LA SUBVERSION PHILOSOPHIQUE
1
Le
philosophe est l'ami de la sagesse, c'est-à-dire aussi de la vérité.
Or mentir, c'est dire le contraire de la vérité, c'est tromper ceux
à qui l'on parle, et répandre ainsi la fausseté. Bref, à première
vue, le mensonge semble interdit au philosophe. Quant à la censure,
elle est au service du pouvoir social ou politique, et elle se soucie
de l'orthodoxie, c'est-à-dire de la conformité des idées aux
doctrines qui font autorité, parce qu'elles sont soutenues par le
pouvoir. Il n'est pas exclu que ce dernier veuille répandre la
vérité, qu'il soit un pouvoir philosophique en somme, mais il est
plus probable qu'il vise tout autre chose en définissant ce qui
forme l'orthodoxie, à savoir le renforcement, dans les esprits, de
l'autorité du pouvoir en place. Que la censure soutienne le mensonge
— pourvu que ce soit le mensonge officiel — et interdise souvent
la vérité, c'est donc dans l'ordre des choses. Entre elle et la
philosophie, il semble y avoir une opposition inévitable.
Il
n'est pas difficile de trouver dans l'histoire de la philosophie des
exemples de cette opposition. Le philosophe dit la vérité, et
lorsque la censure veut l'obliger à se conformer à l'autorité
sociale, il refuse de s'y plier, parce que pour s'y soumettre il
faudrait mentir ou au moins cacher la vérité. Le pouvoir politique
ou social punit donc le philosophe de diverses façons, allant
jusqu'à la peine de mort. C'est par exemple Socrate, condamné par
les Athéniens pour n'avoir pas voulu se taire ou s'accorder avec
l'opinion commune. C'est Giordano Bruno, condamné au bûcher par
l'Inquisition pour avoir persisté à soutenir des doctrines
contraires à celles de l'Église. Voilà un scénario qui se répète,
avec ces conséquences extrêmes ou d'autres moins dramatiques.
Dans
un pays où il y a de la censure et des philosophes, peut-il même se
passer autre chose ? Oui peut-être, si la censure est très
légère et sectorielle de façon à ce que, par chance, les discours
publics des philosophes ne touchent pas les thèmes censurés. Ou
encore, il arrive aussi que d’un côté la censure n’ait pas à
intervenir parce qu’elle se limite à contrôler certains types de
publications, sans procéder à des inquisitions pour amener les gens
à avouer ce qu’ils pensent et que de l’autre les philosophes se
contentent de conduire leurs enquêtes dans la sphère privée, soit
seuls, soit dans des groupes d’amis discrets que la censure peut
ignorer. De cette manière, sans mentir, en respectant seulement la
discrétion exigée, le philosophe pourrait mener sa réflexion sans
entrer en conflit avec une telle censure non inquisitoriale. Se
pourrait-il également que, par un heureux hasard, l’enquête
philosophique conduise à des conclusions entièrement compatibles
avec l’opinion orthodoxe autorisée et imposée ? Alors, dans
cette situation improbable, les censeurs et les philosophes se
trouveraient comme alliés pour combattre les mêmes erreurs, les uns
par la force, et les autres par le raisonnement. Et si un tel accord,
par miracle, devait durer, il faudrait conclure ou bien que le
pouvoir politique et social se trouve alors dans les mains des
philosophes et que c’est la philosophie que les censeurs imposent
par la force, ou bien que la philosophie est une activité vaine,
s'efforçant de redécouvrir par le raisonnement l’opinion commune.
Mais
ces deux conditions d’un véritable accord, durable, entre
l’orthodoxie et la philosophie sont-elles réellement possibles ?
Tant s’en faut. L'hypothèse d'une telle alliance est
invraisemblable, parce qu’on ne voit pas que les philosophes aient
besoin d’imposer par la force ce qu’ils peuvent persuader par la
raison, sachant que l’exercice de la raison, redoutable aux yeux du
censeur par sa capacité de démasquer la fausseté de l’orthodoxie,
conduit justement à renforcer cette faculté. Et si la raison ne
mène pas irrésistiblement à la vérité supposée reconnue par la
philosophie et le pouvoir, alors d’autres philosophes peuvent
entrer en désaccord avec ceux qui partagent la doctrine autorisée,
et la censure doit les persécuter, si bien que l’harmonie entre la
censure et la philosophie se trouve rompue et se révèle même
condamnée à rester partielle et accidentelle. Or l’histoire
prouve abondamment que les philosophes n’aboutissent justement pas
tous à la même doctrine, mais sont en perpétuel désaccord entre
eux. Maintenant, dans l'hypothèse que la philosophie finirait
toujours par renforcer l’opinion officielle, on ne comprendrait
plus que les philosophes aient jamais pu être persécutés, comme
cela arrive toujours en fait. Surtout, l’idée d’un accord entre
l’orthodoxie et les doctrines des philosophes ne tient pas compte
de l’essentiel, à savoir que ce n’est pas simplement par ses
conclusions que la philosophie conteste l’orthodoxie, mais déjà
et surtout par sa façon de procéder, par le recours constant à
l’analyse critique. Car si le pouvoir surveille les philosophes,
sévit contre eux et les censure, ce n’est pas seulement parce que
leurs doctrines contredisent la doctrine établie, mais d’abord
parce que leur manière de se rapporter à cette dernière consiste
d’abord à la mettre en question, même lorsque par hasard elle
mène ensuite à la confirmer sur quelque point. Autrement dit, le
fait que l’orthodoxie s’impose par la force n’est pas
accidentel, mais essentiel. Il appartient à sa nature de réclamer
l’obéissance ou la foi, et non quelque accord contingent reposant
sur les seuls raisonnements de ceux qui l’adoptent. Et de même, il
n’est pas indifférent pour le philosophe qu’une doctrine se
comprenne comme une conclusion de la raison plutôt que d’être
inculquée par une autorité sociale, même s’il pouvait y avoir
entre les deux la plus parfaite coïncidence dans la formulation.
Bref, parce que la philosophie réside avant tout dans l’activité
rationnelle critique elle-même, elle est fondamentalement opposée à
l’orthodoxie et à juste titre suspecte aux yeux de la censure.
Dans
ces conditions, s’il y a entre l’orthodoxie et la philosophie
cette opposition nécessaire, il semble inéluctable aussi que la
première se défende des attaques de la philosophie par la censure,
et que celle-ci, dans la mesure du possible, élimine la philosophie
de la vie publique, lorsqu’elle ne va pas jusqu’à chercher à
l’éradiquer de la vie privée. Quant au philosophe, comment
peut-il s’en défendre, s’il est vrai qu’il déteste le
mensonge comme le pire des vices, comme le plus opposé à la
vérité ? Ne faut-il pas qu’il se taise, ne se révèle tout
au plus qu’à quelques amis choisis et discrets, ou bien qu’au
contraire il parle clairement et provoque franchement la censure ?
La
philosophie devrait donc avoir été éteinte par la censure.
Pourtant, il existe bien une tradition philosophique, et elle a
réussi à trouver sa place dans la société, à s’y faire
admettre, malgré toutes les persécutions qu’elle a subies et
qu’elle continue à subir. Comment cela est-il possible ? Il
faut l’attribuer ou bien à la faiblesse de la censure, ou à une
incapacité de faire valoir l’orthodoxie, ou à un affaiblissement
du besoin d’imposer une orthodoxie — dû à la prépondérance
dans la société d’un esprit de tolérance, voire à un goût
généralisé pour la philosophie —, ou bien au contraire à
l'existence de stratégies de la part des philosophes impliquant la
transgression de la supposée interdiction du mensonge pour les
adeptes de la pure vérité. Ces différentes causes possibles ne
s’excluent d’ailleurs pas, mais peuvent s’associer.
2
Parcourons
ces possibilités au sujet
des causes qui ont pu permettre l’existence de la tradition
philosophique, malgré l’incompatibilité de principe entre la
philosophie et l’orthodoxie ou la censure.
Il est
très probable qu’une relative
faiblesse de la censure ait pu jouer un rôle. C’est d’abord, non
pas tant l’absence de détermination des censeurs, mais la relative
inefficacité de leurs méthodes qui a permis à des pensées non
orthodoxes de se répandre. Ainsi, dans le cas de Bruno,
l’Inquisition a mis assez longtemps à le repérer, même si elle
l’avait à l’œil dès sa jeunesse. Quand elle s’est saisie de
lui, pour finir par le condamner et le brûler, lui et ses livres,
ses écrits étaient déjà trop répandus pour pouvoir être
éliminés, et la méthode même utilisée pour le faire taire lui
donnait une publicité allant à l’encontre de l’effet recherché.
Souvent, ainsi, la censure arrive trop tard, elle condamne et cherche
à supprimer des œuvres — avec leurs auteurs éventuellement — à
un moment où celles-ci sont déjà trop connues pour être
véritablement éradiquées, et l’interdiction de lire des œuvres
disponibles, même difficiles à se procurer, est à double tranchant
puisqu’elle représente également une publicité pour elles. Il y
a donc un problème de la censure dans la mesure où elle ne prend
connaissance de ce qu’elle veut détruire qu’au moment où cela
est déjà public, sauf quand elle agit avant la publication dans le
but de l’empêcher, ce à quoi elle ne parvient pas toujours pour
plusieurs raisons. D’abord, les auteurs qui veulent l’éviter
vont trouver des voies détournées. Ensuite, c’est souvent
seulement la réaction du public qui met au censeur la puce à
l’oreille et lui permet de découvrir qu’un texte en apparence
innocent à la première lecture, ne l’était pas en réalité.
Pour
que la censure puisse être
efficace, il faut aussi que l’orthodoxie soit suffisamment bien
définie et qu’elle soit soutenue par un pouvoir capable de la
faire respecter. Dans certaines situations, ce n’est pas le cas. Il
arrive que les tenants mêmes de l’orthodoxie ne l’interprètent
pas de la même façon sur des points importants, qu’ils en
disputent et ne parviennent pas à la définir de manière à
permettre de décider si certaines opinions y correspondent ou non.
Alors les penseurs peuvent oser des audaces difficiles à évaluer
pour décider si elles sont condamnables ou non comme déviantes.
Ainsi, l’autorité d’Aristote au moyen-âge a pu servir à
défendre des thèses très opposées entre elles. Et lorsque, de
plus, dans un même espace culturel, ou à ses frontières, diverses
orthodoxies entrent en concurrence, sans que l’une puisse éliminer
clairement l’autre, les penseurs peuvent jouir d’un certain
espace de liberté en se plaçant ou en voyageant entre ces autorités
en conflit. C’est ce qu’on voit par exemple chez les libertins à
l’époque moderne, qui jouent de la possibilité de se convertir
d’une religion à l’autre, et de se chercher des protections
diverses selon leurs besoins.
Enfin,
notamment lorsque de tels
conflits s’éternisent, sans donner d’avantage décisif à aucun
parti, sans qu’on ne voie plus la raison de préférer décidément
l’un à l’autre, il arrive que beaucoup préfèrent tolérer un
plus grand nombre d’opinions, donner moins de poids à l’orthodoxie
ou la restreindre à des points d’accord plus communs. Et alors les
philosophes sont aussi moins surveillés, et ils suscitent même par
leurs théories une curiosité plus aventureuse. C’est la situation
qu’on trouve par exemple dans la Hollande du XVIIe
siècle et dans plusieurs pays au siècle suivant.
Sous
toutes ses formes, la faiblesse de
la censure — que ce soit par inefficacité, par un défaut dans
l’orthodoxie défendue ou par la limitation que lui impose un
certain esprit de tolérance — semble favorable à la philosophie.
Mais suffit-elle à la rendre possible, c’est-à-dire à la laisser
se développer dans la société et à permettre aux philosophes de
publier leurs idées, de mener publiquement leurs discussions, d’agir
à leur façon sur l’opinion, de créer et de poursuivre une
tradition de pensée critique à travers les âges ? Quelles que
soient ses variations, qui peuvent être importantes, la censure
paraît ne jamais disparaître tout à fait, pas même quand elle est
officiellement abolie, ce qui est d’ailleurs rare. La société en
général et les intellectuels eux-mêmes savent pratiquer une
censure assez efficace, parfois plus que celle des pouvoirs
politiques, comme l’avaient fort bien remarqué un Schopenhauer ou
un Tocqueville. La tolérance est-elle jamais suffisante pour
permettre aux philosophes de s’exprimer en toute liberté, sans
réticence ? En tout cas, il est évident qu’ils n’ont
jamais attendu un tel état idéal pour développer et publier leurs
pensées.
En
dépit de la forte contrariété
qu’il y a entre elles, il faut donc admettre que d'habitude la
philosophie et la censure ne s'opposent pas au point qu’elles ne
puissent coexister. Par conséquent, puisque ce n’est pas grâce à
l’absence de censure que la philosophie parvient à avoir une
certaine existence publique, il faut remettre en question l’idée
que le philosophe ne puisse mentir, vu que, pour s’exprimer, il a
bien dû déroger en fait à la supposée obligation ou de cacher
simplement la vérité, ou de la révéler telle quelle, toute nue
pour ainsi dire. Car on n’imagine pas que, engagée sous cette
forme dans une lutte avec l’opinion orthodoxe, la philosophie ait
pu s’imposer par la force. Certes, comme nous l’avons vu, le
censeur arrive souvent trop tard pour empêcher entièrement la
diffusion d’une pensée hétérodoxe. Mais serait-ce le cas si le
penseur s’était toujours exprimé sans voile ? Et dans la
durée, la répression ne finit-elle pas par vaincre ? Qu’on
songe par exemple que le christianisme avait réussi à éliminer
presque toute trace de l’épicurisme pour des siècles, et
qu’encore aujourd’hui nous n’avons presque plus rien des écrits
d’Épicure, l’un des philosophes les plus célèbres et les plus
féconds de l’Antiquité.
Pourtant
il est bien difficile
d’admettre que le philosophe puisse mentir pour tromper la censure.
Car comment dira-t-il alors la vérité, ce qui devrait être son
but ? Nous savons que le censeur, ce n’est pas uniquement
quelque spécialiste professionnel, mais en général le simple
membre d’une société qui partage l’opinion commune, qui la
défend comme orthodoxe, et qui condamne donc ce qui en dévie et
qu’il considère comme faux et pernicieux. Bref, pour tromper le
censeur, il faut tromper à peu près tout le monde, et répandre
donc la fausseté plutôt que la vérité. Dira-t-on que le
philosophe tiendra comme deux discours entremêlés, dont l’un doit
faire écran à l’autre, destinant le plus superficiel au censeur,
pour l’égarer, et le plus profond et voilé au penseur désireux
de connaître, pour lui donner un véritable enseignement ? Mais
comment distinguera-t-on l’un de l’autre ? Car il ne faut
pas que la différence soit claire et que le censeur la découvre,
sans quoi la tromperie utile n’aura pas lieu. Mais sinon, si la
vérité est mélangée indistinctement au faux, comment le lecteur
auquel elle est destinée la retrouvera-t-il ? Du reste, la
fausseté et le mensonge ne sont-ils pas d’abord cela justement, un
mélange inextricable de vrai et de faux ? Et ne faut-il pas
alors connaître déjà la vérité pour la reconnaître dans une
telle confusion ? Ce qui signifie qu’un discours de ce genre
n’enseigne rien, mais trompe ceux qui peuvent être trompés et ne
se laisse éventuellement percer que par ceux qui savent déjà.
C’est peut-être une méthode pour se faire des signes de
reconnaissance entre initiés, mais non pour produire l’initiation
elle-même.
Si en
outre on tient compte du fait que
la philosophie ne se contente pas d’exposer des théories, mais
qu’elle est également recherche et pratique de la sagesse, le
paradoxe de l’usage du mensonge est plus grand encore. En effet,
dans sa fonction pratique ou éthique, le discours philosophique ne
sert pas qu’à dire quelque chose à propos de ce qui lui est
extérieur, mais il se pose comme modèle, il révèle une attitude,
comme celle de la sagesse. Or, s’il ment, il propose le mensonge et
la fausseté comme valeurs et détruit en fait le lien entre la
philosophie, la sagesse et la vérité qu’il devrait instaurer ou
renforcer.
Voici
donc l’aporie à laquelle,
semble-t-il, nous sommes parvenus. Si la philosophie existe sous la
forme d’une réalité historique, culturelle ou sociale, alors il
faut qu’elle ait pu tromper la censure. Mais en pratiquant la
tromperie, elle s’est placée du côté de la fausseté et elle est
devenue contraire à la philosophie.
3
Mais le
mensonge est-il vraiment
incompatible avec la philosophie ?
Imaginons
une société entière de
philosophes, dont les membres se caractérisent par un amour dominant
de la sagesse et de la vérité. Ils ne sont certes pas tous sages au
même degré, mais leur principal désir est de le devenir davantage,
et même les enfants manifestent très jeunes cette forte
inclination. N’aurait-on pas profit dans une telle société à ce
que tous les discours soient sincères et vrais ? En supposant
que la sagesse aille de pair avec la bienveillance envers ses
semblables (c’est-à-dire ceux qui manifestent un désir
prépondérant de sagesse), il n’y aurait pas de raisons de
tromperie, et le fait que tous les discours tendraient à manifester
la vérité représenterait une aide très importante pour la
répandre encore davantage dans les esprits, ainsi que pour renforcer
encore en tous le désir de sagesse. Vu l’extrême utilité
d’éliminer le mensonge dans ces conditions, resterait-il même la
moindre occasion de le tolérer ? Peut-être non.
Nous
sommes évidemment loin de nous
trouver dans cette situation idéale. Le désir de sagesse reste
faible dans nos sociétés réelles et il n’est pas non plus le
désir qu’on y cultive en premier lieu. La bienveillance (que nous
avions supposée liée à la sagesse) n’est que très partielle et
en concurrence constante avec la malveillance. Le genre de profit
habituellement recherché avant tout suppose souvent quelque forme de
tromperie individuelle ou collective des autres. Et, quel que soit
son désir de rejoindre ou de faire advenir la société idéale des
sages, le philosophe doit vivre concrètement dans un monde qui y est
largement contraire. Or est-il possible d’y vivre sans mentir, sans
dire parfois le contraire de ce qu’on sait ou croit vrai, et sans
cacher simplement à d’autres moments la vérité ?
La
dévotion totale à la vérité, à
la sincérité n’est pas en soi absolument impossible, et elle a
été soutenue par certains philosophes. C’est en effet l’attitude
radicale des cyniques, qui se caractérisent par l’absence de
compromis avec la fausseté, dans les paroles et les actes. Diogène
est sans doute la figure emblématique de cette attitude. Il dit à
chacun ce qu’il pense de lui, sans chercher pour la bienséance à
atténuer sa critique, et si un Alexandre lui demande son avis, il
lui manifeste le même mépris du jeu de la flatterie indissociable
des milieux où évoluent les grands que lorsqu’il s’adresse à
ses concitoyens. La simple politesse est pour lui une hypocrisie
qu’il rejette, préférant la rude expression de ses sentiments. Et
dans ses actions, il refuse de la même façon toute manière de
voiler la nature en lui, et il renonce à la décence, vue comme une
sorte de tromperie par rapport à ce qui est réellement ou
naturellement. L’amour de la vérité est ici entièrement
corrélatif d’une haine sans partage pour toute forme de mensonge,
d’hypocrisie, de respect de conventions cachant la vérité
naturelle. Or il faut avouer qu’il y a une grandeur dans cette
attitude intransigeante, pour laquelle Diogène a toujours suscité
l’admiration. Et pourtant, parmi les philosophes eux-mêmes, sa
position a le plus souvent été vue comme exagérée, comme manquant
de nuance, voire comme limitant l’accès à la vérité la plus
haute. Car faut-il que le philosophe soit une sorte de sauvage ?
La civilisation et ses raffinements, qui peuvent à certains égards
éloigner de la vérité, ne peuvent-ils être également favorables,
voire indispensables, au développement de la connaissance ?
A la
limite, en effet, ne faut-il pas
considérer tout artifice comme comportant quelque forme de
mensonge ? Car en ajoutant à la nature, ne la cache-t-on
pas ?
L’homme qui se promène nu, se montre tel qu’il est. Mais s’il
s’habille, il se cache, il se montre sous une forme qui n’est pas
la sienne, il se donne le moyen de se déguiser, de tromper sur sa
forme naïve, celle de son corps naturel, qu’il est en premier
lieu. Et il en va de même, de diverses manières, pour tout le monde
artificiel qu’il crée et dans lequel il vit toujours davantage à
mesure que la civilisation progresse. La politesse et toute la morale
sociale, qui est en fait une forme plus profonde de politesse,
permettant aux hommes de se frayer en feignant ou en cultivant des
sentiments qu’ils n’ont pas naturellement les uns pour les
autres, tout cela cache ce qu’ils sont et sentent réellement,
selon leur nature, et constitue une sorte de tromperie et
d’hypocrisie d’autant plus profonde qu’on parvient à
s’identifier soi-même à ces artifices de la vie sociale. Sous la
bienveillance qu’on exhibe, combien de haine, qu’il faut non
seulement réprimer, mais surtout ne pas laisser voir, pour ne pas la
faire exploser inévitablement dans la société ! Or n’est-ce
pas à ce prix, au prix de l’hypocrisie et du mensonge, que la
civilisation, un certain agrément de la vie en société, devient
possible entre ceux qui ne sont pas des sages ? Un Diogène peut
bien démasquer le barbare sous le civilisé, mais peut-il faire que,
sans son masque, celui-ci ne se comporte pas justement comme un pur
barbare ? On peut montrer à l'homme normal qu’il n’est pas
un sage, et peut-être lui faire avouer que c’est hypocritement que
contemplant son déguisement, il se croit plus sage qu’il n’est,
mais cette critique ne le rend généralement guère plus sage pour
autant.
Sinon,
si, tenant compte du fait que
par nature l’homme n’est pas sage en effet, le philosophe mise
davantage sur le développement de la civilisation pour approcher de
la vérité, alors il noue une relation avec le mensonge, avec
l’artifice, qui semblent d’abord éloigner de la vérité simple
de la pure nature. S’il ne croit pas que la sagesse soit tout
entière déposée en nous, de sorte qu’il faille juste nous
dépouiller de tout ce qui est étranger à notre figure originaire
pour la retrouver, s’il croit au contraire qu’elle doit se
construire et qu’elle est donc le fruit d’un certain artifice,
alors il faut que la vérité ne soit plus entièrement incompatible
avec le mensonge, toujours présent dans l’artifice ou la fiction
en tant qu’ils éloignent de la supposée pure vérité naturelle
originaire.
Il
semble que nous soyons tombés dans
une aporie tout à fait insoluble. Mais en vérité, ce mensonge
disparaît dès qu’il se réfléchit et se reconnaît lui-même,
c’est-à-dire dès que l’artifice devient conscient et se
manifeste lui-même. Alors la construction complexifie la réalité
et modifie la nature plutôt qu’elle ne la cache. C’est ainsi
qu’une fiction, lorsqu’elle s’avoue, cesse d’être illusoire
ou trompeuse, mais se présente dans sa propre vérité. La même
histoire qui apparaît comme un mensonge si je cache sa nature
fictive, devient un véritable conte, une œuvre littéraire
peut-être, qui ne trompe plus vraiment dès qu’elle se présente
comme fiction, même si, comme telle, elle continue à jouer à faire
illusion et à intégrer ainsi le mensonge qu’elle abolit.
Cependant
le recours avoué à la
fiction ne résout pas la question du rapport à la censure, puisque
la fiction est soumise également à son jugement et que si elle ne
trompe pas, elle ne la trompe pas non plus. Il faut donc bien que le
discours du philosophe crée l’illusion chez le censeur, et qu’il
mente en ce sens pour parvenir à se rendre public. Nous retrouvons
donc notre aporie, vu que le mensonge semble pour sa part exclure la
possibilité de l’enseignement, du moins tant que celui-ci est
conçu sous la forme d’une communication directe de la vérité.
4
Or, ne
serait-ce pas ce présupposé
qui ferait problème ?
En
effet, le mensonge prend son sens
par rapport à la vérité qu’il feint. Dans le cas le plus
fréquent, où la vérité est conçue comme une description directe
des faits, il signifie donc une description qui ne leur correspond
pas et par laquelle on veut tromper sur la réalité de ces faits. Si
la vérité n’est plus de cet ordre, en revanche, le mensonge ne
peut plus non plus consister à faire croire ce qui n’est pas dans
la réalité objective. Or il se peut que la vérité qui intéresse
le philosophe diffère souvent de celle qui peut s’exprimer
directement. Ajoutons que, comme il va de soi, le mensonge ne se
confond pas avec l’erreur, et qu’il s’en distingue par le fait
qu’il vise à tromper. Or la philosophie vise pour sa part à nous
sortir de l’erreur, qui représente pour elle la valeur négative
principale, tandis que le mensonge n’est mauvais de ce point de vue
que dans la mesure où il met dans l'erreur ceux qui se laissent
abuser.
Mais,
indépendamment de la
communication philosophique, pourquoi le mensonge est-il généralement
condamné par la morale ? C’est qu’il affecte les principes
de la vie sociale. Car, qu’on soutienne ou non avec Hobbes que la
société politique se fonde sur un pacte premier, il n'y a pas de
doute que la possibilité de contrats est indispensable à la vie
sociale organisée. Il est donc essentiel à la vie en société que
le principe du contrat, la promesse, soit généralement fiable. Or
le mensonge la contredit et la mine déjà en y intégrant la ruse,
et en la rendant donc illusoire. Et même lorsque le mensonge porte,
non pas directement sur la promesse, mais sur l’information, c’est
encore par ce même effet qu’il est nuisible, la vérité au sens
de la correspondance avec les faits ne se situant pas dans cette
simple adéquation considérée d’un point de vue statique, mais
dans la promesse implicite donnée à la personne informée qu’elle
peut compter voir se vérifier cette adéquation, soit par une
enquête visant à cette vérification, soit dans l’action qui se
fonde sur les faits correspondant à l’information donnée. C’est
pourquoi, dès que cette promesse est suspendue, comme dans la
fiction, le mensonge devient innocent, et il est absurde d’en
accuser le poète.
La
condamnation morale du mensonge peut
difficilement être contestée par les philosophes, qui la reprennent
généralement à leur compte en tant qu’ils défendent également
les intérêts de la vie sociale, et par conséquent ses conditions.
Mais, en trompant la censure, ne la transgressent-ils pas et
n’affaiblissent-ils pas de ce fait le lien social ? Ils
semblent même s’en rendre responsables de deux manières, car ceux
qui se fient à leur discours se trompent sur la vérité dont il est
apparemment question, tandis que ceux qui déjouent la ruse et en
devinent le sens, en deviennent complices et se voient par cet
exemple incités à mentir à leur tour.
Il faut
cependant nuancer cette
approbation philosophique de l’interdiction de mentir dans la vie
sociale. Comme elle trouve ses raisons dans le maintien du lien
social et de l’ordre politique, en donnant le plus d’efficacité
possible à la promesse, elle ne vaut qu’autant qu’il importe
davantage d’assurer ces effets que de défendre des enjeux plus
importants, s’il y en a. Or la définition de ces enjeux dépend
des philosophies, et l’on sait que toutes ne conduisent pas à
admettre par exemple qu’il vaille mieux livrer ses amis à des
assassins que de mentir pour envoyer ceux-ci sur une fausse piste. Et
ne se pourrait-il pas également que la communication de la vérité
telle que l’entend le philosophe justifie des exceptions analogues
à l’interdiction du mensonge ?
D’autre
part, faut-il considérer
comme un mensonge l’affirmation de l’orthodoxie, lorsque celle-ci
est obligatoire ? Dans ce cas, l’ordre social comporte
l’imposition de certains dogmes, qui de ce fait sont retirés de la
responsabilité individuelle. La situation est semblable à celle des
phrases convenues échangées par politesse, qui, dans l’usage
normal, sont placées comme hors de l’opposition entre la vérité
et le mensonge. Ceux qui mentent éventuellement dans le cas de
l’orthodoxie, ce sont ceux qui travaillent à l’imposer et à la
maintenir tout en sachant qu’elle est fausse et contraire aux
intérêts de ceux qui se voient contraints de s’y soumettre. C’est
une faute dont on ne peut certainement pas accuser le penseur qui
tente de la contester et ne s’y plie en partie que sous la
contrainte des autorités sociales.
Au
contraire même, ceux que le
philosophe trompe, dans sa perspective, ce sont les menteurs, dont il
attaque l’orthodoxie comme fausse, ceux qui imposent le mensonge et
interdisent la critique en vue d’en empêcher la découverte.
Autrement dit, lorsqu’il feint d’adopter le mensonge imposé par
les autorités, ce n’est pas pour le soutenir, mais pour le
détruire en faveur de la vérité. Son procédé vise à tromper les
trompeurs, en leur cachant qu’il s’agit dans son discours de
conduire à une vérité interdite sous le masque de l’orthodoxie.
Certes, par l’usage de ce déguisement il abandonne aussi les plus
naïfs à leur aveuglement et à leur confiance pour ne dévoiler
qu’aux plus perspicaces la vérité exclue par l’orthodoxie. Mais
on ne peut pas même dire qu’il mente ainsi, en un sens fort, à
son public moins averti, puisque, dans la mesure où elle est
obligatoire, l’expression de l’orthodoxie reste neutre pour celui
qui se contente de respecter l’usage. Car ici le « mensonge »
fait partie de l’ordre social actuel, au bénéfice duquel les
membres de la société doivent justement renoncer au mensonge.
L’usage de la subversion ne deviendrait pervers sur ce point que si
l’expression de la vérité était parfaitement libre.
Il y a
donc bien des raisons de ne pas
exclure que les philosophes puissent recourir à la ruse et à la
subversion dans leurs écrits, sous prétexte que ces procédés
impliquent un mensonge contraire à toute recherche de la vérité,
même dans le sens banal du terme.
5
Mais
revenons à la question de savoir
si la question du mensonge est même pertinente par rapport au type
de vérité qui intéresse le philosophe. Il ne s’agit pas pour lui
de donner des informations qui pourraient être fausses et tromper au
sujet des faits sur lesquels repose l’action courante. Il ne s’agit
pas davantage de promettre d’accomplir telle action sur laquelle
les autres devraient pouvoir compter dans leurs propres projets
pratiques, voire théoriques. Car même dans ce dernier cas, les
philosophes ne sont généralement pas engagés, comme les savants
des sciences modernes, dans des recherches communes, réparties entre
les différents membres d’équipes, où chacun doive se fier au
sérieux avec lequel les résultats présentés par chacun ont été
obtenus et communiqués. Pour cette forme de science, l’honnêteté
des chercheurs impliqués est vitale et le mensonge, grave, car il
perturbe réellement et peut empêcher même toute l’entreprise
commune de connaissance. Pour cette raison, dans les sciences
modernes, le langage est généralement travaillé de façon à en
extirper le plus possible l’ambiguïté. Et il faut donc avouer
que, dans la mesure où certains concevraient la philosophie comme
appartenant à ce même genre de recherche scientifique, la morale
interne à la discipline, exigeant l’interdiction du mensonge,
s’appliquerait et obligerait à s'en tenir à la formulation la
plus directe et la plus littérale possible de la vérité telle que
la méthode reconnue la définirait.
Cependant,
si la philosophie vise le
type de connaissance lié à la sagesse, c’est-à-dire non pas tant
un savoir des faits tels qu’ils importent dans la pratique commune,
mais la connaissance résultant de la réflexion critique sur notre
pratique et conduisant à une pratique plus vraie, parce que plus
lucide et plus autonome, la correspondance directe avec les faits
objectivement reconnus n’est plus le critère pertinent pour en
juger. Autrement dit, l’information ne joue plus ici qu’un rôle
secondaire, et ce qui est en jeu, ce n’est pas son mode de vérité.
En effet, l’information renseigne sur des faits objectifs, en ce
sens qu’ils sont accessibles à chacun dans l’attitude habituelle
où il se trouve. C’est dire que l’appréhension du fait, aussi
difficile et complexe qu’elle puisse être, ne demande pas de
remettre en question le monde de l’opinion et de l’action
commune, mais d’y rester et de prolonger la vision qu’on en a en
son sein même. Les informations vraies nous permettent de connaître
davantage de faits du même type que ceux que nous connaissons déjà
et qui composent notre monde habituel. C’est pourquoi, la
perspective restant la même, le rapport entre l’information et les
faits signifiés demeure simple en principe, prenant la forme d’une
correspondance simple entre ce qui est affirmé et ce qui est, même
si la procédure de vérification elle-même peut être complexe. En
revanche, en modifiant les principes de notre pratique, la
philosophie produit également un changement de perspective grâce
auquel les faits eux-mêmes viennent présenter une figure différente
et se rapportent différemment à nous, si bien qu’ils se voient du
même coup transformés à leur tour au point de constituer un autre
monde que celui dans lequel nous nous situons naturellement.
Même
si, dans ce nouveau monde, le
rapport au fait pouvait retrouver la forme de la simple
correspondance, de sorte que l’information y redevienne possible et
pertinente, la rupture avec le monde commun subsisterait et
interdirait la transposition directe qui n’en tiendrait pas compte.
Bref, ce n’est plus dans le monde commun que se vérifient ou non
les informations que le philosophe peut donner. En somme, la
situation sur ce point est analogue dans les sciences. On sait bien
que les affirmations proprement scientifiques du physicien ou du
chimiste ne doivent pas être comprises comme si elles se
rapportaient au monde de l’expérience naïve, mais comme dépendant
d’une théorie qui redéfinit l’ensemble des concepts utilisés,
si bien que c’est par rapport à elle seulement que les faits
pertinents peuvent être repérés. Afin de comprendre l’information
directe du savant, il faut donc une formation pour reconstruire les
entités scientifiques dont il s’agit. Et c’est grâce à cette
construction qu’une traduction des vérités scientifiques en
informations plus banales devient possible. Ainsi, lorsque le
physicien dit à un profane que les choses sont constituées
d’atomes, il ne l’informe en réalité de rien, quoique celui-ci
puisse bien imaginer une sorte d’univers formé d’un sable
extrêmement fin et se tromper. Mais le savant peut toutefois lui
montrer le moyen d’accéder à cette information en lui apprenant
la science dans laquelle elle trouve son sens et donne accès aux
faits auxquels elle se réfère.
Si une
telle éducation était
interdite, parce que l’orthodoxie obligeait à une autre
considération des faits, le censeur, placé par rapport à la
science dans la situation du profane, du défenseur du terrain commun
établi, pourrait-il condamner l’affirmation du savant comme
fausse ? Certainement, il pourrait dénoncer l’idée que le
monde soit constitué d’une poussière de grains atomiques. Et si
le scientifique lui répondait qu’en réalité il ne soutient pas
cette thèse ni ne conteste donc l’orthodoxie qui l’interdit,
faudrait-il reprocher à celui-ci de mentir ? Sûrement pas,
puisqu’il ne prétendrait donner aucune information directe sur le
terrain de l’orthodoxie, ni par conséquent contredire aucune règle
concernant ce type de vérité. Toutefois, dans la mesure où une
traduction de son affirmation peut entrer en relation avec ce que
soutient l’orthodoxie, il faut bien avouer qu’elle peut aussi
être comprise comme la contredisant d’une tout autre manière.
Seulement, cette contradiction plus indirecte implique justement la
traduction, c’est-à-dire la construction théorique qui la permet.
Mais si l’orthodoxie interdit de sortir de son cadre, elle interdit
également cette traduction et par conséquent l’établissement de
la contradiction, si bien que celle-ci reste exclue du monde de
l’orthodoxie, de sorte que la thèse du scientifique demeure
étrangère à sa vérité et qu’aucune formulation approximative
n’en peut être ni vraie ni mensongère à proprement parler. Bref,
lorsque cette science est comme aujourd’hui intégrée à
l’orthodoxie et donne lieu à une éducation orthodoxe, elle
devient capable d’informations justes ou fausses, et du même coup
se rend sujette à la possibilité de mensonges directs, alors que ce n’est pas le
cas si elle reste elle-même hétérodoxe, supposant une éducation
hétérodoxe à son tour. Dans ce cas, la lutte contre l’orthodoxie
en faveur de la science hétérodoxe porte non plus, en réalité,
sur la vérité des informations, mais sur l’opportunité de
changer de manière de connaître. Et c’est précisément ce qui a
eu lieu pour nos sciences à l’époque moderne, le moment où
l’enjeu était justement philosophique.
Prenons
un exemple connu, celui du
mouvement du soleil et de la terre, dans la façon dont le traite
Descartes dans ses Principes.
L’orthodoxie soutient que le soleil tourne autour de la terre. La
nouvelle science tend à s’exprimer en affirmant l’inverse. Il
semble donc y avoir une contradiction directe entre deux informations
sur le monde, et il faut que ce soit ou l’un ou l’autre en fait.
Or Descartes prétend que la chose est au contraire indifférente et
qu’il peut certes soutenir que la terre tourne autour du soleil,
mais également, si on le désire, pour se conformer à l’orthodoxie,
que c’est bien le soleil qui tourne autour de la terre. Ne faut-il
donc pas qu’en soutenant cette position au plus haut point ambiguë,
il prenne le parti opportuniste de mentir à sa guise sur ce
point ?
Son explication montre que ce n’est pas le cas. Le mouvement est
purement relatif selon lui. Selon que nous prenons comme point de vue
tel point de repos ou tel autre, à propos d’un même mouvement
relatif, nous voyons aussi tel corps ou tel autre se mouvoir. Prenons
la terre comme point fixe, et nous voyons le soleil tourner autour
d’elle. Prenons au contraire le soleil comme point fixe, et c’est
la terre qui tourne. Les théologiens ont-ils tort de dire que la
terre est fixe et que c’est le soleil qui tourne autour d’elle ?
Non. On peut donc être d’accord avec eux, et c’est sans mentir
selon la conception cartésienne du mouvement. Descartes ne fait-il
donc que confirmer l’orthodoxie ? Absolument pas ; il la
renverse, mais pas dans l’affirmation de tel fait particulier.
C’est la manière de connaître qu’il modifie. Car pour
l’orthodoxie, le mouvement est relatif au repos, mais non pas
l’inverse, comme pour Descartes. Aussi, pour comprendre qu’en
acceptant le mouvement du soleil, Descartes ne ment pas, mais
conteste pourtant l’orthodoxie, il faut entrer dans la construction
cartésienne de la science qui est elle-même foncièrement
hétérodoxe, et le resterait même si, par une traduction dont elle
donnerait seule la clé (inaccessible donc à celui qui demeure dans
l’orthodoxie), elle permettait d’énoncer toutes les vérités de
l’orthodoxie (comme parfois Descartes se targue d’ailleurs de
pouvoir le faire, en expliquant mieux que tout autre les dogmes même
les plus paradoxaux de la théologie). Or ici, la vérité pour
laquelle lutte Descartes, ce n’est pas l’affirmation ou la
négation du mouvement de la terre, mais la conception de la
connaissance ou de la science selon laquelle ce mouvement ou ce repos
sont expliqués et compris.
Cette
vérité, qui
n’est plus celle des informations sur les faits, mais celle d’une
méthode, d’une activité de connaissance et de son insertion dans
une nouvelle pratique, est justement celle de la philosophie, qui ne
se juge plus par l’adéquation entre ce qui est dit et les faits
objectivement reconnus. C’est pourquoi le mensonge au sens
habituel, moral, n’est plus une catégorie pertinente par rapport à
cette vérité. Il n’en reste pas moins qu’en d’autres sens
l’erreur et la tromperie demeurent possibles. Car on peut croire
découvrir par exemple une meilleure méthode, une meilleure façon
de penser et de conduire sa vie, et se tromper. Il reste possible
aussi de faire miroiter une plus grande vérité de cet ordre, sans y
conduire et même en perdant ceux qui se laissent séduire par les
mirages qu’on leur présente. Mais tout cela n’a plus rien à
voir avec le type de mensonge que la morale croirait pouvoir
reprocher à celui qui tend au censeur des pièges pour lui donner
l’illusion que le discours novateur ne sort pas des frontières de
l’orthodoxie. La situation s’est renversée. Dans le domaine de
la philosophie, le menteur n’est pas le penseur qui trompe la
censure pour subvertir l’orthodoxie, mais le charlatan qui feint
seulement de se livrer à la subversion, sans ouvrir en réalité
aucun autre monde au-delà de celui de l’opinion régnante.
6
Une
fois admis que
la subversion est moralement possible, et que la prudence l’impose
même dans certaines situations, ne faut-il pas constater qu’il
reste pourtant deux options au philosophe, soit la subversion, soit
la confrontation directe avec l’orthodoxie et la censure ? Et
peut-on dire que cette dernière soit préférable partout où elle
est possible, tandis que la subversion ne représente qu’un
pis-aller ? Du point de vue de la communication philosophique,
la subversion semble avoir en effet d’assez graves défauts,
susceptibles de la rendre inefficace, puisqu’elle risque de passer
également inaperçue aux yeux de ceux à qui elle adresse son
enseignement, tandis qu’une position franchement affirmée se rend
clairement visible et n’échappe donc pas plus à ses possibles
disciples qu’à ses ennemis. En ce sens, on devrait pouvoir
s’attendre à ce que, à mesure que la liberté d’expression est
plus entière dans une société, le recours à la subversion
devienne plus rare et inutile. Et en un sens, il est bien vrai que
l’hypothèse se vérifie sur des points particuliers. Ainsi, au fur
et à mesure que la censure religieuse s’affaiblit en Europe, on
voit davantage de penseurs affirmer plus clairement leur athéisme,
au point que de nos jours il semble naturel pour quiconque de se
déclarer sans restriction sur ce sujet. Corrélativement, beaucoup
aujourd’hui ne reconnaissent l’athéisme que lorsqu’il est
revendiqué ouvertement, et nos historiens des idées tendent à
refuser d’en admettre l’existence sans cette condition, tant dans
nos libres démocraties l’idée de travestir l’expression de la
vérité paraît saugrenue. Bref, la subversion ne semble concevable
que dans les cas où l’intolérance interdit tout à fait un mode
d’expression plus direct.
Il
serait difficile
de contester que la recherche de la plus grande clarté, et par
conséquent aussi de la manière la plus directe possible d’exprimer
les idées, ne soit importante pour en assurer non seulement la
communication, mais aussi la cohérence interne, puisque l’effort
d’expression n’est pas étranger à la formation des idées
elles-mêmes. Cependant il faut insister sur le fait qu’il ne
s’agit pas d’opposer simplement la communication directe à une
communication indirecte, mais de trouver le degré auquel la première
est possible dans chaque situation et en fonction de la vérité en
question. Il faut donc savoir chaque fois combien de communication
indirecte est nécessaire, et s’il pourrait arriver que ce mode de
communication devienne entièrement inutile dans certaines
circonstances.
Or
ce dont dépend
en partie la solution de ce problème, c’est l’existence de la
censure, qui à son tour est affaire de degrés, puisqu’elle peut
être d’une part plus ou moins étendue concernant les idées
interdites, et d’autre part plus ou moins rigoureuse dans la
répression de ces idées. A première vue, la réponse est simple.
Car ne suffit-il pas de n’utiliser le mode indirect de
communication que pour les idées qui font l’objet de la censure et
de s’exprimer à leur propos avec une prudence proportionnée à sa
sévérité ? En quelque sorte, la censure introduit dans le
langage de ceux qui y sont soumis de nouvelles règles, analogues aux
règles de grammaire et assimilables à celles-ci dans une large
mesure, obligeant à exprimer tout ce qui ne se laisse pas dire
directement dans cette grammaire restreinte en recourant à des
procédés indirects. Et le philosophe est déjà habitué à devoir
utiliser une langue qui résiste à ce qu’il veut dire, comme quand
il cherche à montrer par exemple que la règle demandant qu’une
action ait un sujet, et éventuellement un objet, n’a pas de valeur
métaphysique, quoiqu’il doive pourtant l’utiliser en la
retournant contre elle-même pour exprimer les vérités d’une
telle pensée libérée de cette règle. Dans ce cas, il n’y aurait
aucun sens à exiger de s’exprimer directement dans une telle
langue, et il faudrait tout au plus envisager l’invention d’une
nouvelle langue dans laquelle cette vérité devienne exprimable
directement. Or à supposer qu’elle puisse être inventée, il
resterait néanmoins à la construire à partir de la langue commune,
c’est-à-dire selon un procédé indirect dans celle-ci. Pour
pouvoir s’en tenir à la franche communication directe, il faudrait
donc que la langue commune, avec ses extensions savantes, et avec les
restrictions éventuellement introduites par la censure, permette le
discours philosophique sans réclamer rien d’autre que
d’éventuelles extensions elles-mêmes directement traductibles
dans l’idiome commun.
Mais
la censure
pourrait-elle disparaître entièrement ? Supposons qu’une
société soit si libre qu’elle n’impose aucune limite à
l’expression de la pensée. Pour autant, toute censure n’aurait
pas disparu. Car nous savons qu’elle existe dans l’esprit des
hommes quand bien même elle serait absente des lois et de l’action
des gouvernements. Dans toute société, à toute époque, les gens
pensent à partir d’un grand nombre de préjugés qu’ils
acceptent difficilement de remettre en question et qui façonnent
leur manière de percevoir les choses. Tels sont donc les lecteurs
auxquels s’adresse le philosophe en vue de les convaincre
d’abandonner une partie de leurs préjugés au moins, pour s’élever
à de nouveaux points de vue. Concrètement, le discours
philosophique doit donc tenir compte de cette censure plus intime
s’il ne veut pas se voir refusé dès l’abord. Il doit donc
utiliser le langage des préjugés mêmes qu’il veut critiquer pour
se faire entendre et parvenir à les détruire. Dans cette mesure, le
langage de l’opinion commune représente le point de départ,
l’instrument premier, pour l’opération du discours
philosophique. Et si celui-ci prend la perspective de cette opinion
afin d’en venir à la contester, ce n’est pas en la tenant
elle-même pour la vérité, bien sûr, mais en utilisant le discours
orthodoxe selon sa logique propre dans le but d’en montrer
l’inconsistance et d’ouvrir la pensée à un autre ordre de
vérité. Bref, il s’agit d’une feinte, qui va se révéler telle
pour celui qui accepte de suivre le mouvement par lequel l’opinion
va se trouver renversée et modifiée, en un mot, subvertie. Et
puisqu'il y a toujours quelque censure, sociale ou immanente aux
esprits individuels, un tel procédé subversif est nécessaire pour
exprimer des vérités qui ne s’y trouvent pas contenues et ne
peuvent y apparaître que si cette censure est détournée et abolie
par le discours philosophique lui-même.
Cette
nécessité
de la subversion se comprend également à partir de la considération
du caractère de la vérité philosophique. Nous avons vu en effet
qu’elle n’est pas de nature informative et qu’elle ne se
définit donc pas en ce sens par l’adéquation entre l’idée et
le fait. Elle a une portée pratique essentielle d’une nature qu’on
peut nommer éthique pour signifier qu’elle ne porte pas
directement sur le monde des faits et les possibilités de les
manipuler, mais sur les principes mêmes qui nous déterminent à
l’action, de quelque nature qu’elle soit. La philosophie peut
utiliser la théorie, mais ne s’y trouve jamais limitée,
consistant d’abord en une réflexion sur l’action, théorique ou
non, et sur les pratiques dans lesquelles nous sommes engagés, non
pas simplement pour les connaître, mais pour les modeler. Si l’on
observe le monde, il s’agit de savoir comment le voir, que chercher
à y voir, c’est-à-dire qu’y faire ou comment y vivre. Et la
critique porte donc sur notre manière habituelle de penser, de voir
et de vivre, et non sur certains savoirs que nous aurions. C’est
pourquoi, afin d’agir et d’entraîner dans les modifications
qu’elle propose, la philosophie implique de partir du sens commun,
de la façon commune de voir et de vivre, pour en révéler les
insuffisances et manifester des possibilités plus intéressantes
d’exister et d’agir. Or une façon de vivre n’est rien
d’inerte, elle a une tendance, elle s’est plus ou moins fixée
dans des habitudes, qui ont leur inertie, c'est-à-dire aussi une
tendance à résister à tout ce qui pourrait les modifier fortement.
La censure est un aspect majeur de cette résistance, et elle
contraint à recourir à une forme de séduction pour la contourner
et modifier derrière sa carapace les habitudes et les désirs.
Aussi, de par son ambition, pour agir la philosophie ne doit-elle pas
toujours recourir d’une manière ou de l’autre à la subversion ?
Gilbert Boss
Mons,
2009
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