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Les puissances du discours philosophique

Automne 2005

Annonce

La conception la plus courante du rapport de la pensée à son expression prend la forme d’une histoire en deux étapes : d’abord on réfléchit, en sa tête ou son esprit, et ensuite on traduit ses pensées dans le langage. Le discours est cette traduction qui permet au lecteur ou à l’auditeur de reconstituer les pensées de l’auteur. Une telle explication rend bien compte, assez grossièrement, de la plupart des discours académiques. Mais les philosophes eux-mêmes font bien autre chose dans leurs discours, tout particulièrement lorsqu’ils attribuent à la philosophie une certaine efficacité pratique, morale ou politique. Il s’agit alors non pas de transmettre certaines connaissances, mais de modifier la manière même de percevoir et d’agir de ceux auxquels on s’adresse. Dans ces conditions, le discours philosophique ne doit donc pas avoir comme seule puissance celle de transmettre des connaissances, mais il doit mettre en jeu également d’autres puissances, moins étudiées, de transformer le monde de ses destinataires. Dans un précédent séminaire, nous avions étudié les problèmes que pose la philosophie entendue comme impliquant une transformation de soi. Maintenant, nous aborderons ce genre de problèmes, non plus à partir du point de vue de celui qui se modifie, mais à partir de celui des possibilités d’opérer cette modification par le discours, considéré comme l’instrument premier du philosophe dans sa tentative d’action sur le monde. Ce problème, bien des philosophes se le sont posé, même si on n’y est pas souvent très attentif. On le voit abordé par Platon, Épicure, Sextus, Sénèque ou Marc-Aurèle, par Montaigne, Descartes, Hobbes, Spinoza, Hume, Kierkegaard, Nietzsche ou Wittgenstein, parmi d’autres. Nous pourrons amorcer nos réflexions à partir des manières de poser le problème et des solutions qu’on trouve chez quelques philosophes dans certaines de leurs œuvres typiques à cet égard.

Lectures :

1.

  • Wittgenstein, Recherches philosophiques (Philosophical Investigations, Philosophische Untersuchungen)

  • Kierkegaard, Miettes philosophiques

  • Montaigne, Essais, Livre 1

2.

  • Nietzsche, Zarathoustra

  • Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus

  • G. Bataille, L'expérience intérieure

  • J.L. Austin, How to do Things with Words

  • G. Boss, Introduction aux techniques de la philosophie; Analyse de l'idée de justice

  • G. Boss, Jeux de concepts

  • G. Boss, La philosophie, le livre et l'ordinateur

 

Introduction

Thème

Le thème du séminaire de ce semestre sera les puissances du discours philosophique. Il s’agit bien sûr de la puissance de la philosophie elle-même. Toutefois, comme c’est par le discours que la philosophie existe culturellement et agit principalement, c’est aussi la puissance de ce discours qui représente le thème le plus concret d’étude. D’autre part, il ne s’agit pas seulement de la puissance que peut avoir le discours philosophique, ou de son degré de puissance, mais également des puissances dont il dispose, c’est-à-dire des divers types de puissance qu’il peut avoir. Au sujet de la puissance du discours philosophique il y a tant chez ceux qui considèrent la philosophie de l’extérieur que chez les philosophes eux-mêmes des opinions très diverses. Pour les uns le discours des philosophes n’est que du vent, il ne touche qu’à des idées abstraites et n’a aucune portée réelle. Pour d’autres au contraire, le discours philosophique est vu comme doué d’une puissance immense, capable de diriger et de modifier le cours de l’histoire à mesure qu’il découvre et démontre les vérités qui vont modifier le comportement des gens. On pourrait croire que l’idée d’une aptitude du discours à transformer le monde doive être une illusion des philosophes eux-mêmes, née de leur espoir d’agir simplement en découvrant et en exposant la vérité. Mais on la voit partagée effectivement par beaucoup de ceux qui sembleraient ne pas devoir y croire, puisque les autorités politiques se sont souvent préoccupées, à travers l’histoire, de régler toute sorte de discours, et de surveiller les philosophes, montrant ainsi combien elles estiment dangereux et efficaces leurs discours. Et de l’autre côté, on voit aussi bien des philosophes sourire de l’illusion selon laquelle il suffirait de dévoiler des vérités pour modifier les comportements, voire pour faire simplement reconnaître ces vérités, même lorsque les démonstrations sont parfaitement évidentes. Pour savoir quelles sont vraiment ces puissances du discours philosophique, il faut donc savoir comment celui-ci agit. Or, pourquoi les philosophes raisonnent-ils et argumentent-ils ? La réponse la plus immédiate est qu’ils cherchent la vérité et qu’ils l’enseignent. Il faut donc que le discours philosophique ait au moins la puissance de révéler la vérité. Quant à la question de savoir quelles autres formes d’action le discours philosophique peut exercer, elle semble à première vue se ramener à celle de savoir comment la connaissance ou la vérité elle-même peut agir. Jusqu’à l’époque moderne toute forme de science acquise systématiquement par une démarche raisonnée pouvait être confondue avec la philosophie. En revanche, depuis l’apparition de la science moderne, celle-ci s’est progressivement distinguée de la philosophie pour acquérir un statut séparé. Or précisément, c’est cette science, celle que nous avons tendance à nommer aujourd’hui la science tout court, qui manifeste le plus évidemment l’efficacité de la connaissance, à travers toutes les réalisations techniques qui en découlent. Mais pourquoi la philosophie n’a-t-elle été qu’assez peu de temps confondue avec cette science, durant les seuls premiers moments de son développement ? Auparavant, la science ancienne, qui s’identifiait largement à la philosophie, se caractérisait justement par l’absence de cette efficacité si remarquable dans la science moderne. Serait-ce donc justement parce que la connaissance philosophique n’a pas en principe de portée technique que cette séparation entre elle et la science moderne a eu lieu ? L’évolution récente nous incite en tout cas à penser que, si la science a pour but la découverte d’une vérité puissante en tant qu’elle permet une transformation du monde par la technique, la philosophie représente quant à elle la recherche d’une vérité sans application, dont la connaissance demeure en elle-même et n’a pas d’autre fin ni d’autre perspective qu’elle-même. Dans cette hypothèse, les puissances du discours philosophique se limiteraient à cette recherche et expression de la vérité, propre à être seulement contemplée en elle-même. Et la philosophie serait donc purement gratuite, en ce sens qu’elle n’aurait aucune influence sur le cours des choses et ne servirait qu’à contenter l’amour pur de la vérité. Cependant, même en s’en tenant à cette fonction, il ne va pas de soi que la philosophie ait bien cette puissance qu’elle s’attribue traditionnellement de nous mener à la contemplation de la vérité. Car elle se critique également elle-même sur ce point, comme on le voit non seulement dans le courant sceptique, qui conteste cette capacité du discours philosophique, mais aussi dans l’importante activité critique à l’œuvre en toute philosophie. Quelles sont donc les puissances du discours philosophique qui lui permettent de prétendre à donner la connaissance ? Serait-ce la sorte de contrainte logique que la mise en forme des arguments est censée devoir exercer sur notre pensée ? Et la cohérence logique serait-elle garante de la vérité et capable de nous faire connaître sa garantie ? La progression logique conduirait-elle à la découverte des vérités de la philosophie ? Et si cette puissance logique est illusoire ou insuffisante, de quelles autres puissances le discours philosophique est-il doué ?

Mais il est certainement exagéré de limiter la philosophie à une pure activité théorique, entièrement dégagée de toute opération sur la réalité, comme on se trouve conduit à le faire en cherchant trop à comprendre la philosophie par contraste avec la science moderne. Car il est vrai alors que, en opposant la connaissance susceptible de conduire à des applications techniques parce qu’elle étudie les lois de l’univers, c’est-à-dire les rapports de causalité entre les choses, qui permettent les calculs techniques menant à la transformation du monde réel, d’un côté, et de l’autre la philosophie, réduite à la pure connaissance théorique des conditions de possibilité logiques (en un sens large) de la science, la philosophie paraît se situer dans une sphère éloignée de la pratique, en deçà de la science. Et alors, il n’est pas étonnant que, dans cette conception, la philosophie n’ait plus d’action que théorique elle-même. Mais n’est-ce pas oublier que, traditionnellement, la philosophie a un intérêt essentiel pour les aspects pratiques de la vie, notamment dans les domaines de la morale et de la politique ? Assurément, on peut vouloir introduire la science et les techniques dans ces domaines aussi, dont la causalité n’est pas absente, et où par conséquent la tentative de découvrir des lois n’est pas vaine en principe. Et alors rien n’interdit de situer la philosophie, ici aussi, comme par rapport aux autres sciences, dans une position de recul théorique et de lui attribuer la fonction de l’analyse de leurs conditions conceptuelles, de telle manière que la philosophie ne conserve plus rien de ses ambitions traditionnelles d’intervenir dans la détermination de l’action morale ou politique, mais se trouve renvoyée ici également à un rôle purement théorique en deçà des sciences qui mènent aux applications pratiques. Mais cette réduction est plus difficile à opérer ici, parce que les sciences qui aboutissent aux réalisations techniques sont celles qui étudient les lois naturelles, c’est-à-dire les régularités causales, alors que dans le domaine de la politique et de la morale, même s’il importe aussi de reconnaître de telles régularités, l’essentiel n’est plus dans la connaissance de ces lois naturelles, mais dans la détermination de normes ou de valeurs, qui sont justement en principe absentes de la nature telle que l’étudie la science moderne. Car s’il est possible d’étudier les normes existantes dans les diverses sociétés comme des données objectives, il reste que les questions proprement morales et politiques ne se résument pas à une telle connaissance théorique, mais qu’elles sont de l’ordre d’une invention et détermination de ces normes. Or ici, il se pose à nouveau le problème de savoir comment la philosophie peut agir et, dans la mesure où elle intervient par le discours, quelles sont les puissances discursives qu’elle peut mettre en œuvre en morale et politique, si toutefois elle peut vraiment agir dans ces domaines en tant que telle. Or est-il vraisemblable que ce soit la pure puissance logique du raisonnement qui doive rendre compte de l’action de la philosophie en morale et en politique ?

On peut évidemment restreindre la définition de la philosophie à l’examen des normes existantes et à l’élucidation des conditions de possibilité logiques de leur connaissance, attribuant à d’autres instances dans la société et dans l’individu la responsabilité de les reconnaître, de les créer, de les déterminer, de les inculquer et de leur obéir ou non. Mais ce n’est pas ainsi que la philosophie s’est comprise traditionnellement, et rien en elle n’oblige à la réduire à ce rôle et à lui retirer la fonction pratique qu’elle s’attribue lorsqu’elle se conçoit comme liée à la sagesse. Et en ce sens, elle n’est pas seulement une science, dont le but serait de décrire et d’expliquer un objet, en étudiant par exemple les conditions de l’action humaine, mais elle consiste elle-même en une certaine manière d’agir, en une sorte de pratique réfléchie. Je sais que certains distinguent entre le philosophe qui se contente de discourir sur la sagesse, et le sage qui la possède et la met en pratique. On oppose même parfois fortement le sage et le philosophe de ce point de vue, en attribuant à la figure du sage une capacité d’agir plutôt silencieuse, alors qu’on se représente souvent le philosophe comme discourant et se limitant pour l’essentiel à son discours en tant que philosophe. Dans cette perspective, la philosophie et la sagesse semblent n’avoir qu’un rapport extérieur, semblable à celui de la science avec son objet ou, au mieux, à celui de la science avec les techniques qui en dérivent. Dans cette conception, le philosophe devient le théoricien de la sagesse ou de l’action, dont le sage est le vrai praticien. Cette division des rôles est d’ailleurs peut-être particulièrement marquée lorsque la philosophie fait partie des systèmes scolaires, et principalement des universités, comme c’est généralement le cas en Occident depuis le Moyen-âge. En effet, les universités sont principalement le lieu des études théoriques, où le discours domine presque exclusivement. Et l’on sait bien que, selon les conceptions communes, la vraie vie, la vie de l’action, se situe hors de l’école et de l’université, où l’on se trouve cantonné dans la sphère artificielle, à l’atmosphère raréfiée, à l’écart de la réalité ou du monde, dans laquelle règne le discours, et davantage encore, le pur discours théorique. Et même, parmi les disciplines académiques, la philosophie est souvent vue comme ayant un lien plus particulier avec l’école en ce sens, puisque son étude n’est pas comprise comme la préparation théorique à un exercice de la sagesse qui aura lieu une fois sorti de ses murs, mais comme l’apprentissage d’un certain mode de discours qui ne conduira à rien d’autre qu’à sa reproduction. Et c’est d’ailleurs l’un des sujets habituels de raillerie à l’égard de cette discipline, qu’elle ne produise rien d’autre qu’un vain discours. Dans la mesure où ce discours se contente de proliférer, la critique est du reste assez largement justifiée, quoiqu’elle sous-estime peut-être l’importance du rôle du discours pour lui-même dans la société et l’avantage immense qu’il y a pour quelqu’un à devenir ne serait-ce qu’un beau parleur, à supposer que l’enseignement de la philosophie puisse conduire au moins à cela. Mais s’il se passe autre chose et que des études de philosophie mènent quelqu’un à l’exercice de la sagesse, il faut donc qu’il y ait entre les discours du philosophe et la pratique du sage un lien tel que les uns aient produit ou aidé à produire l’autre. Bref, il faut que le discours philosophique ait une efficacité, et il se pose donc bien la question de savoir par quelles puissances il effectue son action. Or l’opération du discours philosophique n’est pas que d’engendrer la sagesse, qui lui succéderait et passerait à la pratique. Car la sagesse se caractérise justement par le fait qu’elle est une manière d’agir réfléchie, raisonnée, dans laquelle par conséquent le discours philosophique lui-même joue un rôle essentiel. Il faut donc que le discours philosophique ait la capacité d’agir et de diriger l’action, ce qui empêche de le considérer comme étranger à la sagesse ou à la pratique. Et il importe pour nous de savoir par quelles puissances il produit ses effets.

Position du problème

Revenons à l’opinion habituelle au sujet de la puissance du discours ou de la parole en général, et considérons les deux versants opposés en lesquels elle se divise. D’un côté, les mots ne sont que du vent, et ils sont le contraire de l’action. Il semble dans cette perspective que parler équivaille à ne rien faire. Le bavard n’est pas estimé très propre à l’action. Plus que de ne rien faire en parlant, il paraît s’enfermer dans l’inaction encore plus que l’inactif, par le fait qu’en parlant, il se lance dans une activité vaine qui vient prendre la place d’une action possible, dont ne se coupe pas à ce point le simple inactif. Bref, non seulement la parole n’agit pas, mais elle vient en outre se substituer à l’action et constituer ainsi pour elle un obstacle. De l’autre côté, on voit dans la parole la puissance extrême, qui dépasse toutes les autres. Ce que nous ne parvenons pas à faire en agissant matériellement, le magicien peut le réaliser par la parole. Et même les dieux sont souvent représentés comme des sortes de magiciens qui font leurs plus grands exploits par la parole, au point de créer par elle, comme le dieu de la Genèse, le monde lui-même, avec toutes les puissances qu’il contient. Alors que l’homme d’action agit en s’insérant dans la nature, en composant avec elle et avec ses puissances, en se soumettant à son ordre pour l’incliner partiellement dans le sens désiré, au contraire, par la parole, le magicien se place hors d’elle, face à elle, et tente de la dominer par une force qui lui est étrangère et qui peut se la soumettre dans les cas favorables.

Il n’est pas exclu du reste qu’on puisse avoir à la fois les opinions opposées de l’extrême puissance de la parole et de sa totale impuissance. Il suffit pour cela de distinguer entre des genres de parole différents. On observera par exemple que le magicien ne peut pas parler efficacement en disant n’importe quoi, car il y a des formules qu’il doit savoir et prononcer de la bonne manière dans des circonstances précises. Toute parole n’agit pas. Or quels sont habituellement les types de discours que nous jugeons efficaces ? Dans la vie courante, nous en connaissons et utilisons constamment certaines formes. Nous commandons et obéissons, par exemple, prononçant des ordres pour diriger le comportement d’autrui, et avec une efficacité si habituelle que nous nous étonnons qu’un ordre reste sans suite lorsque nous l’avons donné dans les conditions habituelles où il était suivi, et nous obéissons de même à de nombreux ordres comme s’ils exerçaient sur nous une forme de contrainte presque physique, à laquelle il nous faut de l’énergie pour nous opposer. Le commandement joue un tel rôle dans nos relations sociales qu’il est certainement possible de le considérer comme le modèle même du discours puissant. Mais il y en a d’autres aussi, comme la prière, par laquelle nous tentons de modifier en notre faveur la volonté des autres, avec une efficacité variable, mais non négligeable. Un troisième type de discours efficace est celui de l’information, quoique son efficacité soit plus indirecte. En effet, l’information comme telle ne paraît rien produire sur le moment. Mais elle peut modifier les capacités d’agir de celui qui la reçoit, en lui procurant un savoir grâce auquel il peut éventuellement organiser son action avec plus d’efficacité. L’information suppose d’ailleurs une autre forme de puissance du discours, celle de l’archivage des expériences ou des informations, afin de les classer et de les retrouver. Ajoutons à cette liste le discours expressif, par lequel on manifeste aux autres ses sentiments, exerçant par là une influence sur leurs propres sentiments, et par suite sur leurs attitudes et leur conduite. Ce type de discours se révèle particulièrement efficace dans les cas de la louange et du blâme, qui caractérisent le discours moral et modèlent fortement les dispositions des gens. Enfin, sans prétendre faire le tour de tous les genres de parole efficace, retenons encore le genre argumentatif, qui met en jeu la puissance logique et exerce une certaine contrainte sur les discours des gens, et par conséquent sur les opinions qu’ils peuvent avouer, de sorte qu’ils sont également incités à se conduire selon les motifs qui se justifient par des arguments acceptables.

De l’autre côté, peut-on identifier les genres de parole inefficace ? On pensera aux bavards, qui passent leur temps à réciter ce qu’ils ont vu et entendu, plutôt que d’agir eux-mêmes, aux rêveurs, qui élaborent en parole des milliers de plans qu’ils ne suivront jamais, annoncent sans cesse des projets qu’ils ne réalisent pas. On pensera également à ceux qui promettent toujours sans l’intention de tenir leurs promesses et que les autres écoutent sans les prendre au sérieux. Mais remarquons que, dans tous ces cas, ce n’est pas tant la parole comme telle qui est inefficace, que son usage. Les récits peuvent avoir un effet, en donnant par exemple des informations ou en exprimant des sentiments et en en suscitant de semblables chez les auditeurs. L’élaboration de projets peut certes n’aboutir à rien, mais elle peut conduire également à diriger les actions qui conduiront à leur réalisation. Et les promesses ne sont pas vaines lorsqu’elles sont faites par des gens qui ont l’habitude de tenir parole. Plutôt que l’inefficacité, c’est donc une faible efficacité qu’on dénonce dans cet usage vain de la parole, et c’est par comparaison avec d’autres façons d’agir seulement qu’on condamne le bavardage comme purement oisif.

Il demeure que l’efficacité de la parole est mystérieuse et plus difficile à évaluer que celle des actions physiques, qui manipulent directement les choses matérielles. Car, de toute manière, c’est à leur transformation qu’on mesure le plus directement l’efficacité d’une action. Or, lorsque c’est par la parole que quelqu’un agit en ce sens, il le fait par des intermédiaires, par d’autres hommes capables d’agir physiquement, comme cela a lieu dans le commandement, dans la prière, et également dans le cas de l’information, dont on mesure principalement la valeur pratique à l’action physique qu’elle permet de diriger avec plus de pertinence. Bref, la parole est d’abord sociale, elle a son lieu dans le lien entre les hommes, et non entre les hommes et les choses, sinon dans des pratiques spéciales telles que celles de la magie. Autrement dit, ce sur quoi la parole agit, c’est les hommes et leurs comportements et dispositions. Et c’est à travers ceux-ci seulement qu’elle agit sur les choses. Elle est donc indirecte en ce sens, puisque le commandement reste sans effet s’il n’y a personne pour l’exécuter et agir physiquement sur les choses. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup n’attribuent à la parole que le rôle d’un adjuvant très accessoire à l’action physique, dont il convient de se méfier parce qu’à elle seule elle paraît impuissante et propre seulement à donner éventuellement un faux sentiment de puissance. C’est pourquoi on tend dans cette perspective à ne pas considérer celui qui commande comme agissant vraiment, mais comme se reposant entièrement sur l’action de ceux qui exécutent les commandements. D’un autre côté, pourtant, un peu de réflexion pousse à découvrir une efficacité de la parole d’autant plus impressionnante qu’un effort physique minimal aboutit par exemple dans le commandement à la production d’effets très puissants. Impossible de ne pas remarquer que, si les soldats se battent, le sort des batailles peut dépendre très fortement de la manière dont ils sont commandés, c’est-à-dire de la parole de quelques-uns, et que dans de nombreuses entreprises qui rassemblent les forces de plusieurs, et qui sont de ce fait parmi les plus importantes que peuvent entreprendre les hommes, il en va de même, et que leur succès dépend du commandement des responsables. Savoir commander et se faire obéir, il n’y a donc aucun doute que c’est l’un des plus grands pouvoirs que l’homme puisse avoir, dès qu’il vit en société. Et c’est certainement la constatation de ce fait qui pousse à désirer l’extension du commandement à la nature entière, pour contraindre à obéir les choses elles-mêmes, comme prétend y parvenir le magicien, au prix bien sûr d’attribuer aux choses une forme quelconque d’esprit, de capacité de comprendre les signes, du moins suffisamment pour leur obéir. Et la croyance en la magie, quoique illusoire, manifeste éloquemment combien la puissance de la parole, et notamment du commandement, peut être impressionnante et mystérieuse à la fois, puisqu’elle mène à désirer l’étendre hors des conditions dans lesquelles l’expérience nous révèle son efficacité, et à vouloir tenter de l’imposer là où au contraire l’action physique prouve abondamment la sienne.

Or, pour dissiper l’illusion de la croyance à la magie, il faut examiner quelles sont les manières d’opérer de la parole, du moins suffisamment pour découvrir les conditions pratiques de son efficacité. Or, quelle que soit la façon dont il opère, pour agir dans sa fonction spécifique de discours, le discours semble supposer la possibilité d’être saisi par un être capable de comprendre des signes, et plus particulièrement des signes arbitraires, tels que ceux qui forment nos langues. C’est pourquoi nous avons l’habitude de considérer le discours comme lié au monde des hommes, bien que la parole puisse également être comprise à un moindre degré par bien des animaux, auxquels nous pouvons parler, pour commander par exemple, et qu’elle nous permette également de communiquer avec certaines machines, depuis qu’il existe des ordinateurs. En revanche, quoique nous puissions bien sûr parler aux autres choses, nous n’en attendons pas l’effet de la parole, car nous ne pouvons percevoir en elles de réponses par lesquelles elles nous montreraient qu’elles nous comprennent. Pour agir sur elles, nous ne leur envoyons pas des signes, mais les soumettons à une force physique.

Quelle est donc la différence entre cette action physique et l’action des signes ? En un sens, nous la percevons aussitôt, et elle nous paraît immense, au point que nous sommes portés à voir dans notre expérience deux sphères distinctes, celle qui est déterminée par le jeu des forces physiques, le monde naturel ou matériel, et celle où agissent les signes, l’esprit. Dans la mesure où l’on oppose ces deux mondes, on peut dire que la force physique se caractérise par le fait qu’elle ne met pas en jeu les signes, et inversement que l’esprit n’est pas le lieu des forces physiques, mais le règne de l’action des signes. Toutefois, lorsque nous cherchons à savoir ce qui caractérise justement cette action des signes par opposition aux forces physiques, la distinction se trouble. Et ce qui inquiète tant les esprits dans le phénomène du développement des ordinateurs et des robots, c’est justement l’effacement évident de cette séparation à mesure que les ordinateurs et les robots peuvent communiquer non seulement avec les hommes, mais entre eux et avec le monde, et tout cela par l’intermédiaire des signes, bien que leur construction relève d’un pur agencement matériel qui semble suffire à leur donner progressivement l’accès au monde de l’esprit. Plutôt que de nous appuyer sur cette distinction problématique entre l’esprit et le monde physique, il vaut donc mieux tenter de comprendre directement en quoi consiste l’action des signes.

Un signe est une chose qui renvoie à une autre indépendamment de toute relation physique particulière directe entre les deux. On pourrait dire en effet que le signe appelle une idée, et que c’est par l’intermédiaire des idées qu’il renvoie aux choses. Pour qu’une chose devienne signe, il faut d’abord qu’elle soit perçue. Et peut-être inversement peut-on dire que lorsqu’une chose agit du seul fait qu’elle est perçue, alors elle agit en tant que signe. Par exemple, le soleil me chauffe, et c’est une action physique ; mais si, percevant la chaleur, je vais me mettre à l’ombre, c’est alors comme signe que le soleil ou sa chaleur agit en me faisant rechercher l’ombre. Peu importe ici qu’on considère le règne de la pensée comme entièrement distinct du monde matériel ou bien qu’on ne voie dans la pensée qu’un aspect de la matière. Il suffit que l’effet produit directement par la chose en tant qu’elle se présente comme signe soit une perception et que ce soit le traitement de cette dernière dans l’être percevant qui détermine ensuite ses effets. Ces effets peuvent d’ailleurs consister à leur tour, selon une distinction grossière il est vrai, en une action physique extérieure ou au contraire en une simple modification intérieure. Mais dans tous les cas, à cause de ce traitement intérieur que le signe implique, la signification d’une chose dépend d’une manière décisive de la constitution et de l’état de l’être qui la perçoit.

A vrai dire, un peu de réflexion risque d’annuler la distinction que nous tentons d’établir. Car n’est-il pas constant dans la nature qu’une chose ne puisse agir sur une autre que selon la constitution de cette dernière, et que l’on puisse donc considérer toute action d’une chose sur une autre comme impliquant une sorte de perception et un traitement interne de cette dernière pour déterminer l’effet final ? Et par conséquent, ne faut-il pas considérer toute action sur le mode de la signification ? Et cela ne se confirme-t-il pas d’ailleurs à partir du fait que, pour nous, toute la nature se manifeste à travers la perception, si bien qu’elle ne peut nous apparaître que comme un système de signes, dans le sens que nous venons de donner à ces derniers ? Et alors, la question de savoir si les signes peuvent agir et avoir une puissance propre ne se poserait plus de manière spécifique, puisque la puissance des signes serait celle même qu’on voit à l’œuvre dans toute la nature.

Et dans ce cas, pour comprendre la puissance du discours, il nous faudrait encore, parmi tous les signes, distinguer ceux qui se présentent sous la forme plus particulière du discours. Or, par opposition à d’autres signes naturels, tels que le soleil comme signe de chaleur, les signes du discours sont tels que je peux non seulement les percevoir, mais également les émettre. Autrement dit, non seulement leur effet sur moi dépend de ma constitution, mais leur propre nature est également dépendante de ma constitution. Que ce soit dans les gestes ou la parole, il s’agit de signes qui sont émis consciemment comme signes par moi ou par des êtres d’une nature semblable à la mienne. Et plus la similitude entre les êtres qui émettent ces signes et moi-même est grande, plus ils semblent pouvoir former un vrai discours, qui se démarque du monde matériel ambiant et construit une sorte de monde de significations à part, et par là des liens qu’on peut nommer spirituels entre ceux qui participent à ces discours. C’est ainsi qu’une certaine ressemblance entre moi et un chat me permet d’échanger un certain nombre de signes, dans la mesure où nous pouvons nous répondre, quoique nos discours soient bien plus limités que ceux que je peux avoir avec d’autres hommes, et tout particulièrement avec ceux qui partagent avec moi une même langue et une même culture. Il y a alors une sorte de phénomène de résonance, où l’émission d’un son par l’un peut produire l’émission d’autres sons semblables chez d’autres. Et dans le cas de l’homme, ce monde du discours peut devenir si étendu et si important qu’il finit par sembler constituer un nouveau monde séparé par rapport au reste de la nature. Mais cela n’a lieu que dans la mesure où l’homme est capable de créer des signes, d’en engendrer des systèmes entiers, les langues, qui sont la matière dont se tissent ses discours. Car par là, non seulement les hommes résonnent entre eux à partir de la similitude naturelle de leurs constitutions, mais ils structurent encore leur façon de traiter les perceptions par les langues et manières de vivre communes qu’ils se donnent et se transmettent, et qui forment justement leurs diverses cultures, à travers lesquelles se créent, dans une même espèce animale, comme d’autres espèces artificielles plus particulières, à l’intérieur desquelles notamment la communauté linguistique permet une étroite et fort complexe communication, rendant ainsi possible une action réciproque entre les membres d’une même culture — ou entre ceux de cultures différentes, dans la mesure de leurs similitudes.

Comme ni la langue ni la culture ne sont des structures physiologiques de l’espèce humaine présentes dans le corps à la naissance ou dans la suite de sa croissance physiologique, indépendamment de l’influence culturelle, c’est à l’éducation que les individus doivent cette formation. Et si l’on observe à quel point non seulement l’apprentissage de la langue, mais l’usage du discours lui-même joue un rôle important dans cette éducation, on découvre dans cette capacité de contribuer à la formation de l’individu une des puissances les plus impressionnantes du discours. Et si l’on observe de plus à quel point dans la transformation de la culture elle-même, le discours joue un rôle essentiel, on voit combien il représente une force de formation de l’homme, de l’individu comme de la société. Si l’on constate ensuite à quel point le discours joue un rôle essentiel dans l’élaboration, la conservation et la transmission des sciences, des techniques, dans l’organisation des diverses collaborations, alors il se confirme que le discours trouve le lieu de sa puissance immense précisément dans cet élément des relations sociales entre les hommes.

A la question de savoir comment le discours agit, nous n’avons donné qu’une réponse très générale et approximative, mais qui suffit à confirmer ce que nous savons en principe, à savoir qu’il appartient à l’ordre de l’échange réciproque de signes entre êtres similaires, et plus particulièrement entre les hommes partageant une même culture ou des cultures semblables, et que son lieu comme celui de son action directe est par conséquent la société humaine cultivée. Dans ces conditions, l’essai d’utiliser le discours pour agir directement sur d’autres êtres implique une extension métaphorique de la société humaine pour y comprendre illusoirement tant bien que mal ces autres êtres. Ce sont par exemple les dieux, créatures imaginaires à forme humaine, supposées participer à notre condition par certains côtés, en partageant notamment notre langue et notre culture assez largement pour pouvoir interagir avec nous par la parole. Ce sont les animaux, auxquels on attribue comme dans les fables une similitude suffisante avec les hommes pour pouvoir s’entretenir avec nous dans notre langue ou dans une langue proche de la nôtre. Ce sont les plantes et les autres êtres de la nature auxquels on attribuera un esprit, ou qu’on supposera soumis à quelque esprit, entendant par là une sorte de constitution interne analogue à celle qui nous donne l’aptitude à discourir. Tout ceci atteste la puissance du discours dans la société, qui pousse à en désirer l’extension et à feindre la présence chez d’autres êtres de la forme humaine et culturelle qui le rend possible, c’est-à-dire de ce qu’on nomme d’habitude l’esprit.

Examinons maintenant dans ce cadre en quoi pourraient consister les puissances plus particulières du discours que nous avons relevées, le commandement, la prière, le discours expressif, l’archivage, le raisonnement et l’information.

Une fois abandonnée l’idée d’une sorte d’efficacité immédiate du discours, il faut rapporter la force du commandement à l’organisation sociale qui la soutient. Non seulement il faut que celui à qui je donne un ordre comprenne ce que je dis, et notamment le fait que je désire qu’il fasse ce que je lui commande, mais il faut qu’il éprouve une forme de contrainte liée à mon ordre. En effet, si quelqu’un accomplit ce que je lui demande de faire parce qu’il le désire lui-même, soit pour un motif qui lui est propre, soit pour me faire plaisir, il n’obéit pas vraiment à mon commandement, parce qu’il pourrait aussi bien ne pas avoir ce motif, et donc ne pas suivre mon ordre. Pour qu’il m’obéisse, il faut donc qu’il ait un motif relativement contraignant d’obéir à mon ordre du seul fait qu’il est reconnu comme un commandement. Ou plutôt, il faut qu’il le reconnaisse comme un véritable commandement ou comme un commandement légitime, car sinon, il peut bien voir que je désire lui donner un ordre sans se sentir obligé pourtant d’obéir. Or quelle est cette force qui donne au commandement son efficacité ? Pour le savoir, il suffit d’observer ce qui se passe lors d’un refus d’obéir à un tel ordre sérieux. Il s’ensuit normalement un conflit entre le commandant et le récalcitrant, et c’est la force supérieure du donneur d’ordre qui se révèle légitimer sa prétention à être obéi. Or il se peut que cette force soit celle de l’individu, capable de soumettre l’autre par la force physique. Mais le plus souvent c’est une force instituée, celui qui commande le faisant à titre de représentant d’un groupe social puissant, décidé à intervenir pour punir le récalcitrant. Par conséquent, le commandement ne signifie pas simplement la volonté du donneur d’ordre, mais également la puissance qu’il représente, qui fait sienne cette volonté et la soutient par la menace impliquée dans le commandement d’une punition des récalcitrants. Une fois engendrée et rôdée l’habitude du jeu du commandement et de l’obéissance, la menace impliquée fait à ce point partie de l’ordre donné qu’elle n’est plus perçue comme distincte, mais agit automatiquement et suffit généralement à imposer l’obéissance sans se montrer. Il lui devient alors possible de s’appuyer sur des puissances fictives, telles que celles de dieux, la crainte seule de ces puissances suffisant à pousser ceux qui y croient à l’obéissance, sans qu’elles aient à intervenir matériellement. On voit donc que le commandement légitime est en réalité celui qui implique une menace efficace en fonction des croyances des personnes impliquées. Et pour exprimer ce type de pouvoir, on dira que celui qui a le pouvoir de commander ainsi est doué d’une autorité, c’est-à-dire d’une forme de garantie de sa menace, fictive ou réelle, dans la force qu’on lui attribue personnellement, ou dans celle qu’on attribue à quelque être social jouant le rôle d’auteur et de garant du commandement de celui qui commande effectivement. Il s’ensuit que les hommes peuvent se donner des ordres entre eux, mais non aux choses qui ne comprennent pas la menace impliquée, ni ne peuvent donc y réagir. Et quant aux animaux, on voit bien comment il est possible de les commander exactement dans la mesure où, par le dressage, on parvient à leur faire saisir cette relation entre l’expression de sa volonté et la punition qui suit la désobéissance. L’efficacité du commandement, ou sa puissance, réside donc dans la création de ce lien par l’apprentissage, qui permet de percevoir une certaine manière d’exprimer sa volonté et une position sociale comme impliquant cette autorité ou la menace qui y est liée.

Il est facile par comparaison de voir comment agit la prière. Car elle suppose un rapport inverse du précédent, celui qui prie se présentant comme plus faible que celui qui se fait prier, et le plus faible tentant à présent de faire adopter sa propre volonté par le plus fort (c’est-à-dire au moins par le plus fort dans la situation concernée). Bien qu’il existe tous les degrés possibles de mélange entre le commandement et la prière, la menace ne peut plus être le ressort de la prière comme telle, puisque le demandeur se présente justement comme en appelant à la puissance de celui à qui il s’adresse, et non comme s’appuyant sur la sienne propre. Le ressort de la prière paraît être la sympathie que des êtres similaires peuvent attendre les uns des autres, et grâce à laquelle la condition de l’un d’entre eux peut toucher d’autres et les intéresser à son bien-être. On voit combien ici la similitude des constitutions et des conditions est essentielle pour l’efficacité de ce mode de discours, qu’on estime suffisamment pour l’utiliser également face à des esprits fictifs dont l’une des fonctions importantes est de pouvoir répondre justement à de telles prières et qui sont donc conçus comme doués de sympathie à l’égard des hommes. Dans la mesure où une telle sympathie, supposant une conformité de sentiments, et par conséquent une manière similaire de vivre et d’éprouver sa condition, disparaît, la prière devient inutile, et il est bien connu que les pierres ne sont sensibles à aucune prière.

Ce n’est pas que dans la prière que nous comptons sur la compréhension ou sympathie des autres, mais dans toute sorte de discours expressifs, dont le but est de faire connaître et partager nos manières de sentir et d’estimer les choses. Il se trouve en effet que les gens aiment partager leurs sentiments, faire éprouver les leurs aux autres et aussi vivre ceux des autres. Il semble que ce partage augmente déjà l’intensité vitale de ceux qui y participent, la joie de l’un s’accroissant par exemple du fait qu’il la communique à d’autres, comme ceux-ci peuvent en être animés à leur tour. Or toute une partie de nos discours a cette dimension expressive, et vise à représenter nos sentiments pour y faire participer ceux qui en perçoivent l’expression. Il est évident que ce partage des sentiments suppose la même sympathie qui est requise pour rendre efficace la prière, et qu’il se fonde donc sur une aptitude à vivre semblablement les mêmes choses comme à donner à ces sentiments des expressions similaires. Pour une part, les arts semblent jouer ce rôle de permettre la participation à des expériences et sentiments particuliers, comme dans la poésie et dans la littérature en général. Mais le discours expressif a également d’autres fonctions. Ainsi, nous avons vu qu’il faut y rapporter également la louange et le blâme, par lesquels nous exprimons notre manière d’estimer à la fois les choses et les gens, en tentant généralement d’amener par là les autres à leur attribuer les mêmes valeurs, c’est-à-dire à les percevoir avec des sentiments semblables aux nôtres. Et quand cette louange ou ce blâme n’expriment pas seulement notre sentiment individuel, mais le sentiment collectif d’une société ou culture, ils acquièrent par là une puissance plus grande et plus contraignante. Et quand certains sentiments sont eux-mêmes loués ou blâmés ainsi, collectivement, alors ces types de discours tendent à établir des normes, qui peuvent devenir des sortes de commandements collectifs. On voit alors comment ce discours expressif ne se contente pas de proposer des sentiments individuels à partager entre individus semblables du fait qu’ils ont une même nature et une même culture, mais qu’ils contribuent à définir l’ordre social qu’ils présupposent, et à engendrer, maintenir et modifier la culture qui rend possible le partage des sentiments et le discours lui-même. Il semble donc y avoir ici une circularité dans laquelle le discours contribue à former et à accroître sa propre puissance.

Il n’est donc pas étonnant que le monde des signes, et plus particulièrement du discours, semble constituer une sorte de sphère autonome, et disposer d’une force propre, ne reposant qu’en elle-même, lorsque, impressionnés par sa puissance formatrice dans le monde de la culture, nous oublions ses conditions concrètes. Et cette impression est d’autant plus grande que le discours est doué d’une force de cohérence propre. Les langues forment des systèmes, qui peuvent devenir fort complexes et rigoureux, doués de lois internes, grammaticales ou logiques, plus ou moins explicitement connues et retravaillées par les locuteurs auxquels elles s’imposent à divers degrés, en leur faisant éprouver dans cette mesure leur contrainte. Ces systèmes de signes sont d’autant plus importants qu’ils représentent sans doute pour nous les systèmes par excellence à partir desquels nous concevons l’ordre des choses. En effet, la langue nous sert à repérer les choses et à les classer selon des ordres stables qui sont fixés dans l’ordre des mots. Or, dans la mesure où les divisions de la langue servent à marquer celles des choses et à permettre la définition de leurs rapports, il va de soi que le discours a une puissance immense en tant que principe d’ordre, de classification et d’archivage, bref d’organisation des répertoires de l’expérience. C’est le sentiment de cette puissance qui s’exprime aussi dans les fictions mythiques, qui attribuent une fonction essentielle au discours dans la création de l’ordre naturel et nous font voir celui-ci comme en découlant.

Étant principe d’ordre pour les choses ou plutôt pour la connaissance que nous en prenons, le discours n’est pas seulement un reflet de cet ordre des choses, auquel il faudrait le rapporter constamment pour savoir quel doit être son propre ordre. Certes, la correspondance entre l’ordre du discours et celui que l’expérience nous livre des choses est très importante, mais elle ne suffit pas à régler l’ordre du discours, puisque celui-ci a précisément pour fonction de nous faire percevoir l’ordre des choses non seulement en nous le révélant tel qu’il existerait hors du discours, mais en le créant en partie selon nos propres exigences. Il s’ensuit que le discours lui-même devient un modèle d’ordre et que sa propre cohérence acquiert aussi le statut d’une norme. Par là, l’ordre interne du discours, sa grammaire ou sa logique, s’affirme comme doué d’une valeur et d’une puissance organisatrice qui impose sa propre autorité. Il y a d’abord une nécessité de respecter les règles du discours pour rendre possible celui-ci, et par suite l’ordre qu’il manifeste et introduit dans notre expérience. Sans connaître la langue, en effet, c’est-à-dire l’ordre commun du discours grâce auquel nous pouvons nous entendre en discourant, nous sommes exclus de cette communication. Mais les exigences de cohérence qu’impose le discours peuvent être plus ou moins rigoureuses. On peut se faire entendre encore même avec beaucoup de fautes de grammaire, quoiqu’on risque alors plus de malentendus et qu’on se trouve limité dans la précision de ce qu’on veut dire. On peut, à l’autre extrémité, désirer régler parfaitement son discours, pour ne laisser place à aucune incohérence ou imprécision logique, comme on le tente par exemple dans le discours mathématique et à divers degrés dans d’autres types de discours, en droit ou dans les sciences, par exemple. Dans ces cas, non seulement on respecte comme naturellement, par la force de l’habitude, les règles grammaticales ou logiques, mais on tend à s’y référer plus explicitement, en les citant ou non, pour marquer les articulations du discours qui en garantissent la cohérence et dénoncer les défauts logiques des discours qui nous paraissent receler des défauts de ce genre. Cette forme de discours, l’argumentation ou le raisonnement, représente donc une puissance par laquelle le discours entreprend de se régler lui-même selon ses propres exigences de cohérence et selon ses propres lois, qui régissent tant son ordre formel propre que sa manière de se rapporter à ce qu’il signifie. Cette puissance peut paraître faible, si l’on considère le discours lui-même comme impuissant, puisqu’elle se limite à s’exercer sur le discours lui-même. Mais dans la mesure où le discours organise nos représentations du monde, nous donne la capacité de commander ou de prier, il va de soi que la puissance qui lui permet d’exister lui-même et de se donner la plus grande consistance est une puissance essentielle. Et si, comme il faut bien le constater, ces exigences logiques du discours sont ressenties à des degrés bien divers par les individus, de sorte que le discours peut agir avec des degrés de cohérence plus ou moins grands, il n’en reste pas moins que plus cette exigence logique est éprouvée et respectée, plus les discours s’affermissent et accroissent généralement leur puissance, pour devenir capables par exemple de l’efficacité des mathématiques et des sciences contemporaines.

Ce caractère systématique du langage et le rôle de principe d’ordre que joue le discours se reflète donc également en lui, lui permettant de s’appliquer aussi à lui-même. La grammaire ou logique du discours peut non seulement devenir consciente, mais faire encore l’objet d’une élaboration à travers le discours lui-même. De cette manière, le discours qui se présente comme notre instrument pour ordonner nos représentations des choses peut s’appliquer à se perfectionner lui-même selon ses propres exigences de façon à devenir plus rigoureux et plus efficace dans cette fonction. C’est ainsi que l’exemple des mathématiques nous montre le cas d’un type de discours qui s’élabore une nouvelle langue partielle, plus précise et rigoureuse dans un domaine limité pour y acquérir la plus grande cohérence accessible.

Venons enfin rapidement à la fonction informative du discours qui se présente généralement la première et parfois la seule à l’esprit. Si on a pu lui donner une énorme extension, c’est parce qu’en tant qu’elle est le grand instrument de l’histoire, comme répertoire des faits eux-mêmes, elle peut traduire toutes les autres formes du discours dans la sienne et se trouve sans cesse conduite à opérer cette réduction, en exprimant tout discours sous la forme d’un fait ou d’une suite de faits, à quoi l’information ramène tout événement. Seulement, par cette transposition, l’information neutralise les autres puissances discursives. Que tel ait donné tel commandement, c’est une information, mais plus un commandement. Que les mathématiques aient abouti à tels théorèmes, c’est encore une information, mais qui ne mobilise plus la puissance logique du discours présente dans l’élaboration et démonstration de ces théorèmes. Cette croyance en l’universalité de l’information incite à penser qu’en opérant une telle traduction, on retient l’essentiel des autres modalités discursives et qu’il doit donc être possible de comprendre un commandement, par exemple, comme une information sur la volonté de quelqu’un, ce qui représente une réduction à un élément qui peut bien faire partie du commandement, mais qui n’en retient justement pas la puissance propre. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la puissance du discours étonne celui qui ne le voit qu’à travers sa puissance informative, quoiqu’elle ne soit d’ailleurs pas négligeable non plus. L’information, c’est ce qui nous donne la capacité de savoir au sens où la connaissance signifie la disposition des savoirs ou des informations grâce auxquels nos sens reçoivent une sorte de prolongement schématique nous permettant de percevoir des faits échappant à notre expérience sensible immédiate. Or les capacités d’organisation de l’action que nous donnent ces savoirs ou informations sont bien sûr très grandes, quoique aussi bien leur élaboration que leur utilisation impliquent d’autres puissances discursives. Car le fait n’existe pas comme tel dans la nature, hors de tout discours. Il doit être extrait des choses par le discours et placé dans son ordre. Et son usage implique de même le raisonnement et souvent le commandement, entre autres.

En passant en revue quelques puissances du discours en général, notre intention n’était pas d’en faire un tour exhaustif, ni d’en présenter la théorie vraie, mais de constater leur caractère général ainsi que la différence de leurs modalités. On remarque en général que la puissance du discours n’est pas naturelle, si l’on entend par là les puissances qui s’exercent dans la nature sans notre intervention ou sans l’intervention de l’esprit, au sens que nous avons donné à ce terme ici. En effet, les conditions du discours résident dans une activité qui est d’autant plus inventive que les discours sont plus complexes et puissants. Pour continuer à définir le contraste avec la nature au sens restreint que nous venons de lui donner, on peut dire que cette puissance est d’ordre culturel, non pas au sens où la culture constituerait unilatéralement le fondement des langues et des discours, mais au sens où l’évolution des langues et des discours est un élément de la culture qui participe activement à son évolution. Dans cette mesure, on se trompe à vouloir attribuer au discours une puissance naturelle, qui puisse s’exercer en deçà de toute culture, et il faut avouer qu’ainsi envisagée, sa puissance est nulle. Mais d’autre part, il est tout aussi erroné de croire sa puissance négligeable pour autant, une fois donné le fond culturel qui rend le discours possible et efficace. Seulement, ce fond culturel auquel appartiennent les langues n’est pas homogène, puisqu’il dépend du développement en grande partie arbitraire des diverses cultures, qui aboutissent à des langues aussi arbitraires et diverses qu’elles-mêmes. C’est pourquoi les conditions culturelles de l’existence et de l’efficacité des discours ne sont pas universelles, mais chaque fois particulières, quelles que soient les similitudes parfois très marquées sur certains points entre les diverses cultures.

Ainsi, nous avons vu que le commandement se présentait comme l'une des formes de discours immédiatement les plus puissantes, qui permet la direction des actions de plusieurs hommes pour les faire concourir à un même effet, de telle sorte que plusieurs individus coordonnent leurs mouvements et agissent comme s’ils étaient un seul grand individu, très complexe et très puissant. Et l’on peut constater la présence de cette forme de discours dans toute culture. Seulement, cela ne signifie pas qu’elle soit la même en chacune. Au contraire, nous avons vu que le commandement exige pour être efficace que celui qui donne les ordres possède l’autorité de le faire. Et la manière dont cette autorité s’attribue dépend d’institutions propres à chaque société, de telle façon que celui qui a l’autorité dans l’une ne l’a généralement plus dans l’autre et que la manière de l’acquérir diffère de l’une à l’autre. Et les formes mêmes selon lesquelles s’exprime le commandement, dans le ton et jusque dans la structure grammaticale, diffère d’un lieu à l’autre. Qu’on compare par exemple au ton rude et au discours impératif des officiers inférieurs dans les casernes, le ton poli et la forme interrogative des hauts cadres d’une entreprise, et qu’on imagine la perturbation qui résulterait d’une interversion de ces formes. Or la constitution d’une autorité vaut à divers degrés pour d’autres modalités de la puissance du discours (comme on le voit bien dans le cas de l’information, qui n’est pas acceptée avec la même confiance de n’importe quel informateur), sans pour autant que l’autorité valant pour un type de discours vaille pour d’autres (comme on le voit au fait que celui qui a l’autorité de se faire obéir n’a pas du même coup celle de se faire croire).

Cette liaison étroite des puissances des discours aux cultures dont ils font partie pose des problèmes constants dans les relations entre des personnes de cultures différentes. Et l’on sait bien que tel qui chez lui prononce un discours qui meut irrésistiblement les foules à le suivre, peut se faire huer lorsqu’il veut prononcer le même discours dans un milieu étranger, ou que telle politesse en un endroit est une insulte en un autre, ou encore que telle plaisanterie dans une société ne semble plus qu’une absurdité, une folie ou une méchanceté dans une autre. Pour étendre le champ de ces puissances discursives, il faut donc effectivement créer des langues plus universelles et les cultures correspondantes. C’est ainsi que, notamment, les savants ont procédé, comme on le voit le mieux dans le cas des mathématiques, mais comme c’est généralement le cas également dans les autres sciences, qui ont réellement créé non seulement des langues plus générales, mais également des cultures, de telle sorte que les savants de tous les pays participent à une culture commune à tous les membres de la communauté scientifique, qui les définit autant que les cultures spécifiques des peuples dans lesquels ils ont été élevés, si bien qu’ils se trouvent confrontés du fait de leur multiple appartenance culturelle aux mêmes conflits de valeurs que les autres personnes qui participent à plusieurs cultures. Aussi la prétention à tenir un discours universel entre-t-elle immédiatement en contradiction avec la nature même du discours, qui est toujours particulier et limité aux structures d’une culture particulière, et elle comporte une illusion analogue à celle de la magie, en croyant comme elle pouvoir se dégager des conditions culturelles de son propre discours.

Mais, pour revenir plus précisément aux puissances du discours philosophique, l’atteinte d’une telle universalité ne représente-t-elle pas justement la prétention de la philosophie ? Ne lui attribue-t-on pas l’ambition de découvrir la vérité pure, indépendante de toute limitation culturelle ou autre ? Ne cherche-t-elle pas à remonter aux premiers principes, à la source de toute connaissance et à examiner les conditions premières de toute science ? Pour atteindre ces principes inconditionnés, ne doit-elle pas elle-même se dégager de toutes les conditions et par conséquent aussi de celles de tout discours en tant qu’il est culturellement déterminé ? Mais dans ce cas, cette vérité que la philosophie cherche peut-elle encore se dire ? Il ne manque pas de penseurs pour nous enseigner en effet que la pure vérité est ineffable. Mais dans ce cas, peut-elle encore s’atteindre par le discours ? Il semble bien que la puissance essentielle qui doive nous permettre d’y accéder doive être non discursive, puisque sinon la limitation du discours viendrait limiter également la perception de la vérité. Traditionnellement, la saisie de la vérité pure au-delà de tout discours est attribuée à un type d’activité, ou de passivité cultivée, qu’on nomme mystique. Et il ne manque pas de philosophes qui aient tenté de concilier la saisie silencieuse du vrai en soi avec la recherche de la vérité à travers le discours, le discours philosophique préparant la contemplation mystique. La démarche est paradoxale, puisque le discours doit alors travailler à se supprimer pour faire place à un mode de connaissance qui s’en dégage tout à fait. Pour nous, que ce but fixé à la philosophie de conduire à la contemplation mystique se justifie ou non, il reste que, même dans ce cas, la philosophie procède discursivement, et que dans cette mesure, elle utilise les puissances du discours et doit compter avec ses limitations culturelles.

Comme la puissance est un terme relatif, il convient de nous demander à quoi se rapportent les puissances du discours philosophique. Il n’y a pas en effet des êtres puissants tout simplement, mais des êtres plus ou moins capables d’accomplir telle ou telle chose, et qui en ont donc la puissance à un certain degré. Et non seulement la puissance de faire telle chose n’implique pas une puissance correspondante de faire toutes les autres, mais inversement une puissance peut en contrarier une autre, comme le pouvoir de jouer délicatement du piano contrarie celui de manier avec force de rudes outils. A quoi donc vise le discours philosophique, ou la philosophie à travers ses discours ? La réponse la plus immédiate est de dire qu’elle vise à la vérité ou à la connaissance. C’est-à-dire que sa fonction sera dans cette perspective d’aider ou de permettre la recherche et la communication de la connaissance. Pour une part importante donc, le discours philosophique servira notamment à l’enseignement. Or quelles sont les puissances du discours qui sont mobilisées dans l’enseignement ?

L’idée la plus courante de l’enseignement est celle d’une transmission des savoirs, dans laquelle le discours aurait précisément la fonction du véhicule qui transporte les savoirs entre ceux qui savent déjà et ceux qui doivent apprendre. Il n’est pas difficile de voir quelle est la puissance discursive qui se trouve à l’œuvre ici. C’est celle de l’information. En effet, les savoirs sont alors considérés comme des faits, ou comme les enregistrements de faits, et le discours qui les transporte, comme des signes ou descriptions de ces faits, c’est-à-dire comme des informations. Avant le transport, ces faits sont disponibles dans le cerveau de l’enseignant, qui les code dans le système de signes de la langue, ou qui les trouve plutôt déjà codés et répertoriés dans les discours génériques enregistrés dans sa mémoire, et, en prononçant le discours, en produisant ces signes, en permet le décodage et l’enregistrement dans le cerveau des apprenants (comme les désigne la pédagogie moderne, sentant fort justement que les termes d’élève ou d’étudiant ne sont pas appropriés pour désigner ce rôle de futurs informés envisagés dans leur processus d’information, dans lequel ils prennent les informations qu’on leur transmet pour se les approprier, et apprennent ainsi). Mais la philosophie est-elle l’acquisition de la connaissance de nouveaux faits ou d’informations ? La discipline qui s’occupe de recueillir aussi exhaustivement et systématiquement que possible les faits, c’est l’histoire, l’histoire naturelle comme l’histoire humaine. Et c’est donc à elle que convient en premier lieu, pour une partie importante de la discipline du moins, l’apprentissage sous la forme de la transmission d’informations. Mais, en dehors de la connaissance du fait, il y a d’autres formes de connaissance.

Notamment, au lieu de connaître simplement les faits, nous désirons souvent savoir comment les choses apparaissent, comment les événements s’enchaînent et s’expliquent par les principes selon lesquels ils arrivent. C’est l’objet des sciences au sens moderne du terme, qui étudient, davantage que les faits eux-mêmes, les lois de la nature, c’est-à-dire l’explication causale des phénomènes. Quoique cette connaissance ne puisse se passer de la connaissance des faits, ou du moins de certaines catégories d’entre eux, l’accent est davantage mis sur les enchaînements causaux, c’est-à-dire sur les régularités avec lesquelles ils se suivent les uns les autres. Pour apprendre ces sciences, il ne suffit donc pas de mémoriser et de classer les faits, mais il faut envisager ces régularités ou lois, et chercher à comprendre comment elles s’imbriquent dans des relations complexes que décrivent des théories complexes à leur tour. Il semble donc qu’une autre puissance du discours doive intervenir dans leur enseignement, qui permette non seulement d’informer, mais également d’expliquer, c’est-à-dire de faire comprendre la structure logique de ces théories. Pour cela, il faut signifier cette structure, la représenter par un agencement des signes qui permette de saisir et de composer les relations impliquées. C’est ici la puissance ordonnatrice du discours qui entre en jeu, en construisant des représentations schématiques ou des modèles théoriques de l’ordre réel qu’on veut faire connaître. Et c’est dans les mathématiques que cette puissance organisatrice du discours entre en jeu de la manière la plus immanente au monde des signes ou du discours lui-même, s’explorant et s’exposant elle-même, pour ainsi dire. Et il n’est donc pas étonnant que les sciences des rapports de causalité ou des lois de la nature recourent intensément aux mathématiques pour construire les modèles théoriques complexes qui les représentent. Pour une part donc, l’enseignement scientifique consiste à exercer l’esprit à construire et à reconstruire de telles structures discursives grâce auxquelles l’ordre complexe de la réalité peut être représenté. Certes, l’information joue un rôle important dans l’enseignement scientifique, d’autant qu’il ne s’agit pas simplement de savoir construire toute sorte d’ordres possibles dans la représentation, mais bien d’apprendre également lesquels d’entre eux sont réalisés. C’est pourquoi on peut concevoir les théories scientifiques comme décrivant des faits complexes de la nature, ou de nombreux faits interreliés, dont elles nous informent. Et inversement d’ailleurs, la moindre information fait jouer également cette puissance qu’a le discours de composer les signes pour nous faire saisir des relations entre les choses, de sorte que l’histoire et les sciences se distinguent surtout par l’accent qu’elles mettent sur l’un ou l’autre de ces aspects, celui de la puissance informative du discours et celui de la construction discursive. Or la philosophie serait-elle, comme les mathématiques, un jeu d’élaboration d’ordres discursifs et une forme d’exploration de ses possibilités, ou comme les sciences un jeu théorique destiné à nous donner une représentation, et par là une certaine compréhension, des relations entre les choses ?

Il n’est pas facile de distinguer la philosophie des sciences, avec lesquelles elle a été longtemps confondue, d’abord avec les formes que la science avait avant la révolution scientifique moderne, puis avec la science moderne à ses débuts, celle-ci ne s’en étant dégagée que progressivement, discipline par discipline, et peut-être continuant encore à s’en dégager actuellement. Toutefois, dans la situation où nous nous trouvons, au moment où les sciences ont pris leur autonomie, la question se pose clairement pour nous. Le prestige des sciences modernes peut nous donner le désir de considérer la philosophie comme l’une d’entre leurs disciplines, mais la séparation qui s’est effectuée peut nous inviter également à tenter de ressaisir ce qui est plus propre à la philosophie. Or, en admettant que la science cherche bien à répertorier les diverses catégories de choses et à expliquer l’ordre causal de l’univers en construisant des théories définissant les lois selon lesquelles les phénomènes se produisent, elles ont, comme nous l’avons vu, un aspect informatif essentiel. C’est-à-dire qu’en elles le discours nous permet de connaître l’existence de faits, des plus simples aux plus complexes, que nous ne percevons pas actuellement ni ne pouvons conclure de notre expérience sans ces informations. En mettant de côté les mathématiques, qui ne sont peut-être pas des sciences en ce sens, dans la mesure où elles ne nous renseignent pas sur des faits, mais explorent les possibilités de construire des ordres abstraits, on peut constater que, pour les autres sciences, si l’expérimentation est essentielle, c’est précisément dans la mesure où ce qu’elles veulent connaître, c’est la réalité, ce qui est en fait, et qui ne s’offre pas à l’observation immédiate, accessible à chacun. Et même en tant que la science met un fort accent sur ses capacités de prévision, elle conserve son caractère informatif, étendu aux faits futurs, dans la mesure où dans l’ordre naturel qu’elle envisage le temps n’est qu’une dimension selon laquelle les faits se répartissent régulièrement, et peuvent être repérés et situés, dans le futur comme dans le présent et le passé. Or la philosophie paraît bien étrangère à l’information, même si celle-ci peut y apparaître accessoirement.

En effet, dans la mesure où il y a un savoir philosophique, il ne correspond pas à la connaissance de faits qui échappent à notre expérience immédiate et dont ceux qui en ont eu l’expérience pourraient nous informer. Il est même frappant qu’en lisant les philosophes, dans leurs écrits que nous considérons comme philosophiques, nous n’apprenions à peu près aucun nouveau fait, sinon accidentellement. On remarque sans cesse, parfois avec quelque mépris, que ce dont parlent les philosophes, ce sont généralement les aspects les plus courants de notre expérience commune, au point qu’ils ont une prédilection pour les exemples et les objets de la plus extrême banalité. Certes, ils les examinent, les tournent et les retournent pour les placer souvent sous des éclairages étranges, mais sans qu’il soit nécessaire pour suivre leurs opérations d’avoir la connaissance de faits étrangers à notre expérience directe, éventuellement à l’expérience même que nous fait faire le discours philosophique lui-même en nous invitant à suivre le jeu de représentations qu’il construit autour de ces objets communs. C’est d’ailleurs la cause principale de la déception des naïfs qui abordent la philosophie avec la curiosité d’acquérir des savoirs nouveaux et qui, faisant le bilan et comptant la somme des informations qu’ils ont pu glaner, doivent constater que leur butin se réduit à rien. Quant à la situation de ceux qui ont été assez rusés pour tirer des informations des discours des philosophes, elle est certainement pire encore ; car ou bien ils ont dû alors considérer comme des faits les événements mêmes du discours philosophique, ce qui les réduit à devoir exprimer à leur tour ce qu’ils ont cru saisir par un discours historique sur les discours de la philosophie, et à se retrouver donc éjectés par là de la philosophie, dans la mesure où celle-ci est étrangère à l’histoire, ou bien au contraire, pour transformer en informations quelques parties du discours philosophique, ils auront dû prendre pour des faits dont on les informe, des constructions conceptuelles développées à partir de la simple expérience commune, ce qui les conduira par exemple à croire que telle démonstration de l’existence de Dieu trouvée dans un discours purement philosophique établit un fait, qu’il est possible d’annoncer ensuite par un discours informatif. En réalité, de véritables faits qu’aurait découverts la philosophie, en tant qu’elle se distingue de la science, et dont il soit possible d’informer, je ne vois pas qu’on en trouve chez les philosophes.

Bref, si l’on comprend la vérité comme l’adéquation entre l’idée et la chose, et comme pouvant être donc confirmée par une vérification dans laquelle on cherche à retrouver le fait qui correspond à l’information, alors il semble que la philosophie ne se soucie ni de vérité ni de savoir en ce sens. Et la puissance d’informer ne semble pas être l’une des puissances typiques du discours philosophique. Faut-il donc croire que la philosophie ne chercherait pas la vérité, mais autre chose ? ou bien faut-il admettre que la vérité puisse avoir d’autres sens, où la correspondance entre la représentation et la chose ne soit pas déterminante ? La première option contredirait trop évidemment les prétentions explicites de la plupart des philosophes pour pouvoir être retenue sans raisons fortes d’aller à l’encontre de cette conception qu’a généralement d’elle-même la philosophie. Mais d’autre part, que peut signifier la vérité si elle ne doit pas signifier l’adéquation entre l’idée et la chose ? Et d’abord, se pourrait-il que la vérité comprise comme une telle adéquation ne doive pas nécessairement se ramener à la vérité des seules informations ? Notons en effet que, pour être comprise comme telle, l’information ne doit pas seulement correspondre à la réalité, mais qu’elle doit aussi nous apprendre quelque chose de nouveau par rapport à ce que nous pouvons connaître immédiatement sans elle. Il y a bien d’autres cas où notre discours peut être vrai sans nous informer de rien, par exemple parce qu’il se contente de décrire fidèlement la réalité que nous avons sous les yeux. Et dans ce cas, la vérité dont il s’agit reste bien l’adéquation entre l’idée et la chose, c’est-à-dire le fait que la représentation que construit le discours correspond à la perception que j’ai, ici simultanément, de la réalité. Seulement, dans un tel cas, on voit mal l’enjeu d’un tel discours, s’il s’agit simplement d’atteindre cette vérité d’adéquation qui n’apporte rien d’autre que ce que nous percevons déjà. Les faits, plutôt que d’être l’objet d’une recherche, se trouvent déjà donnés au départ, de sorte qu’ils servent plutôt de critère pour maintenir le discours dans la sphère du discours vrai à leur égard. Je décris par exemple le paysage devant moi, et tant que je ne dis rien qui ne se trouve confirmé immédiatement par ce que nous voyons, mon discours est considéré comme légitime et vrai, tandis que, dès que j’ajoute quelque élément à ce qui est vu, il perd sa vérité et se voit renvoyé par exemple au domaine de la fiction. Loin donc que le discours serve à découvrir de nouveaux faits, ce sont les faits qui sont donnés et servent à vérifier que le discours n’ajoute rien de nouveau par rapport à eux. Il faut donc que l’enjeu de ce type de discours soit autre que de produire des informations.

Or est-il vrai que la description d’une chose placée devant moi, et se donnant pour condition de s’en tenir strictement à ce qui en est perçu, ne produise aucune nouvelle vérité et ne fasse rien apparaître d’autre que ce qui se présentait déjà dans cette perception ? Certes non, puisque, sans découvrir de nouveaux faits, la nouvelle description des mêmes faits produit de nouveaux rapports, de nouvelles adéquations, entre les discours et les faits décrits. Et si elle ne me découvre pas de nouveaux faits, la description me fait remarquer des aspects de ce que je perçois, mais que je n’avais pas notés jusque là. En tournant mon attention vers certains de ces aspects, je modifie déjà la manière dont je perçois la chose, même si je ne sors pas du cadre de ce qui est alors perçu. Une des nouveautés introduites par une telle description est donc déjà le fait que je peux relier à ce que je perçois de nouveaux discours vrais. Et, entre autres, cette simple multiplication des discours me rend également apte à donner éventuellement d’autres informations sur des choses similaires à celles que je perçois actuellement. L’accent s’est inversé. Au lieu que la description fasse connaître de nouvelles choses à partir de modes de discours reconnus, elle révèle la possibilité de produire de nouveaux discours vrais à propos de certaines choses déjà connues. Et, tout en restant dans le cadre de la définition de la vérité comme adéquation entre l’idée et la chose, on peut bien dire que cette manière de trouver de nouvelles idées pour de mêmes choses produit également de nouvelles vérités, quoique dans le sens inverse de celui de l’information. Et l’on peut d’ailleurs constater que cette démarche est essentielle également dans les sciences, où les nouvelles descriptions de ce qui est déjà connu permettent de produire de nouvelles hypothèses et de progresser vers la connaissance des phénomènes encore inconnus, de telle sorte que, si l’on considère la science qui se construit, et non celle qui se transmet comme déjà faite, on découvre que la capacité qu’a le discours de signifier les choses de plusieurs manières, et par là de se multiplier pour ainsi dire autour d’elles sans sortir des conditions de la vérité d’adéquation, représente une de ses puissances essentielles pour la science. Et ne serait-ce pas peut-être d’ailleurs justement l'une des fonctions des mathématiques de découvrir non pas tant de nouveaux faits, mais de nouvelles possibilités de description abstraite de ce qui nous est déjà donné dans certains domaines de l’expérience commune ?

Étant donné que la philosophie ne vise pas à nous informer, mais qu’elle prétend pourtant à la vérité, ne se pourrait-il pas qu’elle procède justement de cette manière, en trouvant de nouvelles descriptions de ce qui nous est accessible dans l’expérience commune, qui respectent l’exigence d’adéquation entre le discours et la chose, et nous font voir ainsi le monde autrement que nous n’en avions l’habitude, sans pourtant nous donner l’accès à des objets qui nous étaient auparavant étrangers ? On comprendrait alors ce phénomène fort étrange qui caractérise le champ de la philosophie, à savoir que les philosophies peuvent être fort diverses, entrer en concurrence entre elles, présenter les choses sous des jours contraires, sans pour autant s’éliminer réciproquement ou s’ordonner dans la suite d’un progrès plus ou moins continu. Et impossible de nier qu’il y ait bien dans la philosophie cette forme de variation des descriptions de mêmes choses, qui en font percevoir des aspects inhabituels au point de les rendre parfois fort étranges pour l’œil habitué à leur physionomie familière. Mais pourquoi le philosophe fait-il ce genre d’exercice ? Est-ce pour son intérêt propre, ou dans un autre but ? Qu’il puisse suffire en lui-même, c’est ce que les arts, la littérature notamment, nous montre à ce qu’il semble. Car l’un des plaisirs qu’on prend aux œuvres littéraires n’est-il pas justement celui de voir le monde dans une lumière inhabituelle qui vient de la manière dont le discours porte notre attention sur lui ? Seulement, dans ce cas, le principe du respect de la vérité, sous la forme de l’adéquation entre l’idée et la chose réelle du moins, est généralement abandonné, la littérature s’attribuant le champ entier de la fiction. Ou, s’il faut la distinguer de la littérature, la philosophie serait-elle une sorte de mathématiques ? Elles aussi peuvent être pratiquées pour elles-mêmes et combler les esprits qui s’y adonnent, quoiqu’elles aient un versant tourné vers d’autres usages. En quoi diffèrent-elles donc de la philosophie en tant qu’exercices de ces variations descriptives ? Si l’on examine le principe de leurs descriptions, il apparaît vite qu’elles envisagent les choses comme les résultats de certaines opérations. Le nombre 4, par exemple, peut être vu comme l’addition de 1 et de 3, comme la multiplication de 2 par 2 ou de 1 par 4, comme la soustraction de 2 à 6, comme la division de 12 par 3, et ainsi de suite. Un cercle peut être considéré comme le trait fait par l’extrémité mobile d’une droite tournant sur un plan autour de l’une de ses extrémités immobile, ou comme la section d’un cône par un plan, perpendiculairement à son axe, ou comme l’intersection de deux sphères, et ainsi de suite. On peut ainsi concevoir les mathématiques comme l’exploration de l’ensemble des descriptions ou construction des choses abstraitement conçues par un certain nombre d’opérations, qui se ramènent à ce que nous pourrions caractériser comme des manipulations, elles-mêmes abstraitement conçues. Et il n’est donc pas étonnant que les sciences modernes aient trouvé dans les mathématiques une partie essentielle de leur langage, dans la mesure où elles envisagent à leur tour les choses selon les relations causales qui nous permettent de les manipuler. C’est ainsi que le critère des théories scientifiques, comme l’un des moments important de leur élaboration, réside dans l’expérimentation, où la manipulation théorique des choses se vérifie dans la mesure où la manipulation réelle produit le même résultat que le sien. Car c’est ainsi que nos sciences conçoivent pour leur part l’adéquation de l’idée à la réalité, comme l’adéquation entre la prévision que permet un calcul théorique et le résultat réel de l’enchaînement causal prévu. Mais nous avons vu que les sciences modernes se sont justement distinguées de la philosophie en se concentrant sur cette investigation causale de la nature, dont on voit à présent qu’elle est déjà, plus abstraitement, l’activité des mathématiques. Et en effet, la philosophie ne paraît pas prendre pour principe de ses descriptions, comme les mathématiques et les sciences, les opérations visant à la manipulation des choses.

Dans la mesure où la sagesse est non seulement une certaine forme de savoir, mais aussi une certaine façon de vivre, on pourrait tenter de concevoir les discours de la philosophie comme étant dans ce domaine l’analogue de ceux des sciences et plus particulièrement des mathématiques, et les comprendre comme une sorte d’investigation de l’action et des attitudes des hommes en vue de trouver toutes les descriptions qui peuvent leur correspondre, voire comme une sorte d’invention de manières possibles de vivre en combinant nos actions et dispositions connues. Et il semble bien qu’on trouve en philosophie des discours qui semblent fonctionner ainsi. Par exemple, les stoïciens ne cherchent-ils pas à comprendre toutes les actions et tous les modes de vie des hommes comme pouvant s’expliquer d’un côté par une étude de la situation, des actions requises pour ainsi dire objectivement, ainsi que des effets psychologiques sur nous qui s’ensuivent inévitablement, et de l’autre côté par l’estimation de leur valeur, et de l’adhésion ou du refus d’adhésion qui doit s’ensuivre conformément au respect de l’honnêteté et au maintien de la tranquillité intérieure ? Car le stoïcien peut jouer n’importe quel rôle, mais il sait comment le jouer de telle manière qu’il s’interprète selon la sagesse. Et s’il ne s’agit pas seulement de discours, bien sûr, c’est celui-ci qui montre comment en toute circonstance l’attitude du sage est possible, c’est-à-dire comment elle est compatible avec toute situation et tout rôle que la vie peut lui imposer.

Mais dans une telle conception, la vérité du discours philosophique se réduirait à l’adéquation de ce qui est dit avec les possibilités réelles de l’expérience. Certes, dans certaines philosophies il semble que cette notion de vérité puisse suffire. N’est-ce pas ainsi que certains philosophes, dont le modèle est peut-être Aristote, prétendent seulement décrire notre expérience, systématiser les opinions et conceptions courantes de la vie en les ramenant à ce qui est réellement possible ? Mais l’ensemble des philosophes s’en tient-il vraiment à cela ? Tant s’en faut. Les stoïciens, par exemple, n’accepteraient certainement pas de dire que leur morale est vraie du seul fait qu’elle ne demande rien qui ne soit réellement possible. Car il y a bien d’autres attitudes morales qui le sont tout aussi bien. Ils prétendent à une autre vérité, qui soit celle même de leur conception du sage, par opposition à d’autres manières de le concevoir. Or cette vérité ne peut plus signifier l’adéquation entre l’idée et la réalité, puisque la réalité ne comporte ici rien de correspondant à l’idée tant que celle-ci n’a pas été réalisée, et que par conséquent la réalité ne peut discriminer entre les diverses idées concurrentes de la sagesse qui peuvent se réaliser. Faut-il rechercher la vertu ou le plaisir, par exemple ? On peut faire les deux, en réalité, et on trouve des partisans des deux, si bien qu’il faut une autre conception de la vérité que celle de l’adéquation entre l’idée et la chose pour décider. C’est pourquoi, bien que le philosophe se conçoive comme le véritable ami de la sagesse et de la vérité, on peut se demander si la vérité qu’il cherche est bien celle à laquelle on se réfère habituellement, dans la vie courante, dans les sciences ou au tribunal, et qu’on vérifie en confrontant les discours aux faits pour voir s’ils correspondent ou non.

Comme la puissance de dire vrai dans le sens le plus courant consiste en la capacité de décrire des faits ou des ensembles de faits, d’un côté, et de l’autre de subir avec succès la vérification qui confronte le discours aux faits, on peut dire que le discours vrai en ce sens ne peut prétendre à sa vérité que grâce à l’autorité des faits auxquels il se réfère. S’il est reconnu comme vrai, alors ce type de discours acquiert une puissance supplémentaire par rapport à celle qu’il possède de représenter les choses. Il peut prétendre alors à les représenter telles qu’elles sont en réalité, et à pouvoir se substituer à la perception même des faits dans cette mesure. De là vient sa puissance d’information, qui permet à celui qui reçoit l’information de la traiter comme s’il avait perçu ce dont on l’informe, et d’agir par exemple en considérant que les faits sont tels qu’il l’a appris par ce type de discours. Dans la mesure où ces informations peuvent être vérifiées, et où elles le sont effectivement dans d’assez nombreux cas, elles trouvent dans la réalité leur garant, leur critère ou leur autorité. En revanche, si le discours cesse d’être informatif, le critère de sa vérité ne peut plus venir de cette réalité à laquelle on pourrait le comparer pour vérifier sa prétention à être vrai. Par conséquent, si la vérité dont il s’agit dans le discours philosophique n’est plus celle de l’information, alors la puissance de révéler les faits cachés n’est plus la sienne non plus. Qu’est-ce qui donnera donc son autorité au discours du philosophe ?

Pour répondre à cette question, on pourrait commencer par recourir à la distinction courante entre les faits et les valeurs, et tenter, au moins pour le domaine de l’éthique, de faire correspondre le discours philosophique aux valeurs comme l’information aux faits. Se pourrait-il donc que le critère de vérité pour les discours moraux soit dans les valeurs, dans la possibilité de vérifier leur adéquation aux valeurs elles-mêmes ? Mais où saisir ces valeurs sans les ramener à des faits ? Car si l’on cherche les valeurs dans les traditions, dans les sentiments des hommes, dans les valeurs qu’ils reconnaissent, alors c’est comme des faits qu’on les traite. Mais justement, notre problème vient de notre réticence à réduire les valeurs à des faits. Nous sommes portés à dire ou bien que les valeurs ne sont pas de l’ordre de la réalité, ou bien qu’elles font partie d’un autre ordre de réalité que celle qu’on peut percevoir et constater dans le monde sous la forme de faits. Et certains penseront même que les valeurs n’existent tout simplement pas sans que les hommes, ou éventuellement d’autres êtres moraux, ne les créent ou ne les reçoivent d’êtres moraux semblables à eux. Ces valeurs, quoi qu’il en soit, nous les plaçons du côté spirituel, dans la grande division que nous reconnaissons habituellement entre le monde matériel et l’esprit, ou entre le monde des signes et celui des faits. Bref, c’est du côté du discours lui-même que paraissent résider les valeurs, et non dans la réalité qui lui fait face. Et si c’est le discours qui engendre les valeurs, ou du moins qui contribue à les faire exister, alors c’est en lui-même que doit se trouver le critère du discours vrai sur les valeurs, ou, ce qui revient au même, c’est dans l’esprit lui-même qu’il doit résider. Certes, les valeurs peuvent sembler avoir leur source hors de mon propre esprit, mais le monde de l’esprit ne se réduit pas à celui de mon esprit, et les signes ne se limitent ni à ceux que je crée, ni à ceux que je comprends, ni même à ceux que je perçois comme tels, dans la mesure où je peux me demander si telle chose est un signe ou non (ou du moins telle sorte de signe).

Et précisément, pour rendre compte du fait que les valeurs nous semblent venir d’ailleurs que de notre propre esprit, nous pourrions recourir à l’expédient habituel de les attribuer à un esprit supérieur, divin, incomparablement plus puissant que nous, et qui nous révèlerait les valeurs par des signes et des discours. C’est ainsi que beaucoup pensent assurer l’autorité des vraies valeurs. Et si chacun d’entre nous avait un accès direct au discours de la divinité, la connaissance des valeurs ne ferait pas problème en effet, car elle nous serait révélée à tous par ce discours indiscutable. Or il est bien évident que ce n’est pas le cas, et que nous ne cessons de disputer sur les valeurs. Il faut donc que cette révélation soit fort obscure ou bien qu’elle ne soit faite qu’à certains hommes seulement. Et c’est bien sûr cette dernière solution qui devait s’imposer si l’on ne voulait pas renoncer à cette garantie divine des valeurs. Ces privilégiés donc, qui ont reçu la révélation, peuvent la transmettre, puisque leur révélation est une sorte de discours qu’il suffit de reproduire, ou éventuellement de traduire. Pour ceux qui les écoutent, ils ne peuvent voir en eux que des témoins d’un genre particulier, puisque ces médiateurs, qu’on peut nommer des prophètes, informent d’un fait invérifiable pour ceux qui se demandent s’ils doivent ou non les croire. Tout se passe en effet dans l’ordre des signes, et c’est encore par des signes que les prophètes tentent de donner des preuves de la vérité de ce qu’ils disent, mais par des signes qui renvoient toujours à la même autorité de la divinité dont ils se font les ambassadeurs. En un sens donc, la garantie est la plus forte qu’on puisse désirer, puisqu’il s’agit d’un esprit si puissant qu’il ne peut être discuté. Mais en un autre sens elle est la plus faible, puisque nous n’accédons à cette garantie que par le témoignage d’hommes qui, pour attester de son authenticité, ne peuvent rien nous donner d’autre que leur propre parole. Si l’on se laisse impressionner par ces discours et signes des prophètes au point de leur accorder sa foi, alors on devient croyant, on reçoit les enseignements et commandements divins de leur bouche sans plus les discuter, et le problème éthique est réglé pour l’essentiel. Dans le cas contraire, il continue à se poser. Et c’est ce qui se passe pour le philosophe, qui refuse la confiance naïve et critique tout discours dont il ne peut se convaincre par ses propres moyens. Aussi, contrairement au prophète, qui prétend calquer son discours sur celui de la divinité, et au croyant, qui reprend le discours du prophète à son compte, de telle manière qu’ils traitent tous deux le discours éthique sous la forme de l’information, le philosophe doit bien se référer ici à un autre type de vérité qui ne consiste plus dans l’adéquation de l’idée au fait, même si ce fait était, comme dans la prophétie, un fait de l’esprit ou un fait de discours.

La situation est la même lorsque la prophétie devient plus générale et se réfère à la tradition, comme il arrive constamment dans l’éducation morale, où les éducateurs sont en quelque sorte les prophètes de cette divinité, peut-être moins sublime, mais souvent aussi puissante, qu’est la tradition, c’est-à-dire l’esprit d’une société tel qu’il s’est constitué dans l’histoire. Il est d’ailleurs fréquent, on le sait, que cette tradition s’appuie à son tour sur une autorité divine imaginaire plus sublime, de sorte que les deux sortes de prophétie se combinent, sans pour autant satisfaire davantage l’esprit critique du philosophe, qui persiste à se poser la question de la valeur de cette tradition, et refuse par suite son autorité.

L’autorité du discours philosophique doit donc, semble-t-il, résider en lui-même d’une façon plus radicale que celle des discours moraux fondés sur la religion ou la tradition. Et pour la trouver, ne suffit-il pas de nous tourner vers la puissance du discours sans doute la plus immanente que nous connaissions, à savoir la logique qui régit le raisonnement ? Car la logique est liée à la puissance de mise en ordre propre au discours, et il est évident que la philosophie accorde au raisonnement une importance capitale et extrême, plus que toute autre discipline sans doute. On peut s’en rendre compte par le fait qu’une erreur logique, une absurdité, invalide entièrement un discours philosophique, alors qu’il n’a pas un effet aussi radical sur d’autres formes de discours, même en science. Et il est certain également que, dans bien des cas, et dans sa fonction critique particulièrement, la puissance du discours philosophique peut résider entièrement dans celle du raisonnement, justement parce que la découverte d’une incohérence suffit en philosophie à faire rejeter le discours qui s’en trouve affecté.

Toutefois, peut-on voir dans la puissance logique du raisonnement la totalité ou du moins la partie essentielle de la vraie puissance philosophique ? Si c’était le cas, l’activité philosophique ne serait-elle pas totalement interne au discours, dont elle se contenterait de sonder la cohérence pour la renforcer ? De ce fait, ne serait-elle pas totalement coupée de toute réalité extérieure au discours, abandonnant la question du rapport entre le discours et cette réalité à d’autres disciplines, comme les sciences par exemple ou simplement les croyances communes ou l’opinion ? Il en résulterait que la philosophie s’épuiserait dans l’activité de systématisation de ces discours, que ce soient ceux des sciences, ceux de l’opinion ou d’autres encore. Ainsi, la parfaite autonomie de la philosophie, en tant qu’elle développerait la puissance du discours entièrement réfléchi en lui-même pour s’ordonner selon sa puissance la plus propre, correspondrait d’autre part à une dépendance entière par rapport à la façon dont d’autres disciplines mettraient en œuvre les autres puissances du discours, grâce auxquelles il entre en contact avec la réalité et peut opérer sur elle. Une telle conception de la philosophie lui dénierait donc la puissance d’agir elle-même autrement que dans le seul domaine du discours. Certes, étant donné que le discours a d’autres puissances qui lui permettent d’agir sur la réalité, la fonction de la philosophie ne serait pas privée de toute action réelle, par l’intermédiaire de ces autres formes de discours qu’elle aurait permis de rendre plus cohérents et plus efficaces. Mais par elle seule, elle n’opérerait que sur le discours, et sa vérité, qui ne se définirait effectivement plus du tout par l’adéquation entre l’idée et le réel, consisterait entièrement en la cohérence des idées entre elles, selon une logique qui ne devrait pas pour autant se réduire à la pure logique formelle abstraite.

Mais peut-on concevoir la philosophie de cette façon sans lui retirer son lien étroit avec la sagesse ? A première vue, c’est impossible, parce que la sagesse ne peut consister seulement à bien discourir, mais qu’elle doit être également une manière d’agir. Ne faut-il donc pas que le discours philosophique ait par lui-même la puissance de modifier l’action ? Sans doute, mais l’on pourrait penser que la critique interne du discours et sa modification pour le rendre plus cohérent suffisent déjà à modifier également les décisions auxquelles il peut mener, et à transformer donc l’action elle-même du sage, qui se conduit en fonction du discours philosophique. Cette conception pourrait donc éviter de nier la portée pratique de la philosophie, tout en maintenant la distinction entre l’activité philosophique proprement dite, purement immanente au discours, et les autres activités théoriques ou pratiques, dont la sagesse même, qui se chargeraient des rapports externes du discours, et par suite de l’action réelle. Le sage serait donc nécessairement philosophe, pour pouvoir conduire et justifier son action par ses discours, et ses discours eux-mêmes par le discours philosophique.

On peut douter en revanche qu’il soit possible d’établir une distinction forte entre le discours ou la pensée et l’action réelle. Car si, comme nous l’avons déjà envisagé, les sphères de l’esprit, des signes et discours, d’un côté, et du monde réel, matériel, de l’autre, ne sont pas séparées comme le veut une opinion très répandue, alors les opérations discursives sont elles-mêmes réelles ou matérielles aussi, et le raisonnement du sage et son action ne sont pas non plus deux moments indépendants l’un de l’autre. Et il faut donc chercher ici quelles sont les puissances du discours qui seraient déterminantes et dont on peut supposer qu’elles reposent elles-mêmes sur ce qui constitue nos propres principes d’action.

Il n’était toutefois pas question dans cette introduction de résoudre le problème posé, mais bien de le développer. Pour aborder notre question, nous pourrons étudier quelques ouvrages de philosophes dans lesquels la réflexion théorique et pratique sur l’usage philosophique du discours joue un rôle important pour voir d’un côté comment ces penseurs traitent de notre question, et de l’autre pour les observer dans leur pratique discursive et examiner quelle est la nature de la puissance du discours philosophique qu’ils mettent en œuvre. Ces lectures seront pour nous des aides pour entrer dans notre problème, mais nous pourrons nous demander ensuite plus directement, en réfléchissant sur notre propre manière d’utiliser le discours dans notre recherche, quelle est la nature de la vérité que nous cherchons et quelle forme de puissance discursive s’exerce dans notre activité elle-même.

Gilbert Boss

 

 

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