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STRAUSS ET LE SECRET

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Lorsque dans l'introduction de son livre sur la persécution et l'art d'écrire Leo Strauss entreprend de défendre sa thèse que, pour éviter la persécution, de nombreux philosophes à travers l'histoire ont recouru à une technique d'écriture leur permettant de cacher leur enseignement aux regards indiscrets, il situe son étude par rapport à la sociologie de la connaissance, comme préparant une future sociologie de la philosophie proprement dite. Il n'y a pourtant pas continuité, mais opposition entre ces deux formes de sociologie. Les sociologues de la connaissance n'ont pas vu, remarque Strauss, que le philosophe est moins un membre de la société dans laquelle il vit concrètement qu'un membre de la société apparemment moins concrète, dispersée géographiquement et historiquement, des philosophes. Or n'y a-t-il pas un paradoxe dans l'idée d'une sociologie de la philosophie ainsi caractérisée ? Car c'est une opinion courante que les philosophes, du moins en tant qu'ils sont considérés comme tels, comme pensant et écrivant philosophiquement, forment une sorte de société à part. On les imagine appartenir idéalement à un domaine ou à un monde doué d'une relative autonomie, soit qu'il surplombe l'histoire et rassemble les siens dans une sorte de communion éternelle dans la lumière de la vérité, soit que leur activité ait elle-même une histoire relativement indépendante, dont l'ordre est davantage celui d'un développement interne que celui qui résulterait de l'influence de l'ensemble des sociétés auxquelles appartiennent les philosophes. Or précisément, l'idée d'une sociologie de la connaissance conteste cette vision d'un monde à part, que ce soit celui de la philosophie ou de toute autre connaissance, comme de tout art ou activité humaine. Pour le sociologue de la philosophie, il semble donc que le but doive aussi consister à montrer comment le mode de penser qu'il prend pour objet est également pour l'essentiel dépendant de la société dans laquelle il s'exerce et se développe. Comment donc Strauss peut-il prétendre se situer dans la perspective d'une sociologie de la philosophie, s'il commence par lui donner pour référence une société qui se définirait précisément par la pratique dont il s'agit de rendre compte sociologiquement ?

Car pour faire de la société un principe d'explication des activités qui s'y déroulent, ne faut-il pas la poser comme un terrain antérieur à ces dernières, ou du moins comme un milieu qui comprend toutes les activités d'un groupe humain naturel et détermine largement chacune de leurs espèces ? Si la sociologie doit pouvoir comprendre la philosophie, il faut que celle-ci ait un lien étroit avec l'ensemble des pratiques et coutumes de la société naturelle ou matérielle à laquelle le penseur appartient, et que son existence et sa forme dépendent dans une large mesure de son insertion dans ce complexe social, même s'il faut certes tenir compte du fait que les influences y sont réciproques. Le sociologue connaît évidemment aussi d'autres petites sociétés organisées autour d'un genre d'activité, d'un sport, d'une discipline scientifique, d'un art, etc. Et elles sont également pour lui des objets normaux, car il peut étudier selon ses principes aussi bien leurs mœurs spécifiques que leurs interactions avec la société plus globale. Mais justement, ces sociétés particulières sont des parties de celle à laquelle leurs membres appartiennent par l'ensemble de leurs autres activités. En revanche, les philosophes font éclater ces cadres dans la mesure où ils communiquent par dessus les frontières de leurs sociétés naturelles respectives, et à travers même l'histoire, leur société spécifique rassemblant des êtres d'époques et de lieux différents, et se construisant entièrement autour de la philosophie. Bref, il s'agit d'une société invisible, dont à chaque moment, la plupart des membres n'existent pas en chair et en os. Dans ces conditions, la sociologie de la philosophie dont Strauss nous présente l'idée semble contester plutôt que continuer la sociologie traditionnelle. Pourquoi donc vouloir la présenter comme l'une de ses branches ?

Ne pourrait-on voir dans cette démarche une façon ironique de pousser à l'absurde la thèse sociologique selon laquelle le philosophe serait toujours fils de sa société et déterminé par elle jusque dans les pensées qu'il estime les plus éternelles et détachées de tout contexte historique ? Certes, semble-t-il dire, il nous faut rapporter les philosophes à leur société et comprendre leur pratique en fonction d'elle. Mais on se trompe en les situant dans la société des non-philosophes. Il faut les replacer dans leur propre milieu, qui est celui des philosophes. Seulement, il contredit le sociologue en soutenant que pour l'essentiel, le philosophe ne vit pas dans la société à laquelle il appartient comme homme naturel, mais avec ses véritables semblables, les autres philosophes. Car comment le sociologue pourrait-il donc croire que certains ne seraient qu'en apparence parmi nous, hommes du commun, partageant les opinions communes, alors qu'en réalité, ils vivraient dans un autre monde, dans une autre société, dont les principes seraient étrangers et inaccessibles au vulgaire ? Voilà pourtant où la sociologie de la philosophie nous invite à aller étudier la philosophie, la pensée et la vie philosophique, pour la comprendre à partir du milieu social qu'elle constitue elle-même et qui n'existe pas hors d'elle. S'il est vrai qu'il y a bien une telle société des philosophes, communiquant dans la philosophie, alors certes, on peut par analogie, ironiquement, nommer sociologie de la philosophie son étude, qui devra être bien différente de celle de la sociologie habituelle.

Cela pourrait n'être qu'une simple plaisanterie pour se moquer des ambitions universelles des sociologues, en transportant leur mode d'enquête jusque dans les lieux dont ils sont portés à contester l'existence. Mais on peut voir aussi une raison plus sérieuse de nommer cette science sociologie. En effet, ce dont il va s'agir, ce n'est pas la philosophie en tant qu'elle consisterait en une activité de pensée ou de contemplation purement individuelle, mettant en un rapport direct l'individu avec la vérité, sans considération des autres hommes, mais bien un problème de communication entre ceux qui sont voués à la vie philosophique, ou qui sont destinés à devenir des membres de cette société étrangère et invisible des philosophes. Si l'on se souvient de plus que ces êtres bizarres apparaissent dans deux sociétés, dans l'une sans y appartenir tout à fait, presque en apparence seulement, et dans l'autre réellement, on comprend bien qu'il faille une sociologie particulière pour étudier le rapport très complexe entre ces êtres hybrides et les deux sociétés où ils apparaissent de manière différente.

Seulement, cette nouvelle sociologie qu'envisage Strauss doit élargir, voire déchirer, le cadre conceptuel de la sociologie habituelle. Celle-ci est née, apprend-on, dans une atmosphère intellectuelle particulière, dont elle a repris les idées dominantes, et particulièrement la croyance selon laquelle la pensée et la société sont en harmonie et le progrès intellectuel va de pair avec le progrès social. C'est à une certaine limitation historique de la perspective des sociologues que Strauss attribue cette idée, car ils restreignent généralement leurs études au passé récent, c'est-à-dire à une société qui correspond pour l'essentiel à la leur, et dans laquelle vaut, apparemment, cette vision harmonieuse de la société et de la pensée. Bien sûr, il ne faut pas comprendre que cette harmonie qualifie la société comme telle, car les sociologues savent bien à quel point elle est déchirée par toutes sortes de luttes, mais il faut entendre seulement que l'accord entre la pensée et la société subsiste à travers toutes ces tensions. Dans cette perspective, la société demeure donc foncièrement une, à travers toutes ses divisions. Il n'y a pas de groupes détachés qui vivraient et penseraient d'une manière foncièrement différente du reste de la société, toutes leurs différences demeurant des nuances par rapport à l'identité du fond social qui les sous-tend. C'est pourquoi le penseur le plus original reste encore une sorte d'organe de sa société, qui ne fait que pousser plus loin ou révéler mieux ce que, à la limite, la société même pense à travers lui comme elle le pense aussi, de manière plus sourde, dans l'opinion commune. C'est ironiquement d'ailleurs que Strauss applique aux sociologues ce même principe de la détermination sociale de la pensée, en expliquant leur présupposé comme tiré de l'opinion ambiante, de sorte que leur propre principe se dénonce lui-même comme contingent et non universalisable en tant qu'il est censé dépendre à son tour d'un état particulier de la société, et non d'un ordre d'idées indépendant de son évolution historique. Mais surtout, en affirmant qu'il suffit pour contester ce principe d'étendre l'investigation historique au-delà de l'histoire récente, il nie que notre société interdise en réalité de trouver les moyens de critiquer ses propres présupposés, si bien qu'il faut conclure que la limitation des idées directrices de la sociologie n'est pas même due à un inévitable relativisme, mais bien à une erreur de méthode non inéluctable.

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De manière amusante donc, l'histoire, qui inspire l'opinion de la relativité de toutes les affaires humaines, se présente également au savant comme un moyen de s'extraire de sa position relative et de rencontrer, de pénétrer peut-être, d'autres situations sociales et d'autres modes de penser. En rendant possible de se transporter dans une autre époque, l'histoire devrait-elle permettre pour Strauss de se donner comme un nouvel environnement social autorisant à penser autrement pour pratiquer une sorte de sociologie idéale ? Celle-ci entrerait en opposition radicale avec la sociologie normale, qui insiste au contraire sur le fait que toute pensée reste enracinée dans son sol social concret, même lorsqu'elle tente de s'en échapper. Mais, en transportant avec lui le lecteur au moyen-âge, c'est tout autrement que Strauss procède, d'une manière apparemment très peu sociologique, car il ne vise pas à le plonger dans la réalité sociale concrète du peuple de l'époque, mais l'installe aussitôt dans les mondes d'idées du temps, chez les philosophes et les théologiens. Et s'il situe bien ces penseurs dans leur milieu, ce n'est pas le milieu social général qui l'intéresse, mais uniquement l'état des idées et des opinions. Les acteurs sont d'une part un petit groupe clairsemé de philosophes, arabes et juifs surtout, contrastés avec les philosophes et théologiens chrétiens, ainsi que d'autre part les religions auxquelles ceux-ci et ceux-là sont censés appartenir. On pourrait penser retrouver un analogue de l'insertion de la pensée dans le monde social, voire de sa dépendance par rapport à lui, dans le rapport entre les philosophes et leur religion. Mais il est frappant que la société soit réduite dans cette considération à l'opinion dominante et à la forme qu'elle prend officiellement dans la religion, bref, à une autre sorte de pensée. Et ce qui intéresse Strauss, c'est justement la manière dont la pensée du philosophe parvient plus ou moins bien à acquérir son autonomie par rapport à l'opinion religieuse. Or dans cette recherche d'autonomie, c'est encore l'histoire, et pour l'essentiel l'histoire des idées, qui se présente comme la discipline efficace. De la même façon que Strauss recourt à l'histoire pour nous conduire aux philosophes du moyen-âge, et tenter par là de nous délivrer de l'opinion ambiante de notre société, en nous présentant des façons de penser différentes, de même, une fois atteints ces philosophes, nous les voyons cherchant leur délivrance par un semblable déplacement historique. Ainsi, partis de notre époque, nous remontons encore du juif Maïmonide à l'Arabe Farabi, puis de lui au Grec antique Platon. Par là, une certaine histoire nous est donc bien présentée comme un instrument essentiel de libération par rapport à ce qui représente la société dans le domaine des idées, à savoir l'opinion générale et sa partie la plus contraignante, la religion.

Qu'y a-t-il de sociologique dans cette façon d'envisager la philosophie ? N'est-ce pas l'histoire, et particulièrement celle des idées, qui sert au contraire ici à conduire à une sorte de lieu presque atemporel où les philosophes se retrouveraient à l'écart des sociétés concrètes et des hommes du commun ? La lignée suivie, remontée, renforce cette impression. Car, en passant de notre époque à Maïmonide, puis à Farabi, et enfin à Platon, on retrouve bien le fil d'une tradition, peut-être presque disparue aujourd'hui, et par conséquent une réalité historique, dans laquelle l'histoire elle-même joue un rôle important en mettant en relation à travers le temps les héros de cette tradition. Mais on voit également qu'en remontant cette tradition on aboutit à une sorte d'origine première, comme à une source qui sourdrait d'elle-même, chez Platon. Serait-ce le moment où l'influence déterminante de la société se ferait sentir ? Ce n'est pas du moins de ce côté que se tourne Strauss pour faire intervenir son approche sociologique, et il ne développe pas l'idée d'une sorte de nature philosophique de la société grecque, ou athénienne, dont Platon serait le produit le plus typique. Ce qui l'intéresse davantage que la question de la naissance de la philosophie platonicienne elle-même, en effet, c'est le problème de la communication des penseurs médiévaux avec cette source philosophique que sont les écrits de Platon. Et c'est ici qu'intervient la question du rapport à la société, ou à la religion par laquelle la société s'affirme le plus fortement dans le domaine de la pensée.

En effet, comparant la tradition médiévale chrétienne aux traditions contemporaines juives et arabes, Strauss observe que les aspects de la philosophie platonicienne qui ont été transmis et retenus ne sont pas les mêmes. C'est peut-être dû aux simples hasards de l'histoire, de la découverte de manuscrits et de l'existence de voies de transmission. Mais ce n'est pas là que l'explication est cherchée. La correspondance entre les formes de religion présentes et les aspects de la tradition philosophique platonicienne retenus de part et d'autre est trop forte en effet pour ne pas imposer l'idée que la religion elle-même ait joué un rôle déterminant dans la sélection philosophique. Du côté juif et arabe, où la religion est essentiellement législative, les textes correspondants de Platon, Les Lois et La République, font l'objet de l'attention des philosophes, tandis que du côté chrétien, où la religion est plus spéculative, ces textes demeurent longtemps inconnus, au profit de la partie plus spéculative de l'œuvre de Platon. La religion semble donc opérer comme une sorte de filtre de la tradition philosophique, qui, à cause de cette intervention, n'apparaît plus comme parfaitement autonome, contrairement à ce que pouvait laisser penser la reconstitution de la pure lignée platonicienne dans les mondes juif et arabe. Par là, la manière de penser du peuple semble exercer une pression sur ce que les philosophes peuvent penser à leur tour, de telle sorte que la présence quelque part d'une tradition philosophique est au moins en partie conditionnée par le caractère de la religion du lieu. Est-ce à dire que la philosophie émanerait de la religion, et que par conséquent les philosophes resteraient bien, comme le veut l'idée d'une harmonie nécessaire entre la société et toute forme de pensée, des représentants de leur propre société ?

Rappelons d'abord qu'il ne s'agit pas pour Strauss de comprendre la manière dont la réflexion philosophique surgit d'elle-même, sans être formée par une tradition déjà existante. Laissons donc ouverte la question de savoir si toute pensée, dans son origine, subirait la contrainte de passer à travers le filtre de la religion ou de l'opinion régnante dans la société plus générale ou plus particulière à laquelle appartient le philosophe en tant qu'homme. Si c'est la tradition philosophique qui représente l'objet de l'étude du sociologue de la philosophie, c'est parce qu'elle a une existence qui ne concerne pas les seuls philosophes, dans la mesure où la société est impliquée dans la transmission des témoins matériels de la tradition. Seule une tradition entièrement orale, ou transmettant ses expressions matérielles d'un philosophe à l'autre de façon directe et secrète, échapperait à la nécessité de passer par les mains des non-philosophes. C'est peut-être pourquoi d'ailleurs, ici, Platon représente l'origine de sa tradition, l'enseignement de son maître, Socrate, étant resté oral et probablement en partie confidentiel, comme une partie de l'enseignement de Platon lui-même. Car c'est dans la mesure où l'enseignement philosophique recourt à des écrits publics que la société dans laquelle ces écrits circulent intervient également comme vecteur de transmission. C'est alors que l'opinion peut jouer le rôle d'un filtre et qu'une politique religieuse peut opérer plus systématiquement des sélections en fonction de son propre enseignement, pour éliminer par exemple ce qui le contredit et promouvoir ce qui semble le favoriser. Dans ce cas, faut-il conclure qu'une tradition philosophique qui se passerait de toute publicité, de toute publication écrite, et se renfermerait entièrement dans l'enseignement privé et secret, ne relèverait pas de la sociologie philosophique ? Au premier abord, il peut sembler qu'il y ait dans ce cas précisément un objet fort intéressant pour la sociologie, à savoir celui d'une petite société close, avec ses mœurs propres, curieuse à connaître pour elle-même, comme dans ses interactions avec la société environnante qui la contient. C'est même là qu'on approcherait le plus de ces pures relations entre philosophes grâce auxquelles ils constituent une société à part, et pour eux plus importante que celle qu'ils ont avec les autres hommes, si l'on en croit Strauss. Pourtant, il suffit d'envisager non plus l'objet, comme si on le tenait, mais les moyens d'y accéder, pour voir ce qui empêche une telle sociologie de la pure société des philosophes. Car si leurs rapports sont privés et secrets, comment le savant y accèdera-t-il, sinon en se faisant philosophe lui-même ? Mais si alors, comme philosophe authentique, il se met à considérer sa petite société secrète comme bien plus importante que toutes les autres sociétés auxquelles il peut appartenir, ainsi que le veut Strauss, pourquoi la trahira-t-il en exposant aux yeux de tous des secrets qui lui sont essentiels ? Et si en revanche il se contente de présenter ses observations à ses confrères philosophes, il agira peut-être en philosophe, mais il ne sera plus sociologue, c'est-à-dire qu'il ne s'inscrira plus dans le grand mouvement scientifique dont fait partie la sociologie, et qui appartient fondamentalement au domaine public. Car la science moderne n'existe-t-elle pas précisément, entre autres, à partir du pari que la connaissance peut être développée non seulement collectivement, mais publiquement, quels que puissent être les secrets provisoires des savants et des laboratoires ?

Ceci dit, on voit que ce qui reste à la sociologie de la philosophie, c'est la façon dont cette dernière se rend publique pour perpétuer sa tradition en passant par l'intermédiaire de la société générale, remettant ses écrits à des groupes étrangers à la stricte société des philosophes. Car en procédant ainsi les philosophes produisent des effets dans la société que celle-ci peut appréhender et traiter à sa manière propre, nécessairement différente de celle de la philosophie selon l'idée straussienne de la séparation radicale entre les deux sociétés. En confiant ainsi les moyens de leur reproduction, ou une partie d'entre eux, à une société étrangère à leurs intérêts, et portée à les traiter en fonction des siens, les philosophes prennent un grand risque, dont nous avons déjà vu une manifestation dans les filtres que les religions vont imposer de traverser à leurs œuvres. Et comme c'est par là que la société des philosophes, sinon secrète, se manifeste publiquement, il semble juste de conclure comme le fait Strauss à la fin de son introduction que la compréhension de ce danger représente la seule tâche de la sociologie de la philosophie.

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La mention de ce danger renvoie naturellement au thème de la persécution, annoncé comme principal dans le livre. A son propos, le lecteur pense immédiatement à celle qui vise les philosophes dans leur vie concrète, et qui conduit par exemple certains d'entre eux au bûcher. Sans doute, cette forme très visible et impressionnante de la persécution fait partie de ce qui met en danger la société des philosophes, en tant qu'elle s'attaque à ses membres. Mais le danger est plus général puisque cette société secrète, qui pourrait vivre une vie relativement tranquille en demeurant invisible, doit pour maintenir son existence rendre manifeste dans la société publique quelque chose de ce qui la constitue, à savoir la philosophie elle-même. En quelque sorte, s'il est vrai que les philosophes forment entre eux une société qui les unit plus puissamment que les liens sociaux normaux, il n'en reste pas moins que cette société spéciale se forme à l'intérieur de la société générale, qu'elle doit passer par elle pour recruter et former ses membres, et qu'elle en dépend donc dans cette mesure. Ce qui conduit un Giordano Bruno au bûcher, par exemple, ce n'est pas le fait qu'il pense et vit en réalité autrement que ses coreligionnaires ou que la société européenne de son temps, mais son projet d'enseigner plus ou moins ouvertement pour acquérir des disciples. Et ce qui pousse les chrétiens à refouler certaines œuvres de Platon et à brûler Giordano Bruno, c'est la même chose, à savoir le refus de la philosophie ; et à un certain niveau, pour la survie de la société des philosophes, l'effet est le même, puisque c'est toujours le risque d'une rupture de la tradition philosophique, et par conséquent du lien social crucial des philosophes à travers l'espace et le temps, que fait courir cette persécution de la philosophie à travers ses penseurs et ses œuvres.

Nous avons vu la raison qui conduit les philosophes à se manifester publiquement et à affronter le risque de persécution. En dehors de la sorte de haine constante de la philosophie présente dans tous les peuples, nous ne savons pas ce qui justifie de leur part la persécution. Nous avons au moins dès l'introduction du livre de Strauss l'indication de deux régimes différents à cet égard, correspondant justement aux deux formes de religion, plus exclusivement législative, ou orientée vers la spéculation. A première vue, ce sont les religions de la loi qui sont le vrai théâtre du jeu entre les efforts et les ruses des philosophes pour semer dans la société les germes par lesquels leur propre société pourra se reproduire, d'un côté, et de l'autre la persécution exercée contre eux au nom de la religion. C'est en effet vers les philosophes médiévaux juifs et arabes que Strauss se tourne pour nous montrer ce qui se joue ailleurs d'une manière moins évidente. Car lorsque la religion apporte pour l'essentiel le salut par la loi, seule l'étude de la loi importe, et toute spéculation paraît en détourner et introduire éventuellement le doute, qui ne peut qu'être néfaste à l'adoption entière de la loi et à l'obéissance. Impossible dans ces conditions pour le philosophe de ne pas percevoir immédiatement que son mode de penser entre en opposition avec celui que réclame la religion, et qu'il n'est pas apprécié ni toléré généralement par celle-ci. Il est naturel dans ces conditions que la réflexion sur cet aspect du statut de la philosophie et du philosophe occupe dans ces pays une place importante dans la réflexion de ce dernier, et qu'il se soucie à la fois de rendre publique sa réflexion tout en prenant grand soin de la maintenir autant que possible cachée et à l'abri de la haine religieuse. En quelque sorte, cette réflexion sur l'opposition entre la philosophie et la société ou la religion, et sur la nécessité de recourir à divers stratagèmes pour surmonter la difficulté née de cette opposition, ne peut manquer de faire partie d'une telle tradition philosophique, pour laquelle elle est vitale. Il n'est pas étonnant alors que le sociologue de la philosophie trouve dans ces civilisations les modèles les plus accessibles de sa science, de même que ses éléments, déjà théorisés chez les philosophes eux-mêmes.

De l'autre côté, en effet, lorsque la religion fait usage de la spéculation, lorsque la théologie utilise les doctrines des philosophes pour les adapter aux fins de la religion, la situation est beaucoup moins claire. Il est évident que les spéculations de la théologie n'ont pas la liberté de celles des philosophes, vu qu'elles ne sont pas développées pour elles-mêmes, mais mises au contraire au service d'une certaine croyance, à laquelle elles sont soumises. Néanmoins, les philosophies ne sont pas rejetées en bloc comme contraires à la religion, en tant que telles, puisqu'elles fournissent des appuis importants aux spéculations théologiques. Il s'agit plutôt de faire un tri dans l'enseignement des philosophes pour retenir les doctrines ou parties de doctrines compatibles avec la foi et rejeter les autres selon ce même critère. Le philosophe acquiert donc ici un statut très ambigu, devenant à la fois un inspirateur, un précurseur, un allié du théologien, et un dangereux penseur, développant ses spéculations pour elles-mêmes, sans souci des vérités de la religion. On a besoin de lui, mais il faut en même temps se méfier de lui et le surveiller étroitement pour le maintenir rigoureusement dans sa fonction de servant de la théologie. On conçoit à quel point la tâche est difficile. Mais il faut remarquer aussi combien, de l'autre côté, dans une telle situation, le philosophe lui-même est moins porté à voir clairement la nature de sa propre pensée dans son rapport avec la religion. Dans la mesure où celle-ci la valorise d'un côté, et tente de se l'assimiler en même temps que de la soumettre à son ordre, le philosophe se voit, dans l'image que lui renvoie la religion, non pas comme un radical opposant, mais comme engagé dans un mode de réflexion parent de celui de la religion, et devant même s'accomplir en elle. En revanche, la surveillance dont il fait l'objet, les restrictions sans cesse apportées au développement de ses spéculations, la répression même violente de la liberté de pensée propre à la philosophie lui interdisent de confondre simplement celle-ci avec la théologie et de concevoir son aboutissement comme religieux. Difficile donc dans cette situation de ne pas percevoir une différence entre philosophie et religion, mais difficile également de situer la frontière entre les deux formes de spéculation, celle qui reste compatible avec la religion, qui la sert, et celle qui s'écarte d'elle et se développe pour elle-même.

Comme le remarque Strauss, alors que, dans le monde juif et musulman, la philosophie est refoulée dans la sphère privée, où elle se développe entièrement à l'écart de la religion, et se conçoit par conséquent comme tout à fait distincte de cette dernière, dans le monde chrétien, au contraire, la philosophie acquiert une sorte de statut public et, se mélangeant à la religion, elle ne se perçoit pas évidemment dans son autonomie par rapport à celle-ci, d'autant qu'elle subit sans cesse le contrôle des autorités religieuses. En quelque sorte, tandis que sous les religions de la loi, le philosophe sait qu'il doit se cacher dans la sphère privée pour échapper à la persécution, et qu'il lui faut trouver des stratagèmes pour pénétrer sans trop de risque le domaine public, dans le christianisme au contraire, il se voit sans cesse appelé sur la scène publique et soumis par conséquent à la persécution, qu'il ne peut éviter, puisque tous ses écrits vont faire l'objet de l'attention soupçonneuse et pointilleuse des autorités théologiques et religieuses. Autrement dit, justement parce que, dans le christianisme, ce n'est pas la philosophie comme telle qui est globalement rejetée, mais uniquement les spéculations qui paraissent dangereuses pour la religion, les autres étant même encouragées, c'est là que le philosophe tend à se trouver toujours dehors, à découvert en terrain ennemi, et c'est donc là aussi que se trouve la véritable scène de la persécution. Et s'il est utile d'étudier les philosophes juifs et arabes en tant qu'ils définissent plus clairement que les penseurs des pays chrétiens le rapport conflictuel entre la philosophie et la religion, c'est peut-être aussi en vue de permettre l'étude des rapports plus confus entre les philosophies et la religion dans le christianisme.

Au premier abord, un Maïmonide ou un Farabi ont non seulement l'avantage théorique de présenter d'une manière plus directe ou explicite (malgré l'usage qu'ils font de la dissimulation) la relation entre la philosophie et la religion, mais ils ont également, à cause même de cette perspicacité sur la situation du philosophe que favorise leur situation, l'avantage d'un rapport plus authentique à la philosophie et à sa tradition, qui se manifeste déjà par le fait qu'ils ont gardé l'accès aux sources platoniciennes qui donnent l'explication de la nature de la philosophie et de son rapport politique au peuple des non-philosophes. Mais en réalité, s'il est vrai que, comme Strauss le remarque, cette tradition s'est éteinte alors que la tradition de la philosophie en monde chrétien s'est maintenue vivante, ne faut-il pas juger que cette dernière a une tradition plus forte que la première ? Et si en outre c'est justement à cause du caractère plus global de la persécution en pays musulman que la philosophie a fini par s'y cantonner si bien dans la sphère privée qu'elle a disparu, alors il devient difficile d'estimer que la formule de la division entre une religion de la loi occupant l'espace public et une philosophie retirée pour l'essentiel dans la sphère privée, représente la meilleure solution pour la perpétuation de la société des philosophes. Et dans ce cas, le retour à Platon lui-même pourrait être illusoire s'il s'agit non pas de trouver chez lui une première explication du rapport politique de la société des philosophes, mais une véritable solution aux problèmes que pose ce rapport.

4

La situation du philosophe européen semble avoir été profitable au maintien de la philosophie, mais non pas vraiment à la compréhension de la nature de la société des philosophes. C'est peut-être pourquoi, dans son livre sur la persécution et l'art d'écrire, Strauss s'en tient pour ses études particulières aux philosophes de la tradition platonicienne arabe et juive, à l'exception de Spinoza, chez lequel il insiste pourtant sur sa connaissance de la tradition juive et sur sa relative insertion en elle dans ces matières. Si le christianisme a favorisé la survie de la philosophie, ce n'est pas parce qu'il l'aurait moins persécutée, mais parce qu'il l'a davantage persécutée, en un sens, en détail plutôt que globalement, en cherchant à la rendre esclave plutôt qu'en visant à sa disparition simple. Au lieu de l'exclure de l'espace public, le christianisme a prétendu l'y attirer pour s'en inspirer, mais aussi pour la pénétrer, pour la soumettre intimement à son autorité, et cela justement parce que cette religion ne se satisfait pas de réclamer l'obéissance extérieure, comme les religions de la loi, mais qu'elle prétend modeler toutes les croyances, jusqu'aux plus intimes, de ses fidèles ou de ceux dont elle veut faire ses fidèles. Ce caractère totalitaire particulièrement extrême du christianisme le conduit à ne pas tolérer que rien en l'homme, non seulement dans son comportement extérieur, mais également dans ses pensées, n'échappe à son emprise. Et il est remarquable que son ambition de se substituer à la philosophie elle-même ait justement eu pour conséquence de la faire sortir de sa retraite et de rendre publics ses débats, sous la surveillance des autorités religieuses. Et plus peut-être que le remodelage qu'elle a tenté de faire subir à la philosophie à travers le moyen âge notamment, ce qui est resté déterminant pour la conception de la philosophie européenne, c'est précisément l'idée qu'elle était en soi une affaire publique. Non seulement le philosophe de ce style développe ses pensées publiquement, autant qu'il le peut du moins, mais il en vient à s'attribuer également une fonction publique, analogue à celle de la religion. En effet, tandis que le christianisme convoque la philosophie pour la soumettre à ses ordres, il se trouve contraint de la contrôler et de lutter sans cesse avec elle. Ses théologiens sont perpétuellement engagés dans des débats philosophiques, que les doctes religieux musulmans et juifs évitent, au point même qu'ils n'en connaissent généralement rien si l'on en croit Strauss. Du même coup, à l'inverse, le philosophe se trouve sans cesse, lui aussi, en concurrence avec le théologien, de sorte qu'il ne cherche pas seulement à s'en distinguer, quand il réclame davantage de liberté, mais qu'il tend aussi à s'identifier à lui, à assumer plus ou moins ses fonctions, et à s'attribuer donc à son tour un certain rôle politique.

Assurément, dans la tradition platonicienne, le philosophe se conçoit comme roi par principe. A la façon de Platon dans ses Lois, il est le législateur par excellence. Mais en tant que tel, il ne cherche pas à faire pénétrer la philosophie dans le peuple. Il vise au contraire à organiser la société de façon à permettre la coexistence la moins conflictuelle possible de deux modes de vie, à savoir la vie du peuple, soumise aux lois et à la religion à la fois, d'un côté, et de l'autre la vie contemplative ou philosophique, réservée à quelques-uns seulement. Si le philosophe doit se faire roi, c'est pour adapter la religion et les lois à ce double but, que le peuple ne peut comprendre, et qu'il serait même nuisible qu'il cherche à comprendre puisqu'il n'y parviendrait pas de toute manière et ne pourrait que tenter de détruire un ordre pour lui dénué de sens. Si l'on peut considérer Moïse ou Mahomet comme des philosophes, alors c'est ce qu'ils ont voulu faire en donnant au peuple des religions de la loi, qui détournent de la spéculation au lieu d'y inviter, laissant un espace libre au philosophe dans sa vie privée. On voit que la fonction politique du philosophe ne conduit ici à aucune concurrence entre la philosophie et la religion, mais plutôt à la plus claire distinction possible entre les deux pour leur assigner à chacune sa place.

Au contraire, dans la tradition chrétienne, cette division des modes de vie et de pensée, des espaces réservés à chacun, n'existe pas en principe. Et c'est la raison pour laquelle la philosophie se trouve en concurrence avec la théologie, non seulement en ce qui concerne les pures questions de doctrine, mais également au sujet de l'influence sociale qu'elles sont susceptibles d'exercer l'une et l'autre sur une société plus homogène à leur égard. Pour jouer son rôle politique, le philosophe n'a donc pas à se créer un espace propre, que la religion lui conteste, et à aménager la religion de manière à lui donner pour seule fonction la soumission du peuple à une loi dont il n'a pas à connaître les véritables fondements, puisque le christianisme refuse justement de se limiter à ce seul rôle et veut organiser la foi de telle sorte qu'elle représente un substitut plus ou moins plausible de la connaissance. Or si la religion veut donner au peuple une éducation comportant des enseignements spéculatifs, ou du moins à prétention spéculative, le philosophe peut certes tenter de se créer un espace réservé où il puisse développer réellement la spéculation selon ses exigences propres, mais la tâche lui est rendue particulièrement difficile. Il lui est plus naturel dans ces conditions de chercher la libération philosophique en procédant comme la religion elle-même et en se tournant à son tour plus ou moins directement vers l'éducation du peuple. Son ambition politique est devenue alors d'une nature toute différente de celle de la tradition platonicienne, puisqu'il s'agit non plus simplement d'assurer aux philosophes un espace libre, mais de rendre aussi le peuple plus savant, et d'assurer ainsi la possibilité de la connaissance en la faisant pénétrer davantage dans le peuple lui-même, c'est-à-dire en substituant autant que possible la science à la religion dans l'ensemble de la société, ou du moins dans des parties toujours plus grandes du peuple. Tel est l'idéal de nombreux philosophes modernes, et de tout le courant des Lumières.

Ces deux visions de la fonction politique du philosophe correspondent également à deux manières très différentes de concevoir la société des philosophes. Pour la tradition platonicienne, comme nous l'avons vu, l'humanité se divise à l'égard de la philosophie en deux classes très distinctes, entre les amoureux de la sagesse, en très petit nombre, d'un côté, et de l'autre ceux qui la détestent, en très grand nombre. Les individus se répartissent entre ces deux classes par une sorte de différence fondamentale de caractère, due à leur constitution native, si bien qu'il serait vain de tenter d'initier à la philosophie ceux qui ne sont pas nés pour elle. C'est pourquoi, dans cette conception, la société des philosophes doit rester secrète et rechercher les siens dans la société générale par des moyens discrets et susceptibles de passer inaperçus aux yeux des non-philosophes, tout en lançant des signes aux esprits disposés à la philosophie. La sociologie que propose Strauss est destinée à étudier particulièrement le fonctionnement de cette stratégie. Mais c'est tout autrement que se présentent les choses pour le philosophe moderne. Certes, il voit bien que tous ne sont pas également aptes aux spéculations, mais il est porté à voir là parmi les hommes des distinctions de degré plutôt que de nature, de sorte qu'il ne lui paraît pas vain, par l'éducation, de pousser chacun au plus haut degré de connaissance dont il est capable, et d'élever le niveau général de ces aptitudes. Loin que le philosophe doive rester dans l'ombre, pour s'entretenir avec le petit nombre de ceux qui ont acquis davantage de lumières ou se sont montrés particulièrement doués pour la science et la sagesse, il importe qu'il joue un rôle public de plus en plus grand et qu'il rende disponibles ses connaissances à tous ceux qui peuvent les comprendre, en les publiant autant que possible. C'est d'ailleurs selon cette manière de voir que se sont développées les sciences modernes, dans lesquelles le caractère public fait partie de la méthode selon laquelle elles se constituent et progressent. Et si le platonicien veut que le philosophe soit roi pour créer la religion du peuple et le dispenser de chercher la connaissance, le philosophe moderne vise, lui, à remplacer la religion par la philosophie comme principe politique, et à en appeler même éventuellement à la raison commune, en privilégiant parmi les formes de gouvernement celle qui le confie aux débats et à la raison du grand nombre. C'est au moment où la science est devenue suffisamment partagée que la persécution s'atténue, et disparaît à la limite. Aussi, à l'idéal du secret se substitue celui de la publicité ; et à l'idée d'un achèvement de la sagesse par un petit groupe séparé du reste du peuple par un gouffre, se substitue celle d'un développement plus homogène de la connaissance à travers une société entière.

Nous retrouvons ici le préjugé des sociologues que critiquait Strauss, et dont nous étions partis avec lui. Eux aussi conçoivent mal qu'un petit groupe dans une société puisse mener une vie à part et développer des formes de pensée très différentes et supérieures à celles des autres, parce qu'ils supposent que la connaissance se développe à divers degrés à travers la société entière, comme les sciences, dont fait partie la sociologie elle-même, dans laquelle Strauss à son tour vient inscrire son enquête sur la persécution et l'art d'écrire.

5

N'est-il pas étrange, encore une fois, que Strauss décide d'aborder cette question du rapport entre la philosophie et la religion à partir d'une sorte de sociologie ? Car, comme nous venons de le remarquer, la sociologie appartient au mouvement des sciences modernes, nées en bonne partie de l'émancipation de la philosophie par rapport à la tutelle théologique et religieuse. Or, même si, en soi, il n'est pas impossible qu'il puisse exister à l'intérieur de nos sociétés une société tout à fait secrète composée d'hommes aux capacités, désirs et connaissances très différents de ceux de leurs contemporains, et communiquant secrètement à travers les âges et les espaces, cette hypothèse semble devoir rester tout à fait invérifiable sans indiscrétions de ses membres. Comment en effet la reconnaître de l'extérieur ? Et la sociologie est une science moderne, foncièrement publique, appartenant au développement général de la société contemporaine, bref, sa nature est très différente de celle de la philosophie que sont supposés pratiquer les membres de cette société secrète. Les écrits de ces derniers, apprend-on, sont composés de telle sorte que l'enseignement philosophique reste invisible aux non-philosophes, c'est-à-dire à tous ceux qui n'appartiennent pas à la société des philosophes ou ne sont pas naturellement destinés à en faire partie. Mais les sociologues ne sont certainement pas des philosophes de ce genre, puisque leurs principes sont foncièrement opposés aux leurs, et que, loin de connaître de l'intérieur cette société, ils ont des préjugés tels qu'ils ne peuvent pas même en soupçonner l'existence. De toute façon, même si on les corrige sur ce point, il reste que la sociologie aborde les phénomènes sociaux de l'extérieur, ou du point de vue de la science, c'est-à-dire de la société scientifique, qui est bien du type de ces sociétés largement dépendantes de la société générale que reconnaît la sociologie habituelle. Autrement dit, l'approche sociologique semble condamner à aborder le monde des philosophes de l'extérieur, à partir des manifestations qu'ils laissent dans l'espace public, et selon les méthodes d'investigation correspondant aux sciences, c'est-à-dire accessibles et vérifiables par tout savant, et par conséquent par des non-philosophes. Il faudrait donc que les philosophes se soient trahis, intentionnellement ou par maladresse, pour devenir saisissables à partir de l'espace public. Faudrait-il donc croire que ces témoins qu'interroge Strauss, en sociologue de la philosophie, les Maïmonide, Farabi ou Platon, soient des traîtres qui auraient voulu détruire la société des philosophes en en éventant les secrets, ou qu'ils soient de mauvais écrivains, incapables de cacher aux yeux d'un sociologue l'enseignement destiné aux seuls esprits philosophiques ? Ce n'est pas ainsi, en tout cas, que nous les présente Strauss, mais comme d'authentiques philosophes, adeptes du secret, et excellents écrivains, parmi les plus subtils. Si la faille ne se trouve pas de leur côté, faudrait-il supposer qu'elle soit chez le sociologue lui-même, qui serait en réalité un initié de la société philosophique secrète, et qui aurait décidé de la trahir en en faisant l'objet d'une étude scientifique, entièrement publique, et compréhensible en principe par tout lecteur instruit ?

Cette dernière hypothèse est la plus plausible. Car supposons que Strauss, philosophe lui-même, se soit initié à cette tradition par ses lectures et en ait déchiffré les secrets grâce à la perspicacité propre aux authentiques esprits philosophiques, mais que, plutôt que de se convaincre qu'il importe de prolonger la vie de cette société, ou de la faire revivre, il ait jugé qu'elle ne correspondait pas à la meilleure politique possible pour les philosophes, ayant adopté au contraire l'attitude des Lumières comme supérieure et s'étant persuadé qu'il fallait contribuer à l'éducation du peuple en lui ouvrant aussi la voie de cette initiation philosophique ; alors il serait assez pertinent pour lui de prendre la position du sociologue, pour aborder les procédés de déguisement des philosophes de la tradition platonicienne d'un point de vue extérieur, auquel puisse se placer tout chercheur à la mode de notre temps. Un tel sentiment favorable à la politique de la philosophie moderne s'accorderait tout à fait avec la remarque selon laquelle la politique des philosophes arabes et juifs, quoique adaptée à la nature de la religion de leur pays, s'avérait inefficace, parce qu'incapable de maintenir longtemps en vie la philosophie dans une retraite entièrement secrète, alors que le conflit plus ouvert entre la philosophie et la religion dans les pays chrétiens, avec la concurrence pour éduquer le peuple, s'est révélé plus efficace sur ce point.

Dans cette hypothèse, il reste toutefois un mystère. Car le but d'une étude des techniques de reproduction de la société disparue des platoniciens ésotériques demeure difficile à deviner. Il ne s'agit certainement pas de procéder comme bien des chercheurs, pour qui tous les sujets sont bons, pourvu qu'ils tombent dans leur domaine d'étude et qu'ils offrent une matière nouvelle, digne d'enquête selon le principe que tout accroissement de connaissance dans une discipline scientifique vaut pour soi. Une telle attitude n'est pas conciliable avec l'amour de la sagesse qui conditionne la découverte de la société secrète des philosophes. Il faut que le choix du sujet ne se justifie pas par la seule sociologie, mais plutôt que le recours à cette dernière trouve sa raison philosophique. Or à quoi peut servir au philosophe moderne, visant à répandre les lumières, la science de méthodes destinées à obtenir l'effet contraire, à savoir leur conservation au sein d'une élite très restreinte ? — Il n'est pas impossible, et il est même certain que, quel que soit le degré de progrès atteint dans l'éducation du peuple, le conflit avec la religion continue et que les philosophes doivent recourir provisoirement à des déguisements pour avancer certaines de leurs idées encore trop opposées à ce que peut admettre la science actuelle. Dans cette perspective, la connaissance de cette tradition secrète n'est pas inutile, en tant qu'elle peut fournir des techniques à tous les philosophes.

Cependant ce genre d'explication ne rend pas compte de la provocation produite par l'affirmation du principe, opposé à celui de la sociologie habituelle, de la prépondérance décisive du lien social entre les philosophes, par rapport à ceux qui les rattachent à la société générale dans laquelle ils doivent vivre aussi. Car, s'il doit valoir pour la sociologie ou certaines de ses branches, ce principe doit-il être restreint au seul cas des philosophes qui ont opté pour la politique de cultiver en priorité et presque exclusivement leur lien réciproque, ou bien doit-il être étendu à tous, même à ceux dont la politique vise à l'inverse l'ouverture la plus grande possible de leur société particulière à la société générale ? La première hypothèse reviendrait à supposer que ce lien spécial n'est pas naturel, ou du moins qu'il n'a pas naturellement la force qui lui permet de dominer sur les autres liens sociaux, et qu'il n'acquiert son importance que grâce à une politique concertée des philosophes. Dans la seconde hypothèse, en dépit de leur volonté de se tourner vers le peuple pour l'éduquer, les philosophes sont d'abord solidaires entre eux, et leur attachement au peuple et à son sort ne peut jamais être que secondaire. Et dans ce cas, leur politique d'ouverture paraît dérivée par rapport à celle de la reproduction de leur société secrète. Elle pourrait se justifier par exemple à partir de la considération que c'est en augmentant le savoir du peuple que les philosophes peuvent le mieux vivre avec lui et retrouver en lui les leurs.

Il semble bien que le principe de la sociologie straussienne de la philosophie, en posant une différence de nature entre le philosophe et les autres hommes, dans la mesure où le premier se caractérise par le fait qu'il aime ou est porté à aimer ce que les autres détestent, rende difficile la position des penseurs modernes. Car s'il est vrai qu'il existe une éducation spécifique du philosophe, et que par conséquent la disposition innée à la philosophie n'équivaut pas à l'accomplissement philosophique, alors ne faut-il pas avouer que la politique des platoniciens est justifiée, mais non celle des Lumières ? En effet, l'amour de la sagesse poussera celui qui a naturellement ce sentiment à la rechercher sans lui permettre peut-être de l'atteindre par lui-même, et il pourra avoir besoin de l'enseignement des philosophes plus accomplis, de sorte que le souci de maintenir la société des philosophes reste important. En revanche, l'éducation du non-philosophe, de celui qui, profondément, a la philosophie en aversion, ne trouvera pas dans le peuple le point d'appui pour opérer une sorte de conversion philosophique, et elle parviendra dans le meilleur des cas à former, par un malentendu, une sorte de religion du savoir. Ainsi, la religion contre laquelle lutte le philosophe, même vaincue apparemment, renaîtra perpétuellement sous de nouvelles formes, grâce à ses efforts même. Et contrairement à la religion législative, qui exclut la philosophie de l'espace public, mais ne lui fait pas concurrence, ces religions plus spéculatives, formées au contact de la philosophie, la concurrencent sans cesse et travaillent à la défigurer, brouillant du même coup la séparation du philosophe et du non-philosophe, ainsi que, corrélativement, la formation de la pure société des philosophes.

Cet argument en faveur de la philosophie platonicienne, vue comme seule adéquate au principe de la différence naturelle entre le philosophe et le non-philosophe, semble tout à fait logique. Nous avons vu cependant comment la situation plus embrouillée venant de la présence, même dénaturée, de la philosophie dans le peuple ou la religion était finalement favorable à la perpétuation de la philosophie. Or, si la différence de nature entre les philosophes et les autres hommes est bien réelle, cela ne signifie-t-il pas que, quoique moins clairement délimitée, la société des philosophes subsiste dans cette situation confuse ? On peut se demander pourtant si elle demeure toujours aussi secrète, au moment où le philosophe ne se cache plus, mais s'avance comme éducateur du peuple. Et si elle n'est plus secrète, il n'est plus évident que l'art d'écrire vaille encore, sinon dans la mesure où le philosophe continue, à un moindre degré, à être l'objet de persécution même au moment où l'opinion se déclare généralement favorable à elle.

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Toutefois, si le principe de la différence de nature entre le philosophe et le non-philosophe est compatible avec la politique des philosophes modernes, consistant à assurer la présence de la philosophie par l'éducation la plus large possible du peuple, étant donné que cette éducation rend l'opinion moins hostile à la philosophie, d'une part, et que, d'autre part, elle représente un moyen très efficace pour recruter les philosophes, une fois les discours philosophiques devenus accessibles et plus ou moins connus de tous, il semble qu'une sociologie de la philosophie devienne inutile dans ces conditions. Mais son défaut ne vient plus tant de ce qu'en dévoilant les techniques de l'écriture entre les lignes, on trahirait la société secrète des philosophes, maintenant qu'elle ne se fonde plus sur le maintien d'un enseignement ésotérique, mais de ce que, la persécution ayant perdu de son efficacité, le recours à cette forme d'enseignement n'est plus nécessaire. Or c'est précisément en réfutant cette idée que Strauss débute son premier chapitre, sur la persécution et l'art d'écrire. Car, écrit-il, s'il est vrai qu'au moment où il rédige cet essai, au début de la seconde guerre mondiale, les peuples de nombreux pays avaient joui d'un siècle de liberté presque totale de pensée, malgré cela cette liberté se voit toutefois supprimée au moment où il écrit, par l'obligation de s'exprimer en accord avec les opinions du gouvernement. Cette situation conduit au fait que les générations éduquées dans cette ambiance adoptent simplement comme vraies les idées officielles, qui ne trouvent plus d'opposition explicite dans l'espace public. En d'autres termes, la période d'absence de persécution systématique est terminée, et la philosophie n'a plus les moyens de s'exercer publiquement, si bien que les techniques d'écriture entre les lignes retrouvent leur pertinence.

Quelles sont les conséquences du retour de la persécution pour la philosophie ? A supposer que la société occulte de type platonicien se soit maintenue si secrètement que le savant d'aujourd'hui ne soit plus capable d'en découvrir aucune trace, et doive remonter au moyen-âge juif et arabe pour s'en faire une idée, ce changement de politique officielle resterait sans effets sur elle, puisqu'elle aurait continué à se protéger de la persécution durant même la période la plus libre en restant invisible, même plus qu'à la grande époque de ses maîtres moyenâgeux. Par conséquent, la sociologie straussienne de la philosophie leur serait inutile, et elle ne pourrait même que leur nuire, si par hasard elle se révélait suffisamment efficace pour tourner l'attention vers leur retraite et les faire découvrir par des représentants de la société des non-philosophes. En revanche, il importe au philosophe de la tendance moderne d'être averti du changement de sa situation et de la nécessité où il va se trouver de tenir compte à nouveau du régime de la persécution officielle. On peut penser en effet que, habitué à s'exprimer ouvertement, dans son rôle d'éducateur du peuple, il ait perdu l'habitude du discours indirect destiné à éviter la censure et à sélectionner les lecteurs aptes à prendre le contre-pied de l'opinion orthodoxe pour réfléchir librement, dans la sphère privée au moins, en attendant une situation plus favorable.

Mais le philosophe lui-même n'a peut-être pas tant besoin d'être convaincu de l'utilité de cet art d'écrire, ni d'être formé à ses techniques, que les circonstances lui feront rapidement retrouver. Celui qui doit y être rendu attentif, c'est davantage le jeune lecteur, disposé de naissance à la philosophie, mais découragé de s'y livrer par le poids de l'adhésion apparemment unanime à l'opinion orthodoxe autour de lui. Les époques passées de la persécution étant déjà lointaines, elles auront laissé peu de traces dans les pratiques de lecture, et la confiance en une sorte de caractère public de la vérité règnera, détournant d'une lecture attentive aux éventuelles intentions cachées des textes. Pour ces jeunes esprits philosophiques, un petit manuel de lecture entre les lignes sera très utile, et s'il fait revivre cet art, il jouera aussi un rôle important dans le maintien de la société des philosophes durant la nouvelle époque de persécution qu'il s'agit de traverser.

Supposons donc que telle soit la réflexion de Strauss. Comment devra-t-il s'y prendre pour produire son manuel ? Il y a deux raisons de renoncer à le faire selon une méthode d'écriture directe. Premièrement, il paraîtra contradictoire de publier un ouvrage destiné à enseigner à tous la technique de l'écriture entre les lignes, puisque cela reviendrait à donner aux non-philosophes l'instrument qui permettrait d'en supprimer l'efficacité. Car si une technique banale, à l'usage de tous, permettait de déchiffrer les secrets des philosophes, du coup ils ne seraient plus secrets, bref, ils ne seraient plus. Deuxièmement, si la persécution actuelle constatée par Strauss vise la philosophie, comme il est nécessaire si elle doit empêcher de penser autrement que dans le sens de la doctrine officielle, alors il serait naïf de croire qu'un ouvrage ouvertement destiné à permettre de renouer le contact avec le monde des philosophes puisse échapper lui-même à la censure. Pour ces deux raisons, il faut que cet écrit ne soit pas un véritable manuel. Pour la première, il doit être lui-même écrit selon l'art d'écrire qu'il veut enseigner, et ne devenir compréhensible qu'à l'esprit véritablement philosophique. Pour la seconde, il doit paraître avoir un autre but que de former les jeunes esprits philosophiques à la philosophie.

Vérifions donc que l'ouvrage de Strauss répond bien à ces deux exigences.

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Il est relativement facile de répondre à la deuxième question en montrant comment l'ouvrage de Strauss opère sous un déguisement. Si l'on prend à part le chapitre qui donne au livre son titre, n'obtient-on pas, sous une forme très concentrée, précisément le manuel d'écriture et de lecture entre les lignes qui ne devrait pas pouvoir être proposé directement au public sans risquer de se faire écarter par la censure dans une société de persécution, telle que celle dans laquelle Strauss nous annonce que nous sommes entrés ? Et en outre, l'auteur n'est-il pas si naïf qu'il commence même par ce diagnostic, donné dans un style tout à fait direct, sans le moindre masque apparemment ? Ce procédé semble entrer en contradiction pratique avec ce qu'il compte faire, puisqu'il aborde ouvertement, dans un texte publié en plein climat de persécution, si on l'en croit, la méthode pour échapper à cette persécution grâce à un mode de communication tout à fait indirect et secret utilisant des propos publics d'apparence innocente. Faut-il donc comprendre cette contradiction par la très grande naïveté de celui-même qui voudrait apprendre aux philosophes à abandonner justement leur attitude naïve face à l'écriture philosophique ? Cet essai a paru comme article en 1941, en Amérique. Strauss estimait-il qu'il était encore possible, en ce pays et à ce stade du progrès de la persécution, d'écrire assez directement comme dans la période de liberté finissante, pour permettre de se préparer au nouveau régime ? Lorsqu'il intègre cet essai dans le livre une douzaine d'années plus tard, il modifie sa présentation, en lui donnant un nouveau contexte. Nous avons vu que l'introduction nous avertit qu'il s'agit d'une étude de sociologie, quoique particulière. Nous savons aussi que le régime de persécution et les techniques qu'il engendre sont situés par l'auteur dans un passé assez lointain, au moyen-âge et dans l'Antiquité, une idée qu'il paraît confirmer maintenant par l'ajout d'une série de chapitres consacrés à des études de ces philosophes juifs et arabes, en marge de l'intérêt philosophique actuel, et qui constituent par leur volume l'essentiel de l'ouvrage. Dans cette présentation, l'ensemble se présente donc maintenant comme l'étude d'un savant, neutre en principe, et non d'un philosophe prenant un parti face à la méthode d'écriture et de lecture entre les lignes, si bien que cette recherche devrait ainsi pouvoir passer pour une curiosité de spécialiste, sans portée actuelle. D'ailleurs le chapitre paru comme article laisse déjà entendre, quoique moins clairement, qu'il s'agit de questions de méthodologie scientifique, en histoire de la philosophie, davantage que de pratique philosophique actuelle, même si l'exemple donné pour introduire au problème, celui du savant d'un pays totalitaire, présentant le libéralisme de manière apparemment neutre, mais tout en sachant discrètement attirer l'attention du jeune esprit alerte sur la valeur du libéralisme, pourrait dévoiler le procédé de Strauss lui-même. Mais, si nous nous en tenons à la question de savoir s'il a tenté de déguiser son entreprise pour tenir compte de la censure, sans prétendre résoudre celle de savoir s'il s'y montre suffisamment habile pour la déjouer effectivement, il semble bien qu'il faille admettre qu'il confirme la logique selon laquelle il devait se donner un prétexte trompeur pour s'adresser à ses vrais lecteurs.

Quant à la première question, celle de savoir si Strauss tombe dans la contradiction de révéler au non-philosophe le secret du philosophe qu'il ne devrait livrer qu'à celui-ci, ou s'il utilise au contraire l'art d'écrire entre les lignes même lorsqu'il paraît décrire cet art objectivement, de manière accessible à tous, elle est plus délicate à première vue, mais non pas insoluble. Pour l'aborder, en tant que lecteur ou interprète, il nous faut la poser de la manière suivante : trouvons-nous dans la théorie explicite de cet art une technique telle que son application doive nous conduire à la découverte du secret des auteurs qui l'utilisent, sans faire appel à une particulière intuition philosophique, absente chez l'érudit ou le savant commun ?

Plus qu'une technique de lecture, le premier chapitre représente en réalité davantage une défense de la probabilité que les auteurs des époques de persécution aient écrit entre les lignes, ainsi que de la nécessité pour l'historien de la philosophie d'en tenir compte pour rester objectif. On n'y trouve guère que quelques indices permettant de repérer avec une vraisemblance suffisante l'usage de cet art, et des conseils au sujet du type de lecture à faire dans ces cas. Qu'il y ait des contradictions dans l'ouvrage d'un auteur intelligent, que l'on y découvre des défauts grossiers, un plan apparemment confus, des paradoxes, etc., voilà, apprend-on, qui laisse supposer que ces défauts apparents ne sont pas dus au manque d'habileté et à la négligence, surtout si d'une part, cet auteur maîtrise l'art d'écrire, et si d'autre part, il laisse entrevoir par ces improbables défaillances des positions opposées à l'orthodoxie. De tels indices sont inutilisables pour le lecteur habile mais dénué de véritable intelligence philosophique, c'est-à-dire pour le censeur avisé, ou le possible censeur, toujours moins perspicace que l'auteur et le lecteur véritablement intelligents, à en croire Strauss. Car, de toute manière, nous dit-il, lorsqu'un écrivain très habile est soupçonné d'écrire entre les lignes, celui qui l'accuse, ayant la charge de la preuve, ne parviendra pas, face à un tribunal raisonnable, à avoir gain de cause. Or telle est la situation par exemple d'un historien de la philosophie face à ses collègues, lorsqu'il veut non pas seulement suggérer qu'on pourrait lire entre les lignes d'un philosophe, mais bien prouver qu'il faille le faire, et que cela conduise à des résultats objectifs. Et cet échec signifie que toute application régulière d'une méthode d'interprétation de caractère objectif, selon des critères bien établis et partagés, reste impuissante à révéler les secrets exprimés entre les lignes. Ceci vaut évidemment pour les indices donnés par Strauss lui-même. Car comment savoir par exemple si un écrivain est suffisamment soigneux pour éviter des erreurs grossières, sinon en observant qu'il n'en commet pas ? Mais l'écriture entre les lignes exige précisément qu'il le fasse. Comment de même savoir si un auteur est suffisamment cohérent pour éviter toute contradiction non volontaire, sinon par le fait qu'il les évite en fait ? Mais il les commet au contraire s'il écrit entre les lignes. Ou comment savoir qu'un plan est, non pas embrouillé, mais extrêmement subtil, sinon en le comprenant à partir de ce qui ne s'y trouve pas, mais se lit entre les lignes du texte pour lui attribuer une cohérence sinon inapparente ? Bref, on voit bien que, en fin de compte, et en dépit du caractère objectif que Strauss feint de donner à sa méthode, le lecteur devra toujours deviner ce qui se trouve entre les lignes, et qu'il demeurera toujours indécis, objectivement, s'il l'y a mis lui-même ou s'il l'y a vraiment découvert. C'est pourquoi il faut que ce lecteur soit lui-même un esprit philosophique, comme l'auteur, et il faut supposer entre eux cette affinité pour que l'enseignement du secret puisse avoir lieu.

Il est vrai que, plus loin dans l'ouvrage, en des chapitres moins susceptibles d'éveiller l'intérêt général, dans les études plus précises de penseurs déjà présentés comme hors des modes, on voit apparaître des analyses de procédés plus précis, comme celles des divers types de contradictions chez Maïmonide. Mais la première remarque est que ces contradictions qui devraient être l'indice d'une écriture entre les lignes sont elles-mêmes cachées. Et en dépit de la typologie très précise qu'en donne Strauss, le nombre de facteurs qui intervient rend leur repérage impossible sans cette divination qui vient placer entre les lignes les éléments susceptibles non seulement de leur donner sens, mais de les faire apparaître comme de véritables contradictions destinées à servir d'indices, d'autant que plusieurs de ces contradictions sont dites impossibles à découvrir sans des indices, eux-mêmes plus difficiles à découvrir encore.

Bref, Strauss, le philosophe masqué en sociologue et historien de la philosophie, semble avoir voulu attirer l'attention des esprits philosophiques sur la possible existence d'un secret, sans dévoiler sa nature, en prenant soin dans ce but de garder secrètes les raisons pour lesquelles il affirme l'existence de ce secret, de sorte qu'il reste réservé aux philosophes, que ceux-ci adoptent la politique de la fermeture de leur société sur elle-même, ou qu'ils optent pour celle de la plus grande éducation possible des peuples.

Gilbert Boss
Liège, 2008