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RÉFLEXIONS

À L'USAGE DES LIBERTINS

Me ferait-on injure en me nommant libertin ? On pourrait certes en avoir l'intention. D'abord, aujourd'hui, en voulant me confondre simplement avec ceux qui sous ce drapeau se contentent d'afficher une forme de liberté sexuelle, ce qui reviendrait à donner des bornes bien étroites à la liberté que j'affirme. Et plus traditionnellement, en voulant me comparer aux affranchis de l'Antiquité, aux libertins donc au sens ancien, dans l'intention de me reprocher de n'être pas libre par nature ou par naissance, mais de n'être dans le domaine de la liberté qu'un parvenu, suspect de conserver en soi la tare de son esclavage originaire. Or, au contraire, ce rappel d'un esclavage premier représente justement pour moi l'un des attraits du terme de libertin. Car la liberté qui m'importe n'est pas celle de mes origines, mais bien celle que j'ai acquise en m'affranchissant. Il y a en effet entre l'affranchi commun de l'antiquité et le libertin moderne cette différence qu'on ne reproche pas seulement à ce dernier d'avoir accédé à une liberté seconde, mais surtout de l'avoir acquise par lui-même, contre la société, contre la religion et peut-être même contre la nature. Mais j'y vois justement la noblesse de ce titre, puisqu'il signifie une liberté conquise par une lutte personnelle en vue de s'affranchir de l'esclavage. Car celui-ci, c'est effectivement notre condition première, la dépendance de l'opinion commune ou des préjugés, à laquelle tout homme est soumis dans son enfance, et toute sa vie s'il ne trouve le moyen de s'en affranchir, et de devenir, précisément donc, un libertin.

L'homme libre n'est certainement pas celui qui demeurerait tout à fait indéterminé, et donc purement chimérique. Ne serait-il pas plutôt celui chez lequel les déterminismes engendrent des boucles où ils se réfléchissent, de telle sorte que plus leur système est capable de s'interposer entre les influences extérieures et ses propres actions, plus il devient capable de se régler et de se réformer lui-même, plus il est libre ? Alors l'exigence d'une universelle critique serait l'expression de la liberté que comporte déjà son désir.

« L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Voilà pour la rhétorique. En réalité l'homme naît toujours dans la plus extrême dépendance, et il s'en libère peu.

Il y a quelques siècles, les libertins luttaient contre les églises et les superstitions chrétiennes. Dans plusieurs pays, l'évolution semble avoir été dans leur sens, repoussant dans les marges le christianisme. Ne faut-il donc pas admettre que les enjeux de leur combat aient disparu aujourd'hui ? Supposons que l'oppression religieuse traditionnelle ait largement cessé dans nos sociétés laïques. Même dans cette hypothèse, il convient d'envisager qu'elle puisse subsister sous d'autres figures. Et alors on la retrouve vite, car là où ne s'affirme plus la croyance au dieu ancien, celle-ci ne s'est pas évanouie, elle a juste changé de forme et de langage. Là où l'on nommait l'homme parfait Dieu, on appelle Homme le dieu, et l'on exige la même révérence pour l'un que pour l'autre, mais à travers de nouveaux cultes et de nouvelles cérémonies. Il est vrai que la conception du dieu a légèrement changé à son tour. Le vieux dieu des chrétiens, le père au ciel, était un homme idéalisé, échappant à toute image précise, mais conservant la structure personnelle qui nous caractérise. Le nouvel homme divinisé est devenu plus général, plus abstrait, perdant autant que possible la personnalité permettant l'ancien rapport individuel au père. Parce qu'on l'appelle Homme, parce qu'on le conçoit comme une généralité abstraite, on l'imagine moins mystérieux, moins ineffable et transcendant que le dieu-père, alors qu'il transcende tout autant, sinon plus, l'homme concret, se retirant, lui-aussi, par son abstraction même, dans sa majesté impénétrable. Et comme son ancêtre, de son ciel ou de son monde idéal, il dicte son catéchisme, dont les droits de l'Homme ne représentent qu'une partie. Ses prêtres savent bien, comme leurs prédécesseurs, faire proliférer les lois morales qu'il leur inspire. Et ils n'ont pas à fatiguer outre mesure leur imagination, les répertoires leur sont déjà fournis par l'ancien catéchisme, qu'il leur suffit de traduire dans la nouvelle langue. Essayez de refaire la traduction inverse et vous trouverez les équivalences. Non, la lutte est loin d'être terminée.

Qu'on ne croie pas qu'il soit réservé aux vieux bigots d'une religion absurde, comme le père Garasse au XVIIe siècle, de mener une guerre acharnée contre les libertins. Partout, quelles que soient les mœurs et les croyances, les bonnes gens, les moralistes populaires, les défenseurs de la correction sont leurs ennemis éternels. Et selon que les institutions et les mœurs sont plus ou moins tolérantes, ils parviennent à des degrés divers à déchaîner les foules contre eux, les incitant à les traîner au bûcher ou au pilori, à les réduire au silence d'une manière ou de l'autre. A-t-on jamais vu un libertin généralement honoré durant sa vie, lorsqu'il était capable de séduire, sinon sous la protection du masque ou des plus grandes puissances ? Et cette haine, cette défiance tout au moins, n'est-elle pas naturelle contre ceux qui semblent avoir trahi leurs compagnons en abandonnant l'esclavage commun ? Dans chaque société, les chaînes religieuses ou idéologiques du peuple sont sacrées, et on ne leur applique pas le corrosif de la critique sans danger. Il est vrai que, là où la tolérance et la liberté critique sont affirmées comme des valeurs reconnues, la répression est moins directe. Mais est-elle pour autant moins vive et efficace ? Vous êtes-vous demandé par exemple ce que cachait l'interdiction par la loi et par la barrière d'une universelle abomination en France, aujourd'hui, dans ce pays modèle de la liberté de pensée, de mettre en question certaines idées reçues, obligatoires, à propos notamment de nombre de thèmes reliés, de manière assez artificielle parfois, au nazisme ? Voyez-vous pourquoi on en vient ainsi à l'aberration patente de ne plus se demander si tel penseur, assez piètre philosophe au demeurant, dit vrai, mais s'il était ou non profondément nazi ? N'est-il point étrange que chez un peuple supposé ami de la raison, une chose telle que la nazicité soit devenue plus importante que la vérité ? C'est évidemment des deux côtés masqué que l'on se bat ici.

Mise à part la morale politique, qui conduit notamment à l’élaboration de lois, il semble y avoir principalement deux types de discours moraux, l’accusation et la justification. Le discours moral tient chez les hommes une grande place. C’est l’un des principaux sujets de conversation, et c’est le lieu aussi d’incessantes conversations intérieures, où nous nous imaginons engagés dans des sortes de procès dont sont les objets soit nos propres actions, soit celles des autres. Souvent, mais pas toujours, nous nous représentons dans la fonction d’accusation des manières d’agir, de penser et de sentir de notre entourage. Souvent nous nous voyons placés par la société ou par certaines personnes douées d’une quelconque autorité morale, dans le rôle de l’accusé, et obligés de nous défendre en justifiant devant leur tribunal les comportements et attitudes qui nous sont reprochés. Comment se construisent ces accusations et ces justifications ? Laissons de côté les procès purement juridiques où il s’agit juste de montrer la conformité ou la dérogation des actes par rapport aux lois, clairement définies. La scène imaginaire est également celle d’un tribunal, même si le décor en est d’habitude bien différent. On y trouve les trois rôles, d’accusateur, d’accusé et de juge, souvent distincts les uns des autres, parfois réunis, partiellement ou totalement, en une même personne, lorsque l’accusé est le juge ou lorsque les trois rôles sont entièrement joués par celui qui mène ce débat en son seul esprit (car je peux moi-même m’accuser, me défendre et me juger, dans le seul tribunal de ma propre conscience, comme on dit). Il y a une règle donnée, c’est celle des juges, et elle varie avec eux. Car ils peuvent représenter toute une société ou une partie seulement, voire une personne singulière. Et cette règle peut être éventuellement modulée, modifiée parfois, si l’accusé est suffisamment persuasif. Or l’accusateur et l’accusé s’y rapportent différemment. Le premier s’y accroche d’habitude étroitement, favorisant l’interprétation la plus stricte, et se donnant par là la plus grande marge de fautes possibles. Le second au contraire la considère comme une sorte de crochet où il faut parvenir à rattacher bien des choses qui flottent tout autour, si bien que son art consiste à en élargir l’interprétation et à lui trouver des prolongements vers bien des actions exclues par l’interprétation stricte de l’accusateur. Là où celui-ci tend à restreindre rigoureusement ce que permet la morale, l’autre invente les chemins permettant de l’étendre. C’est pourquoi l’un recherche les juges les plus austères, l’autre, les plus ouverts. Et par ce choix, tous deux influent sur le caractère des juges et de la règle. — S’étonnera-t-on qu’on trouve plus souvent les conformistes du côté des accusateurs et les libertins du côté des accusés, non tant malgré la critique libertine de la morale, qu’à cause d’elle ?

La détestable inquisition est un monstre hybride. Elle confond deux catégories qu'il est préférable de distinguer, la justice et la morale. L'une s'intéresse aux actes, pour empêcher ceux qui nuisent à la société et favoriser dans la mesure du possible ceux qui lui sont bénéfiques, en réprimant les uns par la punition et en encourageant éventuellement les autres par des récompenses. L'autre juge des caractères des individus en fonction de l'ensemble de leur comportement et de leur manière d'être et en vue de déterminer les attitudes à prendre face à chacun, soi-même y compris. Quoiqu'il y ait des rapports et même une certaine implication entre les deux, elles restent pourtant distinctes, la justice n'ayant affaire aux caractères qu'accessoirement, pour déterminer la nature des actions qu'elle doit régler, et la morale devant tenir compte des actions en tant qu'elles sont des signes par lesquels les caractères se dévoilent. La justice condamne par exemple le meurtre. Or on peut vouloir distinguer entre le fait de tuer quelqu'un par accident ou intentionnellement, et cette distinction suppose de replacer l'acte dans son contexte, y compris, en partie, celui du caractère de l'auteur. Mais la question n'est pas alors de savoir si celui-ci est bon ou méchant. Il suffit de s'assurer que l'acte était ou non intentionnel, peu importe que l'intention soit bonne ou mauvaise, ce qui ne relève plus de la justice, mais de la morale. En revanche, cette dernière ne peut se satisfaire de caractériser une action, car un acte peut avoir des significations très différentes dans le contexte des divers caractères particuliers. Un meurtre fait le meurtrier, mais il y a des meurtriers de sortes bien diverses qui appelleront des jugements moraux différents et parfois contraires. Tel a tué pour voler, l'autre pour se venger, un autre pour se défendre, ou pour protéger quelqu'un. Le meurtre considéré est un signe supplémentaire d'un caractère violent, impulsif et incapable de raison, ou au contraire un indice de réflexion, de sang froid, de détermination, et ainsi de suite. Et c'est ce qui importe à la morale, qui cherche à déterminer la valeur du mode de vie impliqué dans de tels comportements et sentiments. Or, parce que la morale vise à juger l'individu en son entier, toute une façon d'être, rien chez les hommes ne lui est indifférent et n'échappe à son jugement. La morale évaluant l'homme entier, elle ne lui laisse aucune retraite où il puisse se mettre à l'abri de son examen et de son jugement. Une justice qui voudrait punir et récompenser non pas les actes, mais les attitudes morales devrait donc abolir toute liberté individuelle pour imposer par la force son seul modèle moral, comme prétend justement le faire l'inquisition.

Quand ils n'ont plus d'arguments suffisants pour faire illusion au moins sur les esprits gourds, ils défendent leurs absurdités en décrétant immoral, odieux, de les attaquer et de les rejeter. C'est pourquoi les libertins devront toujours se défendre contre l'accusation d'immoralité dès qu'ils se feront tant soit peu reconnaître des fanatiques des préjugés les plus ridicules.

Le rire est bien puissant, et l'on comprend que ce soit une arme dont les autorités morales en place désirent modérer l'usage le plus possible. Il est vrai que le bon peuple en use d'habitude sagement, en couvrant de ridicule tout ce qui contredit à ses opinions et à ses mœurs. Dans cette fonction celui-ci est une forte muraille contre toutes les idées et pratiques étrangères qui pourraient tenter de pénétrer le monde des conceptions admises. Le rire est communicatif, et le ridicule repose sur des convictions bien ancrées dans les esprits. Il suffit de mettre en évidence un contraste inattendu entre ce qu'on veut ridiculiser et un préjugé commun pour déclencher le rire de ceux qui le partagent et pour faire rebondir sa secousse des uns aux autres, dans la contagion qui le caractérise. Il a l'avantage d'unir les rieurs en un même sentiment et de les séparer de ce dont ils rient. Les deux mouvements sont indissociables et presque irrésistibles lorsque la communauté de sentiments est suffisante pour rendre évidente l'opposition entre eux et ce qui fait rejeter comme ridicule la cible du rire. Mais il faut pour provoquer le rire quelque chose qui rompe l'habitude, une circonstance imprévisible en principe — quoique non pas toujours en fait, lorsqu'elle se répète, comme il arrive souvent. La lumière du ridicule révèle un aspect qui, normalement, selon la règle, ne devrait pas apparaître. Car si nous percevons ce qui devait normalement se produire selon nos conceptions, le ridicule ne naît pas, et ce sont d'autres sentiments qui se trouvent immédiatement suscités. Or précisément, le fait qu'il faille une forme d'invention, d'attention à l'inhabituel, pour engendrer le ridicule, rend celui-ci imprévisible lui-même. Certes, il arrive fréquemment que les nouvelles incongruités découvertes viennent confirmer des oppositions établies dans les conceptions communes normales, mais il reste un risque important que le tour d'esprit nécessaire pour rechercher ces contradictions inédites et piquantes entraîne à en découvrir aussi entre les objets des croyances officielles du groupe, de sorte que le ridicule peut venir à porter sur les plus faibles d'entre elles, c'est-à-dire sur celles qui sont moins profondément inscrites dans le sentiment ou la croyance, et qui peuvent donc se voir provisoirement rejetées lorsque de telles contradictions d'habitude inaperçues viennent à être mises inopinément en lumière. Un peuple qui aime rire renforce donc ses croyances d'un côté, mais il tend aussi à miner une partie d'entre elles lorsque le plaisir de rire finit par renverser pour l'imagination la barrière des interdits. S'il s'agit de conserver les préjugés intacts, il vaut donc mieux rire modérément, d'un rire relativement conventionnel, et par conséquent moins puissant parce que moins appuyé sur la perception inédite de contradictions plus improbables par rapport à la norme. Dans ce but, on tente même souvent par des interdits de soustraire au rire les croyances plus délicates qu'on veut protéger. Et quand une chose est déclarée si sérieuse qu'il ne faille pas en rire, il est à peu près certain qu'elle contient quelque absurdité que le rire risque de mettre à nu. Il y a ainsi dans toute idéologie des idées plus fragiles, quoique fondamentales, que le ridicule risque de briser si des plaisantins parviennent à montrer de façon habile comment elles entrent sous des rapports inattendus en contradiction avec des convictions plus profondes et solides. Car le rire ne se limite pas à manifester une absurdité, mais, en la ridiculisant, il engage contre elle les sentiments des rieurs, et non seulement leur raison abstraite. On comprend donc pourquoi plus une croyance est absurde, plus il faut empêcher qu'elle ne soit vue comme ridicule. Et plus dans une société les convictions communes comportent de telles absurdités, plus on doit s'y méfier du rire.

Nos sentiments sont tyranniques. Si nous sommes joyeux, nous voulons que le monde entier soit gai, et nous ne comprenons pas qu'on puisse y être triste et se plaindre autrement qu'en plaisantant. Si nous souffrons, la joie des autres nous semble une injure, et d'autant plus grande qu'elle s'exprime plus spontanément. Bref, nous voulons que tout partage notre humeur. C'est pourquoi les mines sombres sont bannies des fêtes, et la gaieté, des lieux de la souffrance. Mais nous supportons encore plus difficilement la joie lorsque nous sommes tristes que la tristesse lors de nos réjouissances. Car la vue de la peine nous déplaît certes quand nous ne la partageons pas, sans nous conduire pourtant à la condamner universellement, tandis que celui qui souffre tend à se sentir vexé à la seule idée que d'autres puissent se livrer sans frein à la gaieté pendant qu'il gémit. Celui-ci voudrait punir l'univers entier de sa souffrance, et c'est une injure qu'on lui fait de ne pas s'en affliger, surtout si on la partage si peu que de se livrer à une joie franche. N'est-ce pas pourquoi les affligés ont inventé et répandu une morale vengeresse, exigeant le sacrifice de la joie, et au moins son pourrissement par la culpabilité de ne pas partager leur sort et leurs sentiments ? N'avez-vous pas honte de vous réjouir quand d'autres pleurent ? nous disent-ils, le bonheur n'a pas sa place sur terre tant qu'un seul s'y trouvera dans la peine, et si vous voulez le goûter dans ces conditions, vous ne le méritez pas, vous serez punis. — Je constate à l'inverse que sont exclus du bonheur ceux qui ne peuvent pas faire dominer sans remords leur joie sur toutes les peines du monde.

La présence de synonymes dans une langue est une circonstance heureuse pour le penseur. Outre les nuances subtiles de l'usage qu'ils apportent, ils offrent aussi des termes disponibles pour de nouvelles distinctions. Ainsi, je vais prendre à ma façon la pitié et la compassion pour signifier deux modalités de la sympathie que nous éprouvons pour la douleur de nos semblables — et pour la nôtre aussi. Parfois, je ressens la personne souffrante comme débile, soumise à son mal, vaincue par lui. C'est la pitié. Parfois je la considère comme forte, résistant à sa douleur, la défiant et la surmontant. C'est la compassion. Dans la pitié je me sens supérieur à l'être pitoyable que je plains et méprise plus ou moins. Dans la compassion, je me perçois comme inférieur ou égal à celui que j'estime en sentant avec sa douleur la détermination par laquelle il la domine. Ému par la pitié, je cherche à consoler la misérable créature qui m'attendrit, je me dispose à venir à son secours, et je la traite dans mes sentiments et mon comportement un peu comme un enfant qui a besoin de moi. Si je ne me vois pas sujet à me trouver accablé comme elle, je la regarde avec une commisération non dépourvue de condescendance. Sinon, je me mets à sa place et je m'afflige de l'humaine faiblesse à laquelle je me sens participer. A vrai dire, l'alternative n'est peut-être jamais si tranchée, et j'éprouve à divers degrés les deux sentiments. Peut-être suis-je d'autant plus porté à soulager l'objet de ma pitié que je m’apitoie déjà aussi un peu sur moi-même. Peut-être jouis-je de ma supériorité actuelle en tentant de me persuader qu'elle est plus essentielle que je ne parviens à me le persuader tout à fait. Bref, quelque chose du sentiment de faiblesse et du mépris impliqués dans ma pitié rejaillit sur moi. On comprend que plusieurs sages aient désapprouvé ce sentiment débilitant. En revanche, il se passe l'inverse dans la compassion, où j'estime celui dont je partage la souffrance et me sens porté plutôt vers une certaine admiration. Alors que l'objet de la pitié tend à devenir ridicule si le mépris me pousse à m'en distancer, celui avec lequel je compatis tend au contraire à prendre le caractère du héros. La pitié penche vers la comédie, la compassion vers la tragédie. — On juge insensibles et dépourvus d'humanité les sages qui déconseillent la pitié. Leur aurait-il manqué, pour être plus humains, un synonyme ?

Quelle distance entre ces deux sentiments : j’aime quelqu’un parce que je suis sensible à sa souffrance, ou au contraire je partage sa souffrance parce que je l’aime. Ils caractérisent deux morales opposées, celle de la pitié (ou charité), et celle de l’amitié.

Il faut avouer que si les divers caractères diffèrent grandement par leurs degrés de sensibilité, en chacun cependant la capacité de ressentir la peine semble à peu près égale à celle qu'il a d'éprouver le plaisir. Si je suis insensible au goût du vin, il ne me déplaît pas s'il est mauvais, ni ne me plaît s'il est bon. Chaque degré de discrimination de mon jugement ou de ma sensibilité m'ouvre à une sphère de plaisirs et de peines. Mais comme une certaine forme de prudence, qui passe pour sagesse, nous pousse à chercher davantage à nous garder des malheurs qu'à rechercher les plus grands plaisirs, nous sommes plus attentifs au mal qui nous touche ou qui peut nous arriver qu'au bien. C'est pourquoi nous estimons facilement heureux les esprits simples, obligés de se contenter de peu parce que leur sensibilité est limitée. Nous voyons combien leur simplicité les protège des malheurs sensibles aux plus raffinés, et nous ne mettons pas dans la balance les plaisirs qu'ils ne peuvent même imaginer, sinon pour constater qu'ils ne s'en sentent pas privés comme nous, si bien qu'ils sont plus tranquilles dans leur bonheur plus fruste. Mais c'est une bien mauvaise méthode de pesée. Car il faut compter aussi le rôle que les plaisirs plus subtils ont dans la réinterprétation et transformation à la fois des plaisirs et des déplaisirs plus grossiers. Combien de mélancoliques, rôdant autour des cimetières, méditant sur la mort et la vanité de la vie, tirent de leurs sinistres pensées des voluptés exquises qu'ils n'échangeraient contre aucune gaieté plus ordinaire !

— Vous voulez savoir le secret de ma musique ? Je suis le taureau de Phalaris.
— Je ne vous comprends pas, quoique je connaisse cette histoire du tyran Phalaris qui faisait griller ceux qu’il torturait dans un taureau de bronze. Mais vous n’êtes pas Phalaris, certainement.
— Non, pas vraiment.
— Vous n’êtes pas torturé par lui non plus.
— En quelque sorte.
— Que voulez-vous dire ?
— Que je suis le taureau de Phalaris. Non pas seulement le supplicié dans le taureau, bien que je le sois aussi. Non pas seulement le tyran qui écoute ses cris transformés par le jeu de tuyaux dans le taureau, bien que je le sois aussi. Je suis encore moi-même le taureau, cet instrument qui transforme les cris de ses entrailles en musique sortant de sa bouche.
— Quelle horreur ! Vous voudriez donc que, moi qui écoute votre musique et m’en sens transporté, je sois en somme Phalaris !
— Ou vous seriez l’un de ses invités, qui ne sait pas d’où vient cette musique.
— Non, elle est céleste et ne peut venir des cris du supplice. Vous êtes si loin de cela ! Elle en est si différente !
— C’est que vous ne connaissez pas l’alchimie de la musique et son extraordinaire puissance.

Ce qu'on entend communément par sagesse n'est guère qu'une morale d'agent d'assurance. Elle nous dit « vivez tranquilles et en sécurité, en travaillant avec application pour réaliser et maintenir cet état. » En d'autres termes, cette sagesse est un art de vivre en paix. Et pour y parvenir, il faut être raisonnable. Inutile de décrire en détail cette attitude, suffisamment connue. C'est, du point de vue moral, celle des braves et bonnes gens, au sens populaire, et du point de vue politique, celle que favorise le genre de bon gouvernement généralement loué par les peuples. La vie tranquille et sûre implique la recherche de la santé, d'un certain confort (dans l'abondance relative des biens ou dans la frugalité), de l'exclusion de la violence dans les rapports humains, d'un degré assez élevé de coopération et d'entraide ainsi que de tolérance et de bienveillance. Elle n'oblige pas à se contenter de ces buts, mais renvoie les autres prétentions à la vie privée, voire intérieure, et les tolère dans la mesure où elles n'affectent pas l'ordre de l'existence pacifiée. Presque tous approuvent une telle sagesse au niveau des idéaux abstraits. Certains s'y conforment assez généralement et s'en satisfont. Plusieurs en revanche en dévient, la méprisent, en pratique, parfois aussi dans leurs convictions, se révoltent contre son ordre, disposés ou non à s'en repentir. Pourquoi ne se conduisent-ils pas raisonnablement ? Est-ce un défaut d'intelligence ? Ne parviennent-ils simplement pas à faire les calculs d'utilité nécessaires au choix de la voie la plus sage ? Cela arrive certainement, et même assez souvent. Mais les fautifs se corrigent alors comme ils le peuvent quand, par eux-mêmes ou grâce aux autres, ils en viennent à percevoir leurs erreurs. Mais il arrive souvent aussi qu'en dépit du calcul parfaitement effectué, le récalcitrant s'obstine à rejeter le comportement raisonnable pour en choisir un autre, reconnu dans ce calcul comme mauvais. Il voit bien le meilleur, mais choisit le pire. Il ne peut se justifier auprès des personnes raisonnables, sinon en avouant une faiblesse de la raison ou de la volonté qui l'aura laissé se soumettre à l'impulsion de passions trop fortes. Il faut bien admettre de telles excuses, la faiblesse des hommes étant inhérente à leur nature. — Mais cette faiblesse est en vérité celle de la raison raisonnable, qui sans cesse se voit vaincue par les passions contraires, même quand le raisonnement a clairement révélé la voie la plus sage. Pourquoi celui qui voit parfaitement ce qu'il devrait faire selon son raisonnement, peut-il encore se déterminer autrement ? Est-ce bien parce qu'une passion plus puissante le pousse ? Sans doute ; mais comment ces deux forces, celle de la raison et celle de la passion, luttent-elles ensemble, alors qu'elles semblent de nature différente, l'une montrant le vrai, et l'autre visant le désirable ? Évidemment, cette distinction est fausse. En réalité le calcul n'est ici qu'un prolongement des passions au service desquelles il s'est mis, à savoir celles de la supposée sagesse, des désirs de paix, de sécurité, de tranquillité, de coopération et d'ordre. Il faut donc bien avouer que les désirs constitutifs de cette sagesse, posés comme ses fins ultimes, et par conséquent comme les plus grands désirs, sont en réalité, dans de nombreuses circonstances, plus faibles que d'autres. Et quand le raisonnement n'est pas défaillant, quand il manifeste parfaitement les avantages de la conduite prétendue raisonnable, et que pourtant je me détermine contre lui, pour l'instant ou pour toujours, mon désir pose également des fins supérieures à celles de cette sagesse raisonnable. Il doit donc y avoir d'autres raisonnements intégrant ces fins découlant de désirs puissants dans les calculs d'utilité, constituant une sagesse supérieure, contredisant souvent les préceptes de la sagesse des braves gens, et demandant d'en dévier ou de se révolter contre elle, lorsqu'elle est oppressante. Alors, quels « mauvais » sentiments, quelles violences, quels risques approuve-t-elle ?

Peu me chaut comment je mourrai. Ce qui m'intéresse, c'est comment je vis — pas même comment j'aurai vécu.

Le bâtisseur et le voyageur offrent de parlantes métaphores pour deux styles de vie. L’un s’affaire à construire sa maison, son lieu d’habitation, sa famille, sa société et sa personne. L’autre s’est mis en route, il suit le chemin ou en sort, cherche sa voie ou prend celle qui se présente, marche vers un lieu défini ou vagabonde. Ce sont deux façons de voir le temps, en le faisant profiter à une entreprise qui s’enrichit de l’accumulation des efforts en vue d’un résultat visé qui accomplira la vie et la justifiera, ou en s’y livrant pour parcourir les espaces déployés de jour en jour, simplement, en se contentant pour ainsi dire d’en suivre la ligne plus souvent sinueuse et capricieuse que droite. Le bâtisseur se met au service de sa construction dont il peut espérer que les bénéfices s’étendront au-delà de lui. Le voyageur se meut lui-même, sans rien laisser derrière lui, si ce n’est peut-être sa trace. L’une de ces vies s’ordonne autour d’un plan et de l’ouvrage à réaliser, l’autre se développe dans une histoire. Il n’est certes pas question de classer sans autres les hommes en bâtisseurs et voyageurs, parce qu’il y a beaucoup de degrés de mélange entre eux. Il y a une histoire de la construction et des projets élaborés de voyages. Mais si l’on considère la tendance dominante de chacun, l’esprit en est bien différent. Ainsi, le bâtisseur s’oriente vers l’établissement d’une famille, d’une situation professionnelle stable, d’un statut social, tandis que le voyageur se contente d’un maigre bagage, qu’il trouve toujours déjà assez lourd, et récolte au passage. Pour lui, enclin au vagabondage ou à la promenade, la vie se joue et s’accomplit dans son mouvement, au fur et à mesure, et non dans le couronnement final.

Quand on est trop content de rentrer chez soi après la journée de travail, de l'interrompre pour les repas ou par des pauses, de s'en distraire, c'est que, pour gagner son pain, on est plus esclave qu'homme libre.

Oui, je préfère être un homme malheureux plutôt qu'un cochon heureux. Quoiqu'il faille nuancer cette évaluation. En effet, elle signifie que je crois un homme malheureux plus heureux encore qu'un cochon ne peut l'être. Mais est-il bien certain que le malheur ne puisse jamais me réduire à une capacité de bonheur moindre que celle d'un cochon plus favorisé par le sort ? Il y a un degré de conscience et de sensibilité si supérieur chez l'homme normal que celui-ci est capable de jouir de sa vie davantage que les animaux, même quand les circonstances lui sont hostiles et qu'elles favorisent ces derniers. Je peux prendre encore plaisir à la conscience de mes malheurs, à ma tristesse même, et préférer ces plaisirs à ceux auxquels me paraissent limités les animaux les plus sensibles. Mais si je me trouve placé devant l'hypothèse où les accidents et la maladie me retirent cette capacité, me rendent insensible, indifférent, et m'abrutissent, ne vais-je pas préférer la condition de l'animal heureux ? Assurément, si cet animal est plus heureux que je ne le serais dans cette misérable condition. Je vois un chat qui me reconnaît après une année d'absence, qui renoue avec nos vieux jeux, qui connaît son territoire, l'apprécie, jouit du soleil et de l'ombre, affirme ses goûts. C'est toute une intelligence et sensibilité, tout un bonheur, limité certes par rapport au mien, qui peut jouir du sien davantage que lui, du mien. Puis je revois une très bonne connaissance, dégradée au point de ne plus reconnaître personne, ni presque rien, indifférente à tout, sans souvenirs, sans volonté propre, sans goût, à peu près sans sentiment, réduite à une conscience vaseuse, opaque, condamnée à cet état. Et non, ayant à choisir, je préférerais la vie du chat. On lui apporte maintenant une côtelette de porc, et elle la mange mécaniquement. Pourquoi lui a-t-on sacrifié un pauvre cochon qui valait probablement mieux qu'elle ?

Comment a-t-on pu fonder toute une partie de la morale sur une opposition aussi fausse que celle de la vie brute, corporelle et sensuelle et de la vie noble, spirituelle et idéale ? Certes, la brute affirme son corps et ses sens. Mais elle raisonne aussi, et elle n'est pas moins vile et répugnante dans ses raisonnements que dans sa sensualité. Si pour se différencier d'elle, on se tourne vers les idées en reniant le corps et les sens, on perd bien plus qu'on ne gagne. Que reste-t-il de vie dans des idées séparées, s'il se peut, des sens, dans des sentiments cherchant à se détacher du corps ? Combien une vie ainsi épurée perd-elle en richesse et finesse ? Les plus grandes subtilités abstraites restent très inférieures au raffinement sensible et ne valent que dans la mesure où elles lui servent. On a cherché à nier la brute de la mauvaise façon, en se supposant un être tout différent du sien, une sorte de pur esprit entièrement étranger à ces corps vulgaires. La force du dégoût a ainsi poussé des êtres délicats à s'éloigner le plus possible des rustres en imaginant pouvoir se transporter dans un autre monde tout différent du leur. Mais cela revenait à leur abandonner la vie réelle pour éviter de la partager avec eux. Nous nous y prenons bien autrement. Non, nous n'abandonnons pas la richesse sensible à ceux qui n'en peuvent connaître que les aspects les plus grossiers. Nous aimons certes l'intelligence, mais la vraie, celle du sensible lui-même. Nous voulons la sensualité, pleine et entière, et pour cela au plus haut point vive et raffinée.

Un des préjugés les plus résistants dans notre civilisation, l'un de ceux dont il est le plus difficile de se libérer, est celui de la charité. Et pourtant, quelle absurdité de croire qu'il faille obéir à une loi nous intimant d'aimer tous nos congénères ! — D'abord les sentiments ne se commandent pas. Ils ne sont pas les objets, mais les sujets de la volonté. Comment désirerais-je aimer quelqu'un ou quelque chose, sinon parce que justement je l'aime déjà ? Dans le cas contraire, certes, je peux toujours vouloir simuler ce sentiment. Et c'est à l'hypocrisie que conduit effectivement la règle d'aimer. S'il s'agit juste de politesse, la dissimulation pourra convenir, parce qu'il s'agit alors, pour ainsi dire franchement, de fard, de fiction, pour déguiser justement le sentiment. — Ensuite, dans nos rapports aux autres, la haine, l'indifférence et le mépris sont tout aussi indispensables et appropriés que l'amour. Il y a des comportements qu'il nous faut détester, des attitudes qu'il nous faut mépriser, des soucis qui ne doivent pas nous toucher, si nous ne voulons pas nous y abaisser et nous y asservir. Laissons les hypocrites prétendre qu'ils distinguent les actes, les sentiments, les caractères, des personnes elles-mêmes, pour leur porter des sentiments contraires et aimer la substance invisible de ceux dont ils réprouvent et détestent les manifestations. Ce sont d'habitude les mêmes qui se targuent de châtier par amour, comme si tout châtiment n'était pas l'expression aussi de quelque haine (salutaire peut-être), au moins partielle. — Mais la société peut-elle exister entre individus qui ne s'aiment pas ? La réalité le prouve : rien n'est plus habituel. Et beaucoup s'accommodent même de cet état dans leurs relations intimes, où l'on pourrait désirer pourtant s'associer par amitié. En réalité, l'ordre social n'a pas besoin de la charité, mais de la justice, c'est-à-dire du respect du droit et des lois face à chacun, qu'on l'aime ou non. Non seulement la charité n'est pas nécessaire à la liberté et à la justice mais elle les contrarie. — Et je n'écris pas cela par charité.

L'amour est surtout une histoire de rêves. Rêves d'aimés, rêves d'aimer. Impuissance, illusions et désillusions. Le libertin le sait bien. Mais se guérit-il de l'amour ? Oui, il le réalise. Et il y a cent façons d'y parvenir pour les très rares initiés qui en maîtrisent l'art.

Supposons que vous apparteniez au groupe improbable de ces écrivains subtils qui développent des pensées si raffinées qu’elles ne sont susceptibles d’être saisies que par de très rares lecteurs au goût intellectuel le plus fin. Comment ferez-vous pour les leur communiquer ? Je ne parle pas du travail d’écriture destiné à élaborer la parfaite expression indispensable à ces idées, mais de l’art de leur trouver les voies vers leurs quelques destinataires épars. Certes, ces quelques élus, vous pouvez par chance les connaître déjà, et leur réserver vos œuvres, qu’il vous suffira de leur transmettre personnellement. Mais la vraie difficulté surgit lorsque vous cherchez à vous adresser aux inconnus. Car comment leur serez-vous davantage connu, pour qu’ils découvrent les œuvres que vous leur destinez ? Si vous n’écrivez que pour eux, vos écrits n’intéresseront à peu près personne, et partant, tout le monde vous ignorera. Il vous faut donc acquérir quelque réputation. Mais vous ne le pourrez qu’en vous adressant à un public plus général et en vous acquérant suffisamment sa faveur. Seulement, dans ce but, il vous faudra vous adapter à des esprits plus grossiers, et renoncer donc pour leur plaire à ces vérités plus sublimes que vous destiniez à quelques rares privilégiés. Comment sortirez-vous de ce dilemme ? Si vous vous adressez directement aux plus intelligents, vous les manquez ; si vous vous adressez au public, vous ne leur communiquez plus ce que vous vouliez. On entend çà et là de la part des initiés que certains ont cru résoudre la difficulté de la manière suivante. Ils écrivent à la fois pour un public plus large et pour leurs destinataires choisis, en cachant derrière un premier sens plus apparent, servant en quelque sorte à la fois de véhicule et de paravent, un autre sens inaccessible et invisible au lecteur commun. Mais c’est une légende, bien sûr.

S'il s'agit de transmettre des savoirs, n'importe qui est bon à les recevoir, pourvu que sa mémoire y suffise. En revanche, lorsqu'un enseignement vise à améliorer les capacités, la condition, voire la constitution de l'apprenti, il y faut une initiation, et une épreuve. Il en est une naturelle et indispensable pour le libertin. Le maître est d'abord caché, même lorsqu'il est là, devant celui qui le cherche. Le trouver, cela exige bien de l'habileté et de la sagacité, car personne, pas même celui qui saurait, ne peut faire savoir où il se trouve. En interrogeant, on n'obtient en effet que des indices dont la plupart sont trompeurs et perdent mille amateurs. Même le maître ne peut garantir son enseignement, sinon pour le disciple qui le reçoit et le comprend. Nombreux sont ceux qui le voient et ne le reconnaissent pas. Nombreux sont ceux qui l'entendent et n'apprennent pas. Nombreux sont ceux qui le lisent en vain. Et plus nombreux encore ceux qui ne songent pas à le chercher, ne le voient ni ne l'entendent.

Je peux écrire le mot incendie sur une feuille. Je peux décrire le feu, les flammes, les explosions. Tout cela laisse le papier froid.

Pour l'esprit libre, la notion suprême est le destin, qu'on peut nommer aussi sort, ou fatalité, ou hasard, ou chance, ou bonheur et malheur, ou liberté absolue, ou nécessité absolue, ou singularité parfaite. Mais la superstition presque universelle des hommes les portera à confondre cette notion avec celles d'un dieu suprême régisseur, d'une justice ultime, d'une providence universelle, qui sont l'opposé du destin. L'homme pratique que notre civilisation produit en masse aujourd'hui, contestera le destin, entièrement voilé à ses yeux par son idée que tout peut être effacé et remplacé, repris et amélioré. Il ne voit et ne vit rien que sous l'angle de la généralité, si bien qu'il ne se doute pas du tout qu'en vérité tout est définitif. — Si maintenant vous me demandez de vous expliquer ce qu'est le destin, réfléchissez jusqu'à ce que vous compreniez l'absurdité d'une telle attente.

C'est dans une eau claire où l'on voit parfaitement le fond, riait-il, que je cache mes secrets.

Beaucoup croient qu'une grande idée doit s'exprimer dans un long discours et qu'une pensée difficile a besoin d'un langage technique complexe et abstrus. C'est parce qu'ils ont l'esprit trop petit et trop simple pour multiplier les échos de ce qu'ils entendent.

Si j'écrivais que, ne voulant pas mettre les points sur les i, je n'écris pas pour les idiots, ne serait-ce pas déjà un point sur un i ?

La matière de la philosophie, c'est la forme, et plus précisément la formation.

La société exerce un pouvoir extérieur sur nous, politique, économique ; elle nous soumet aussi de l'intérieur par l'éducation, les préjugés inculqués, et par la façon dont la langue détermine notre façon même de penser. Entre la grammaire, que nous reconnaissons comme arbitraire, dépendant des diverses langues, et la logique, que nous tendons à considérer comme universelle, il n'y a en réalité qu'une différence de degré : la grammaire est notre logique effective inscrite dans notre langue particulière, et la logique est une grammaire généralisée. Ainsi, il nous est très difficile de concevoir une façon de penser qui ne suivrait pas la structure articulant un sujet, un verbe ou la copule, et un attribut ou prédicat. C'est ainsi que l'homme a l'habitude de considérer les choses en pratique et de se les représenter dans la langue qu'il ordonne à cette pratique. Il se peut pourtant que nous soyons amené à critiquer cette forme de représentation où les choses se manifestent et se caractérisent par un ensemble de propriétés. Mais la grammaire, ou la logique, nous contraint de nous exprimer en formant des propositions, liant par un verbe un sujet à un prédicat, comme si nous attribuions des propriétés à une chose. De même, nos mots correspondent à ce que notre société a distingué et voulu désigner dans le monde. Si nous voulons parler d'autre chose, les mots nous manquent, sauf si nous parvenons à les agencer pour signifier ce que nous désirons. Mais que faire si nos idées ne se laissent pas analyser en des structures de significations prévues par la langue ? — Ces difficultés ont conduit plusieurs à penser que la réalité comme telle était indicible et que l'effort extrême de notre discours était de tenter d'indiquer cet indicible au-delà des mots. Ainsi, lorsqu'elle sort de la banalité et des significations balisées par la société, la pensée implique davantage une lutte contre les mots que leur usage. Elle doit se libérer en faisant en quelque sorte éclater la cage des langues. — Mais cette façon de voir reste trop prise dans la conception courante du langage, selon laquelle celui-ci servirait à refléter la réalité, à dire ce que sont les choses, bref à répondre justement à la façon de parler à laquelle nous invite la grammaire. Un mot, pensons-nous, est normalement le nom d'une chose, et une phrase nous permet de la définir, de la situer dans un espace ou un récit. Nous croyons que la vraie question prend au fond la forme générale « qu'est-ce que telle chose ? » C'est à quoi nous incite certes la grammaire, mais selon une vision en vérité trop simple de l'usage même du langage. Car, en parlant, en discourant, nous faisons bien autre chose que de désigner et de définir des choses. Nous tentons pour l'essentiel de susciter des images, d'exciter des sentiments et de déterminer des actions. Et cela vaut également pour les actions de la pensée. Or, pour celui qui le sait, les pièges des langues, de la grammaire ou de la logique, des significations prédéfinies des mots, peuvent être déjoués ; le discours prend appui sur ces limitations pour se projeter au-delà, selon le dynamisme même des langues, si bien qu'il n'y a rien d'ineffable. L'aveu que quelque chose ne peut être dit est un aveu d'impuissance, à la fois du discours et de la pensée de celui qui se confesse ainsi en se donnant l'illusion de s'élancer dans une réalité qui n'est que le vide.

Qu'y a-t-il de plus banal aujourd'hui que de défendre la liberté d'expression comme condition du développement de la pensée et du progrès de la liberté sous toutes ses formes ? D'ailleurs, dans les démocraties occidentales, ne sommes-nous pas persuadés d'en jouir, d'une manière au moins raisonnable et suffisante ? Certes, on en dispute encore, mais c'est pour en fixer les limites et empêcher une licence qui ne lui servirait plus et nuirait au contraire à la société. Jusqu'à quel point faut-il permettre les injures, les calomnies, les appels au crime, qui ne favorisent plus la liberté de penser et de développer les idées ? Et pourtant, il est frappant de remarquer combien sous ce prétexte de définir ses limites légitimes, on tend à restreindre la liberté de penser lorsqu'on déclare par exemple certains sujets tabous, réglés définitivement par la loi, comme sur certains points d'histoire et de morale par exemple. Ce sont des aberrations, bien sûr, qui ne sont pas censées mettre en question le principe général. Aussi croyons-nous normalement disposer de cette liberté et pouvoir nous exprimer comme nous l'entendons. Surtout, sur tous les points où une censure explicite n'est pas officiellement exercée, toutes les idées peuvent s'exprimer et circuler, si bien qu'elles paraissent disponibles dans l'espace public. Et en un sens, ce n'est pas faux. Cependant, l'insistance, efficace ou non, pour restreindre le domaine de la liberté, qui conduit aux exceptions évidentes que nous signalions, manifeste à quel point, sous le discours consensuel général, le désir d'asservir la pensée et son expression demeure puissant. Il suffit d'y être attentif pour constater que nos sociétés ont trouvé mille procédés pour rétablir une censure cachée et silencieuse, particulièrement efficace. Combien d'idées sont rejetées par une sorte de terreur morale comme inenvisageables, et donc soustraites à toute discussion ? Nombre de prétendus intellectuels n'argumentent plus autrement que par des accès d'indignation supposée vertueuse, à l'instar des théologiens d'autrefois. Mais surtout, on a tant poussé tout le monde à inonder l'espace public de bavardage bruyant, envahissant les lieux de publication traditionnels ou nouveaux des idées, que tout s'y perd, à l'exception de ce que les pouvoirs du jour veulent en faire ressortir. Il s'ensuit pour l'esprit non averti l'impression naïve d'un accès immédiat à tous les savoirs, à toutes les pensées, comme si la société se parlait directement à elle-même, ouvertement. Cette confiance naïve ne devine rien des manipulations de la pensée opérées sous la surface lisse de ce qui lui est présenté. Et l'esprit d'aujourd'hui, même instruit, habitué à se fier à la surface des discours, reste incapable d'en soupçonner les profondeurs éventuelles et de saisir les symptômes de l'existence de sens cachés. Tout au plus, l'existence de ces quelques exceptions où la loi interdit certaines idées, le réveille parfois et lui fait sentir que la société ne se révèle peut-être pas vraiment à elle-même dans le discours qu'elle tient. Faudrait-il donc désirer une forme de censure explicite pour éduquer les esprits ? Ce serait certes un paradoxe si la défense de la liberté de penser devait en arriver là.

Les idées nouvelles ont souvent un étrange sort. Elles enthousiasment leur auteur, qui les révèle persuadé que tout le monde se réjouira de leur lumière. Et, à sa surprise, elles n'intéressent à peu près personne. On s'en moque, on s'en fâche peut-être, ou, pire encore, on ne les remarque pas, on n'y voit rien de digne d'attention. C'est le beau moment de la vie de ces idées. Ensuite, par des voies détournées, secrètes, elles se diffusent, se font approprier par les auteurs à la mode, finissent sur toutes les bouches, juste banales. Et c'est alors qu'elles sont le plus étrangères et le plus loin de pouvoir se communiquer.

On ne naît pas libre. Le libertin est un homme libéré et se libérant. Mais y a-t-il une éducation à la liberté, une aide à la libération ? La base de l'éducation, et souvent l'éducation presque entière, est le dressage. Il consiste à créer des habitudes, parfois simples, mais aussi complexes, grâce auxquelles dans des circonstances données, et que l'habitude permet de reconnaître, l'animal dressé se comporte de la manière prévue. On méprise souvent le dressage parce qu'on le considère dans ses formes les plus rudimentaires, alors qu'il atteint chez l'homme des développements considérables, lui donnant la politesse, la morale courante, l'instruction utile à sa profession, le pouvoir de lire, de calculer, de réciter et de suivre son catéchisme, d'échanger les propos convenus sur la plupart des sujets dans la conversation commune comme dans le discours savant, de suivre assez bien la grammaire et la logique, bref, de mener à peu près une vie normale. Disséquez en effet les actions et les paroles d'un homme normal, et, de principes acquis, vous ne trouverez à l'œuvre à peu près que des routines, souvent si savamment agencées qu'on peine à en reconstruire le détail et le mécanisme entier. Un tel dressage n'a certes pas libéré celui qui l'a subi ; il a étendu les chaînes, les a organisées en un système complexe, les a transformées en poulies, courroies de transmission, engrenages, en un ensemble rigide dans sa structure et suffisamment souple dans son fonctionnement pour adapter l'homme instruit ou dressé à la plupart des situations courantes de la vie. Cet homme adapté est aussi l'homme obéissant, suivant comme automatiquement les coutumes, les règles et les lois, le sujet à peu près parfait dont rêvent généralement les moralistes et les politiques. Par le dressage, le filet dont il faut nous dégager n'a fait que nous empêcher davantage. — Or justement, d'un point de vue moral supérieur, on pourra regretter chez l'homme bien dressé le manque d'autonomie et d'aptitude à la réflexion. Et c'est pourquoi on refusera de confondre le dressage, même savant et subtil, avec l'éducation. Celle-ci ne doit-elle pas nous tirer de la condition originaire d'irréflexion, d'ignorance ou d'incompréhension des principes, pour nous conduire à l'acquisition de moyens de nous déterminer en connaissance de cause et de comprendre le monde plutôt que de réagir simplement aux circonstances ? Telle est la raison pour laquelle le véritable éducateur refusera de se limiter au dressage, ou de lui donner le rôle principal, voire d'y recourir s'il est un idéaliste trop distrait pour remplir effectivement sa tâche. Opposons donc au pur dressage l'éducation, qui se soumet celui-ci et le subordonne au développement des capacités propres de l'individu plutôt qu'à sa simple adaptation à son environnement. Car l'homme ne doit pas seulement se conformer à ce qu'exigent de lui le monde et la société, mais il lui convient aussi de se rapporter à lui-même pour s'accomplir selon ses propres valeurs, même si celles-ci ne sont jamais entièrement indépendantes du milieu dans lequel il vit. Et dans ce but, il faut qu'il puisse se constituer ses propres valeurs. Or le dressage ne conduit pas à cette aptitude réflexive. Il faut la développer par l'examen de modèles, par l'exercice d'appropriation des principes qui s'y révèlent, par la confrontation avec les œuvres de la culture en son sens le plus élevé, à travers les sciences, les arts, la philosophie. Les sociétés les plus cultivées ont reconnu et pratiqué cette forme d'enseignement. — L'éducation est-elle donc le vrai moyen de libération ? Ne nions pas qu'elle puisse y préparer, y inciter peut-être. Toutefois, elle reste, comme le dressage, une opération exercée sur l'élève de l'extérieur, par l'éducateur, qui est le pôle actif premier, ayant la volonté de l'éducation et y soumettant l'élève, même si ce dernier doit aussi y collaborer. Elle donne d'habitude les valeurs plus qu'elle ne permet de les créer. La véritable libération a lieu par contre lorsque le rapport se renverse, lorsque le disciple prend décidément en charge sa propre formation et se délivre lui-même de son éducation. Peut-être alors, pour y parvenir, se passera-t-il de maître, mais ce n'est pas nécessaire. Seulement, c'est lui qui cherchera alors ses maîtres et qui leur proposera la collaboration à sa propre formation. Aussi la relation entre le maître et le disciple sera-t-elle bien différente de celle qui s'établissait entre l'éducateur et l'élève. Le maître, s'il veut être agent de liberté, devra se laisser guider à présent par le disciple autant qu'il inspirera celui-ci, une capacité supposant à son tour une grande liberté et un vrai désir de liberté pour le disciple. Comme cette aptitude, réellement philosophique, impliquant notamment l'abandon du désir de domination si fréquent chez l'éducateur, est fort rare, c'est une grande chance que de jouir dans sa formation d'une telle aide libératrice. Nous ne conclurons pas pourtant que le libertin reste toujours livré à lui seul.

Nous désirons être libres et puissants. Le faible doit se soumettre et l'esclave ne possède pas sa force. Il faut donc être libre pour être puissant, et puissant pour être libre. Pourtant, au lieu de rechercher le pouvoir – le pouvoir politique, celui de l'argent, celui des échelons plus élevés des diverses hiérarchies –, nous tendons à critiquer les pouvoirs établis, de l'intérieur comme de l'extérieur. Ce sont au contraire nos ennemis qui rêvent de devenir de petits ou de grands tyrans et rivalisent partout avec acharnement pour gravir les échelles du pouvoir. Y gagnent-ils pour autant la liberté ? Sinon, qu'ont-ils gagné à nos yeux ? – Distinguons ici entre la puissance et le pouvoir, et définissons celui-ci comme une forme particulière seulement de puissance, celle qui s'exerce par le commandement. Le pouvoir est donc une certaine capacité d'utiliser la puissance de ceux qui sont soumis à l'obéissance. Ce pouvoir peut être indirect, si celui qui obéit commande à son tour, et le fait donc en exerçant son propre pouvoir, ce qui permet une opération en cascade, descendant jusqu'à celui qui exercera une puissance différente d'un pouvoir. Comme le commandement peut s'adresser à plusieurs et rebondir en s'amplifiant, le pouvoir est une très grande puissance, pouvant mobiliser celle d'un grand nombre d'exécutants. On en dispose par des droits, et tous les droits sont même des pouvoirs, des droits de commander, vu qu'à chaque droit correspond par définition le droit d'exiger son respect. Dans la société civile, chacun dispose du pouvoir, bien qu'inégalement en fonction de sa position dans ses hiérarchies. On comprend que cette puissance de mobiliser les autres, éventuellement considérable, attire les convoitises et puisse devenir le but principal de beaucoup. Que ne fait-on pas par le pouvoir ? Mais aussi, dans les chaînes du pouvoir, on se trouve soumis aux supérieurs comme on y soumet les inférieurs ; et souvent, plus qu'il n'appartient en propre à quelqu'un, le pouvoir passe à travers lui. Aussi peut-il enchaîner plus qu'il ne libère. Davantage encore, même celui qui commande sans se soumettre à personne, le parfait tyran, ne jouit pas de sa puissance propre, mais de celle de ses subordonnés, et seulement de la partie susceptible d'être mobilisée dans l'obéissance. Ainsi, il est vrai en un sens que le tyran peut voir par ses espions, qui l'informent de ce qu'ils voient, mais en un autre sens il ne voit pas vraiment, mais ne fait que récolter ces informations, et il ne pourrait par exemple jouir véritablement du paysage que ses agents contemplent. Il y a toute une partie de la puissance qui, non seulement n'est pas un pouvoir, mais échappe à son emprise. C'est au point que le plus grand tyran peut se retrouver moins puissant que le dernier de ses sujets. Et c'est cette puissance, parfois discrète, secrète, mais non moins active, qui rime avec la liberté.

N'est-il pas vrai que plus on aime la liberté, plus on tend à la solitude, intérieure ou extérieure ? La société impose toujours son joug. On n'échappe guère à celui de la loi, visible, inévitable, mais plutôt raisonnable en général. Quant elle n'est pas trop oppressante, trop envahissante, la loi permet de vivre assez librement à celui qui sait se tenir à l'écart des affaires placées spécialement sous sa garde. Il est plus difficile d'échapper à la pression des mœurs, à la curiosité intéressée, aux appels incessants à la solidarité particulière, aux attentes insistantes de connivence avec les croyances, sentiments et idées de notre entourage. Cette pression se manifeste comme une sorte d'obligation informelle que la société impose grâce à des récompenses et à des punitions informelles aussi. Pour s'en dégager suffisamment, il faut beaucoup d'habileté. La société n'aime pas les solitaires, et moins encore s'ils s'éloignent d'elle par l'esprit que s'ils vont vivre dans des coins perdus. Il faut donc cacher encore sa solitude et la rendre ainsi plus entière lorsqu'on veut se délivrer de tous les liens par lesquels la société nous réduit à des marionnettes jusque dans la pensée. – Pourtant si nous cherchons la solitude, ce n'est pas pour elle-même (quels que soient ses charmes), mais pour la liberté. Et non seulement la société en général a de grands avantages pour celui qui sait réserver sa solitude, mais la complicité, l'amitié entre libertins est désirable. Nous aimons nous libérer, et nous aimons voir d'autres le faire également. En outre, quoiqu'elle implique l'aptitude à la solitude, la libération est une marche aventureuse dans laquelle les compagnons de route sont entre eux d'un grand secours. Rien d'étonnant donc à ce que, discrètement, nous invitions, incitions même les plus capables à nous joindre. – Qu'on n'imagine pas pour autant que nous désirions fonder un parti, former une armée et avancer en ordre, selon des ordres, en lançant des ordres, vers la victoire. Notre amitié permet les conseils, non les commandements. Ceux qui suivent le font à leur gré, selon leur jugement, aussi loin seulement qu'ils le jugent pertinent, même si par chance ils trouvent des guides qu'ils suivent toujours parce qu'ils en apprécient toujours les conseils. Nous avons des chemins aux mille bifurcations, mais pas de grande route vers la capitale. Moins attachés à un groupe, nous sommes plus amis les uns des autres. Et si nous ne formons pas une masse, nous tissons entre nous des réseaux aux liens toujours singuliers.

Un libertin ne peut avoir pour amis véritables que d'autres libertins authentiques. Tout le reste des hommes lui est à divers degrés hostile. Malheureux s'il se confie à eux ! Il ne peut les fréquenter que caché sous le masque ; et encore, il lui faut beaucoup d'habileté pour ne pas se faire découvrir, pour ne pas même laisser tant soit peu sentir qu'il est masqué. Ce soupçon déjà lui vaut d'autant plus de haine qu'il a été plus deviné. Il est bien fâcheux de se trouver confronté à l'aversion affichée, à la pression publique insistante exigeant le respect religieux, dans les attitudes et les sentiments, des mœurs et de la morale dominantes, à la condamnation ouverte de tout écart de conduite et de croyance. Mais combien plus grave encore est l'attaque sournoise de ceux qui feignent, consciemment ou non, la bienveillance, voire l'amitié, pour introduire plus profondément dans le cœur leur lame traîtresse ! Et les pires sont les bonnes gens qui manient ainsi le scalpel en toute bonne conscience, s'imaginant sauver celui qu'ils tuent. — Heureusement, il y a dans la société tant de masques qui ne cachent pas le désir de liberté, tant de déguisements de tant d'intentions diverses, que le libertin a souvent la chance de se voir confondre avec l'hypocrite vulgaire — même par ses « amis ».

Un homme libre sans vertu, sans courage, cela ne se conçoit pas. La liberté qu'on nous concède n'est jamais que très relative, une cour dans la prison. Elle suffit à l'esclave, non à une forte volonté, décidée à s'ouvrir sans fin le monde. Il faut se battre sans cesse, car les hommes et la société nous veulent toujours à leur service et obéissants. Et la pensée ne fait pas exception. Sans audace, l'intelligence reste timide et incapable de grandes idées, prise dans les fers de l'opinion régnante. C'est un rêve inconsistant qui nous fait imaginer une forte intelligence dans un caractère faible. Les petits rusés habiles à s'y retrouver dans les trous de leur terrier peuvent bien se flatter d'une telle illusion. Que nous importe ? Mais le courage de la liberté qui se conquiert et se défend, d'où vient-il ? Peut-il naître d'une réflexion le révélant nécessaire à ce combat ? Il était déjà nécessaire à cette réflexion. Vient-il du combat ? Il s'y raffermit sans doute. Serait-il peut-être le nom de la force du désir de liberté ?

Il est bien connu que la superstition tend à inverser les rapports de causalité ou de consécution. Ainsi, on suppose que la fiction humaine d'un Dieu est créatrice de son auteur. Ainsi, on suppose que la fiction d'une essentielle dignité humaine rend effectivement digne chaque homme. Or c'est l'inverse qui arrive : dans les faits, ce présupposé empêche l'homme d'acquérir la valeur qu'il lui attribue. Pourquoi en effet l'individu se soucierait-t-il de chercher ce qu'il croit déjà posséder ? Or, à vrai dire, par nature, à la naissance, l'homme n'a guère de valeur, c'est un animal des plus imparfait. Quoi de plus misérable qu'un nourrisson, si touchant puisse-t-il être, par sa débilité justement ? S'il vaut, c'est en raison de ce que, par art, il peut éventuellement devenir. En réalité, de dignité, la plupart n'en auront que fort peu. Et les pauvres humains vaudront d'autant moins qu'on les aura persuadés que leur valeur leur était innée, au lieu qu'elle représente les degrés d'accomplissement qu'il leur faudra atteindre par l'exercice de leurs propres forces. Mais nos religieux moralistes de la dignité et des droits de l'homme ne désirent pas former des hommes libres. Ils préfèrent les enfants et ils s'ingénient à les conserver tels en flattant leur faiblesse.

Si nous pouvions faire diminuer la bêtise, nous accomplirions peut-être le plus grand progrès possible. Presque tout ce qui est franchement déplaisant, désolant, insupportable dans la société humaine vient de la bêtise, et elle-même est déjà l'un des défauts les plus affligeants des hommes. Si elle disparaissait, aurions-nous encore de vraies raisons de nous fâcher contre les autres ou nous-mêmes ? Mais cessons de rêver. Comment pourrions-nous la vaincre et l'éradiquer ? Ni l'éducation, ni les lois, ni les mœurs n'y suffisent. L'histoire ne nous donne aucun exemple de peuple délivré un seul instant de ce fléau. On peut certes tenter d'améliorer par l'éducation les facultés intellectuelles et inculquer davantage de logique. Les capacités naturelles imposent déjà des limites à ces efforts. Et surtout, la bêtise ne se ramène pas à un simple défaut de logique, au moins au sens formel. Les personnes les mieux exercées aux arguments abstraits peuvent faire preuve comme d'autres d'une bêtise d'autant plus navrante qu'elle résiste à tout raisonnement, parfois par un usage insensé, quoique d'apparence logique, de la raison abstraite. La bêtise paraît s'ancrer plus profondément, dans le sentiment et la perception mêmes, et miner de là le jugement à la racine. On s'évertue en vain à faire voir une harmonie de couleurs ou de sons à certains. Et on leur abandonne le terrain par une sentence destinée à mettre fin à ces disputes vaines, en disant par exemple que des goûts et des couleurs on ne discute pas. C'est faux bien sûr, sauf justement quand la bêtise s'en mêle, parce qu'elle est aveugle à ce genre de perception, de sensibilité et de considérations. Avec plusieurs, vous pouvez établir le sens littéral d'une phrase, mais son ironie, si évidente soit-elle, leur échappera, et ils s'obstineront à vous nier toute raison de la percevoir, de la deviner, vous objectant ce que vous savez bien sûr, que vous jugez là sans règle. D'autres pourront développer des raisonnements parfaitement absurdes par souci de logique pointilleuse, et s'indigner de vous voir en rire alors que vous ne pouvez mettre le doigt sur la transition précise où ils auraient mal conclu. On rencontre sans cesse des personnes ordinairement sensées qui se mettent à délirer sur certains sujets leur tenant à cœur. Bref, face à la bêtise, le raisonnement est une arme vaine. Les meilleurs arguments n'en viennent pas à bout, souvent ne l'entament pas du tout. C'est une vision du monde et de la vie, un rapport pratique et émotif à elle, une attitude entière qui défaille et divague dans la bêtise. Pour s'en libérer, il faudrait tout un art des sens et des émotions aussi bien que de l'intelligence, une culture rigoureuse.

Vous pensez que la liberté est une question de choix ? Cela est vrai, en divers sens, mais reste à définir. Vous dites par exemple : nous sommes libres lorsque nous pouvons choisir ce que nous voulons ; ou bien : être libre, c'est pouvoir faire ce qu'on veut, ou ce qu'on choisit de faire. Ou peut-être même affirmerez-vous simplement : être libre, c'est avoir le choix. Admettons donc que la liberté consiste à choisir. Or, à première vue, ce choix semble dépendre d'une situation extérieure, conditionnant la liberté. Ne faut-il pas qu'il y ait un ensemble de possibilités entre lesquelles il soit loisible de choisir, bref un choix objectif de choses, de chemins, parmi lesquels nous puissions sélectionner celui qui nous convient ? La situation typique du choix ne se présente-t-elle pas dans l'image typique du voyageur arrivé à un carrefour, et ayant à décider dans quelle voie se lancer parmi celles qui s'offrent à lui ? Si rien ni personne ne l'oblige à prendre l'une plutôt que l'autre, on le dira libre de choisir. En somme, la condition intérieure de la liberté — la libre volonté ou le libre arbitre, — est ici supposée donnée, et il suffit que le choix extérieur se présente pour qu'elle puisse s'exercer. Dans cette situation, nous pouvons choisir ce que nous voulons, ou bien parce que rien n'interdit que notre volonté ne se réalise, ou bien parce que le choix présenté des objets ou actions possibles fait appel à notre décision, et que nous pouvons alors choisir de vouloir à notre guise. Dans le premier cas, notre volonté est peut-être déterminée par un enchaînement de causes psychologiques internes, et notre liberté ne consiste que dans l'absence d'obstacle extérieur à sa réalisation. Dans le second cas, notre volonté même est posée comme objet du choix, et implique donc que nous en disposions librement, indépendamment de toute détermination psychologique. Mais il va de soi que cette dernière hypothèse ne tient pas à la rigueur, parce qu'elle renverrait à une liberté de choisir sa propre volonté, donc à une volonté de volonté, qui devrait être libre à son tour et impliquer une autre volonté de volonté de volonté, et ainsi de suite à l'infini (à moins qu'on ne préfère voir la volonté comme un événement sans cause, purement aléatoire, ce qui nous livrerait au hasard plutôt que de nous rendre maître de nous-même ou véritablement libre). Mais revenons au rapport qui nous intéresse, celui de notre volonté au choix objectif. Il semblerait donc que nous soyons d'autant plus libre que les choix qui s'offrent à nous sont plus nombreux. Et ne ressentons-nous pas effectivement que lorsqu'un seul chemin nous est ouvert, nous sommes contraint de le suivre, mais que nous avons déjà davantage de liberté lorsque nous pouvons choisir entre deux, et davantage encore quand ils sont plus nombreux ? Pourtant, ne suis-je pas plus libre en suivant le chemin que je désire suivre, même s'il est le seul possible, que si je suis l'un des nombreux possibles, entre lesquels j'ai dû choisir, quoiqu'il ne corresponde pas à mon désir, et que peut-être même aucun de tous les autres n'y répondrait ? Le premier est en effet celui de mon choix, et tous les autres non. Bref, le choix objectif ne semble importer que dans la mesure où il rend possible mon propre choix. Et la liberté paraît bien se situer dans l'action même de choisir ou de désirer, le plus libre étant celui qui choisit le plus sa propre vie, qui la désire le plus dans sa plus grande extension.

Le christianisme nous a volé le péché pour en faire une minable désobéissance face aux commandements d'un dieu imaginaire. Non, ce péché de la superstition n'existe pas et n'a pas d'intérêt. Nous libertins, refusant toute autorité supérieure, reconnaissons-nous un autre type de faute que l'erreur ? Quand on fait des prévisions, ne risque-t-on pas de se tromper ? Notre connaissance est limitée, inévitablement. Si savants, si prudents soyons-nous, nous sommes sujets à l'erreur. Coupables, en revanche, nous ne le serions que si nous admettions l'obligation de nous soumettre au jugement d'un être supérieur, dont nous nous reconnaîtrions dépendants. Mais c'est justement de ce genre d'autorité que nous avons voulu nous libérer. Et nous avons détruit tout ce qui y prétendait. Ainsi, dans l'erreur, nous ne nous sentons plus coupables. Notre seul péché, si le mot a encore un sens, ce serait la limitation inévitable de notre puissance, de notre connaissance, de notre nature elle-même. Et la nature est une force aveugle, qui ne répond de rien, qui n'accuse pas. Ceci dit, avons-nous retrouvé l'innocence avec la liberté ? — Si je me trompe dans mes prévisions, si je suis malhabile dans mes actions, si je poursuis en vain des buts illusoires, qu'y a-t-il à blâmer au fond, sinon la faiblesse de ma constitution et les défauts de mon éducation ? Quand je déçois les attentes des hommes, on me blâme pourtant, et je me blâme souvent moi-même, de l'intérieur, lorsque ma conscience morale me juge. Mais le petit dieu en moi qu'est cette conscience, sans cesse en train de m'épier et de me juger, toujours prêt à me condamner, j'ai depuis longtemps appris qu'il était l'implantation en mon esprit du tribunal de ma société, et que c'est elle qui, par son truchement, approuve et désapprouve en moi ce que je pense et fais. Au fond, ma conscience n'est-elle pas simplement la voix de ma peur d'être condamné par les autres, et celle aussi de mon désir de me sentir approuvé par eux ? Il est tellement plus commode et agréable de vivre en accord avec son entourage. Compte tenu de cette critique, relativisant ma conscience, je ne lui permets plus de me mordre, et je me délivre de la culpabilité qu'elle m'inocule. Je ne lui permets plus de m'accuser de mes péchés, mais uniquement de m'avertir de mes erreurs dans mon effort pour m'accorder suffisamment avec mon milieu. — Et pourtant, le petit dieu intérieur, délivré de sa fonction sociale et du rôle de conscience morale, proteste et me blâme de vouloir ainsi le proscrire. Il est vrai qu'il s'était naïvement soumis à la morale ambiante. Cependant, maintenant qu'il s'est libéré, il continue à exister et veut poursuivre librement son action, me critiquer, me juger, et, oui, me blâmer et me louer. Il persiste à revendiquer ce rôle, qu'il s'attribue lui-même à présent que la société n'a plus de pouvoir sur lui. Me faut-il encore m'imposer et le chasser, si je veux vraiment retrouver la douce innocence que je pensais avoir durement acquise ? — Non, dit-il en riant, tu n'y comprends rien ! Ne vois-tu pas que ton problème, c'est le mien, que c'est moi qui seul peut le poser vraiment, et qui seul peut tenter de le résoudre ? Vais-je me bannir moi-même ? Mais qui sera là pour m'empêcher de revenir ? Si je devais disparaître, il faudrait que je meure de mort naturelle et que tu redeviennes comme un animal (voire un animal suffisamment inférieur, incapable de se sentir coupable), pour retrouver la parfaite innocence. Ne vois-tu pas que c'est moi qui, en me délivrant de la tyrannie morale de la société, t'ai rendu innocent par rapport à elle, mais non par rapport à moi ? Oui, je vois bien que tu protestes à ton tour que tu n'es pas moi. Et il est vrai que tu es plus que moi. Mais je suis ta conscience, non plus la conscience morale dont nous nous sommes débarrassés, mais celle par laquelle tu connais ce que tu es, et deviens toi-même. Regarde, non plus les choses, mais toi-même, et tu verras que c'est moi qui regarde et que tu es moi, et que, loin de contempler naïvement, tu juges de ce que tu vois. Et sens-tu comment tes jugements t'émeuvent, comment tes blâmes te font te sentir coupable ? Quand je regarde et juge, tu n'es plus seulement sujet à l'erreur, mais bien au péché. Il n'y a que moi et toi, que moi ou toi, sans aucun dieu étranger, et cela suffit pour que tu puisses pécher. Tu le sens bien quand je t'accuse de ne pas être comme tu le devrais. Qui es-tu, me répliques-tu, pour me dicter ce que je dois être ? Pourquoi le demandes-tu ? Je suis toi, toi qui réfléchis et qui veux être ce que tu veux, et qui exige d'être ainsi plutôt qu'autrement, libre, notamment. — Étrange situation. Je ne reconnais plus aucune valeur supérieure, indépendante de moi, mais uniquement des valeurs que pose et soutient mon propre désir. Je ne reconnais pas de loi, sinon celles que je me donne à mon gré pour régler ma conduite et ma pensée. Je ne reconnais aucun tribunal suprême, aucune autorité indépendante de la mienne. Comment pourrais-je donc pécher, ne pas correspondre à ce que je devrais être ? Et pourtant, il est bien vrai que je peux pécher. Je l'éprouve sans conteste quand j'ai par exemple honte, que j'ai des remords, là où je suis seul à connaître ma faute et l'exigence qui la mesure. Il n'est donc pas vrai que le désir qui m'emporte soit le seul juge, et toujours innocent. Non, il y a le petit dieu, imbu de ses exigences, qui sans cesse observe, étudie, réfléchit, évalue, commente et juge. Il commande aussi, quoiqu'il ne soit pas toujours écouté ni obéi. — Qu'est-ce qui lui donne son autorité s'il n'a pas toujours la force de s'imposer ? C'est qu'il se place au-dessus de mes autres désirs, qu'il les examine, les éprouve, les compare et les juge. A-t-il une règle ? Non, rien d'autre que son propre goût, car il est également désir, mais désir de moi, et non des autres choses, si je puis dire. Il façonne constamment mon modèle ou idéal, selon lequel il veut me former. Dans le conflit de mes désirs, il prend parti, les hiérarchise et se prononce pour le plus haut, c'est-à-dire le plus adéquat à ses propres exigences, et condamne l'inférieur. Ou plutôt, il évalue des configurations entières de désirs, autant qu'il le peut. Et quand il ne lui suffit pas de mettre son poids du côté du meilleur pour donner la victoire à ce parti, il continue à prononcer sa condamnation du vainqueur, et il produit contre lui la honte et le sentiment de culpabilité, ce malaise profond de lui déplaire. Voilà comment, pouvant lui déplaire, je peux effectivement pécher, quoique je ne reconnaisse aucune autorité au-dessus de la mienne. Et ne suis-je pas d'autant plus libre que je pèche moins, que je vis selon mon plus haut désir, devenu aussi le plus grand ?

Jusqu’à ce que les progrès de la biologie permettent peut-être un jour de contrôler les mouvements du cerveau et la pensée des gens par des manipulations directes, la pensée reste libre, tant qu’elle évite de s’exprimer. Je sais bien qu’elle est conditionnée par notre milieu et qu’elle n’est donc pas libre par rapport à lui dans cette mesure. Mais une fois lancée, cette pensée, quels que soient ses ressorts, personne d’autre que le penseur ne peut ni la connaître ni l’empêcher, sinon indirectement. N’est-il pas merveilleux que nous disposions de cette sorte de royaume qu’on peut difficilement nous contester ? Pourquoi donc ne m’en satisfais-je pas ? Pourquoi suis-je poussé à chercher une autre liberté, même dans le domaine de la pensée, qui me paraisse plus réelle ? Peut-être sentirais-je que si ce royaume est bien le mien, moi-même en revanche, je ne m’appartiens pas ? Mais que me manque-t-il pour cela ? Je ne suis pourtant certainement pas différent de moi-même, de mon corps, de mes pensées. Si je ne m’appartiens pas, ce n’est donc pas parce que je serais séparé de moi-même. Mais malgré cette entière coïncidence, puis-je me comprendre ? Puis-je former des pensées par lesquelles je me saisisse, et grâce auxquelles je puisse avoir ainsi une certaine prise sur ce qui se passe en moi ? C’est alors que je me sentirais plus réellement libre. Seulement pour cela, il faudrait que les circonstances s’y prêtent. Mais suis-je libre d’en décider ?

On est soi-même autant qu'on désire être ce qu'on est ; c'est-à-dire dans la mesure où l'on est libre. Quand je suis malade, et que je me soigne pour guérir au plus vite, traitant ma maladie comme une sorte de corps étranger, déplaisant, voire détestable, dont je cherche à me débarrasser pour retrouver ma forme, je ne désire pas être cette partie de moi qui constitue mon affection, et je me distingue d'elle. La frontière entre ma maladie et moi n'est pas facile à tracer d'un point de vue objectif, car certains considèrent comme leur appartenant ce que d'autres rejettent comme une altération. Si je me mets à aimer ma maladie, à l'entretenir, à la voir comme une caractéristique de ma personne, elle fait partie de moi. Je boite légèrement, mais je ne voudrais pas marcher « normalement » comme les autres. Je vois une certaine distinction dans ma légère difformité, dont la perte me rendrait plus banal. Si je me mets à détester quelque chose de moi, je m'en détache par là, je m'en détourne par mon aversion, j'en prends distance le plus possible. Et si je ne peux m'en défaire, je le subis comme attaché à moi un peu en parasite, et au fond extérieur à moi. Car je suis mon désir, et je ne puis être vraiment ce qui s'oppose à lui. Il m'unit à son objet — à ce que je suis, lorsque je ne m'en distingue pas (lorsque l'union est entière), à ce que je ne suis pas, lorsque l'objet désiré me reste extérieur. De même que je ne parviens pas à être tout ce que je désire, de même je suis encore ce que je prends en aversion quand je ne puis m'en détacher. C'est éminemment le cas lorsque mon désir lui-même présuppose ce qu'il cherche à éloigner. Et combien de choses mon désir n'implique-t-il pas ? Mon corps pour commencer, le milieu qui lui est nécessaire, les circonstances qui l'ont formé et le forment, la société qui me constitue intimement, dans ma langue, mes sentiments, mes idées, et ainsi de suite. Et puis, il y a d'autres désirs qui s'agrègent à celui que je considère, et que je suis également, formant le réseau des désirs constitutifs de mon désir. Quoi d'étonnant alors que les limites de ce que je suis soient incertaines, que je sois plus ou moins moi-même, et différemment à chaque moment ?


On a bien raison de se rire des moralistes simplets pour lesquels la morale se résume à régler les actes permis et interdits, ce qui revient à la confondre avec l'ordre juridique et à imaginer ses délibérations soumises à une sorte de tribunal. Un peu de réflexion et de raffinement en ces matières oriente l'attention vers les attitudes et les sentiments. Voilà ce qu'il s'agit d'évaluer lorsqu'on se soucie de ne pas juste respecter la loi, mais de se comporter de la manière la plus sage. C'est pourquoi on s'est beaucoup attaché à définir la valeur des sentiments, à recommander les uns et à désapprouver les autres. Aimez, nous dit-on par exemple, mais soyez dépourvu de haine ; fuyez l'envie ou la jalousie ; évitez la colère ; adonnez-vous à la compassion, à l'humanité, et ainsi de suite, avec mille nuances selon les situations, les personnes et les choses concernées. Il est facile de retomber ici dans des classifications et règles analogues à celles de la morale prescriptive en substituant ou ajoutant les sentiments aux actions. C'est là hélas que s'arrête le plus souvent la pensée morale. On complète le code des actions permises et interdites par le catéchisme des bons et mauvais sentiments, sans trop s'aviser que si les actions sont des faits assez objectifs, les sentiments au contraire ne montrent qu'une face à l'observation positive et ne révèlent la plus essentielle qu'au sujet qui les éprouve. Et là, dans la vie morale, les sentiments se mélangent, se transforment et s'affectent de manière concrètement indescriptible. Ce n'est plus l'amour ou la haine, la colère ou la sérénité, mais des complexes où les contraires s'entremêlent, où mille passions s'associent dans une fluctuation incessante, dont le psychologue perspicace ne repère que quelques traits fort généraux. Surtout, la réflexion elle-même rapporte les sentiments les uns aux autres, élaborant des structures plus ou moins hiérarchisées, dans lesquelles l'un sera soumis à l'autre, peut-être contraire, et où l'on pourra trouver des configurations paradoxales telles que la sérénité et la prudence dans la colère ou la joie dans la tristesse.


Du point de vue du droit, de la loi, de l'autorité sociale, politique ou morale, il n'y a qu'une liberté. Ce qui n'est pas interdit est permis, c'est-à-dire laissé au libre choix de chacun. Il n'en va pas de même du point de vue de la morale individuelle, où ce choix lui-même est l'objet d'attention. On peut alors ramener la question à la précédente et concevoir la morale comme consistant tout entière dans le respect de lois ou de règles. Simplement, on ajoutera éventuellement à la loi ou à la morale publique un autre code, jugé découler d'une autre autorité, telle qu'un dieu, la Raison, la Tradition, etc. La liberté consistera toujours à faire à son gré ce qui est permis. Dans cette perspective, la liberté est donnée ou laissée. Mais cette conception ne suffit pas à rendre compte de celle des libertins, qui voient dans la liberté un état à conquérir. Disons que la première liberté est statique, et que la seconde est dynamique. — Cette différence se manifeste dans tous les domaines de la vie. Prenons l'amour ou l'amitié, en tant que rapports libres, et voyons si l'on ne peut y trouver un amour statique et un autre, dynamique. Dans l'un, on se contente d'aimer l'autre tel qu'il est, et l'on s'attend réciproquement à se voir aimer juste tel qu'on est. Il y a bien sûr certaines règles à suivre dans les relations humaines, mais au-delà, on reste libre, et l'amour respecte totalement cette liberté de faire tout ce qui est permis. Selon son idéal au moins, cet amour est profondément tolérant. C'est même là sa difficulté, car il faut éviter d'imposer à l'autre ce que la loi, la morale et d'éventuels contrats entre les amoureux laissent libre, et cela demande un effort pour réprimer le désir habituel de soumettre la personne aimée à ses propres volontés. Même ce que l'on considère comme une faiblesse ou un travers doit être respecté et, dans l'idéal, aimé. Si la tolérance demande de la peine, en compensation quelle douceur que de pouvoir se laisser aller dans la familiarité d'un tel amour ! Avec ses amis, dans la famille peut-être, on peut se montrer tel qu'on est, et rester tel aussi sans se voir rejeter, et en se sachant même apprécié jusque dans ses défauts. Or on voit en quoi un tel amour est statique, puisqu'il invite à demeurer tel qu'on est, et que c'est peut-être même la condition pour continuer à jouir du même amour. Car si l'être aimé change, n'est-ce pas une juste raison de ne plus le reconnaître et de cesser de l'aimer ? — Cet amour est rare dans sa perfection, certes, mais courant et bien connu dans ses exemples imparfaits. En revanche, que serait un amour dynamique ? Sans doute déjà un amour qui ne prendrait pas naturellement fin avec la modification de l'aimé. Mais pourrait-on concevoir davantage, un amour qui désirerait et favoriserait cette transformation, qui l'exigerait même peut-être ? Alors, pour un tel amour les défauts et faiblesses ne seraient pas l'objet d'une bienveillante tolérance, mais d'un effort d'amélioration. Un père éduquant sérieusement son fils pourrait reconnaître là son sentiment. Mais il représenterait trop l'autorité morale extérieure pour convenir à l'expression de la liberté qui nous intéresse. Et il lui manquerait aussi la réciprocité. Il faut donc que dans ma relation d'amour libre au sens dynamique, au lieu que mon sentiment implique la tolérance simple des défauts de l'aimé, il vise sa perfection. Et s'il faut que cette perfection ne soit pas un idéal extérieur que je chercherais à lui imposer, alors elle doit être son idéal intime. Et en outre, la relation étant réciproque, je dois désirer atteindre moi-même l'idéal que je me vois représenter pour lui, et loin de m'abandonner à mes faiblesses en demandant l'indulgence au nom de l'amour, je dois m'efforcer de les dépasser pour me rendre digne de cet amour. Cela ne se voit guère, me direz-vous. Et pourtant l'idéal en a été exprimé dans la littérature courtoise, où le chevalier ne juge pas que l'amour le dispense de devenir parfait, mais se sent obligé au contraire de se rendre lui-même aussi parfait que le méritent son sentiment et la dame de son cœur. Pure illusion menant dans la réalité au ridicule d'un Don Quichotte ? — Ainsi se manifesterait la conquête de la liberté dynamique dans le domaine de ces sentiments.


Pour des êtres dont la puissance est limitée et surpassée par celle de nombreux autres êtres, la crainte est très salutaire. Sans elle, les mortels mourraient très vite. Et pourtant, peut-être à cause de son caractère vital, ce sentiment tend à l'exagération, et elle en vient souvent à paralyser le mouvement d’éviction du danger qu'elle amorce, voire à précipiter sa victime terrifiée dans la gueule de l'ennemi. Il est donc important de maîtriser la peur. Mais dans cette tentative, le même excès tend à se reproduire, et l'épouvante de la frayeur pousse à se réfugier dans son objet ultime, et à chercher l'abri de la mort même. Ou du moins on en vient à désirer ce qui lui ressemble le plus, ce dont elle est l'extrémité, le repos. Faire le mort pour échapper à la mort, c'est une tactique répandue dans le monde animal, et parmi les hommes certains en font leur stratégie universelle. Ne bougez plus, ou le moins possible, nous disent-ils, fiez-vous à la mort pour vous conduire au plus parfait repos, le havre de paix, le paradis. N'avancez que pour arriver au port le plus vite possible. La vie n'est que le détour pour atteindre la mort, et à défaut le plus parfait repos encore compatible avec la survie. Il est vrai, la vie est mouvement, aventureux, risqué, mouvement qui se perpétue, qui cherche à se perpétuer, désir insatiable de mouvement. A côté de la sagesse de la terreur, qui veut éliminer toute peur dans le repos complet, il y en a une autre qui vise à modérer la crainte pour ne pas paralyser le mouvement. La première désire une liberté entière, en se délivrant de la crainte avec la vie. L'autre désire une liberté plus relative, toujours menacée et toujours inventive, pour vivre davantage. Non, nous libertins, nous ne cherchons pas cette liberté absolue qui nous abolit avec elle, mais la libération continuée, indéfiniment, sans cesse progressant. — Le choix n'est-il pas ici affaire d'énergie ? Celui qui déborde de vie s'ébat de tous côtés, il danse, chante, court, jongle avec les idées, pour le seul plaisir de jouir de ses mouvements. De repos, il ne veut rien entendre. Mais quand il est fatigué, le mouvement lui pèse, et il aspire au repos. L'oscillation entre l'un et l'autre se produit inévitablement. Mais c'est encore un mouvement qui fatigue les uns et régénère les autres. La sagesse libertine n'est-elle pas un art du rythme ?

Un philosophe ne reconnaît rien de sacré en dehors de sa détermination à ne rien exclure de son enquête critique. Aussi ceux qui veulent limiter la critique par la foi s'ingénient-ils en vain à se faire passer pour philosophes aux yeux de ceux qui le sont vraiment ; ils ne peuvent être tout au plus que des théologiens ou des idéologues. Et s'ils se font adorer par leurs disciples, il va de soi que ceux-ci ne valent pas mieux. On s'étonnera certes de trouver dans le prétendu monde philosophique des fidèles de théologiens, de prophètes, de charlatans divers sous le nom de philosophes en si grand nombre qu'ils en constituent la très large majorité. C'est pourquoi les marques de mépris moral et intellectuel pour les Kant, Hegel, Marx, Heidegger et consorts sont aussitôt éprouvées comme des blasphèmes et réprouvées avec la plus grande énergie et presque unanimement par des gens qui professent pourtant, mais combien hypocritement pourrait-on croire, la liberté de la pensée. D'ailleurs combien de lecteurs, parmi les intellectuels, seront-ils arrivés jusqu'ici l'esprit calme et le sourire aux lèvres ? Il est plus surprenant encore de voir ceux qui s'affirment les disciples d'authentiques philosophes, tels qu'un Spinoza, défendre leur idole avec le même zèle fanatique, car ce n'est sûrement pas de tels maîtres qu'ils auront appris ces attitudes de dévots. Ne voudraient-ils donc pas de la liberté rationnelle qu'enseignent leurs écrits ? Au contraire, ils affirment également les suivre sur ce point. Il faut donc qu'il ne suffise pas de décréter, même très solennellement, qu'on veut se libérer de tout préjugé pour y parvenir, mais que ce soit là un exploit exigeant, un exercice difficile et constant. On comprend alors que les philosophes soient très rares, même parmi ceux qui prétendent au titre, ouvertement ou sournoisement. Et ils s'agitent bien en vain les politiciens et autres gardiens de la morale et de la foi qui s'évertuent à empêcher que l'enseignement des amis de Socrate ne dévoie la jeunesse et les braves gens. Laissez-les sans crainte se faire séduire par l'idéal de la liberté, la plupart n'iront pas loin dans ce sens, quoi qu'ils en disent, et ils reviendront vite réclamer du sacré pour s'agenouiller !

Il était une fois, en ces vieux temps des tout débuts de l'histoire, une peuplade fort pieuse. Ils ne couraient plus à moitié nus à travers les forêts, mais, grâce à leur esprit inventif, jouissaient de certains avantages techniques. C'est ainsi qu'ils fabriquaient des chariots pour leurs transports. Un jour, après avoir observé périr des tributs voisines faute de tels moyens, leur sorcier, inspiré, leur fit de grandes louanges de la roue, les enfla tant qu'il l'éleva au rang d'une divinité. Dans l'enthousiasme, ils décidèrent que pour la remercier de ses bienfaits, ils lui voueraient un culte et, pour ne pas la profaner, renonceraient à l'utiliser. Voilà comment ils en perdirent les bénéfices au moment même où ils les avaient le plus loués.

On a pu dire que dans son livre mal famé, sous le couvert d'instruire les princes, Machiavel avertissait les peuples de leurs principes. C'est ainsi qu'on ne parle pas toujours à celui à qui l'on s'adresse ouvertement, mais à des auditeurs fortuits dont on feint d'ignorer la présence. Ce sont alors des discours obliques qui, comme les anamorphoses des peintres, ne se livrent pas de face. N'y a-t-il pas même des choses qu'on ne saurait dire autrement ?

Certains estiment qu'il nous faut nous tenir à l'écart de la politique, éviter de nous en préoccuper et surtout de nous en mêler, sauf quand une situation particulière l'exige impérieusement, et dans cette mesure seulement. Pourquoi en effet rechercher la vie politique ? N'est-ce pas avant tout le pouvoir qu'on y cherche ? Or celui-ci est moins utile qu'on ne l'imagine. Il permet d'obtenir des biens matériels, ce qui n'est pas négligeable. Mais à cette fin la richesse est sans doute un meilleur moyen que la politique, plus direct et efficace la plupart du temps. Et de toute manière, on ne jouit jamais que d'une quantité limitée de cette sorte de biens, au-delà de laquelle le reste ne sert plus qu'à satisfaire la vanité. C'est d'ailleurs celle-ci également qui pousse à désirer le pouvoir politique. Pour les exigences et les plaisirs d'une vie individuelle, il est peu utile de disposer de pouvoirs très étendus, sinon pour se complaire à se voir connu et envié des autres. Mais est-ce là ce que nous désirons principalement ? Nous connaissons trop les hommes pour nous réjouir beaucoup des acclamations, même sincères, des gens normaux. Quelques amis choisis nous forment une compagnie infiniment plus agréable. Et non seulement le pouvoir ne permet pas de nous les acquérir, mais il est souvent un obstacle à ces relations franches et délicates. Les opinions des foules ne nous intéressent pas, sinon pour les observer et en épingler les ridicules. Mais on ne peut guère en rire avec ces foules elles-mêmes. Et sans prétendre que les hommes politiques ne puissent s'en moquer également, on peut remarquer pourtant que pour y prendre plaisir ils ne sont pas si bien placés qu'un particulier dans son petit cercle d'amis. Pourquoi nous qui jouissons dans nos vies privées de la liberté, de la lucidité, de l'exercice de l'intelligence, nous aventurerions-nous dans les immenses travaux ennuyeux de la recherche du pouvoir ? — Mais il y a des temps où une judicieuse retraite ou bien n'est pas possible ou bien se voit gravement menacée. Les vieux amis peuvent encore se parler, mais il est devenu difficile de s'en faire de nouveaux tant le conformisme règne et se trouve imposé à tous, rendant dangereuse presque toute manifestation de pensée libre. Dans ces conditions, la question n'est plus de savoir si la vie politique contribue directement à l'accomplissement individuel, mais il s'agit de rendre celui-ci possible dans la société en desserrant l'étau des forces qui lui font obstacle. Or est-il si peu fréquent que notre société se trouve dans cette situation ?

Oui, je vous entends crier sur votre petite tour, où vous montez pour avertir les gens du malheur imminent. Hélas, vous ne disposez pas du beffroi de l'hôtel de ville. Ce sont d'autres personnes, celles qui mènent les affaires, qui l'occupent et qui n'ont cure de vos messages de malheur. Mais, dans ce quartier périphérique, vous n'êtes pas si mal placé pour vous faire entendre de bien des passants, dont certains seulement s'arrêtent un moment, et hochent la tête, avant de repartir. Vous expliquez la situation de façon convaincante, et si vous parliez du beffroi, on se laisserait persuader. Mais qui êtes-vous pour qu'on vous prenne au sérieux ? Les affaires marchent plus ou moins bien. La vie ne continue-t-elle pas son cours malgré vous, tant bien que mal ? Allons, oiseau de malheur, sois raisonnable et reviens dans la ronde, se dit le passant en reprenant sa marche. Quant à moi, vous me convainquez aisément, mais bien inutilement, puisque je vois déjà comme vous ce malheur dont vous voulez nous avertir, désespérément, en criant toujours plus fort à mesure que vous voyez les gens passer tout droit, ou hocher la tête avant de reprendre leur chemin. Il est vrai qu'il y a bien de rares badauds qui deviennent pensifs et vous approuvent peut-être même. Mais personne n'écoutera ces quelques insignifiants dans les affaires du monde s'ils vont répéter votre avertissement plus loin. Vous vous égosillez, vous renforcez vos arguments, votre voix devient éraillée, et vous suffoquez de ne faire que souffler un peu sur l'indifférence générale. J'entends bien que vous êtes scandalisé. Vous ne pouvez pas croire tout de même que vos concitoyens soient simplement dépourvus de raison. Et pourtant, incapables de vous réfuter ils vous ignorent néanmoins comme si vous-mêmes ne raisonniez pas. Je le sais. Ils n'ont pas envie de vous entendre parce qu'ils préfèrent leur illusion coutumière, et c'est toute leur raison. Je me souviens que jadis, je ne pouvais non plus croire les hommes si dénués de raison, de volonté de raisonner. Mais je le sais, et, non, je ne chercherai plus une tour pour les appeler en vain.

— Je m'étonne que vous qui avez si souvent comme moi apprécié le soutien de notre gouvernement à des dictateurs, vous défendiez pourtant la démocratie autrement que par des discours de façade.
— Eh bien ! laissez-moi vous convaincre de partager mes convictions à cet égard. Je vous montrerai à quel point nous profitons de la démocratie, et à quel point elle nous est même tout à fait indispensable.
— J'en doute fort. Vous savez pourtant combien il est plus facile de mener nos affaires lorsqu'il suffit de traiter avec un dictateur que lorsqu'il faut se soucier de contenter ou de tromper tout un peuple, aussi bête soit-il. Un dictateur, c'est un homme que nous pouvons acheter, et que nous mettons donc à notre solde, un valet ou un intendant, qui adapte la politique de son pays à nos besoins et s'occupe pour nous de la tâche fastidieuse de mâter et de tromper le peuple.
— Bien entendu, c'est ce que nous savons en effet. Mais ce n'est qu'un aspect très partiel, une vue trop sectorielle. Qu'il y ait un certain nombre de dictateurs sur notre planète, c'est une bonne chose, qui nous facilite nombre d'affaires, mais nous aurions tort de généraliser et de désirer que tous les pays soient dirigés ainsi.
— Pour moi, je m'en satisferais, mais je serai curieux de savoir pourquoi vous ne trouveriez pas une telle situation idéale.
— Comme je vous le disais, non seulement elle ne serait pas idéale, mais elle nous rendrait la vie très difficile et représenterait pour nous un grand obstacle. Il faut distinguer en effet. Lorsqu'il s'agit de pays relativement mineurs, peu puissants, étrangers au nôtre, il est très expédient d'y trouver un seul interlocuteur que nous pouvons influencer à notre gré. Ces dictateurs sont comme vous le dites en quelque sorte nos valets ou nos intendants. S'ils ne nous obéissent pas, nous avons les moyens de les punir. Mais ce qui importe aussi grandement, c'est que l'inverse ne soit pas vrai. Si nous leur étions soumis, si nous étions leurs sujets, le rapport se renverserait rapidement et c'est eux qui nous maltraiteraient et nous dépouilleraient.
— Qui serait assez idiot pour placer tous ses œufs dans un même panier et s'enfermer dans un pays, sous la puissance d'un dictateur ? Quand on mène ses affaires partout dans le monde, dès que l'un remue et se montre menaçant, on se retire ailleurs et on l'attaque en restant hors de sa portée.
— Oui, bien sûr, mais vous ne réfléchissez pas au fait que cette possibilité implique qu'on ne puisse vous enfermer. Et pour cela, il faut que vous ayez justement vos assises hors de portée de chacun de ces dictateurs, c'est-à-dire de tous. Et c'est précisément pourquoi il nous faut le terrain de démocraties pour pouvoir agir comme nous le faisons sur les dictateurs. C'est dans les démocraties seulement que nous ne sommes pas directement soumis au pouvoir arbitraire de ces gens et que nous trouvons à leur échapper à chacun et à tous, parce que nous y trouvons les points d'appui à partir desquels nous les manions tous.
— Votre remarque n'est pas dénuée de sens, mais c'est un peu paradoxal. Me faudrait-il devenir démocrate ? Je n'arrive pas à me l'imaginer. Il doit y avoir une faille dans votre raisonnement.
— N'exagérons rien. Il y a plusieurs façon de soutenir la démocratie, déjà parce qu'il y a de nombreuses manières de la concevoir. Il ne s'agit sûrement pas de chercher à ce que la démocratie profite d'abord au peuple. Mais il nous faut trouver la façon de nous la rendre profitable en premier lieu, et c'est possible avec un peu d'habileté, comme nous le faisons d'ailleurs presque instinctivement. Pour nos affaires, nous avons besoin d'une certaine liberté, et donc il faut que personne ne soit vraiment au-dessus de nous. Pour cela, le pouvoir du peuple est un excellent moyen d'empêcher que le pouvoir politique ne nous asservisse. Nous pouvons manipuler le peuple, en partie par ses propres représentants politiques, tout en manipulant ceux-ci par l'intermédiaire du peuple.
— Bien sûr ! Et vous savez aussi combien cela nous coûte. Il nous faut maintenir en permanence auprès des gouvernements des groupes de pression. Il nous faut financer les campagnes des candidats les plus favorables à nos affaires. Il nous faut les sélectionner, les convaincre, les former, les surveiller. Quelle charge ! Nous devons devenir des politiciens nous-mêmes, dans l'ombre, au lieu de nous occuper de nos seules affaires ou presque.
— Oui, c'est un grand travail. Oui, tout cela demande beaucoup de ruse, d'énergie et de dépenses. Mais je vous le répète, c'est indispensable. C'est à ce prix que nous pouvons faire des gouvernements dont nous dépendons, nos propres créatures. Ces gens savent bien qu'ils ne se font élire que grâce à nous, et que c'est le financement de leurs campagnes électorales qui détermine le vote du peuple. Ils ne peuvent donc pas s'émanciper de nous, parce que nous tenons l'opinion et le peuple dont ils dépendent, même s'ils le méprisent comme nous.
— Mais le peuple lui-même est avide. Combien il nous coûte ! N'est-il pas plus aisé de satisfaire un dictateur et ses proches ?
— Vous savez bien que leur avidité n'aurait pas de bornes si nous ne pouvions leur en imposer, et que nous ne le pouvons que parce qu'ils ne nous tiennent pas comme leurs sujets.
— Alors ne vaut-il pas mieux prendre le pouvoir nous-mêmes ?
— C'est encore plus épuisant, plus risqué et cela nous détournerait de nos affaires, qui nous donnent un pouvoir plus caché peut-être, mais combien plus grand.
— Oui, je vous l'avoue, je ne prendrais la place de ces pantins de dictateurs qu'en tout dernier recours.
— Vous voyez bien que nous avons besoin de la démocratie chez nous, et même qu'il faut que nos États démocratiques soient plus puissants que les autres, pour nous permettre de les dominer et de leur imposer nos conditions.
— Étrange ! Mais avouez que les démocrates sont nos ennemis, qui auraient tôt fait, si on ne les retenait, de distribuer nos fortunes dans les poches de la populace. Vous ne pouvez vous allier à eux !
— Il ne s'agit pas de cela. Comme je vous le disais, la démocratie peut prendre bien des formes, et il nous faut lui donner celle qui nous est le plus favorable. Il faut maintenir en général le peuple dans l'ignorance et la docilité, mais sans le rendre entièrement inerte non plus, parce que nous avons besoin de lui pour mener le gouvernement par la laisse. Il faut donc que le gouvernement craigne suffisamment le peuple. Mais il n'est pas utile que celui-ci soit savant et lucide, puisqu'il doit rester aussi influençable que possible par nos moyens de manipuler l'opinion, la publicité, les médias, la propagande sous toutes ses formes, qui coûtent et qui pour cette raison justement sont au service des riches. Vous dites que tout cela revient cher. Mais c'est le prix à payer pour conserver la liberté de mener nos affaires et de nous enrichir.
— Bizarre ! Je vais y réfléchir... Amuser le peuple, et y mettre le prix qu'il faut, quoique pas plus, l'abêtir pour qu'il se laisse mener où nous le voulons et dominer le monde avec quelques fortes démocraties réduites à cela, c'est une idée, je l'avoue. Et en somme, c'est proche de ce que nous faisons naturellement, ainsi que vous le remarquiez.
— Mais chut ! Cela n'est pas pour toutes les oreilles...

Le plaisir de tromper a sa hiérarchie, sa bassesse et sa noblesse. Il est bien vulgaire de chercher des dupes simplement pour les dépouiller. Il est déjà plus amusant de jouer des tours aux brutes et aux vaniteux pour s'en moquer. Mais la vraie jouissance en la matière vient de l'art de déjouer les artifices et les mystifications des fourbes et des hypocrites.

Qui n'a rêvé d'une humanité perfectionnée dans laquelle la vie sociale deviendrait franchement agréable ? Certains insistent sur l'absence de conflits violents, et voudraient voir disparaître l'agressivité des hommes et croître à la place une bienveillance générale. D'autres sont rebutés par la bêtise ambiante et désirent vivre dans un monde idéal de personnes intelligentes, pensant d'ailleurs que les divers maux disparaîtraient grâce à cette qualité. Et plusieurs, dont je suis, se satisferaient d'extirper des caractères l'un des défauts les plus répugnants et les plus néfastes à la société, la fausseté, l'hypocrisie, la fourberie, la mauvaise foi, et s'estimeraient parfaitement heureux de vivre parmi des gens francs et honnêtes. Qu'importerait alors que certains soient moins intelligents, s'ils étaient capables de la bonne foi les menant à reconnaître la supériorité des plus doués et de les suivre lorsqu'ils ont raison ? Qu'importerait même leur agressivité, si elle s'affirmait franchement et ne se cherchait pas de fausses justifications ? Car ne se laisserait-elle pas alors apaiser par de justes raisons ? A cette perspective, je m’arrête, et je rêve de cette société où il serait possible de vivre sans arrière-pensées parce que personne ne songerait à cacher son jeu pour profiter de ce que les uns disent afin de le retourner contre eux comme des armes pour les attaquer sournoisement. Là, les arguments auraient un effet immense, inconnu chez nous, parce qu'ils seraient envisagés franchement, et non hypocritement déformés et refoulés. Les disputes ne s'évanouiraient pas, mais elles naîtraient d'oppositions franches, réelles, et les discussions porteraient sur de véritables problèmes, abordés sans faux-fuyant. Mais cessons de rêver, cette franchise est rare chez les hommes, et aucune éducation ne paraît pouvoir l'étendre suffisamment pour autoriser à s'y fier. On peut bien la recommander, en montrer la beauté, s'y former soi-même et pousser les autres à le faire, avec un succès relatif. Si elle n'est pas universelle, si elle n'est pas entière, alors le doute abolit la simple confiance. Pire, en réalité l'illusion d'une honnêteté plus répandue qu'elle ne l'est conduit à devenir la victime des fourbes et les enhardit, donnant le pouvoir aux filous sur les braves gens, comme on le voit tous les jours. C'est pourquoi l'éducation à la liberté doit résoudre un paradoxe difficile, en formant les caractères à la franchise, autant que possible, et en rendant habile à détecter toutes les formes de ruses, ce qui semble se contredire, au moins à première vue. En vérité, peut-on devenir franc sans avoir appris à se défier de ses propres ruses ?

Pour nous qui luttons contre les superstitions impliquant d'habitude la croyance en plusieurs dieux ou en un seul, comme dans le christianisme, l'affirmation effective de la laïcité de l'État semble devoir représenter un progrès important. Elle allège le fardeau de l'obéissance aux ensembles de dogmes posés comme indiscutables qu'imposent les religions dominatrices et autoritaires. Elle ne l'enlève pas tout à fait, elle retire seulement aux églises leur autorité politique. Pour les individus, la liberté de penser et d'agir en augmente d'autant. Mais cela suffit-il ? On pourrait certes désirer rendre laïques également certaines sphères de la vie privée, comme l'éducation depuis la petite enfance. Mais cela reviendrait juste à étendre un peu le domaine de la laïcité en supposant qu'elle représente le moyen ultime pour nous délivrer de la tyrannie religieuse. Or l'idée d'une laïcité entière est contradictoire, parce que ce qui est laïque doit se comprendre par rapport à ce qui est religieux et reste donc relatif à la religion. C'est en effet du point de vue de la religion exclue qu'une personne, une chose, un mode de vie, une institution, sont considérés comme laïques. L'état laïque est donc compris négativement par rapport à la religion supposée représenter la conception positive. On répliquera peut-être que c'est une simple question de mots, qui n'empêche pas une conception positive de la chose, la laïcité elle-même. Et assurément, le sens des mots n'est pas lié indissolublement à leur étymologie ou à leur histoire. Il est vrai que le terme utilisé serait indifférent s'il pouvait être vidé de sa signification antérieure. Or ce n'est pas le cas ici, où la conception même de la laïcité demeure relative par rapport à la religion. On le voit bien dans l'effort pour rendre la laïcité plus réelle à travers un processus de purification qui devrait idéalement aboutir à rendre l'État parfaitement neutre, c'est-à-dire sans aucune trace ni penchant religieux. Car pour effectuer cette épuration, il faut considérer la religion qu'on s'ingénie à éliminer de l'État. Toute trace de religion sera alors perçue comme une impureté empêchant la parfaite neutralité ou stérilité religieuse de l'État. Corrélativement, tout ce qui sera perçu comme religieux devra être réservé au domaine exclusif des religions, sous peine d'affecter la pure laïcité. Et voilà comment c'est la conception de ce qui appartient à la religion qui définira les limites de l'autorité de l'État. Cette méthode laisse un levier dans les mains des religieux pour tenter d'interdire toute interférence dans ce qu'ils définiront comme appartenant à leur religion, et pour essayer de restreindre à leur profit, à partir de ce critère, le domaine d'autorité de l'État. Il vaudrait mieux que celui-ci, plutôt que de chercher à devenir neutre ou laïque, se conçoive comme chargé de définir les conditions religieuses de la liberté religieuse.

Loin de nous la sotte idée de l'égalité selon laquelle tout homme vaudrait n'importe quel autre ! Nous avons suffisamment l'expérience d'avoir changé pour savoir que nous sommes devenus bien meilleurs. Nous avons suffisamment l'expérience des hommes pour savoir que certains valent bien mieux que d'autres. Nous pouvons laisser l'idéologie de l'égalité à ceux qui n'ont pas de sens, ne voient, ni n'entendent, ni ne goûtent. Et nous ne commettrons pas avec eux la faute de confondre le droit et la morale. Pour choisir entre la monarchie, l'aristocratie et la démocratie, nous ne nous demandons pas laquelle est le plus ou le moins égalitaire. Quand nous raisonnons de politique, nous cherchons quel régime, quelles institutions favorisent les meilleurs, incitent à devenir meilleur. Et nous ne voyons pas d'objection de principe à l'hypothèse que ce régime puisse se trouver dans une forme de démocratie, émancipée de l'idéologie de l'égalité.

Bien qu'aucune loi ne nous interdise de nous déclarer athées, nombreux sont ceux qui préfèrent se dire agnostiques pour signifier qu'ils ne sont pas croyants. Quelle est la raison de ce choix ? C'est la prudence, la tolérance, la parfaite honnêteté intellectuelle, le souci intransigeant de la vérité. En effet, pour se prétendre athée, ne faut-il pas savoir vraiment que Dieu n'existe pas ? Il faudrait donc en avoir la preuve, une évidence totale ; sinon le non-croyant ne devient qu'un croyant inversé qui, au lieu de croire qu'il y a des dieux, décide tout aussi arbitrairement qu'il n'y en a pas. Or, selon les mêmes critères par lesquels nous refusons les démonstrations de l'existence de Dieu, ne devons-nous pas reconnaître que nous n'avons certainement pas de démonstration de son inexistence non plus ? Se déclarer athée, n'est-ce donc pas de l'imprudence, puisque c'est affirmer ce qu'on ne sait pas vraiment ? de l'intolérance, puisque c'est opposer à la croyance des autres la nôtre, tout aussi arbitraire ? de l'hypocrisie, puisque c'est feindre de s'attribuer une vérité qu'on ne possède pas ? un mépris des exigences de la vérité, en sautant cavalièrement par dessus des doutes légitimes ? Oh ! la belle âme que celle d'un agnostique ! Comment ne pas approuver un si extrême scrupule moral et intellectuel ? C'est celui même qui anime les vrais sceptiques, se refusant à affirmer ou à nier là où subsiste le moindre doute. Bref, selon ses propres principes, l'agnostique est un parfait sceptique. Car y a-t-il la moindre chose dans le monde qui nous soit prouvée hors de tout doute et qui ne nous oblige à une noble suspension de jugement ? Et il serait tout aussi injuste et inconsidéré de prétendre pouvoir soutenir avec une évidence incontestable que les enfants ne puissent naître dans les choux, que la démocratie soit préférable à la tyrannie despotique, que les sorcières ne volent pas sur des balais ou que ma vie ne se réduise pas à un long rêve. Or, étrangement, si un authentique sceptique ne voit aucune difficulté à suspendre son jugement sur tous ces sujets, nos si scrupuleux agnostiques ne font aucun scrupule à se prononcer ici comme sur mille autres points de manière parfaitement catégorique. C'est donc en tout cas qu'une extrême exigence de vérité et d'évidence parfaite n'est pas leur mobile véritable. A une époque où les athées devaient fuir la persécution, il était osé de mettre en doute les vérités de la foi officielle, et raisonnable de s'en tenir là en public. Cette prudence ne se justifie plus. De quoi nos agnostiques ont-ils peur pour s'effrayer encore de l'athéisme ?

Depuis qu'il est devenu vain de confondre l'athée avec le mécréant, parce que l'absence de croyance superstitieuse n'est plus infamante, bien au contraire, on l'accuse à l'inverse de ne différer du fidèle que par une sorte de croyance à l'envers. Car ne croit-il pas à l'inexistence de Dieu comme le fidèle croit à son existence ? En somme, ce sont des actes de foi symétriques et la raison n'est pas plus d'un côté que de l'autre. Voire, elle est du côté du fidèle, qui est au moins cohérent avec lui-même en reconnaissant son acte de foi. — Misérable sophisme ! Ce n'est pas parce qu'on ne peut prouver l'existence de Dieu qu'il est impossible de prouver suffisamment son inexistence. Personne ne parviendra à prouver l'existence d'un cercle carré (selon la signification usuelle de ces termes) parce que, justement, ce concept peut être démontré absurde. Mais qu'est-ce que Dieu ? Évidemment que si c'est un mot sans signification déterminée, on en peut dire aussi n'importe quoi. Mais comprenons-le selon l'idée que s'en font généralement les fidèles, comme un être tout puissant et entièrement bon. Nous tenons déjà notre cercle carré. Tout puissant, il peut éviter qu'il y ait du mal dans le monde, car sinon il aurait rencontré un obstacle à sa puissance et se verrait limiter par une puissance supérieure à la sienne. Entièrement bon, il ne peut vouloir le moindre mal. Donc il ne peut créer qu'un monde parfaitement bon, sans imperfection, dénué de tout mal. Mais ce n'est pas celui dans lequel nous vivons, et notre expérience du mal est totalement incompatible avec ce Dieu. Aussi l'aveuglement de la foi qui adopte une telle absurdité manifeste encore l'imperfection des facultés humaines et l'impuissance du dieu bon ou la méchanceté du dieu tout puissant.

Les anciens sages estimaient que la possibilité de se suicider représentait la garantie de la liberté, voire la condition d'une entière et véritable liberté. Car il faut pouvoir éviter toute contrainte, ou, ce qui revient au même, toute contrainte non acceptée. Mais notre puissance est limitée, et il arrive que des forces supérieures nous soumettent. Dans ces cas, seule la mort nous permet d'éviter la sujétion. C'est pourquoi le pouvoir de se suicider est la garantie ultime de la liberté. Or nous avons ce pouvoir, et celui qui sait par exemple retenir son souffle jusqu'à l'étouffement complet, personne ne peut l'obliger à vivre contre son gré. — Tout cela, c'était vrai en des temps plus innocents. De nos jours en revanche, la société a le pouvoir de nous maintenir en vie contre notre volonté, et de nous contraindre à respirer par des machines, par exemple. Nous pouvons encore nous suicider, quoique toujours plus difficilement, et avec moins d'assurance de réussir et d'échapper à toute réanimation. Nous voyons toujours plus de gens qui aspirent à la mort et ne peuvent se la donner. Il nous faut abandonner l'espoir de réaliser tout à fait l'ancien idéal de la liberté. Cela n'afflige d'ailleurs guère la plupart de nos moralistes, qui s'en réjouissent au contraire, la liberté n'étant pas du tout un idéal à leurs yeux, sinon de manière très subordonnée. C'est souvent la vie plutôt, qu'ils posent comme valeur suprême. La vie biologique. La vie voulue par la société et la morale ambiante. Au nom de cette valeur, ils veulent interdire le suicide, et ils y réussissent toujours plus efficacement. Un jour peut-être, la superstition idiote des idolâtres de la vie cédera la place à une morale plus éclairée qui, au lieu de réprimer le suicide, l'organisera. De toute manière, même si le progrès moral redonne plus de poids à la liberté, celle-ci ne sera entière que pour ceux qui seront assez habiles pour s'assurer le pouvoir de mourir à leur guise. — Mais est-il bien vrai que le suicide ait une valeur positive ? Quand on souffre, on désire la fin de ses maux, et quand la souffrance est insupportable, apparemment liée à la vie même, on peut désirer la fin de l'une et l'autre, de l'une par l'autre. Cela, tout le monde le conçoit. Et seuls les plus fanatiques de la superstition de la vie ou du vil asservissement à quelque divinité cruelle refuseront encore le soulagement de la mort aux malheureux que la fatalité a voués à un supplice sans fin, un soulagement que la pitié nous pousse à accorder même aux animaux. Mais la mort peut-elle être désirée pour elle-même ? Certainement non, sinon par les superstitieux qui se figurent que quelque paradis leur est destiné. Elle n'est cependant pas plus à craindre en soi pour les esprits libres qui l'envisagent comme telle, sans redouter un enfer imaginaire. Il faut donc avouer que la mort ne peut valoir qu'autant que la fin de la souffrance, sans aucune compensation, aucune jouissance même de la fin de cette souffrance. En ce sens, on peut bien dire qu'elle vaut comme par une sorte de désir désespéré, réduit donc au degré le plus faible du désir. Néanmoins, il y a des situations où la fin de la souffrance est en fait tout ce qui nous reste à désirer, et où ce désir correspond à notre plus grand bien. L'espion qui s'aventure dans les plus extrêmes dangers avec la confiance que lui donne sa capsule de cyanure, montre à quel point le pouvoir de mourir plutôt que de souffrir la pire torture est un avantage dans la vie. — Il y a le suicide lui-même, et également l'idée du suicide, la perspective de pouvoir le commettre, et cette idée est très positive, elle est un constituant de notre expérience, modulant notre façon de vivre elle-même. On se tromperait en pensant que le suicide soit l'accomplissement suprême de la liberté, alors qu'il n'en est que le garant ultime. Ce n'est pas en mourant qu'on est le plus libre, car la liberté ne consiste pas à quitter la vie, mais c'est grâce à la confiance en son pouvoir de mourir que la liberté de vivre peut devenir entière. En ce sens, l'idée du suicide a une extrême importance morale. Si l'homme est libre, c'est dans la mesure où, au lieu de suivre l'ordre des choses et des impulsions comme il se présente à première vue, il réfléchit et se forme une idée de ce qu'il veut être et vivre. La valeur morale ne se fonde-t-elle pas sur l'exigence d'une certaine forme de vie et le refus de la pure vie privée de cette forme ? Or l'idée du suicide, lorsqu'elle est cultivée, implique la détermination des limites de cette forme, de celle d'une vie méritant d'être vécue, et par conséquent des conditions dans lesquelles elle ne le mérite plus. Exclure la possibilité du suicide, c'est donc à l'inverse rendre impossible la vie morale.

A partir de quand dans sa vie un homme en vient-il à ne plus vouloir découvrir de meilleurs principes de vie, de peur de devoir admettre qu’il a vécu selon de moins bons ? N’est-ce pas au moment où il se met à jouir davantage de son passé que de son présent et de son avenir ? Mais comment peut-on en arriver à sacrifier la réalité et ses perspectives à la relative inconsistance du souvenir ? Pour y parvenir, ne faut-il pas vivre dans les images plus que dans la réalité ? Ne faut-il pas accorder plus d’importance à l’image de soi qu’à son vécu réel ? Bref, ne faut-il pas être dominé par la vanité ? Car s’il s’agit de cultiver sa figure, il arrive un moment dans le cours de la vie où le poids du passé ne peut plus être renversé ni rééquilibré par celui de l’avenir. A la limite, celui qui sur son lit de mort découvrirait qu’il a mal vécu ne ferait que condamner sa vie, n’ayant plus le temps de la changer. S’il veut que sa mort achève en beauté la figure qu’il s’est donnée jusque là, ne vaut-il pas mieux qu’il refuse ce genre d’amère découverte ? Pour la même raison, un savant plus soucieux de sa réputation que passionné par la science préférera défendre à tout prix les vérités qu’il a découvertes ou soutenues, plutôt que de les reconnaître fausses au moment où il n’est plus capable d’acquérir la gloire d’en développer de nouvelles.

Beaucoup ne s'intéressent vraiment aux autres autour d'eux qu'en tant qu'ils sont les représentants d'une société. Ainsi voit-on des acteurs ne vivre véritablement que sur la scène, face au public, et demeurer assez indifférents aux personnes qu'ils connaissent en particulier. C'est le public qu'ils aiment, c'est de lui seul qu'ils veulent être aimés. Le bruit de ses applaudissements leur procure le plus grand bonheur. Ensuite, les particuliers qui viennent les louer après le spectacle leur font encore plaisir, dans la mesure où ils prolongent l'écho de cette voix publique. Mais dès qu'ils ne paraissent plus que comme des particuliers, détachés de ce public, comme ses membres disjoints, ils se vident de leur consistance et perdent tout intérêt réel. N'est-il pas étonnant que ce public si fascinant, si adoré, ne soit finalement composé que d'individus ennuyeux ? Mais c'est que le public, quoiqu'il ne soit pas tout à fait indépendant de ceux qui le composent ni de leur caractère et de leurs qualités, forme une réalité supérieure à eux, comme une sorte de nouvelle personnalité, plus puissante, plus vraie, seule digne d'être absolument aimée. D'ailleurs, ceux qui jouissent de la faveur du public ne sont pas les seuls à éprouver sa supériorité. Ses membres eux-mêmes sentent bien qu'ils sont comme soulevés, portés à un degré d'intensité supérieure lorsqu'ils en partagent les émotions et les mouvements. Tel qui n'avait aucune importance en particulier accède à un caractère nouveau lorsqu'il crie en se faisant le porte-voix du public, et ceux qui le connaissent ne le voient plus dans sa misère individuelle tant qu'il reste porté par l'émotion publique. On peut préférer à ce point le groupe aux individus que ceux-ci ne paraissent plus dignes d'amour pour eux-mêmes, mais n'attirent la sympathie que comme éléments de ces groupes qui les dépassent et dont ils conservent toujours l'odeur quand ils ne s'en séparent pas trop longtemps. La plupart des amitiés et des amours ne visent-elles pas quelque groupe, ne faisant que traverser les particuliers pris comme ses reflets et intermédiaires ? — A l'inverse, sans nier cette existence d'une sorte d'esprit des diverses sociétés, nous ne cherchons véritablement à travers elles que les occasions de découvrir des individus supérieurs à ces groupes. Nous parlons à tout un public, sans éprouver à son approbation de particulière exaltation, parce que ces visages que les autres aiment laisser dans l'ombre pour ne voir que celui du public, nous les parcourons dans l'espoir d'en découvrir quelques-uns qui s'en détachent, au lieu de se fondre dans l'expression commune. Et lorsque le groupe devient fort, s'affirme et déploie ses puissances d'envoûtement, nous devenons méfiants ou ressentons même quelque aversion spontanée. Mais en tout cas, quel que soit le plaisir que nous puissions éventuellement recevoir de l'accord du public, nous n'hésiterions pas à chasser, fuir ou tromper la grande bête pour nous adresser à ces quelques individus plus intelligents et raffinés auxquels seuls nous nous adressons véritablement, accumulant à leur intention les subtilités que le public ne perçoit pas. Et quand nous nous trouvons entre nous en petits groupes, c'est encore le jeu des relations entre les caractères particuliers qui nous passionne et forme l'atmosphère de nos sociétés. — Face à la déception que provoque le contact de l'homme du commun, deux goûts semblent porter à chercher des êtres plus dignes de notre affection dans des sens contraires, vers les groupes comme tels, ou vers les individualités exceptionnelles. Mais la grande bête ne gagne en puissance qu'en perdant en finesse, et nous aimons trop la distinction pour ne pas considérer, sinon cette puissance, du moins le sentiment d'exaltation qu'elle peut donner, comme illusoire en fin de compte.

Croire à la chance, comme à la fortune ou aux dieux, c’est assurément une superstition. On attribue une cause fictive, plus ou moins bienveillante, quoique parfois capricieuse, aux événements pour lesquels on ne connaît ni ne conçoit aucune cause naturelle. Mais lorsque nous disons que nous avons eu la chance qu’il arrive telle chose, nous entendons d’habitude simplement que nous ne pouvions prévoir ce qui est arrivé et dont nous sommes heureux. Si nous ajoutons un accent et nous exclamons par exemple « quelle chance ! », nous exprimons à quel point l’événement est heureux pour nous, ou à quel point il était imprévisible. En effet, nous faisons des chances l’objet de calculs concernant leur simple probabilité de se produire. Malgré la tentative d’y faire jouer un rôle important à des procédures objectives, mathématiques, ce calcul reste pourtant fondamentalement subjectif. Il dépend de la catégorie dans laquelle nous plaçons l’événement et des connaissances que nous nous attribuons au sujet des circonstances. Ainsi, me demandant quelles sont mes chances de traverser la rivière, j’arriverai à des résultats différents en me considérant comme un animal, comme un homme, comme un bon ou mauvais nageur, comme en forme ou non, et en faisant intervenir des connaissances supposées sur les courants de la rivière, leur température, et ainsi de suite. Étrangement, plus la probabilité que j’aurai estimée sera élevée, plus mes chances de réussir seront donc grandes ; quoique, inversement, plus ces chances auront été minces, plus j’estimerai si je réussis, avoir eu de la chance. Cela peut s’expliquer en distinguant les sens du terme, certes. Si l’on y songe, n’y aurait-il pas aussi une sorte de chance qu’on pourrait dire emphatiquement absolue, lorsqu’on éprouve l’événement survenu comme au plus haut point heureux, et sa probabilité comme infime parce que l’événement est tout à fait singulier et ne donne par conséquent aucune prise au calcul ?

Si les hommes étaient généralement capables de plus d'intelligence et de sagesse, l'utopie serait simple à définir, elle correspondrait à l'idéal anarchique. Capables d'apprendre à se conduire par eux-mêmes et à coordonner leur liberté avec celle des autres, les individus n'auraient pas besoin d'une autorité étrangère contraignante. Il suffirait d'éduquer adéquatement les enfants pour que la liberté et la société soient entièrement compatibles entre les adultes. Mais aucun peuple n'est doué des qualités nécessaires à l'ordre spontané ou anarchique, si bien que l'utopie correspondante est fausse ou vaine. Tel n'est pas cependant le cas de l'idéal, qui ne vaut, il est vrai, que pour les véritables amis de la liberté, c'est-à-dire pour l'amitié réciproque des libertins. Mais leurs réseaux délicats ne font certes pas une société politique, et même les utopies n'ont de sens qu'avec la supposition de la puissance souveraine des États. Il n'empêche qu'elles sont d'autant meilleures qu'elles favorisent davantage les amitiés libertines.

Nul doute que les libertins ne soient orgueilleux. Quelle assurance intime leur permet-elle de rejeter les croyances de leur milieu, parfois les plus répandues, et de les affronter, de les ridiculiser, en leur for intérieur si ce n'est publiquement ? Est-ce un effet de leur caractère naturel ? Mais il s'est façonné aussi dans la lutte pour la libération. Le libertin a dû vaincre bien des ennemis et éprouver maintes fois ses forces. Il a raison d’être fier. Les vaniteux il est vrai ne le lui pardonnent pas. Ils ne comprennent pas ce qu'est la fierté, eux qui, à leur corps défendant, sont si profondément humbles. Ils sentent pourtant cruellement le mépris de la fierté à leur égard, eux qui s'efforcent tant de se cacher combien ils le méritent. Car ils sont faibles, très faibles. Abandonnés à eux-mêmes, ils s'évanouissent. Il leur faut pour vivre le souffle constant de l'approbation des autres. Pour l'obtenir, ils tentent de s'identifier entièrement à l'image d’eux-mêmes la plus favorable possible, et ils travaillent sans cesse leur rôle. Il leur faut se nourrir de mille regards, et tout regard pour eux est un jugement. Par chance, la société des vaniteux est souvent polie, et l'on s'y considère réciproquement avec indulgence, afin de ne pas risquer de dissiper des mirages si nécessaires à chacun. Car ce qu'on mendie en exhibant ces apparences avantageuses, c'est l'estime à laquelle on ne peut prétendre si les autres ne l'accordent. Certes, c'est le déguisement et non le vaniteux qui est ainsi apprécié. Mais qu'importe ? Possède-t-il rien de plus précieux et de plus consistant que sa figure ? Et il est assez vain pour se contenter de la confusion. Comment pourrait-il vouloir se passer de l'approbation qui le porte et sans laquelle il n'est rien ? Cependant tous les regards ne s'équivalent pas. Ils tirent leur force de la fierté vraie, de la substance du caractère. Hélas, les regards puissants percent aussi les parures de la vanité et, bon gré, mal gré, portent leur mépris à l'imposteur.

Entre la fierté et la vanité, il y a une opposition nette. La première est la conscience intime de sa propre valeur, tandis que la seconde tente de chasser le doute à propos de sa valeur réelle en cherchant, par la production d’une image avantageuse de soi, à persuader les autres et soi-même de son existence. En revanche, y a-t-il lieu de distinguer sérieusement entre la fierté et l’orgueil ? On peut utiliser souvent ces termes comme synonymes et les substituer l’un à l’autre sans inconvénient. Néanmoins l’usage marque entre eux des nuances. La fierté a un sens plus positif et le sentiment peut être approuvé, tandis que l’orgueil signifie davantage un vice et la réprobation correspondante. L’une signifie plutôt un sentiment légitime de sa propre dignité, l’autre, un sentiment exagéré de sa propre valeur, accompagné d’un certain mépris infondé d’autrui. Et n’est-il pas utile en effet de distinguer deux sentiments, proches et pourtant bien distincts ? Je peux désirer affirmer ma liberté et défendre mon indépendance face aux représentations visant à m’attribuer une importance inférieure et donc subordonnée à celles d’autres êtres, prétendant par là soumettre ma liberté à la leur. Comment pourrais-je me libérer sans l’affirmation passionnée de ma propre liberté ? C’est tout autre chose que de me comparer aux autres, de m’estimer supérieur à eux et de vouloir éventuellement leur imposer ce sens de ma propre supériorité. En me situant dans cette concurrence des prétentions à la plus grande valeur, je peux voir juste ou me tromper, dans mon évaluation d’abord, puis, le cas échéant, dans mon jugement sur l’opportunité de chercher à le faire partager. Il y a une lutte des orgueils, mais non des fiertés. Et il arrive souvent qu’à se prendre dans cette lutte, on suive son désir de domination plus que la passion de la liberté. Alors que la fierté est un ressort indispensable de ma libération, l’orgueil n’y joue qu’un rôle plus fortuit.

Je regarde la course. Je ne suis pas un habitué et j'essaie de saisir exactement ce qui s'y passe, avec curiosité. Mais je ne suis pas passionné comme bien d'autres à côté de moi. Ils n'ont pas le même intérêt, ce sont des connaisseurs. Eux, ils sont passionnés, ils ont parié ou du moins choisi leur préféré, alors que je n'en ai pas. Ils sont tendus, attentifs, comme des magiciens qui voudraient modifier les choses par leurs cris, leurs regards, leurs gestes. Non, je ne partage pas leur passion. La preuve : ma curiosité me pousse à les examiner autant que la course, et d'autres circonstances qui leur paraîtraient fort étrangères à ce qui se passe. Je vois bien que, sans m'impliquer, sans prendre parti, je me désintéresserai vite de la course, de ce qui en fait l'enjeu pour eux. L'un ou l'autre gagnera. Que m'importe ? Mais je n'échangerais pas avec eux de position. Je préfère mon regard détaché, curieux. Ne suis-je pas souvent ainsi dans la vie, observant la comédie sociale, avec toutes ses luttes coupant à d'autres le souffle ? Non, presque toutes ces courses ne m'engagent pas. Leurs enjeux n'en sont pas pour moi. Et ce qui me passionne n'exciterait guère ces coureurs et leurs supporters. Pourtant mon attitude aussi m'engage dans maints combats où je ne suis pas qu'un spectateur curieux.

J'aime pouvoir exercer ma force. Et pourtant je trouve aussi souvent l'effort pénible. N'est-il pas juste le sentiment qui pose la peine et l'effort comme des synonymes à plusieurs égards ? Mais si je dis parfois que j'aime faire un effort, je crois en revanche que je déteste toujours peiner. Et j'avoue que l'insistance que certains mettent sur le dur travail dont la vertu serait le prix ne me la rend certainement pas plus attirante. Serais-je un paresseux, épris uniquement de mollesse ? Je ne suis certes pas insensible au charme des plaisirs aisés. Et pourquoi les refuserais-je s'ils ne cachent pas quelque venin, comme il arrive hélas ? Peut-on refuser un plaisir, sinon en échange d'un plus grand ou dans le but d'éviter un plus grand déplaisir ? Par le même calcul, je veux bien me donner quelque peine afin d'acquérir un plaisir capable de la compenser suffisamment, mais à condition qu'on ne puisse l'obtenir plus facilement. Bref, tout compte fait, il semble que je n'aime pas l'effort, sauf quand il est sans peine, ce qui paraît contradictoire. Pourtant, il y a bien un déploiement de force, conscient, effectué avec une tension sensible, parfois considérable, autrement dit un véritable effort, qui comporte un vif plaisir. Et puis un excès de joie peut me pousser à sauter, à courir, à crier jusqu'à m'essouffler. Pourquoi une telle dépense de force, même violente, me réjouit-elle ? L'effort serait-il aussi bien plaisir que peine ? – Il faudrait deux noms. Il en faudrait un exprès pour nommer le seul effort joyeux. Mais laissons le nom et cherchons la chose. Si je m'efforce, c'est contre une résistance, hors de moi ou en moi (une inertie du corps ou de l'esprit). Or cette résistance peut m'apparaître de deux façons. Si je vise quelque chose et qu'elle s'interpose, m'en séparant et demandant à être écartée ou détruite, elle est un obstacle. Si je cherche à rendre sensible ma force en l'appliquant à une force antagoniste, celle-ci joue le rôle d'une sorte d'appui. Dans les deux cas, la résistance est adverse par rapport à mon effort. C'est mon attention, mon intérêt, mon désir qui changent d'objet. Je m'acharne contre l'obstacle qui n'est pour moi qu'une gêne dans ma tentative de parvenir à ce que je désire au-delà de lui. Et c'est pourquoi je peine à le renverser. Au contraire, quand je veux lutter pour jouir de ma force, mon adversaire est le moyen par lequel j'y parviens, et mon effort est un plaisir. Ainsi lorsque je joue à vaincre la résistance du langage et des préjugés.

Il est normal de croire que la réponse aux mystères se trouve le plus loin en arrière, ou, si l'on veut, au plus profond. Dans le monde familier tout semble apparaître tel qu'il est, et ce qui se cache est perçu comme accessible assez facilement. Dès qu'une difficulté se présente, les objets concernés paraissent acquérir une profondeur opaque et se dissimuler dans un espace invisible où a lieu l'essentiel, ce qui expliquerait le problème apparu. Alors, au moins pour le temps où nous restons perplexes, le fond des choses disparaît derrière les apparences, se retire et se renferme à l'abri de nos atteintes. Nous pouvons certes entrer quelque peu dans cette profondeur, mais tant que nous ne sommes pas revenus à la familiarité, tant que l'ordre présent nous intrigue et nous laisse devant des énigmes, l'essentiel, les raisons ou causes, semble demeurer au-delà de ce que nous pouvons en voir. Souvent, nous nous satisfaisons en nommant ces causes que nous ne saisissons pas, et en les traitant comme si elles étaient devenues à leur tour familières, quoique sans cesser de rester foncièrement cachées. Il subsiste alors en nous l'impression vive que tout ce qui se passe trouve sa raison dans ces causes que nous situons au-delà des apparences et que nous croyons, bien illusoirement, approcher par les noms que nous leur donnons. Tout au fond, certains imagineront la cause ultime, qu'ils pourront nommer par exemple Dieu, sans savoir ce que c'est, sinon ce qui rendrait compte de tout si nous pouvions le penser clairement. En vérité, nous ne tenons là qu'un nom, celui de notre problème ou de sa solution inconnue, comme la lettre x que les mathématiciens donnent à leurs propres inconnues, avec l'avantage qu'ils le font plus consciemment, provisoirement, en possession ou en recherche de procédures qui permettront de substituer à ces inconnues des résultats connus. On se leurre à penser savoir quelque chose à travers la manipulation de tels noms vides, et on se perd à s'enfoncer dans la recherche des explications dissimulées derrière le voile. Il n'y a rien là. En revanche, quelle richesse dans ce qui se montre, et qu'il faut pourtant apprendre à voir ! C'est là tout l'art.

J'imagine un homme d'une intelligence très supérieure à la mienne. Il est homme pourtant, et il utilise le français pour s'exprimer, pour noter ses méditations pour lui-même et pour les communiquer. Mais à qui les adresse-t-il ? Il sait bien que nous ne sommes pas capables de le suivre dans ses spéculations. Peut-être espère-t-il que d'autres aussi intelligents que lui naîtront et pourront le lire. Et justement, dans cet espoir sans doute, il n'a pas fait mystère de ses écrits, mais les a même publiés. Je les ai sous les yeux. J'essaie en vain de les comprendre. En réalité, je connais tous les mots, je comprends les phrases, formées selon la plus parfaite correction grammaticale. C'est dans le raisonnement, dans la structuration du texte que chaque fois quelque chose m'échappe. Avec effort, je saisis ici et là une pensée, brillante. Elle me convainc que l'ensemble n'est pas désordonné, mais construit d'une manière très subtile qui m'échappe en grande partie. Il y a des conséquences originales qui ne sont pas tirées explicitement, comme si elles apparaissaient évidemment. Des prémisses manquent de même, comme si le lecteur devait aussitôt les deviner. Des allusions renvoient à d'autres parties du texte qu'on cherche longtemps en vain, faisant intervenir toute sa culture, et explorant des contrées étrangères où il n'y a rien à trouver. Je me vois souvent en manque d'intuition, de finesse de sentiment, plus même que de logique. Je lis parfois, sans le savoir, une réponse à une question que je ne songe pas à me poser. A d'autres moments, j'ai reconstitué un argument entier, sur lequel il ne me reste plus de doute, quoique je ne comprenne pas du tout la raison pour laquelle il se trouve là. Et c'est l'impression que j'ai d'ailleurs des textes eux-mêmes en entier. Ce sont partout des énigmes, et je sens que pour l'auteur il n'y a là aucun mystère.

Pour qui écrit-il ? — Pour lui-même et pour l'ami improbable.


Œuvre en évolution
Version actuelle du 20 août 2022

Gilbert Boss
Québec, 2010-2022