L’UNIVERSITÉ
ET
LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE
1
Malgré
les sentences qui affirmaient que le savoir était puissance, notre
société économiste
n’accordait à la connaissance qu’une importance secondaire jusque
récemment.
Malgré même le développement technique immense dû à la recherche
scientifique, les marchands ne voyaient pas en cette dernière un
élément
essentiel de la richesse économique. Peu à peu pourtant, il est devenu
évident
à tous que le progrès de l’économie avait pour moteur principal celui
des
savoirs. On a donc vu en ces derniers non seulement un pouvoir, mais
aussi une
richesse, et l’on a voulu les transformer en l’une des marchandises
principales du marché. La ruée qui s’en est suivie sur ces nouvelles
ressources a mis la propriété intellectuelle au centre des intérêts et
des
convoitises. Les savants de toutes sortes sont devenus du même coup
l’enjeu
de ces désirs d’appropriation.
Or
jusqu’ici, notre société avait distingué assez nettement en principe
les
lieux de la production des savoirs et le marché, même si elle
reconnaissait
certains liens entre eux. Les universités, parmi d’autres institutions
de
recherche, étaient considérées comme des îles, à l’écart des grandes
agitations de l’activité marchande, où la société permettait aux
chercheurs de vaquer librement à l’activité scientifique en un sens
large,
pour le bénéfice général de la société. On faisait confiance en
principe
à la curiosité des savants pour conduire le progrès des connaissances,
et
l’on abandonnait à l’industrie et au marché le soin d’en tirer à ses
frais des produits techniques ou autres. En revanche, depuis qu’on a
voulu
considérer la science non plus comme une source libre, mais comme un
ensemble
de ressources directement intégrées au marché, on s’est mis à vouloir
imposer des principes économiques aux institutions scientifiques et à
prétendre
les gérer comme des entreprises. Nous connaissons tous cette évolution,
en
train de s’accomplir depuis quelque temps déjà, et nous la voyons
arriver à
sa phase finale, où l’intégration des savoirs au marché sera totale.
Les
universités se transforment actuellement tout à fait en entreprises
dont
l’un des produits principaux serait les résultats de la recherche, et
elles
tentent de se les approprier à l’origine par de nouvelles
réglementations de
la propriété intellectuelle en leur sein.
Il
s’agit, dans ces projets très concrets et élaborés, probablement déjà
appliqués en certains endroits, de considérer que la production
intellectuelle
des professeurs doit appartenir à l’université ou à l’institut de
recherche, afin d’être mise en marché à son compte — les professeurs
étant
considérés dans cette perspective comme de simples employés de
l’entreprise
universitaire, chargés de mener à bien, entre autres, certaines tâches
de
recherche pour l’entreprise qui leur verse leur salaire, équipe les
laboratoires, et par là permet et commande la recherche. C’est donc
l’université qui s’approprie ainsi le droit de déterminer le sort à
donner à tous les produits de l’activité intellectuelle de ses
professeurs
et autres employés (articles, livres, cours, rapports de recherche,
etc.), et
de décider s’ils peuvent être publiés, s’ils doivent être exploités, et
de quelle manière. Voilà une révolution entière dans la condition des
universités, des professeurs, et dans le statut de la recherche
« libre ».
C’est sans doute, depuis la création de l’université au moyen âge, la
plus grande transformation qu’on aura voulu lui faire subir, et qui en
change
tout à fait la nature — puisque l’un des motifs principaux de leur
création
était d’ouvrir pour l’étude un espace soustrait à l’influence directe
des pouvoirs sociaux et idéologiques. C’est peut-être pour notre
civilisation la fin de ce qu’on pourra bientôt appeler
rétrospectivement
l’ère de l’université, en comprenant celle-ci comme un lieu plus ou
moins
libre de recherche et d’enseignement.
Cette
révolution est-elle sensée ? J’ai défendu ailleurs la thèse que la
notion de propriété intellectuelle était une absurdité en elle-même, et
qu’elle ne pouvait donc être que très nuisible, et cela d’autant plus
qu’on la généralise et lui donne un poids plus important dans notre
ordre
social et économique.
Je ne reprendrai pas ici ces démonstrations, mais me contenterai de
réflexions
basées sur le présupposé erroné mais généralement partagé qu’il peut
exister ce monstre qu’on appelle propriété intellectuelle, et je me
demanderai seulement si, dans cette hypothèse même, il convient de
transformer
nos universités en entreprises actives sur un fantastique marché du
savoir, et
les professeurs en des ouvriers de telles usines.
2
Quelle
est la raison de cette tentative si insistante de réduire les
universités à
des entreprises de production et de mise en marché des savoirs ? —
Je
n’en vois qu’une : le préjugé selon lequel le marché est le seul
moyen d’évaluation légitime pour toute activité susceptible d’être
financée dans la société. De là découle l’opinion selon laquelle les
universités n’ont qu’une existence parasitaire tant qu’elles ne
parviennent pas à trouver leur propre financement sur le marché. Il en
résulte
qu’elles doivent inventer une manière de s’insérer dans un secteur du
marché qui corresponde plus ou moins à leurs activités, à savoir le
marché
culturel ou, plus précisément, le marché des savoirs. Dans ce but, il
convient que l’université se considère comme détentrice et productrice
de
propriétés intellectuelles, et qu’elle exploite donc les recherches
menées
en son sein comme des marchandises disponibles pour financer ses
activités et
s’enrichir dans la concurrence avec les divers acteurs du marché des
savoirs.
(L’autre source de financement des universités est bien connue, il
s’agit
des étudiants — pardon ! des « clients » —, qu’il
s’agit d’attirer dans un marché de l’éducation qui devra, lui aussi,
être
peu à peu soumis plus rigoureusement aux pures « lois du
marché » ;
mais il n’est pas question ici de cet autre aspect de la dénaturation
des
universités.)
La
question qui se pose en premier lieu est donc la suivante : est-il
vrai que
la seule justification de financement d’une activité soit à demander au
marché ? — Certains le pensent et soutiennent (comme l’a fait le
philosophe américain Robert Nozick) l’idée que toute justice consiste
en
l’exploitation de ses propriétés par le propriétaire et en la
transmission
et l’échange réguliers des propriétés sur une sorte de marché
universel.
Même les États ne se justifient dans cette conception que comme des
agences de
protection actives dans ce grand marché et obéissant à ses lois en même
temps qu’elles les imposent. Malheureusement, on ne trouve pour appuyer
une
telle conception que le pur dogme de l’économisme, c’est-à-dire ce
qu’il
faudrait prouver : l’affirmation du caractère sacré de la
propriété
et la référence au marché comme principe ultime de justification de
toute
possession. Bref, l’économisme apparaît comme ce qu’il est, une simple
foi
religieuse qui n’a pas en sa faveur plus de raison que n’importe quelle
autre. Et que promet cette religion ? — Un paradis aussi
problématique
que celui des autres religions : le luxe pour les plus méritants
d’abord
(pour les plus aptes et rusés sur le marché), puis pour les autres le
confort
matériel selon leur degré de mérite, avec le problème de savoir comment
traiter les vaincus de la concurrence, qui apparaissent dès lors comme
des
parasites, si l’on daigne leur faire la charité (une entorse au pur
marché).
Il
va de soi qu’on peut concevoir la société autrement que sous la forme
d’un
grand marché. Et même beaucoup de ceux qui voudraient voir le marché
dominer
dans notre organisation sociale hésitent pourtant à aller jusqu’à y
réduire
tous les aspects de la vie, et par exemple à y intégrer la production
des
enfants et l’ensemble de leur éducation. Nous reconnaissons des
valeurs,
comme l’amour et l’amitié, qui ne se ramènent pas au marché, même si
ses
plus acharnés partisans estimeront que tout cela n’est également que
marchandise. Quoi d’étonnant si ceux-ci ne voient également dans la
connaissance qu’une forme de propriété à négocier ? Mais pourquoi
devrions-nous les suivre dans cette foi fanatique en la vie
exclusivement économique ?
Cependant,
feignons pour l’instant d’adopter leur marotte. Les savoirs seront donc
essentiellement une marchandise. A qui doit-elle appartenir selon les
lois du
marché ? D’abord à ceux qui la produisent, puis à ceux qui
l’achètent
éventuellement. Or qui produit les savoirs ? Ceux qui en financent
la
recherche, diront les uns ; ceux qui la font, diront les autres.
Et c’est
à ces derniers que la loi attribue immédiatement la propriété
intellectuelle
de ses produits, selon une intuition qui est à la base de la conception
économique,
à savoir que l’un des moyens principaux d’acquérir la propriété est le
travail. Mais, il est vrai, si d’autres achètent ce travail, ils
peuvent prétendre
en posséder les fruits. Telle est l’idée qui conduit les universités
(comme
bien d’autres entreprises) à leurs nouvelles politiques en matière de
propriété
intellectuelle : il s’agit de considérer qu’en finançant les
équipements
de recherche et en payant les chercheurs, elles achètent du coup tous
les
produits de leur travail et s’acquièrent donc la propriété des savoirs
que
ceux-ci engendrent.
Mais
remarquons que ce genre de contrat suppose qu’on puisse définir
précisément
le travail acheté par l’employeur. S’il s’agit d’un ouvrier sur un
chantier, la question est relativement simple : il y travaille un
certain
nombre d’heures et y laisse le produit de ce temps précis de travail.
Mais
combien d’heures du travail d’un professeur appartiendront-elles à
l’université ? Le nombre correspondant à la semaine de travail
normale ?
Mais le professeur ne cesse pas de penser quand il quitte son bureau,
et ses
heures de travail ne correspondent pas à celles qu’il y passe. S’il
fait
une invention, quand l’a-t-il faite ? quelle partie relève-t-elle
de ses
loisirs, quelle autre de son temps de travail salarié ? Impossible
de régler
ces questions dans les situations concrètes, et une simple proportion
ne suffit
pas pour décider dans les cas particuliers. Pour s’assurer de la
propriété
intellectuelle sur les œuvres d’un mathématicien passionné, qui passe
non
seulement ses jours mais encore ses nuits d’insomnie à résoudre des
problèmes,
il faudrait lui acheter tout son temps, vingt-quatre heures par jour,
sept jours
par semaine, cinquante-deux semaines par an, ce qui serait contraire à
toutes
nos lois. Pour que le type de contrat envisagé puisse valoir, il
faudrait que
le travail de recherche concerné puisse être clairement délimité, ce
qui
n’arrive peut-être que dans certains cas de recherche d’assez bas
niveau
impliquant principalement un travail de laboratoire, pour des questions
techniques relativement banales. Bref, ce n’est pas la situation des
recherches des professeurs, qui sont en principe, au niveau
universitaire, des
recherches de pointe débordant de loin le cadre limité d’un travail
routinier dans l’institution. Selon la conception marchande elle-même
dont
s’inspirent les projets de transfert automatique de la propriété
intellectuelle des produits de la recherche des professeurs à
l’université,
une telle appropriation constituerait une tromperie ou un vol.
Même
si l’on croit donc qu’il est indispensable et urgent d’annexer toute
activité au marché, il ne s’ensuit pas encore que le type de contrat
que les
universités aimeraient imposer aux professeurs pour s’attribuer la
propriété
intellectuelle de leurs travaux de recherche soit pertinent, juste,
voire sensé,
selon les principes d’une société foncièrement économique. Maintenant,
si
l’on n’est pas adepte de cette évolution de la société vers la
soumission
entière à l’ordre économique, la pertinence d’une telle manœuvre
paraîtra
encore plus contestable, puisqu’elle n’aura pas même l’excuse de la
supposée nécessité d’une adaptation au marché.
3
Quelle
que soit la conception qu’on se fasse de la société en général en ce
qui
concerne la place que doit y tenir le marché, il est nécessaire pour la
politique universitaire d’avoir une idée de la mission de l’université.
Par rapport à d’autres institutions, sa spécificité incontestée réside
dans le fait qu’elle lie de manière étroite l’enseignement et la
recherche
à leur plus haut niveau. Elle a traditionnellement pour mission
première le développement
de la science en un sens large ainsi que la formation à la recherche et
la
culture au niveau le plus élevé. Il s’ajoute à cette mission une
formation
professionnelle, vers laquelle nos universités tendent à se tourner de
plus en
plus, mais qui ne leur est pas spécifique, puisqu’elles concurrencent
sur ce
point d’autres écoles de types variés selon les pays. L’université
américaine
est depuis longtemps plus orientée vers ces fonctions que la plupart
des
universités européennes. Mais quelle que soit l’importance que prend en
fait
la formation professionnelle dans les universités, comme elle ne
constitue pas
leur mission spécifique, il serait faux de vouloir comprendre
l’université
en privilégiant cet aspect. Une université qui se concentre sur la
recherche
et la formation scientifique de haut niveau conserve sa nature même si
elle néglige
la formation professionnelle, tandis que l’inverse n’est plus vrai.
C’est
donc ce noyau propre qui doit être présent à l’esprit lorsqu’il s’agit
de juger de la pertinence de nouvelles dispositions pour les
universités.
Or
quelles sont les caractéristiques de l’activité universitaire envisagée
à
partir de son noyau, où se nouent l’enseignement et la recherche de
pointe ?
C’est justement d’abord ce lien étroit entre les deux, d’une manière
telle que l’un ne soit pas simplement subordonné à l’autre, mais que
tous
deux s’appuient et s’impliquent réciproquement. Ce rapport intime a
paru si
important qu’on n’accepte pas en principe qu’il puisse donner lieu à
une
spécialisation telle que certains professeurs se consacrent à la
recherche et
d’autres à l’enseignement. On veut que la fusion ait lieu dans le même
individu, et que les professeurs soient indissolublement chercheurs et
enseignants. Pourquoi cette double vocation du professeur d’université
à
laquelle on tient tant ? S’il s’agissait simplement de transmettre
des
savoirs et des procédés à des étudiants pour les instruire à un métier,
l’enseignant n’aurait pas besoin d’être simultanément un chercheur (il
vaudrait peut-être mieux même qu’il soit simultanément un praticien du
métier).
En revanche, lorsqu’il s’agit de former à la recherche elle-même et
d’introduire les esprits aux problèmes actuels, et non simplement de
leur
transmettre les savoirs accumulés, on comprend que cette forme
d’enseignement
ne puisse être donnée que par le chercheur lui-même. De même, lorsque
le
chercheur est au service d’une entreprise qui définit pour lui les buts
de
ses recherches, il n’est pas utile qu’il enseigne, et au contraire,
cela
constituerait même pour lui une entrave. En revanche, quand la
recherche a lieu
en vue de la science, en fonction des exigences de la connaissance
elle-même,
c’est-à-dire pour la satisfaction de la curiosité scientifique et pour
la
culture de l’esprit, alors cette recherche n’a pas d’autre application
immédiate
que sa propre communication, et elle tend naturellement vers
l’enseignement,
qui en représente le corrélatif. Cette autonomie de la connaissance est
également
la condition de la critique et de la formation de l’esprit critique,
telle
qu’on l’attend des études universitaires, seule une science libre
pouvant
être critique à la fois d’elle-même et du reste, capable de progresser
par
elle-même, stimulée par sa propre critique, comme il est essentiel à la
recherche scientifique au sens large telle qu’elle représente l’objet
propre de l’université.
Vous
trouvez peut-être que ce sont des idéaux bien élevés, bien trop purs
pour
nos universités, qui en sont fort loin dans leur réalité concrète. Ne
faut-il pas réserver ces discours aux cérémonies, et se garder de les
prendre
au sérieux dans la pratique ? C’est ce que nous faisons en effet,
je le
sais. Mais pourquoi conserver ces idéaux, si c’est avec la ferme
intention de
ne pas en tenir compte autrement que pour la parade ? Vous n’y
croyez
pas, de toute manière ? Bien, débarrassez-vous-en tout à
fait ! Et
pourquoi maintenant tenez-vous au statut de professeur universitaire et
à la
liberté académique qu’il comporte ? Pourquoi tenez-vous à
maintenir la
double fonction d’enseignement et de recherche chez les
professeurs ?
J’attends vos raisons, mais je les veux pratico-pratiques, puisque vous
prétendez
pouvoir les donner telles. Vous aurez bien de la peine dans ces
conditions à me
convaincre qu’il n’est pas avantageux à la recherche utile pour
l’industrie et le marché de voir s’y consacrer des spécialistes qui ne
s’occupent que d’elle, et ne s’en détournent pas pour enseigner. Et je
ne
vois pas comment vous me persuaderez que, pour former des praticiens,
des
instructeurs, voire des chercheurs du type de ceux dont nous venons de
parler,
un enseignant qui se consacre uniquement à s’informer de l’état de sa
discipline et des meilleures méthodes pour en transmettre les savoirs
ne sera
pas plus efficace qu’un professeur plongé une bonne partie de la
semaine dans
ses propres recherches. Bref, si vous ne voulez plus de l’université
telle
qu’elle s’est définie jusqu’à présent dans sa spécificité, alors
j’en conviens, il faut abolir la figure du professeur telle que nous la
connaissons encore, et la question de la propriété intellectuelle doit
se régler
comme dans les entreprises et les autres écoles, c’est-à-dire que les
grands
laboratoires auront des raisons diverses, qui ne m’intéressent pas, de
s’approprier les résultats de la recherche de leurs employés, et que
les écoles
n’auront pas ce problème, puisque leurs enseignants seront improductifs
dans
le domaine de la science.
Sinon,
s’il est question de conserver l’université et sa mission propre, alors
il
faut respecter les conditions de cette alliance intime de la recherche
et de
l’enseignement, qui n’a de sens qu’en fonction de l’idée d’un libre
développement
de la science et de l’exercice de la critique. Et cette conception est
incompatible avec le projet d’une réglementation de la propriété
intellectuelle donnant à l’université un droit commercial sur les
produits
de la recherche des professeurs.
4
Nous
appartenons à une civilisation qui attribue depuis de longs siècles une
valeur
propre à la connaissance sous ses diverses formes, contemplation,
théorie, érudition,
savoir-faire, etc. Cet intérêt a donné lieu à partir des débuts de
l’époque
moderne au développement d’une nouvelle forme de science qui a été
particulièrement féconde en retombées techniques, et qui a par là
transformé
radicalement notre milieu de vie. Mais ces conséquences pratiques
n’étaient
pas la justification première de l’intérêt pour la science comme telle,
et
ce n’est pas en vue d’elles que notre société a fondé et financé durant
ces derniers siècles tant d’universités, d’académies, d’instituts, de
musées, etc. Si nos ancêtres avaient raisonné comme beaucoup le font à
présent
et avaient évalué ce soutien de la science en fonction de ses retombées
économiques,
voire de ses seules retombées immédiates, nous n’aurions toujours
aujourd’hui que les techniques traditionnelles les plus anciennes. Il
est
paradoxal que justement à cause du succès des développements
scientifiques
dans leur capacité de faire évoluer notre économie, on en vienne
maintenant
à considérer comme absurde de financer pour elle-même l’entreprise
scientifique dont nous tirons les fruits. Or l’opération qui consiste à
la
soumettre entièrement aux exigences de l’économie de marché, plutôt que
de
lui conserver son espace à part, conduit à la suppression de ces
éléments
essentiels au progrès des sciences que sont l’autonomie, la liberté et
la
critique. Car il n’y a plus d’autonomie de la recherche quand on lui
fixe
d’avance ses buts en fonction d’impératifs qui ne sont pas les siens,
mais
dérivent des besoins immédiats du marché ; il n’y a plus de
liberté
quand les chercheurs doivent se plier à toutes sortes d’exigences
étrangères
à leur science, à des délais, à des méthodes prédéterminées, à des
contrôles d’instances extérieures, et ainsi de suite ; il n’y a
plus
de critique réelle lorsque les fins échappent à la réflexion du
chercheur
parce qu’elles relèvent d’un autre ordre que celui de sa science en un
sens
large.
La
prise de possession par les universités des produits intellectuels des
professeurs représente une démarche décisive dans la liquidation de
l’université par immersion dans le marché à laquelle nous assistons
depuis
quelques décennies. Et avec l’intégration de l’université au marché
d’aujourd’hui, c’est également une conception de la structure de
l’université qui cherche à s’imposer. Car il s’agit pour les militants
du marché global des marchandises intellectuelles d’adapter
l’université
à la situation actuelle du marché mondial sur lequel dominent les
grandes
entreprises. Dans cette ambition, il convient de donner à l’université
les
moyens d’intervenir massivement sur ce marché, à l’exemple d’autres
entreprises. Autrement dit, il s’agit d’organiser les universités en
des
unités administrées de manière centralisée, afin de pouvoir mener une
stratégie
globale au niveau de l’université dans le monde de l’économie du
savoir.
C’est donc une conception de l’université en tant que grande entreprise
administrée de manière centrale, avec une forte hiérarchie, dans
laquelle les
professeurs n’apparaissent que comme des employés parmi d’autres, vers
le
bas de l’échelle, qui cherche à s’établir définitivement, en soumettant
totalement à la gestion centralisée les chercheurs, jusque dans leur
activité
de recherche. Cette conception s’oppose à une autre vision plus
traditionnelle de l’université, selon laquelle celle-ci représente au
premier chef une association de professeurs et d’étudiants, à laquelle
se
subordonne la structure administrative. L’accent est placé à des
endroits
tout différents dans ces deux modèles. Dans le premier, c’est l’unité
de
l’organisme universitaire qui importe, et les professeurs tendent à se
réduire
à des exécutants subordonnés dans la réalisation des grands programmes
menés
par une administration toujours plus étrangère à la fonction
universitaire
proprement dite. Il est normal dans ces conditions qu’on tente de
réduire au
minimum l’autonomie des professeurs, y compris en tant que détenteurs
de
propriétés intellectuelles personnelles. Dans le second modèle,
l’association universitaire n’est qu’une unité dérivée, dans laquelle
l’essentiel est la diversité des agents autonomes et de leurs
programmes
propres, dont la coordination reste un aspect plus contingent, même si
les
professeurs peuvent évidemment former ou diriger des équipes de
recherche
parfois importantes. Ici, il importe au contraire que les professeurs
disposent
individuellement de l’intégralité de leurs propriétés intellectuelles
en
fonction de leurs propres projets. Remarquons d’ailleurs que ce dernier
modèle
n’interdit pas un rapport au marché, mais qu’il le laisse à la
discrétion
des professeurs, au lieu de le soumettre à la planification d’une
administration centralisée.
Il
est évident que les universités sont en train de passer toujours plus
rapidement du modèle associatif, fondé sur la liberté universitaire, à
visée
scientifique, vers le modèle administré centralement, fondé sur la
gestion
autoritaire, à visée économique. Le projet de dépouiller les
professeurs de
leur propriété intellectuelle au profit de l’administration centrale
est un
pas décisif dans cette direction.
5
Concrètement,
quels seraient les effets d’une telle réglementation ? — La
destruction définitive de la liberté universitaire et de ses
corrélatifs :
la recherche fondamentale et l’exercice de la critique chez les
professeurs.
Quelle
que soit la discipline dans laquelle a lieu la recherche universitaire,
elle
aboutit à des découvertes et créations d’ordre intellectuel. Ce sont
des découvertes
scientifiques, des réflexions philosophiques, des interprétations
littéraires
et historiques, des œuvres d’art, qui se présentent concrètement sous
forme
de textes la plupart du temps, mais également sous d’autres formes. La
loi
donne aux auteurs de ce genre d’œuvres un double droit : un droit
moral
et une propriété intellectuelle de nature économique. Le droit moral
permet
à l’auteur de protéger le caractère de son œuvre et sa propre
réputation
en interdisant les usages et adaptations qu’il ne veut pas autoriser.
Ce droit
n’est pas aliénable et n’est donc pas concerné à première vue par le
projet d’appropriation des biens intellectuels par les universités.
C’est
la propriété intellectuelle en tant qu’elle concerne les droits
économiques
qui est visée par l’opération visant à donner à l’université le droit
exclusif d’exploiter commercialement les biens intellectuels de ses
professeurs et employés. Dans ces conditions, il peut sembler que la
seule
question soit celle de savoir à qui doit revenir le bénéfice économique
du
travail intellectuel des professeurs, puisque le droit moral continue
de donner
à ces derniers la maîtrise du sort de leur œuvre. Si tel était le cas,
on
pourrait croire que l’enjeu n’est pas aussi important qu’il le paraît
de
prime abord, et qu’il se réduit à la question de savoir si l’université
doit pouvoir récupérer les fonds qu’elle a risqués en les investissant
dans
la recherche de ses professeurs. En réalité, la situation est bien plus
délicate,
et elle touche aux droits moraux eux-mêmes.
Ce
n’est pas sans raison que la loi lie à l’origine ces deux droits en les
attribuant à l’auteur (collectif ou individuel). Car la transmission du
droit
commercial affecte nécessairement le droit moral. Au départ, il dépend
totalement de l’auteur de déterminer s’il veut ou non publier son
œuvre,
et dans le cas positif, de quelle manière il veut le faire. Cette
décision
correspond justement au choix d’utiliser ses droits commerciaux, en
tout ou en
partie, et de négocier à ce moment les conditions concrètes de la
publication
ou de l’exploitation. Si les droits commerciaux sont aliénés d’avance
par
un contrat général, cette décision n’appartient plus à l’auteur, et il
a
déjà renoncé à cette partie
de ses droits moraux. Il n’est plus maître de décider s’il veut ou non
publier ou exploiter le produit de ses recherches, ni de choisir la
manière
dont il veut que cela soit fait, puisqu’il a déjà abandonné par contrat
l’ensemble des droits commerciaux, et qu’il s’en est remis sur ce point
à
la discrétion de leur détenteur, l’administration de son université. En
effet, s’il veut publier par exemple une découverte, mais que
cette publication aille à l’encontre
des plans de commercialisation de l’université, il se trouvera dans la
contrainte d’y renoncer, ou
de ne le faire que sous la forme que l’université jugera bonne. S’il ne
veut pas publier, il se trouvera éventuellement en conflit avec la
volonté de
l’université d’exploiter les droits commerciaux de son œuvre ou de sa
découverte.
Mais il aura déjà abandonné l’ensemble de
ses droits commerciaux, et il
serait donc contradictoire pour lui de vouloir maintenant les limiter
ou les récupérer.
Bref, les droits moraux de l’auteur seront réduits à fort peu de choses
une
fois qu’il aura aliéné la totalité de ses droits commerciaux. — Mais ne
les abandonne-t-il pas aussi à son éditeur, lorsqu’il signe un contrat
d’édition,
par exemple ? Qu’on se détrompe, la situation n’est pas la même.
Lorsque l’auteur va avec son manuscrit chez l’éditeur, c’est qu’il a
déjà
décidé librement de publier ce texte précis, une décision qui lui
échappera
s’il n’est plus le détenteur des droits commerciaux. Ensuite, il peut
négocier
avec son éditeur les conditions de l’édition, et ne lui céder les
droits
que si elles le satisfont. Enfin, il peut limiter l’étendue des droits
cédés.
Sans compter qu’il aura pu choisir son éditeur. Bref, la situation est
tout
à fait différente justement parce que l’auteur possède encore ses
droits
commerciaux, qui lui donnent le levier principal pour décider du sort
de son œuvre.
S’il s’en est privé par un contrat global, il s’est mis sous tutelle,
tout simplement.
Que
devient dans ces conditions la liberté universitaire ? — Peu de
chose en
réalité.
Une
université devenue propriétaire de toutes les richesses intellectuelles
tirées
des cerveaux de ses professeurs, aura un département supplémentaire
important
à administrer, qui pèsera d’un grand poids dans sa politique et
l’orientera décisivement vers l’exploitation de cette ressource devenue
essentielle pour elle. C’est dire qu’elle ne se contentera pas de faire
la
cueillette des productions des professeurs, mais qu’elle entreprendra
nécessairement
de planifier cette production et d’exercer les pressions nécessaires
pour
orienter les recherches selon ses plans, tant en organisant directement
la
recherche des professeurs qu’en prenant en mains le recrutement en
fonction de
ses stratégies de recherche. Tout cela a déjà lieu à un certain degré
actuellement. L’acquisition de la propriété intellectuelle de tout le
travail des professeurs permettrait un bond pour porter ce dirigisme à
son suprême
degré. Après un tel saut, la liberté universitaire qui tend à devenir
de
plus en plus nominale disparaîtra définitivement, en fait en tout cas,
et sans
doute aussi en droit, lorsqu’on ne verra plus d’avantage à garder cet
élément
décoratif.
Ce
que signifiera la soumission des professeurs à l’administration
universitaire, il ne faut qu’un peu d’imagination pour se le
représenter.
Nous avons déjà vu qu’il est impossible de tracer les frontières, dans
l’activité d’un intellectuel, entre les moments de travail salarié et
les
moments de libre réflexion privée. Un musicien, par exemple, n’invente
pas
ses œuvres durant les heures de bureau qu’il se serait fixées, pour
tourner
ensuite son esprit tout ailleurs durant ses loisirs. S’il est réputé
avoir
vendu toute sa production musicale, en tant que faisant partie de son
travail
universitaire, le voici au service de l’université jour et nuit. Et si
un
chercheur n’a pas le droit d’utiliser à son profit les résultats de ses
propres recherches, ce n’est pas un certain travail qu’il a vendu à
l’université, mais son cerveau lui-même. Bref, il est devenu un
esclave, et
alors la prostituée conserve davantage de liberté face à son souteneur
que le
professeur face à son supérieur.
Gilbert
Boss
Québec,
2000
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