En effet, dans la mesure où il y a un
savoir philosophique, il ne correspond pas à la connaissance de faits
qui échappent à notre expérience immédiate et dont ceux qui en ont eu
l’expérience pourraient nous informer. Il est même frappant qu’en
lisant les philosophes, dans leurs écrits que nous considérons comme
philosophiques, nous n’apprenions à peu près aucun nouveau fait, sinon
accidentellement. On remarque sans cesse, parfois avec quelque mépris,
que ce dont parlent les philosophes, ce sont généralement les aspects
les plus courants de notre expérience commune, au point qu’ils ont une
prédilection pour les exemples et les objets de la plus extrême
banalité. Certes, ils les examinent, les tournent et les retournent
pour les placer souvent sous des éclairages étranges, mais sans qu’il
soit nécessaire pour suivre leurs opérations d’avoir la connaissance de
faits étrangers à notre expérience directe, éventuellement à
l’expérience même que nous fait faire le discours philosophique
lui-même en nous invitant à suivre le jeu de représentations qu’il
construit autour de ces objets communs. C’est d’ailleurs la cause
principale de la déception des naïfs qui abordent la philosophie avec
la curiosité d’acquérir des savoirs nouveaux et qui, faisant le bilan
et comptant la somme des informations qu’ils ont pu glaner, doivent
constater que leur butin se réduit à rien. Quant à la situation de ceux
qui ont été assez rusés pour tirer des informations des discours des
philosophes, elle est certainement pire encore ; car ou bien ils
ont dû alors considérer comme des faits les événements mêmes du
discours philosophique, ce qui les réduit à devoir exprimer à leur tour
ce qu’ils ont cru saisir par un discours historique sur les discours de
la philosophie, et à se retrouver donc éjectés par là de la
philosophie, dans la mesure où celle-ci est étrangère à l’histoire, ou
bien au contraire, pour transformer en informations quelques parties du
discours philosophique, ils auront dû prendre pour des faits dont on
les informe, des constructions conceptuelles développées à partir de la
simple expérience commune, ce qui les conduira par exemple à croire que
telle démonstration de l’existence de Dieu trouvée dans un discours
purement philosophique établit un fait, qu’il est possible d’annoncer
ensuite par un discours informatif. En réalité, de véritables faits
qu’aurait découverts la philosophie, en tant qu’elle se distingue de la
science, et dont il soit possible d’informer, je ne vois pas qu’on en
trouve chez les philosophes.
Bref, si l’on comprend la vérité comme
l’adéquation entre l’idée et la chose, et comme pouvant être donc
confirmée par une vérification dans laquelle on cherche à retrouver le
fait qui correspond à l’information, alors il semble que la philosophie
ne se soucie ni de vérité ni de savoir en ce sens. Et la puissance
d’informer ne semble pas être l’une des puissances typiques du discours
philosophique. Faut-il donc croire que la philosophie ne chercherait
pas la vérité, mais autre chose ? ou bien faut-il admettre que la
vérité puisse avoir d’autres sens, où la correspondance entre la
représentation et la chose ne soit pas déterminante ? La première
option contredirait trop évidemment les prétentions explicites de la
plupart des philosophes pour pouvoir être retenue sans raisons fortes
d’aller à l’encontre de cette conception qu’a généralement d’elle-même
la philosophie. Mais d’autre part, que peut signifier la vérité si elle
ne doit pas signifier l’adéquation entre l’idée et la chose ? Et
d’abord, se pourrait-il que la vérité comprise comme une telle
adéquation ne doive pas nécessairement se ramener à la vérité des
seules informations ? Notons en effet que, pour être comprise
comme telle, l’information ne doit pas seulement correspondre à la
réalité, mais qu’elle doit aussi nous apprendre quelque chose de
nouveau par rapport à ce que nous pouvons connaître immédiatement sans
elle. Il y a bien d’autres cas où notre discours peut être vrai sans
nous informer de rien, par exemple parce qu’il se contente de décrire
fidèlement la réalité que nous avons sous les yeux. Et dans ce cas, la
vérité dont il s’agit reste bien l’adéquation entre l’idée et la chose,
c’est-à-dire le fait que la représentation que construit le discours
correspond à la perception que j’ai, ici simultanément, de la réalité.
Seulement, dans un tel cas, on voit mal l’enjeu d’un tel discours, s’il
s’agit simplement d’atteindre cette vérité d’adéquation qui n’apporte
rien d’autre que ce que nous percevons déjà. Les faits, plutôt que
d’être l’objet d’une recherche, se trouvent déjà donnés au départ, de
sorte qu’ils servent plutôt de critère pour maintenir le discours dans
la sphère du discours vrai à leur égard. Je décris par exemple le
paysage devant moi, et tant que je ne dis rien qui ne se trouve
confirmé immédiatement par ce que nous voyons, mon discours est
considéré comme légitime et vrai, tandis que, dès que j’ajoute quelque
élément à ce qui est vu, il perd sa vérité et se voit renvoyé par
exemple au domaine de la fiction. Loin donc que le discours serve à
découvrir de nouveaux faits, ce sont les faits qui sont donnés et
servent à vérifier que le discours n’ajoute rien de nouveau par rapport
à eux. Il faut donc que l’enjeu de ce type de discours soit autre que
de produire des informations.
Or est-il vrai que la description d’une
chose placée devant moi, et se donnant pour condition de s’en tenir
strictement à ce qui en est perçu, ne produise aucune nouvelle vérité
et ne fasse rien apparaître d’autre que ce qui se présentait déjà dans
cette perception ? Certes non, puisque, sans découvrir de nouveaux
faits, la nouvelle description des mêmes faits produit de nouveaux
rapports, de nouvelles adéquations, entre les discours et les faits
décrits. Et si elle ne me découvre pas de nouveaux faits, la
description me fait remarquer des aspects de ce que je perçois, mais
que je n’avais pas notés jusque là. En tournant mon attention vers
certains de ces aspects, je modifie déjà la manière dont je perçois la
chose, même si je ne sors pas du cadre de ce qui est alors perçu. Une
des nouveautés introduites par une telle description est donc déjà le
fait que je peux relier à ce que je perçois de nouveaux discours vrais.
Et, entre autres, cette simple multiplication des discours me rend
également apte à donner éventuellement d’autres informations sur des
choses similaires à celles que je perçois actuellement. L’accent s’est
inversé. Au lieu que la description fasse connaître de nouvelles choses
à partir de modes de discours reconnus, elle révèle la possibilité de
produire de nouveaux discours vrais à propos de certaines choses déjà
connues. Et, tout en restant dans le cadre de la définition de la
vérité comme adéquation entre l’idée et la chose, on peut bien dire que
cette manière de trouver de nouvelles idées pour de mêmes choses
produit également de nouvelles vérités, quoique dans le sens inverse de
celui de l’information. Et l’on peut d’ailleurs constater que cette
démarche est essentielle également dans les sciences, où les nouvelles
descriptions de ce qui est déjà connu permettent de produire de
nouvelles hypothèses et de progresser vers la connaissance des
phénomènes encore inconnus, de telle sorte que, si l’on considère la
science qui se construit, et non celle qui se transmet comme déjà
faite, on découvre que la capacité qu’a le discours de signifier les
choses de plusieurs manières, et par là de se multiplier pour ainsi
dire autour d’elles sans sortir des conditions de la vérité
d’adéquation, représente une de ses puissances essentielles pour la
science. Et ne serait-ce pas peut-être d’ailleurs justement l'une des
fonctions
des mathématiques de découvrir non pas tant de nouveaux faits, mais de
nouvelles possibilités de description abstraite de ce qui nous est déjà
donné dans certains domaines de l’expérience commune ?
Étant donné que la philosophie ne vise
pas à nous informer, mais qu’elle prétend pourtant à la vérité, ne se
pourrait-il pas qu’elle procède justement de cette manière, en trouvant
de nouvelles descriptions de ce qui nous est accessible dans
l’expérience commune, qui respectent l’exigence d’adéquation entre le
discours et la chose, et nous font voir ainsi le monde autrement que
nous n’en avions l’habitude, sans pourtant nous donner l’accès à des
objets qui nous étaient auparavant étrangers ? On comprendrait
alors ce phénomène fort étrange qui caractérise le champ de la
philosophie, à savoir que les philosophies peuvent être fort diverses,
entrer en concurrence entre elles, présenter les choses sous des jours
contraires, sans pour autant s’éliminer réciproquement ou s’ordonner
dans la suite d’un progrès plus ou moins continu. Et impossible de nier
qu’il y ait bien dans la philosophie cette forme de variation des
descriptions de mêmes choses, qui en font percevoir des aspects
inhabituels au point de les rendre parfois fort étranges pour l’œil
habitué à leur physionomie familière. Mais pourquoi le philosophe
fait-il ce genre d’exercice ? Est-ce pour son intérêt propre, ou
dans un autre but ? Qu’il puisse suffire en lui-même, c’est ce que
les arts, la littérature notamment, nous montre à ce qu’il semble. Car
l’un des plaisirs qu’on prend aux œuvres littéraires n’est-il pas
justement celui de voir le monde dans une lumière inhabituelle qui
vient de la manière dont le discours porte notre attention sur
lui ? Seulement, dans ce cas, le principe du respect de la vérité,
sous la forme de l’adéquation entre l’idée et la chose réelle du moins,
est généralement abandonné, la littérature s’attribuant le champ entier
de la fiction. Ou, s’il faut la distinguer de la littérature, la
philosophie serait-elle une sorte de mathématiques ? Elles aussi
peuvent être pratiquées pour elles-mêmes et combler les esprits qui s’y
adonnent, quoiqu’elles aient un versant tourné vers d’autres usages. En
quoi diffèrent-elles donc de la philosophie en tant qu’exercices de ces
variations descriptives ? Si l’on examine le principe de leurs
descriptions, il apparaît vite qu’elles envisagent les choses comme les
résultats de certaines opérations. Le nombre 4, par exemple, peut être
vu comme l’addition de 1 et de 3, comme la multiplication de 2 par 2 ou
de 1 par 4, comme la soustraction de 2 à 6, comme la division de 12 par
3, et ainsi de suite. Un cercle peut être considéré comme le trait fait
par l’extrémité mobile d’une droite tournant sur un plan autour de
l’une de ses extrémités immobile, ou comme la section d’un cône par un
plan, perpendiculairement à son axe, ou comme l’intersection de deux
sphères, et ainsi de suite. On peut ainsi concevoir les mathématiques
comme l’exploration de l’ensemble des descriptions ou construction des
choses abstraitement conçues par un certain nombre d’opérations, qui se
ramènent à ce que nous pourrions caractériser comme des manipulations,
elles-mêmes abstraitement conçues. Et il n’est donc pas étonnant que
les sciences modernes aient trouvé dans les mathématiques une partie
essentielle de leur langage, dans la mesure où elles envisagent à leur
tour les choses selon les relations causales qui nous permettent de les
manipuler. C’est ainsi que le critère des théories scientifiques, comme
l’un des moments important de leur élaboration, réside dans
l’expérimentation, où la manipulation théorique des choses se vérifie
dans la mesure où la manipulation réelle produit le même résultat que
le sien. Car c’est ainsi que nos sciences conçoivent pour leur part
l’adéquation de l’idée à la réalité, comme l’adéquation entre la
prévision que permet un calcul théorique et le résultat réel de
l’enchaînement causal prévu. Mais nous avons vu que les sciences
modernes se sont justement distinguées de la philosophie en se
concentrant sur cette investigation causale de la nature, dont on voit
à présent qu’elle est déjà, plus abstraitement, l’activité des
mathématiques. Et en effet, la philosophie ne paraît pas prendre pour
principe de ses descriptions, comme les mathématiques et les sciences,
les opérations visant à la manipulation des choses.
Dans la mesure où la sagesse est non
seulement une certaine forme de savoir, mais aussi une certaine façon
de vivre, on pourrait tenter de concevoir les discours de la
philosophie comme étant dans ce domaine l’analogue de ceux des sciences
et plus particulièrement des mathématiques, et les comprendre comme une
sorte d’investigation de l’action et des attitudes des hommes en vue de
trouver toutes les descriptions qui peuvent leur correspondre, voire
comme une sorte d’invention de manières possibles de vivre en combinant
nos actions et dispositions connues. Et il semble bien qu’on trouve en
philosophie des discours qui semblent fonctionner ainsi. Par exemple,
les stoïciens ne cherchent-ils pas à comprendre toutes les actions et
tous les modes de vie des hommes comme pouvant s’expliquer d’un côté
par une étude de la situation, des actions requises pour ainsi dire
objectivement, ainsi que des effets psychologiques sur nous qui
s’ensuivent inévitablement, et de l’autre côté par l’estimation de leur
valeur, et de l’adhésion ou du refus d’adhésion qui doit s’ensuivre
conformément au respect de l’honnêteté et au maintien de la
tranquillité intérieure ? Car le stoïcien peut jouer n’importe
quel rôle, mais il sait comment le jouer de telle manière qu’il
s’interprète selon la sagesse. Et s’il ne s’agit pas seulement de
discours, bien sûr, c’est celui-ci qui montre comment en toute
circonstance l’attitude du sage est possible, c’est-à-dire comment elle
est compatible avec toute situation et tout rôle que la vie peut lui
imposer.
Mais dans une telle conception, la
vérité du discours philosophique se réduirait à l’adéquation de ce qui
est dit avec les possibilités réelles de l’expérience. Certes, dans
certaines philosophies il semble que cette notion de vérité puisse
suffire. N’est-ce pas ainsi que certains philosophes, dont le modèle
est peut-être Aristote, prétendent seulement décrire notre expérience,
systématiser les opinions et conceptions courantes de la vie en les
ramenant à ce qui est réellement possible ? Mais l’ensemble des
philosophes s’en tient-il vraiment à cela ? Tant s’en faut. Les
stoïciens, par exemple, n’accepteraient certainement pas de dire que
leur morale est vraie du seul fait qu’elle ne demande rien qui ne soit
réellement possible. Car il y a bien d’autres attitudes morales qui le
sont tout aussi bien. Ils prétendent à une autre vérité, qui soit celle
même de leur conception du sage, par opposition à d’autres manières de
le concevoir. Or cette vérité ne peut plus signifier l’adéquation entre
l’idée et la réalité, puisque la réalité ne comporte ici rien de
correspondant à l’idée tant que celle-ci n’a pas été réalisée, et que
par conséquent la réalité ne peut discriminer entre les diverses idées
concurrentes de la sagesse qui peuvent se réaliser. Faut-il rechercher
la vertu ou le plaisir, par exemple ? On peut faire les deux, en
réalité, et on trouve des partisans des deux, si bien qu’il faut une
autre conception de la vérité que celle de l’adéquation entre l’idée et
la chose pour décider. C’est pourquoi, bien que le philosophe se
conçoive comme le véritable ami de la sagesse et de la vérité, on peut
se demander si la vérité qu’il cherche est bien celle à laquelle on se
réfère habituellement, dans la vie courante, dans les sciences ou au
tribunal, et qu’on vérifie en confrontant les discours aux faits pour
voir s’ils correspondent ou non.
Comme la puissance de dire vrai dans le
sens le plus courant consiste en la capacité de décrire des faits ou
des ensembles de faits, d’un côté, et de l’autre de subir avec succès
la vérification qui confronte le discours aux faits, on peut dire que
le discours vrai en ce sens ne peut prétendre à sa vérité que grâce à
l’autorité des faits auxquels il se réfère. S’il est reconnu comme
vrai, alors ce type de discours acquiert une puissance supplémentaire
par rapport à celle qu’il possède de représenter les choses. Il peut
prétendre alors à les représenter telles qu’elles sont en réalité, et à
pouvoir se substituer à la perception même des faits dans cette mesure.
De là vient sa puissance d’information, qui permet à celui qui reçoit
l’information de la traiter comme s’il avait perçu ce dont on
l’informe, et d’agir par exemple en considérant que les faits sont tels
qu’il l’a appris par ce type de discours. Dans la mesure où ces
informations peuvent être vérifiées, et où elles le sont effectivement
dans d’assez nombreux cas, elles trouvent dans la réalité leur garant,
leur critère ou leur autorité. En revanche, si le discours cesse d’être
informatif, le critère de sa vérité ne peut plus venir de cette réalité
à laquelle on pourrait le comparer pour vérifier sa prétention à être
vrai. Par conséquent, si la vérité dont il s’agit dans le discours
philosophique n’est plus celle de l’information, alors la puissance de
révéler les faits cachés n’est plus la sienne non plus. Qu’est-ce qui
donnera donc son autorité au discours du philosophe ?
Pour répondre à cette question, on
pourrait commencer par recourir à la distinction courante entre les
faits et les valeurs, et tenter, au moins pour le domaine de l’éthique,
de faire correspondre le discours philosophique aux valeurs comme
l’information aux faits. Se pourrait-il donc que le critère de vérité
pour les discours moraux soit dans les valeurs, dans la possibilité de
vérifier leur adéquation aux valeurs elles-mêmes ? Mais où saisir
ces valeurs sans les ramener à des faits ? Car si l’on cherche les
valeurs dans les traditions, dans les sentiments des hommes, dans les
valeurs qu’ils reconnaissent, alors c’est comme des faits qu’on les
traite. Mais justement, notre problème vient de notre réticence à
réduire les valeurs à des faits. Nous sommes portés à dire ou bien que
les valeurs ne sont pas de l’ordre de la réalité, ou bien qu’elles font
partie d’un autre ordre de réalité que celle qu’on peut percevoir et
constater dans le monde sous la forme de faits. Et certains penseront
même que les valeurs n’existent tout simplement pas sans que les
hommes, ou éventuellement d’autres êtres moraux, ne les créent ou ne
les reçoivent d’êtres moraux semblables à eux. Ces valeurs, quoi qu’il
en soit, nous les plaçons du côté spirituel, dans la grande division
que nous reconnaissons habituellement entre le monde matériel et
l’esprit, ou entre le monde des signes et celui des faits. Bref, c’est
du côté du discours lui-même que paraissent résider les valeurs, et non
dans la réalité qui lui fait face. Et si c’est le discours qui engendre
les valeurs, ou du moins qui contribue à les faire exister, alors c’est
en lui-même que doit se trouver le critère du discours vrai sur les
valeurs, ou, ce qui revient au même, c’est dans l’esprit lui-même qu’il
doit résider. Certes, les valeurs peuvent sembler avoir leur source
hors de mon propre esprit, mais le monde de l’esprit ne se réduit pas à
celui de mon esprit, et les signes ne se limitent ni à ceux que je
crée, ni à ceux que je comprends, ni même à ceux que je perçois comme
tels, dans la mesure où je peux me demander si telle chose est un signe
ou non (ou du moins telle sorte de signe).
Et précisément, pour rendre compte du
fait que les valeurs nous semblent venir d’ailleurs que de notre propre
esprit, nous pourrions recourir à l’expédient habituel de les attribuer
à un esprit supérieur, divin, incomparablement plus puissant que nous,
et qui nous révèlerait les valeurs par des signes et des discours.
C’est ainsi que beaucoup pensent assurer l’autorité des vraies valeurs.
Et si chacun d’entre nous avait un accès direct au discours de la
divinité, la connaissance des valeurs ne ferait pas problème en effet,
car elle nous serait révélée à tous par ce discours indiscutable. Or il
est bien évident que ce n’est pas le cas, et que nous ne cessons de
disputer sur les valeurs. Il faut donc que cette révélation soit fort
obscure ou bien qu’elle ne soit faite qu’à certains hommes seulement.
Et c’est bien sûr cette dernière solution qui devait s’imposer si l’on
ne voulait pas renoncer à cette garantie divine des valeurs. Ces
privilégiés donc, qui ont reçu la révélation, peuvent la transmettre,
puisque leur révélation est une sorte de discours qu’il suffit de
reproduire, ou éventuellement de traduire. Pour ceux qui les écoutent,
ils ne peuvent voir en eux que des témoins d’un genre particulier,
puisque ces médiateurs, qu’on peut nommer des prophètes, informent d’un
fait invérifiable pour ceux qui se demandent s’ils doivent ou non les
croire. Tout se passe en effet dans l’ordre des signes, et c’est encore
par des signes que les prophètes tentent de donner des preuves de la
vérité de ce qu’ils disent, mais par des signes qui renvoient toujours
à la même autorité de la divinité dont ils se font les ambassadeurs. En
un sens donc, la garantie est la plus forte qu’on puisse désirer,
puisqu’il s’agit d’un esprit si puissant qu’il ne peut être discuté.
Mais en un autre sens elle est la plus faible, puisque nous n’accédons
à cette garantie que par le témoignage d’hommes qui, pour attester de
son authenticité, ne peuvent rien nous donner d’autre que leur propre
parole. Si l’on se laisse impressionner par ces discours et signes des
prophètes au point de leur accorder sa foi, alors on devient croyant,
on reçoit les enseignements et commandements divins de leur bouche sans
plus les discuter, et le problème éthique est réglé pour l’essentiel.
Dans le cas contraire, il continue à se poser. Et c’est ce qui se passe
pour le philosophe, qui refuse la confiance naïve et critique tout
discours dont il ne peut se convaincre par ses propres moyens. Aussi,
contrairement au prophète, qui prétend calquer son discours sur celui
de la divinité, et au croyant, qui reprend le discours du prophète à
son compte, de telle manière qu’ils traitent tous deux le discours
éthique sous la forme de l’information, le philosophe doit bien se
référer ici à un autre type de vérité qui ne consiste plus dans
l’adéquation de l’idée au fait, même si ce fait était, comme dans la
prophétie, un fait de l’esprit ou un fait de discours.
La situation est la même lorsque la
prophétie devient plus générale et se réfère à la tradition, comme il
arrive constamment dans l’éducation morale, où les éducateurs sont en
quelque sorte les prophètes de cette divinité, peut-être moins sublime,
mais souvent aussi puissante, qu’est la tradition, c’est-à-dire
l’esprit d’une société tel qu’il s’est constitué dans l’histoire. Il
est d’ailleurs fréquent, on le sait, que cette tradition s’appuie à son
tour sur une autorité divine imaginaire plus sublime, de sorte que les
deux sortes de prophétie se combinent, sans pour autant satisfaire
davantage l’esprit critique du philosophe, qui persiste à se poser la
question de la valeur de cette tradition, et refuse par suite son
autorité.
L’autorité du discours philosophique
doit donc, semble-t-il, résider en lui-même d’une façon plus radicale
que celle des discours moraux fondés sur la religion ou la tradition.
Et pour la trouver, ne suffit-il pas de nous tourner vers la puissance
du discours sans doute la plus immanente que nous connaissions, à
savoir la logique qui régit le raisonnement ? Car la logique est
liée à la puissance de mise en ordre propre au discours, et il est
évident que la philosophie accorde au raisonnement une importance
capitale et extrême, plus que toute autre discipline sans doute. On
peut s’en rendre compte par le fait qu’une erreur logique, une
absurdité, invalide entièrement un discours philosophique, alors qu’il
n’a pas un effet aussi radical sur d’autres formes de discours, même en
science. Et il est certain également que, dans bien des cas, et dans sa
fonction critique particulièrement, la puissance du discours
philosophique peut résider entièrement dans celle du raisonnement,
justement parce que la découverte d’une incohérence suffit en
philosophie à faire rejeter le discours qui s’en trouve affecté.
Toutefois, peut-on voir dans la
puissance logique du raisonnement la totalité ou du moins la partie
essentielle de la vraie puissance philosophique ? Si c’était le
cas, l’activité philosophique ne serait-elle pas totalement interne au
discours, dont elle se contenterait de sonder la cohérence pour la
renforcer ? De ce fait, ne serait-elle pas totalement coupée de
toute réalité extérieure au discours, abandonnant la question du
rapport entre le discours et cette réalité à d’autres disciplines,
comme les sciences par exemple ou simplement les croyances communes ou
l’opinion ? Il en résulterait que la philosophie s’épuiserait dans
l’activité de systématisation de ces discours, que ce soient ceux des
sciences, ceux de l’opinion ou d’autres encore. Ainsi, la parfaite
autonomie de la philosophie, en tant qu’elle développerait la puissance
du discours entièrement réfléchi en lui-même pour s’ordonner selon sa
puissance la plus propre, correspondrait d’autre part à une dépendance
entière par rapport à la façon dont d’autres disciplines mettraient en
œuvre les autres puissances du discours, grâce auxquelles il entre en
contact avec la réalité et peut opérer sur elle. Une telle conception
de la philosophie lui dénierait donc la puissance d’agir elle-même
autrement que dans le seul domaine du discours. Certes, étant donné que
le discours a d’autres puissances qui lui permettent d’agir sur la
réalité, la fonction de la philosophie ne serait pas privée de toute
action réelle, par l’intermédiaire de ces autres formes de discours
qu’elle aurait permis de rendre plus cohérents et plus efficaces. Mais
par elle seule, elle n’opérerait que sur le discours, et sa vérité, qui
ne se définirait effectivement plus du tout par l’adéquation entre
l’idée et le réel, consisterait entièrement en la cohérence des idées
entre elles, selon une logique qui ne devrait pas pour autant se
réduire à la pure logique formelle abstraite.
Mais peut-on concevoir la philosophie de
cette façon sans lui retirer son lien étroit avec la sagesse ? A
première vue, c’est impossible, parce que la sagesse ne peut consister
seulement à bien discourir, mais qu’elle doit être également une
manière d’agir. Ne faut-il donc pas que le discours philosophique ait
par lui-même la puissance de modifier l’action ? Sans doute, mais
l’on pourrait penser que la critique interne du discours et sa
modification pour le rendre plus cohérent suffisent déjà à modifier
également les décisions auxquelles il peut mener, et à transformer donc
l’action elle-même du sage, qui se conduit en fonction du discours
philosophique. Cette conception pourrait donc éviter de nier la portée
pratique de la philosophie, tout en maintenant la distinction entre
l’activité philosophique proprement dite, purement immanente au
discours, et les autres activités théoriques ou pratiques, dont la
sagesse même, qui se chargeraient des rapports externes du discours, et
par suite de l’action réelle. Le sage serait donc nécessairement
philosophe, pour pouvoir conduire et justifier son action par ses
discours, et ses discours eux-mêmes par le discours philosophique.
On peut douter en revanche qu’il soit
possible d’établir une distinction forte entre le discours ou la pensée
et l’action réelle. Car si, comme nous l’avons déjà envisagé, les
sphères de l’esprit, des signes et discours, d’un côté, et du monde
réel, matériel, de l’autre, ne sont pas séparées comme le veut une
opinion très répandue, alors les opérations discursives sont
elles-mêmes réelles ou matérielles aussi, et le raisonnement du sage et
son action ne sont pas non plus deux moments indépendants l’un de
l’autre. Et il faut donc chercher ici quelles sont les puissances du
discours qui seraient déterminantes et dont on peut supposer qu’elles
reposent elles-mêmes sur ce qui constitue nos propres principes
d’action.
Il n’était toutefois pas question dans
cette introduction de résoudre le problème posé, mais bien de le
développer. Pour aborder notre question, nous pourrons étudier quelques
ouvrages de philosophes dans lesquels la réflexion théorique et
pratique sur l’usage philosophique du discours joue un rôle important
pour voir d’un côté comment ces penseurs traitent de notre question, et
de l’autre pour les observer dans leur pratique discursive et examiner
quelle est la nature de la puissance du discours philosophique qu’ils
mettent en œuvre. Ces lectures seront pour nous des aides pour entrer
dans notre problème, mais nous pourrons nous demander ensuite plus
directement, en réfléchissant sur notre propre manière d’utiliser le
discours dans notre recherche, quelle est la nature de la vérité que
nous cherchons et quelle forme de puissance discursive s’exerce dans
notre activité elle-même.