RÉFLEXIONS
À
L'USAGE DES LIBERTINS
Me ferait-on injure en me
nommant libertin ? On pourrait certes en avoir l'intention.
D'abord, aujourd'hui, en voulant me confondre simplement avec ceux qui
sous ce drapeau se contentent d'afficher une forme de liberté sexuelle,
ce qui reviendrait à donner des bornes bien étroites à la liberté que
j'affirme. Et plus traditionnellement, en voulant me comparer aux
affranchis de l'Antiquité, aux libertins donc au sens ancien, dans
l'intention de me reprocher de n'être pas libre par nature ou par
naissance, mais de n'être dans le domaine de la liberté qu'un parvenu,
suspect de conserver en soi la tare de son esclavage originaire. Or, au
contraire, ce rappel d'un esclavage premier représente justement pour
moi l'un des attraits du terme de libertin. Car la liberté qui
m'importe n'est pas celle de mes origines, mais bien celle que j'ai
acquise en m'affranchissant. Il y a en effet entre l'affranchi commun
de l'antiquité et le libertin moderne cette différence qu'on ne
reproche pas seulement à ce dernier d'avoir accédé à une liberté
seconde, mais surtout de l'avoir acquise par lui-même, contre la
société, contre la religion et peut-être même contre la nature. Mais
j'y vois justement la noblesse de ce titre, puisqu'il signifie une
liberté conquise par une lutte personnelle en vue de s'affranchir de
l'esclavage. Car celui-ci, c'est effectivement notre condition
première, la dépendance de l'opinion commune ou des préjugés, à
laquelle tout homme est soumis dans son enfance, et toute sa vie s'il
ne trouve le moyen de s'en affranchir, et de devenir, précisément donc,
un libertin.
L'homme libre n'est
certainement pas celui qui demeurerait tout à fait indéterminé, et donc
purement chimérique. Ne serait-il pas plutôt celui chez lequel les
déterminismes engendrent des boucles où ils se réfléchissent, de telle
sorte que plus leur système est capable de s'interposer entre les
influences extérieures et ses propres actions, plus il devient capable
de se régler et de se réformer lui-même, plus il est libre ? Alors
l'exigence d'une universelle critique serait l'expression de la liberté
que comporte déjà son désir.
« L'homme est né
libre, et partout il est dans les fers. » Voilà pour la
rhétorique. En réalité l'homme naît toujours dans la plus extrême
dépendance, et il s'en libère peu.
Il y a quelques siècles,
les libertins luttaient contre les églises et les superstitions
chrétiennes. Dans plusieurs pays, l'évolution semble avoir été dans
leur sens, repoussant dans les marges le christianisme. Ne faut-il donc
pas admettre que les enjeux de leur combat aient disparu
aujourd'hui ? Supposons que l'oppression religieuse traditionnelle
ait largement cessé dans nos sociétés laïques. Même dans cette
hypothèse, il convient d'envisager qu'elle puisse subsister sous
d'autres figures. Et alors on la retrouve vite, car là où ne s'affirme
plus la croyance au dieu ancien, celle-ci ne s'est pas évanouie, elle a
juste changé de forme et de langage. Là où l'on nommait l'homme parfait
Dieu, on appelle Homme le dieu, et l'on exige la même révérence pour
l'un que pour l'autre, mais à travers de nouveaux cultes et de
nouvelles cérémonies. Il est vrai que la conception du dieu a
légèrement changé à son tour. Le vieux dieu des chrétiens, le père au
ciel, était un homme idéalisé, échappant à toute image précise, mais
conservant la structure personnelle qui nous caractérise. Le nouvel
homme divinisé est devenu plus général, plus abstrait, perdant autant
que possible la personnalité permettant l'ancien rapport individuel au
père. Parce qu'on l'appelle Homme, parce qu'on le conçoit comme une
généralité abstraite, on l'imagine moins mystérieux, moins ineffable et
transcendant que le dieu-père, alors qu'il transcende tout autant,
sinon plus, l'homme concret, se retirant, lui-aussi, par son
abstraction même, dans sa majesté impénétrable. Et comme son ancêtre,
de son ciel ou de son monde idéal, il dicte son catéchisme, dont les
droits de l'Homme ne représentent qu'une partie. Ses prêtres savent
bien, comme leurs prédécesseurs, faire proliférer les lois morales
qu'il leur inspire. Et ils n'ont pas à fatiguer outre mesure leur
imagination, les répertoires leur sont déjà fournis par l'ancien
catéchisme, qu'il leur suffit de traduire dans la nouvelle langue.
Essayez de refaire la traduction inverse et vous trouverez les
équivalences. Non, la lutte est loin d'être terminée.
Qu'on ne croie pas qu'il
soit réservé aux vieux bigots d'une religion absurde, comme le père
Garasse au XVIIe siècle, de mener une guerre acharnée contre les
libertins. Partout, quelles que soient les mœurs et les croyances, les
bonnes gens, les moralistes populaires, les défenseurs de la correction
sont leurs ennemis éternels. Et selon que les institutions et les mœurs
sont plus ou moins tolérantes, ils parviennent à des degrés divers à
déchaîner les foules contre eux, les incitant à les traîner au bûcher
ou au pilori, à les réduire au silence d'une manière ou de l'autre.
A-t-on jamais vu un libertin généralement honoré durant sa vie,
lorsqu'il était capable de séduire, sinon sous la protection du masque
ou des plus grandes puissances ? Et cette haine, cette défiance
tout au moins, n'est-elle pas naturelle contre ceux qui semblent avoir
trahi leurs compagnons en abandonnant l'esclavage commun ? Dans
chaque société, les chaînes religieuses ou idéologiques du peuple sont
sacrées, et on ne leur applique pas le corrosif de la critique sans
danger. Il est vrai que, là où la tolérance et la liberté critique sont
affirmées comme des valeurs reconnues, la répression est moins directe.
Mais est-elle pour autant moins vive et efficace ? Vous êtes-vous
demandé par exemple ce que cachait l'interdiction par la loi et par la
barrière d'une universelle abomination en France, aujourd'hui, dans ce
pays modèle de la liberté de pensée, de mettre en question certaines
idées reçues, obligatoires, à propos notamment de nombre de thèmes
reliés, de manière assez artificielle parfois, au nazisme ?
Voyez-vous pourquoi on en vient ainsi à l'aberration patente de ne plus
se demander si tel penseur, assez piètre philosophe au demeurant, dit
vrai, mais s'il était ou non profondément nazi ? N'est-il point
étrange que chez un peuple supposé ami de la raison, une chose telle
que la nazicité soit devenue plus importante que la vérité ? C'est
évidemment des deux côtés masqué que l'on se bat ici.
Mise à part la morale politique, qui conduit notamment à l’élaboration de lois, il semble y avoir principalement deux types de discours moraux, l’accusation et la justification. Le discours moral tient chez les hommes une grande place. C’est l’un des principaux sujets de conversation, et c’est le lieu aussi d’incessantes conversations intérieures, où nous nous imaginons engagés dans des sortes de procès dont sont les objets soit nos propres actions, soit celles des autres. Souvent, mais pas toujours, nous nous représentons dans la fonction d’accusation des manières d’agir, de penser et de sentir de notre entourage. Souvent nous nous voyons placés par la société ou par certaines personnes douées d’une quelconque autorité morale, dans le rôle de l’accusé, et obligés de nous défendre en justifiant devant leur tribunal les comportements et attitudes qui nous sont reprochés. Comment se construisent ces accusations et ces justifications ? Laissons de côté les procès purement juridiques où il s’agit juste de montrer la conformité ou la dérogation des actes par rapport aux lois, clairement définies. La scène imaginaire est également celle d’un tribunal, même si le décor en est d’habitude bien différent. On y trouve les trois rôles, d’accusateur, d’accusé et de juge, souvent distincts les uns des autres, parfois réunis, partiellement ou totalement, en une même personne, lorsque l’accusé est le juge ou lorsque les trois rôles sont entièrement joués par celui qui mène ce débat en son seul esprit (car je peux moi-même m’accuser, me défendre et me juger, dans le seul tribunal de ma propre conscience, comme on dit). Il y a une règle donnée, c’est celle des juges, et elle varie avec eux. Car ils peuvent représenter toute une société ou une partie seulement, voire une personne singulière. Et cette règle peut être éventuellement modulée, modifiée parfois, si l’accusé est suffisamment persuasif. Or l’accusateur et l’accusé s’y rapportent différemment. Le premier s’y accroche d’habitude étroitement, favorisant l’interprétation la plus stricte, et se donnant par là la plus grande marge de fautes possibles. Le second au contraire la considère comme une sorte de crochet où il faut parvenir à rattacher bien des choses qui flottent tout autour, si bien que son art consiste à en élargir l’interprétation et à lui trouver des prolongements vers bien des actions exclues par l’interprétation stricte de l’accusateur. Là où celui-ci tend à restreindre rigoureusement ce que permet la morale, l’autre invente les chemins permettant de l’étendre. C’est pourquoi l’un recherche les juges les plus austères, l’autre, les plus ouverts. Et par ce choix, tous deux influent sur le caractère des juges et de la règle. — S’étonnera-t-on qu’on trouve plus souvent les conformistes du côté des accusateurs et les libertins du côté des accusés, non tant malgré la critique libertine de la morale, qu’à cause d’elle ?
La détestable inquisition
est un monstre hybride. Elle confond deux catégories qu'il est
préférable de distinguer, la justice et la morale. L'une s'intéresse
aux actes, pour empêcher ceux qui nuisent à la société et favoriser
dans la mesure du possible ceux qui lui sont bénéfiques, en réprimant
les uns par la punition et en encourageant éventuellement les autres
par des récompenses. L'autre juge des caractères des individus en
fonction de l'ensemble de leur comportement et de leur manière d'être
et en vue de déterminer les attitudes à prendre face à chacun, soi-même
y compris. Quoiqu'il y ait des rapports et même une certaine
implication entre les deux, elles restent pourtant distinctes, la
justice n'ayant affaire aux caractères qu'accessoirement, pour
déterminer la nature des actions qu'elle doit régler, et la morale
devant tenir compte des actions en tant qu'elles sont des signes par
lesquels les caractères se dévoilent. La justice condamne par exemple
le meurtre. Or on peut vouloir distinguer entre le fait de tuer
quelqu'un par accident ou intentionnellement, et cette distinction
suppose de replacer l'acte dans son contexte, y compris, en partie,
celui du caractère de l'auteur. Mais la question n'est pas alors de
savoir si celui-ci est bon ou méchant. Il suffit de s'assurer que
l'acte était ou non intentionnel, peu importe que l'intention soit
bonne ou mauvaise, ce qui ne relève plus de la justice, mais de la
morale. En revanche, cette dernière ne peut se satisfaire de
caractériser une action, car un acte peut avoir des significations très
différentes dans le contexte des divers caractères particuliers. Un
meurtre fait le meurtrier, mais il y a des meurtriers de sortes bien
diverses qui appelleront des jugements moraux différents et parfois
contraires. Tel a tué pour voler, l'autre pour se venger, un autre pour
se défendre, ou pour protéger quelqu'un. Le meurtre considéré est un
signe supplémentaire d'un caractère violent, impulsif et incapable de
raison, ou au contraire un indice de réflexion, de sang froid, de
détermination, et ainsi de suite. Et c'est ce qui importe à la morale,
qui cherche à déterminer la valeur du mode de vie impliqué dans de tels
comportements et sentiments. Or, parce que la morale vise à juger
l'individu en son entier, toute une façon d'être, rien chez les hommes
ne lui est indifférent et n'échappe à son jugement. La morale évaluant
l'homme entier, elle ne lui laisse aucune retraite où il puisse se
mettre à l'abri de son examen et de son jugement. Une justice qui
voudrait punir et récompenser non pas les actes, mais les attitudes
morales devrait donc abolir toute liberté individuelle pour imposer par
la force son seul modèle moral, comme prétend justement le faire
l'inquisition.
Quand ils n'ont plus
d'arguments suffisants pour faire illusion au moins sur les esprits
gourds, ils défendent leurs absurdités en décrétant immoral, odieux, de
les attaquer et de les rejeter. C'est pourquoi les libertins devront
toujours se défendre contre l'accusation d'immoralité dès qu'ils se
feront tant soit peu reconnaître des fanatiques des préjugés les plus
ridicules.
Le rire est bien puissant,
et l'on comprend que ce soit une arme dont les autorités morales en
place désirent modérer l'usage le plus possible. Il est vrai que le bon
peuple en use d'habitude sagement, en couvrant de ridicule tout ce qui
contredit à ses opinions et à ses mœurs. Dans cette fonction celui-ci
est une forte muraille contre toutes les idées et pratiques étrangères
qui pourraient tenter de pénétrer le monde des conceptions admises. Le
rire est communicatif, et le ridicule repose sur des convictions bien
ancrées dans les esprits. Il suffit de mettre en évidence un contraste
inattendu entre ce qu'on veut ridiculiser et un préjugé commun pour
déclencher le rire de ceux qui le partagent et pour faire rebondir sa
secousse des uns aux autres, dans la contagion qui le caractérise. Il a
l'avantage d'unir les rieurs en un même sentiment et de les séparer de
ce dont ils rient. Les deux mouvements sont indissociables et presque
irrésistibles lorsque la communauté de sentiments est suffisante pour
rendre évidente l'opposition entre eux et ce qui fait rejeter comme
ridicule la cible du rire. Mais il faut pour provoquer le rire quelque
chose qui rompe l'habitude, une circonstance imprévisible en principe —
quoique non pas toujours en fait, lorsqu'elle se répète, comme il
arrive souvent. La lumière du ridicule révèle un aspect qui,
normalement, selon la règle, ne devrait pas apparaître. Car si nous
percevons ce qui devait normalement se produire selon nos conceptions,
le ridicule ne naît pas, et ce sont d'autres sentiments qui se trouvent
immédiatement suscités. Or précisément, le fait qu'il faille une forme
d'invention, d'attention à l'inhabituel, pour engendrer le ridicule,
rend celui-ci imprévisible lui-même. Certes, il arrive fréquemment que
les nouvelles incongruités découvertes viennent confirmer des
oppositions établies dans les conceptions communes normales, mais il
reste un risque important que le tour d'esprit nécessaire pour
rechercher ces contradictions inédites et piquantes entraîne à en
découvrir aussi entre les objets des croyances officielles du groupe,
de sorte que le ridicule peut venir à porter sur les plus faibles
d'entre elles, c'est-à-dire sur celles qui sont moins profondément
inscrites dans le sentiment ou la croyance, et qui peuvent donc se voir
provisoirement rejetées lorsque de telles contradictions d'habitude
inaperçues viennent à être mises inopinément en lumière. Un peuple qui
aime rire renforce donc ses croyances d'un côté, mais il tend aussi à
miner une partie d'entre elles lorsque le plaisir de rire finit par
renverser pour l'imagination la barrière des interdits. S'il s'agit de
conserver les préjugés intacts, il vaut donc mieux rire modérément,
d'un rire relativement conventionnel, et par conséquent moins puissant
parce que moins appuyé sur la perception inédite de contradictions plus
improbables par rapport à la norme. Dans ce but, on tente même souvent
par des interdits de soustraire au rire les croyances plus délicates
qu'on veut protéger. Et quand une chose est déclarée si sérieuse qu'il
ne faille pas en rire, il est à peu près certain qu'elle contient
quelque absurdité que le rire risque de mettre à nu. Il y a ainsi dans
toute idéologie des idées plus fragiles, quoique fondamentales, que le
ridicule risque de briser si des plaisantins parviennent à montrer de
façon habile comment elles entrent sous des rapports inattendus en
contradiction avec des convictions plus profondes et solides. Car le
rire ne se limite pas à manifester une absurdité, mais, en la
ridiculisant, il engage contre elle les sentiments des rieurs, et non
seulement leur raison abstraite. On comprend donc pourquoi plus une
croyance est absurde, plus il faut empêcher qu'elle ne soit vue comme
ridicule. Et plus dans une société les convictions communes comportent
de telles absurdités, plus on doit s'y méfier du rire.
Nos sentiments sont
tyranniques. Si nous sommes joyeux, nous voulons que le monde entier
soit gai, et nous ne comprenons pas qu'on puisse y être triste et se
plaindre autrement qu'en plaisantant. Si nous souffrons, la joie des
autres nous semble une injure, et d'autant plus grande qu'elle
s'exprime plus spontanément. Bref, nous voulons que tout partage notre
humeur. C'est pourquoi les mines sombres sont bannies des fêtes, et la
gaieté, des lieux de la souffrance. Mais nous supportons encore plus
difficilement la joie lorsque nous sommes tristes que la tristesse lors
de nos réjouissances. Car la vue de la peine nous déplaît certes
quand nous ne la partageons pas, sans nous conduire pourtant à la
condamner universellement, tandis que celui qui souffre tend à se
sentir vexé à la seule idée que d'autres puissent se livrer sans frein
à la gaieté pendant qu'il gémit. Celui-ci voudrait punir l'univers
entier de sa souffrance, et c'est une injure qu'on lui fait de ne pas
s'en affliger, surtout si on la partage si peu que de se livrer à une
joie franche. N'est-ce pas pourquoi les affligés ont inventé et répandu
une morale vengeresse, exigeant le sacrifice de la joie, et au moins
son pourrissement par la culpabilité de ne pas partager leur sort et
leurs sentiments ? N'avez-vous pas honte de vous réjouir quand
d'autres
pleurent ? nous disent-ils, le bonheur n'a pas sa place sur terre
tant qu'un seul s'y trouvera dans la peine, et si vous voulez le goûter
dans ces conditions, vous ne le méritez pas, vous serez punis. — Je
constate à l'inverse que sont exclus du bonheur ceux qui ne peuvent pas
faire dominer sans remords leur joie sur toutes les peines du monde.
La présence de synonymes dans une langue est une circonstance heureuse pour le penseur. Outre les nuances subtiles de l'usage qu'ils apportent, ils offrent aussi des termes disponibles pour de nouvelles distinctions. Ainsi, je vais prendre à ma façon la pitié et la compassion pour signifier deux modalités de la sympathie que nous éprouvons pour la douleur de nos semblables — et pour la nôtre aussi. Parfois, je ressens la personne souffrante comme débile, soumise à son mal, vaincue par lui. C'est la pitié. Parfois je la considère comme forte, résistant à sa douleur, la défiant et la surmontant. C'est la compassion. Dans la pitié je me sens supérieur à l'être pitoyable que je plains et méprise plus ou moins. Dans la compassion, je me perçois comme inférieur ou égal à celui que j'estime en sentant avec sa douleur la détermination par laquelle il la domine. Ému par la pitié, je cherche à consoler la misérable créature qui m'attendrit, je me dispose à venir à son secours, et je la traite dans mes sentiments et mon comportement un peu comme un enfant qui a besoin de moi. Si je ne me vois pas sujet à me trouver accablé comme elle, je la regarde avec une commisération non dépourvue de condescendance. Sinon, je me mets à sa place et je m'afflige de l'humaine faiblesse à laquelle je me sens participer. A vrai dire, l'alternative n'est peut-être jamais si tranchée, et j'éprouve à divers degrés les deux sentiments. Peut-être suis-je d'autant plus porté à soulager l'objet de ma pitié que je m’apitoie déjà aussi un peu sur moi-même. Peut-être jouis-je de ma supériorité actuelle en tentant de me persuader qu'elle est plus essentielle que je ne parviens à me le persuader tout à fait. Bref, quelque chose du sentiment de faiblesse et du mépris impliqués dans ma pitié rejaillit sur moi. On comprend que plusieurs sages aient désapprouvé ce sentiment débilitant. En revanche, il se passe l'inverse dans la compassion, où j'estime celui dont je partage la souffrance et me sens porté plutôt vers une certaine admiration. Alors que l'objet de la pitié tend à devenir ridicule si le mépris me pousse à m'en distancer, celui avec lequel je compatis tend au contraire à prendre le caractère du héros. La pitié penche vers la comédie, la compassion vers la tragédie. — On juge insensibles et dépourvus d'humanité les sages qui déconseillent la pitié. Leur aurait-il manqué, pour être plus humains, un synonyme ?
Quelle distance entre ces deux sentiments : j’aime quelqu’un parce que je suis sensible à sa souffrance, ou au contraire je partage sa souffrance parce que je l’aime. Ils caractérisent deux morales opposées, celle de la pitié (ou charité), et celle de l’amitié.
Il faut avouer que si les
divers caractères diffèrent grandement par leurs degrés de sensibilité,
en chacun cependant la capacité de ressentir la peine semble à peu près
égale à celle qu'il a d'éprouver le plaisir. Si je suis insensible au
goût du vin, il ne me déplaît pas s'il est mauvais, ni ne me plaît s'il
est bon. Chaque degré de discrimination de mon jugement ou de ma
sensibilité m'ouvre à une sphère de plaisirs et de peines. Mais comme
une certaine forme de prudence, qui passe pour sagesse, nous pousse à
chercher davantage à nous garder des malheurs qu'à rechercher les plus
grands plaisirs, nous sommes plus attentifs au mal qui nous touche ou
qui peut nous arriver qu'au bien. C'est pourquoi nous estimons
facilement heureux les esprits simples, obligés de se contenter de peu
parce que leur sensibilité est limitée. Nous voyons combien leur
simplicité les protège des malheurs sensibles aux plus raffinés, et
nous ne mettons pas dans la balance les plaisirs qu'ils ne peuvent même
imaginer, sinon pour constater qu'ils ne s'en sentent pas privés comme
nous, si bien qu'ils sont plus tranquilles dans leur bonheur plus
fruste. Mais c'est une bien mauvaise méthode de pesée. Car il faut
compter aussi le rôle que les plaisirs plus subtils ont dans la
réinterprétation et transformation à la fois des plaisirs et des
déplaisirs plus grossiers. Combien de mélancoliques, rôdant autour des
cimetières, méditant sur la mort et la vanité de la vie, tirent de
leurs sinistres pensées des voluptés exquises qu'ils n'échangeraient
contre aucune gaieté plus ordinaire !
— Vous voulez savoir le secret de ma musique ? Je suis le taureau de Phalaris.
— Je ne vous comprends pas, quoique je connaisse cette histoire du tyran Phalaris qui faisait griller ceux qu’il torturait dans un taureau de bronze. Mais vous n’êtes pas Phalaris, certainement.
— Non, pas vraiment.
— Vous n’êtes pas torturé par lui non plus.
— En quelque sorte.
— Que voulez-vous dire ?
— Que je suis le taureau de Phalaris. Non pas seulement le supplicié dans le taureau, bien que je le sois aussi. Non pas seulement le tyran qui écoute ses cris transformés par le jeu de tuyaux dans le taureau, bien que je le sois aussi. Je suis encore moi-même le taureau, cet instrument qui transforme les cris de ses entrailles en musique sortant de sa bouche.
— Quelle horreur ! Vous voudriez donc que, moi qui écoute votre musique et m’en sens transporté, je sois en somme Phalaris !
— Ou vous seriez l’un de ses invités, qui ne sait pas d’où vient cette musique.
— Non, elle est céleste et ne peut venir des cris du supplice. Vous êtes si loin de cela ! Elle en est si différente !
— C’est que vous ne connaissez pas l’alchimie de la musique et son extraordinaire puissance.
Ce qu'on entend communément
par sagesse n'est guère qu'une morale d'agent d'assurance. Elle nous
dit « vivez tranquilles et en sécurité, en travaillant avec
application pour réaliser et maintenir cet état. » En d'autres
termes, cette sagesse est un art de vivre en paix. Et pour y parvenir,
il faut être raisonnable. Inutile de décrire en détail cette attitude,
suffisamment connue. C'est, du point de vue moral, celle des braves et
bonnes gens, au sens populaire, et du point de vue politique, celle que
favorise le genre de bon gouvernement généralement loué par les
peuples. La vie tranquille et sûre implique la
recherche de la santé, d'un certain confort (dans l'abondance relative
des biens ou dans la frugalité), de l'exclusion de la violence dans les
rapports humains, d'un degré assez élevé de coopération et d'entraide
ainsi que de tolérance et de bienveillance. Elle n'oblige pas à se
contenter de ces buts, mais renvoie les autres prétentions à la vie
privée, voire intérieure, et les tolère dans la mesure où elles
n'affectent pas l'ordre de l'existence pacifiée. Presque tous
approuvent une telle sagesse au niveau des idéaux abstraits. Certains
s'y conforment assez généralement et s'en satisfont. Plusieurs en
revanche en dévient, la méprisent, en pratique, parfois aussi dans
leurs convictions, se révoltent contre son ordre, disposés ou non à
s'en repentir. Pourquoi ne se conduisent-ils pas raisonnablement ?
Est-ce un défaut d'intelligence ? Ne parviennent-ils simplement
pas à faire les calculs d'utilité nécessaires au choix de la voie la
plus sage ? Cela arrive certainement, et même assez souvent. Mais
les fautifs se corrigent alors comme ils le peuvent quand, par
eux-mêmes ou grâce aux autres, ils en viennent à percevoir leurs
erreurs. Mais il arrive souvent aussi qu'en dépit du calcul
parfaitement effectué, le récalcitrant s'obstine à rejeter le
comportement raisonnable pour en choisir un autre, reconnu dans ce
calcul comme mauvais. Il voit bien le meilleur, mais choisit le pire.
Il ne peut se justifier auprès des personnes raisonnables, sinon en
avouant une faiblesse de la raison ou de la volonté qui l'aura laissé
se soumettre à l'impulsion de passions trop fortes. Il faut bien
admettre de telles excuses, la faiblesse des hommes étant inhérente à
leur nature. — Mais cette faiblesse est en vérité celle de la raison
raisonnable, qui sans cesse se voit vaincue par les passions
contraires, même quand le raisonnement a clairement révélé la voie la
plus sage. Pourquoi celui qui voit parfaitement ce qu'il devrait faire
selon son raisonnement, peut-il encore se déterminer autrement ?
Est-ce bien parce qu'une passion plus puissante le pousse ? Sans
doute ; mais comment ces deux forces, celle de la raison et celle
de la passion, luttent-elles ensemble, alors qu'elles semblent de
nature différente, l'une montrant le vrai, et l'autre visant le
désirable ? Évidemment, cette distinction est fausse. En réalité
le calcul n'est ici qu'un prolongement des passions au service
desquelles il s'est mis, à savoir celles de la supposée sagesse, des
désirs de paix, de sécurité, de tranquillité, de coopération et
d'ordre. Il faut donc bien avouer que les désirs constitutifs de cette
sagesse, posés comme ses fins ultimes, et par conséquent comme les plus
grands désirs, sont en réalité, dans de nombreuses circonstances, plus
faibles que d'autres. Et quand le raisonnement n'est pas défaillant,
quand il manifeste parfaitement les avantages de la conduite prétendue
raisonnable, et que pourtant je me détermine contre lui, pour l'instant
ou pour toujours, mon désir pose également des fins supérieures à
celles de cette sagesse raisonnable. Il doit donc y avoir d'autres
raisonnements intégrant ces fins découlant de désirs puissants dans les
calculs d'utilité, constituant une sagesse supérieure, contredisant
souvent les préceptes de la sagesse des braves gens, et demandant d'en
dévier ou de se révolter contre elle, lorsqu'elle est oppressante.
Alors, quels « mauvais » sentiments, quelles violences, quels
risques approuve-t-elle ?
Peu me chaut comment je
mourrai. Ce qui m'intéresse, c'est comment je vis — pas même comment
j'aurai vécu.
Le bâtisseur et le voyageur
offrent de parlantes métaphores pour deux styles de vie. L’un s’affaire
à construire sa maison, son lieu d’habitation, sa famille, sa société
et sa personne. L’autre s’est mis en route, il suit le chemin ou en
sort, cherche sa voie ou prend celle qui se présente, marche vers un
lieu défini ou vagabonde. Ce sont deux façons de voir le temps, en le
faisant profiter à une entreprise qui s’enrichit de l’accumulation des
efforts en vue d’un résultat visé qui accomplira la vie et la
justifiera, ou en s’y livrant pour parcourir les espaces déployés de
jour en jour, simplement, en se contentant pour ainsi dire d’en suivre
la ligne plus souvent sinueuse et capricieuse que droite. Le bâtisseur
se met au service de sa construction dont il peut espérer que les
bénéfices s’étendront au-delà de lui. Le voyageur se meut lui-même,
sans rien laisser derrière lui, si ce n’est peut-être sa trace. L’une
de ces vies s’ordonne autour d’un plan et de l’ouvrage à réaliser,
l’autre se développe dans une histoire. Il n’est certes pas question de
classer sans autres les hommes en bâtisseurs et voyageurs, parce qu’il
y a beaucoup de degrés de mélange entre eux. Il y a une histoire de la
construction et des projets élaborés de voyages. Mais si l’on considère
la tendance dominante de chacun, l’esprit en est bien différent. Ainsi,
le bâtisseur s’oriente vers l’établissement d’une famille, d’une
situation professionnelle stable, d’un statut social, tandis que le
voyageur se contente d’un maigre bagage, qu’il trouve toujours déjà
assez lourd, et récolte au passage. Pour lui, enclin au vagabondage ou
à la promenade, la vie se joue et s’accomplit dans son mouvement, au
fur et à mesure, et non dans le couronnement final.
Quand on est trop content
de rentrer chez soi après la journée de travail, de l'interrompre pour
les repas ou par des pauses, de s'en distraire, c'est que, pour gagner
son pain, on est plus esclave qu'homme libre.
Oui, je préfère être un
homme
malheureux plutôt qu'un cochon heureux. Quoiqu'il faille nuancer cette
évaluation. En effet, elle signifie que je crois un homme malheureux
plus heureux encore qu'un cochon ne peut l'être. Mais est-il bien
certain que le malheur ne puisse jamais me réduire à une capacité de
bonheur moindre que celle d'un cochon plus favorisé par le sort ?
Il y
a un degré de conscience et de sensibilité si supérieur chez l'homme
normal que celui-ci est capable de jouir de sa vie davantage que les
animaux, même quand les circonstances lui sont hostiles et qu'elles
favorisent ces derniers. Je peux prendre encore plaisir à la conscience
de mes malheurs, à ma tristesse même, et préférer ces plaisirs à ceux
auxquels me paraissent limités les animaux les plus sensibles. Mais si
je me trouve placé devant l'hypothèse où les accidents et la maladie me
retirent cette capacité, me rendent insensible, indifférent, et
m'abrutissent, ne vais-je pas préférer la condition de l'animal heureux
? Assurément, si cet animal est plus heureux que je ne le serais dans
cette misérable condition. Je vois un chat qui me reconnaît après une
année d'absence, qui renoue avec nos vieux jeux, qui connaît son
territoire, l'apprécie, jouit du soleil et de l'ombre, affirme ses
goûts. C'est toute une intelligence et sensibilité, tout un bonheur,
limité certes par rapport au mien, qui peut jouir du sien davantage que
lui, du mien. Puis je revois une très bonne connaissance, dégradée au
point de ne plus reconnaître personne, ni presque rien, indifférente à
tout, sans souvenirs, sans volonté propre, sans goût, à peu près sans
sentiment, réduite à une conscience vaseuse, opaque, condamnée à cet
état. Et non, ayant à choisir, je préférerais la vie du chat. On lui
apporte maintenant une côtelette de porc, et elle la mange
mécaniquement. Pourquoi lui a-t-on sacrifié un pauvre cochon qui valait
probablement mieux qu'elle ?
Comment a-t-on pu fonder
toute une partie de la morale sur une opposition aussi fausse que celle
de la vie brute, corporelle et sensuelle et de la vie noble,
spirituelle et idéale ? Certes, la brute affirme son corps et ses
sens. Mais elle raisonne aussi, et elle n'est pas moins vile et
répugnante dans ses raisonnements que dans sa sensualité. Si pour se
différencier d'elle, on se tourne vers les idées en reniant le corps et
les sens, on perd bien plus qu'on ne gagne. Que reste-t-il de vie dans
des idées séparées, s'il se peut, des sens, dans des sentiments
cherchant à se détacher du corps ? Combien une vie ainsi épurée
perd-elle en richesse et finesse ? Les plus grandes subtilités
abstraites restent très inférieures au raffinement sensible et ne
valent que dans la mesure où elles lui servent. On a cherché à nier la
brute de la mauvaise façon, en se supposant un être tout différent du
sien, une sorte de pur esprit entièrement étranger à ces corps
vulgaires. La force du dégoût a ainsi poussé des êtres délicats à
s'éloigner le plus possible des rustres en imaginant pouvoir se
transporter dans un autre monde tout différent du leur. Mais cela
revenait à leur abandonner la vie réelle pour éviter de la partager
avec eux. Nous nous y prenons bien autrement. Non, nous n'abandonnons
pas la richesse sensible à ceux qui n'en peuvent connaître que les
aspects les plus grossiers. Nous aimons certes l'intelligence, mais la
vraie, celle du sensible lui-même. Nous voulons la sensualité, pleine
et entière, et pour cela au plus haut point vive et raffinée.
Un des préjugés les plus
résistants
dans notre civilisation, l'un de ceux dont il est le plus difficile de
se libérer, est celui de la charité. Et pourtant, quelle absurdité de
croire qu'il faille obéir à une loi nous intimant d'aimer tous nos
congénères ! — D'abord les sentiments ne se commandent pas. Ils ne
sont
pas les objets, mais les sujets de la volonté. Comment désirerais-je
aimer quelqu'un ou quelque chose, sinon parce que justement je l'aime
déjà ? Dans le cas contraire, certes, je peux toujours vouloir
simuler
ce sentiment. Et c'est à l'hypocrisie que conduit effectivement la
règle d'aimer. S'il s'agit juste de politesse, la dissimulation pourra
convenir, parce qu'il s'agit alors, pour ainsi dire franchement, de
fard, de fiction, pour déguiser justement le sentiment. — Ensuite, dans
nos rapports aux autres, la haine, l'indifférence et le mépris sont
tout aussi indispensables et appropriés que l'amour. Il y a des
comportements qu'il nous faut détester, des attitudes qu'il nous faut
mépriser, des soucis qui ne doivent pas nous toucher, si nous ne
voulons pas nous y abaisser et nous y asservir. Laissons les hypocrites
prétendre qu'ils distinguent les actes, les sentiments, les caractères,
des personnes elles-mêmes, pour leur porter des sentiments contraires
et aimer la substance invisible de ceux dont ils réprouvent et
détestent les manifestations. Ce sont d'habitude les mêmes qui se
targuent de châtier par amour, comme si tout châtiment n'était pas
l'expression aussi de quelque haine (salutaire peut-être), au moins
partielle. — Mais la société peut-elle exister entre individus qui ne
s'aiment pas ? La réalité le prouve : rien n'est plus
habituel. Et
beaucoup s'accommodent même de cet état dans leurs relations intimes,
où l'on pourrait désirer pourtant s'associer par amitié. En réalité,
l'ordre social n'a pas besoin de la charité, mais de la justice,
c'est-à-dire du respect du droit et des lois face à chacun, qu'on
l'aime ou non. Non seulement la charité n'est pas nécessaire à la
liberté et à la justice mais elle les contrarie. — Et je n'écris pas
cela par charité.
L'amour est surtout une
histoire de rêves. Rêves d'aimés, rêves d'aimer. Impuissance, illusions
et désillusions. Le libertin le sait bien. Mais se guérit-il de
l'amour ? Oui, il le réalise. Et il y a cent façons d'y parvenir
pour les très rares initiés qui en maîtrisent l'art.
Supposons que vous
apparteniez au groupe improbable de ces écrivains subtils qui
développent des pensées si raffinées qu’elles ne sont susceptibles
d’être saisies que par de très rares lecteurs au goût intellectuel le
plus fin. Comment ferez-vous pour les leur communiquer ? Je ne
parle pas du travail d’écriture destiné à élaborer la parfaite
expression indispensable à ces idées, mais de l’art de leur trouver les
voies vers leurs quelques destinataires épars. Certes, ces quelques
élus, vous pouvez par chance les connaître déjà, et leur réserver vos
œuvres, qu’il vous suffira de leur transmettre personnellement. Mais la
vraie difficulté surgit lorsque vous cherchez à vous adresser aux
inconnus. Car comment leur serez-vous davantage connu, pour qu’ils
découvrent les œuvres que vous leur destinez ? Si vous n’écrivez
que pour eux, vos écrits n’intéresseront à peu près personne, et
partant, tout le monde vous ignorera. Il vous faut donc acquérir
quelque réputation. Mais vous ne le pourrez qu’en vous adressant à un
public plus général et en vous acquérant suffisamment sa faveur.
Seulement, dans ce but, il vous faudra vous adapter à des esprits plus
grossiers, et renoncer donc pour leur plaire à ces vérités plus
sublimes que vous destiniez à quelques rares privilégiés. Comment
sortirez-vous de ce dilemme ? Si vous vous adressez directement
aux plus intelligents, vous les manquez ; si vous vous adressez au
public, vous ne leur communiquez plus ce que vous vouliez. On entend çà
et là de la part des initiés que certains ont cru résoudre la
difficulté de la manière suivante. Ils écrivent à la fois pour un
public plus large et pour leurs destinataires choisis, en cachant
derrière un premier sens plus apparent, servant en quelque sorte à la
fois de véhicule et de paravent, un autre sens inaccessible et
invisible au lecteur commun. Mais c’est une légende, bien sûr.
S'il s'agit de transmettre
des savoirs, n'importe qui est bon à les recevoir, pourvu que sa
mémoire y suffise. En revanche, lorsqu'un enseignement vise à améliorer
les capacités, la condition, voire la constitution de l'apprenti, il y
faut une initiation, et une épreuve. Il en est une naturelle et
indispensable pour le libertin. Le maître est d'abord caché, même
lorsqu'il est là, devant celui qui le cherche. Le trouver, cela exige
bien de l'habileté et de la sagacité, car personne, pas même celui qui
saurait, ne peut faire savoir où il se trouve. En interrogeant, on
n'obtient en effet que des indices dont la plupart sont trompeurs et
perdent mille amateurs. Même le maître ne peut garantir son
enseignement, sinon pour le disciple qui le reçoit et le comprend.
Nombreux sont ceux qui le voient et ne le reconnaissent pas. Nombreux
sont ceux qui l'entendent et n'apprennent pas. Nombreux sont ceux qui
le lisent en vain. Et plus nombreux encore ceux qui ne songent pas à le
chercher, ne le voient ni ne l'entendent.
Je peux écrire le mot incendie sur une feuille. Je peux décrire le feu, les flammes, les explosions. Tout cela laisse le papier froid.
Pour l'esprit libre, la
notion suprême est le destin, qu'on peut nommer aussi sort, ou
fatalité, ou hasard, ou chance, ou bonheur et malheur, ou liberté
absolue, ou nécessité absolue, ou singularité parfaite. Mais la
superstition presque universelle des hommes les portera à confondre
cette notion avec celles d'un dieu suprême régisseur, d'une justice
ultime, d'une providence universelle, qui sont l'opposé du destin.
L'homme pratique que notre civilisation produit en masse aujourd'hui,
contestera le destin, entièrement voilé à ses yeux par son idée que
tout peut être effacé et remplacé, repris et amélioré. Il ne voit et ne
vit rien que sous l'angle de la généralité, si bien qu'il ne se doute
pas du tout qu'en vérité tout est définitif. — Si maintenant vous me
demandez de vous expliquer ce qu'est le destin, réfléchissez jusqu'à ce
que vous compreniez l'absurdité d'une telle attente.
C'est dans une eau claire
où l'on voit parfaitement le fond, riait-il, que je cache mes secrets.
Beaucoup croient qu'une
grande idée doit s'exprimer dans un long discours et qu'une pensée
difficile a besoin d'un langage technique complexe et abstrus. C'est
parce qu'ils ont l'esprit trop petit et trop simple pour multiplier les
échos de ce qu'ils entendent.
Si j'écrivais que, ne
voulant pas mettre les points sur les i, je n'écris pas pour les
idiots, ne serait-ce pas déjà un point sur un i ?
La matière de la
philosophie, c'est la forme, et plus précisément la formation.
La société exerce un
pouvoir extérieur sur nous, politique, économique ; elle nous
soumet aussi de l'intérieur par l'éducation, les préjugés inculqués, et
par la façon dont la langue détermine notre façon même de penser. Entre
la grammaire, que nous reconnaissons comme arbitraire, dépendant des
diverses langues, et la logique, que nous tendons à considérer comme
universelle, il n'y a en réalité qu'une différence de degré : la
grammaire est notre logique effective inscrite dans notre langue
particulière, et la logique est une grammaire généralisée. Ainsi, il
nous est très difficile de concevoir une façon de penser qui ne
suivrait pas la structure articulant un sujet, un verbe ou la copule,
et un attribut ou prédicat. C'est ainsi que l'homme a l'habitude de
considérer les choses en pratique et de se les représenter dans la
langue qu'il ordonne à cette pratique. Il se peut pourtant que nous
soyons amené à critiquer cette forme de représentation où les choses se
manifestent et se caractérisent par un ensemble de propriétés. Mais la
grammaire, ou la logique, nous contraint de nous exprimer en formant
des propositions, liant par un verbe un sujet à un prédicat, comme si
nous attribuions des propriétés à une chose. De même, nos mots
correspondent à ce que notre société a distingué et voulu désigner dans
le monde. Si nous voulons parler d'autre chose, les mots nous manquent,
sauf si nous parvenons à les agencer pour signifier ce que nous
désirons. Mais que faire si nos idées ne se laissent pas analyser en
des structures de significations prévues par la langue ? — Ces
difficultés ont conduit plusieurs à penser que la réalité comme telle
était indicible et que l'effort extrême de notre discours était de
tenter d'indiquer cet indicible au-delà des mots. Ainsi, lorsqu'elle
sort de la banalité et des significations balisées par la société, la
pensée implique davantage une lutte contre les mots que leur usage.
Elle doit se libérer en faisant en quelque sorte éclater la cage des
langues. — Mais cette façon de voir reste trop prise dans la conception
courante du langage, selon laquelle celui-ci servirait à refléter la
réalité, à dire ce que sont les choses, bref à répondre justement à la
façon de parler à laquelle nous invite la grammaire. Un mot,
pensons-nous, est normalement le nom d'une chose, et une phrase nous
permet de la définir, de la situer dans un espace ou un récit. Nous
croyons que la vraie question prend au fond la forme générale
« qu'est-ce que telle chose ? » C'est à quoi nous incite
certes la grammaire, mais selon une vision en vérité trop simple de
l'usage même du langage. Car, en parlant, en discourant, nous faisons
bien autre chose que de désigner et de définir des choses. Nous tentons
pour l'essentiel de susciter des images, d'exciter des sentiments et de
déterminer des actions. Et cela vaut également pour les actions de la
pensée. Or, pour celui qui le sait, les pièges des langues, de la
grammaire ou de la logique, des significations prédéfinies des mots,
peuvent être déjoués ; le discours prend appui sur ces
limitations pour se projeter au-delà, selon le dynamisme même des
langues, si bien qu'il n'y a rien d'ineffable. L'aveu que quelque chose
ne peut être dit est un aveu d'impuissance, à la fois du discours et de
la pensée de celui qui se confesse ainsi en se donnant l'illusion de
s'élancer dans une réalité qui n'est que le vide.
Qu'y a-t-il de plus banal
aujourd'hui que de défendre la liberté d'expression comme condition du
développement de la pensée et du progrès de la liberté sous toutes ses
formes ? D'ailleurs, dans les démocraties occidentales, ne
sommes-nous pas persuadés d'en jouir, d'une manière au moins
raisonnable et suffisante ? Certes, on en dispute encore, mais
c'est pour en fixer les limites et empêcher une licence qui ne lui
servirait plus et nuirait au contraire à la société. Jusqu'à quel point
faut-il permettre les injures, les calomnies, les appels au crime, qui
ne favorisent plus la liberté de penser et de développer les
idées ? Et pourtant, il est frappant de remarquer combien sous ce
prétexte de définir ses limites légitimes, on tend à restreindre la
liberté de penser lorsqu'on déclare par exemple certains sujets tabous,
réglés définitivement par la loi, comme sur certains points d'histoire
et de morale par exemple. Ce sont des aberrations, bien sûr, qui ne
sont pas censées mettre en question le principe général. Aussi
croyons-nous normalement disposer de cette liberté et pouvoir nous
exprimer comme nous l'entendons. Surtout, sur tous les points où une
censure explicite n'est pas officiellement exercée, toutes les idées
peuvent s'exprimer et circuler, si bien qu'elles paraissent disponibles
dans l'espace public. Et en un sens, ce n'est pas faux. Cependant,
l'insistance, efficace ou non, pour restreindre le domaine de la
liberté,
qui conduit aux exceptions évidentes que nous signalions, manifeste à
quel point, sous le discours consensuel général, le désir d'asservir la
pensée et son expression demeure puissant. Il suffit d'y être attentif
pour constater que nos sociétés ont trouvé mille procédés pour rétablir
une censure cachée et silencieuse, particulièrement efficace. Combien
d'idées sont rejetées par une sorte de terreur morale comme
inenvisageables, et donc soustraites à toute discussion ? Nombre
de prétendus intellectuels n'argumentent plus autrement que par des
accès d'indignation supposée vertueuse, à l'instar des théologiens
d'autrefois. Mais surtout, on a tant poussé tout le monde à inonder
l'espace public de bavardage bruyant, envahissant les lieux de
publication traditionnels ou nouveaux des idées, que tout s'y perd, à
l'exception de ce que les pouvoirs du jour veulent en faire ressortir.
Il s'ensuit pour l'esprit non averti l'impression naïve d'un accès
immédiat à tous les savoirs, à toutes les pensées, comme si la société
se parlait directement à elle-même, ouvertement. Cette confiance naïve
ne devine rien des manipulations de la pensée opérées sous la surface
lisse de ce qui lui est présenté. Et l'esprit d'aujourd'hui, même
instruit, habitué à se fier à la surface des discours, reste incapable
d'en soupçonner les profondeurs éventuelles et de saisir les symptômes
de l'existence de sens cachés. Tout au plus, l'existence de ces
quelques exceptions où la loi interdit certaines idées, le réveille
parfois et lui fait sentir que la société ne se révèle peut-être pas
vraiment à elle-même dans le discours qu'elle tient. Faudrait-il donc
désirer une forme de censure explicite pour éduquer les esprits ?
Ce serait certes un paradoxe si la défense de la liberté de penser
devait en arriver là.
Les idées nouvelles ont
souvent un étrange sort. Elles enthousiasment leur auteur, qui les
révèle persuadé que tout le monde se réjouira de leur lumière. Et, à sa
surprise, elles n'intéressent à peu près personne. On s'en moque, on
s'en fâche peut-être, ou, pire encore, on ne les remarque pas, on n'y
voit rien de digne d'attention. C'est le beau moment de la vie de ces
idées. Ensuite, par des voies détournées, secrètes, elles se diffusent,
se font approprier par les auteurs à la mode, finissent sur toutes les
bouches, juste banales. Et c'est alors qu'elles sont le plus étrangères
et le plus loin de pouvoir se communiquer.
On ne naît pas libre. Le
libertin est un homme libéré et se libérant. Mais y a-t-il une
éducation à la liberté, une aide à la libération ? La base de
l'éducation, et souvent l'éducation presque entière, est le dressage.
Il consiste à créer des habitudes, parfois simples, mais aussi
complexes, grâce auxquelles dans des circonstances données, et que
l'habitude permet de reconnaître, l'animal dressé se comporte de la
manière prévue. On méprise souvent le dressage parce qu'on le considère
dans ses formes les plus rudimentaires, alors qu'il atteint chez
l'homme des développements considérables, lui donnant la politesse, la
morale courante, l'instruction utile à sa profession, le pouvoir de
lire, de calculer, de réciter et de suivre son catéchisme, d'échanger
les propos convenus sur la plupart des sujets dans la conversation
commune comme dans le discours savant, de suivre assez bien la
grammaire et la logique, bref, de mener à peu près une vie normale.
Disséquez en effet les actions et les paroles d'un homme normal, et, de
principes acquis, vous ne trouverez à l'œuvre à peu près que des
routines, souvent si savamment agencées qu'on peine à en reconstruire
le détail et le mécanisme entier. Un tel dressage n'a certes pas libéré
celui qui l'a subi ; il a étendu les chaînes, les a organisées en
un système complexe, les a transformées en poulies, courroies de
transmission, engrenages, en un ensemble rigide dans sa structure et
suffisamment souple dans son fonctionnement pour adapter l'homme
instruit ou dressé à la plupart des situations courantes de la vie. Cet
homme adapté est aussi l'homme obéissant, suivant comme automatiquement
les coutumes, les règles et les lois, le sujet à peu près parfait dont
rêvent généralement les moralistes et les politiques. Par le dressage,
le filet dont il faut nous dégager n'a fait que nous empêcher
davantage. — Or justement, d'un point de vue moral supérieur, on pourra
regretter chez l'homme bien dressé le manque d'autonomie et d'aptitude
à la réflexion. Et c'est pourquoi on refusera de confondre le dressage,
même savant et subtil, avec l'éducation. Celle-ci ne doit-elle pas nous
tirer de la condition originaire d'irréflexion, d'ignorance ou
d'incompréhension des principes, pour nous conduire à l'acquisition de
moyens de nous déterminer en connaissance de cause et de comprendre le
monde plutôt que de réagir simplement aux circonstances ? Telle
est la raison pour laquelle le véritable éducateur refusera de se
limiter au dressage, ou de lui donner le rôle principal, voire d'y
recourir s'il est un idéaliste trop distrait pour remplir effectivement
sa tâche. Opposons donc au pur dressage l'éducation, qui se soumet
celui-ci et le subordonne au développement des capacités propres de
l'individu plutôt qu'à sa simple adaptation à son environnement. Car
l'homme ne doit pas seulement se conformer à ce qu'exigent de lui le
monde et la société, mais il lui convient aussi de se rapporter à
lui-même pour s'accomplir selon ses propres valeurs, même si celles-ci
ne sont jamais entièrement indépendantes du milieu dans lequel il vit.
Et dans ce but, il faut qu'il puisse se constituer ses propres valeurs.
Or le dressage ne conduit pas à cette aptitude réflexive. Il faut la
développer par l'examen de modèles, par l'exercice d'appropriation des
principes qui s'y révèlent, par la confrontation avec les œuvres de la
culture en son sens le plus élevé, à travers les sciences, les arts, la
philosophie. Les sociétés les plus cultivées ont reconnu et pratiqué
cette forme d'enseignement. — L'éducation est-elle donc le vrai moyen
de libération ? Ne nions pas qu'elle puisse y préparer, y inciter
peut-être. Toutefois, elle reste, comme le dressage, une opération
exercée sur l'élève de l'extérieur, par l'éducateur, qui est le pôle
actif premier, ayant la volonté de l'éducation et y soumettant l'élève,
même si ce dernier doit aussi y collaborer. Elle donne d'habitude les
valeurs plus qu'elle ne permet de les créer. La véritable libération a
lieu par contre lorsque le rapport se renverse, lorsque le disciple
prend décidément en charge sa propre formation et se délivre lui-même
de son éducation. Peut-être alors, pour y parvenir, se passera-t-il de
maître, mais ce n'est pas nécessaire. Seulement, c'est lui qui
cherchera alors ses maîtres et qui leur proposera la collaboration à sa
propre formation. Aussi la relation entre le maître et le disciple
sera-t-elle bien différente de celle qui s'établissait entre
l'éducateur et l'élève. Le maître, s'il veut être agent de liberté,
devra se laisser guider à présent par le disciple autant qu'il
inspirera celui-ci, une capacité supposant à son tour une grande
liberté et un vrai désir de liberté pour le disciple. Comme cette
aptitude, réellement philosophique, impliquant notamment l'abandon du
désir de domination si fréquent chez l'éducateur, est fort rare, c'est
une grande chance que de jouir dans sa formation d'une telle aide
libératrice. Nous ne conclurons pas pourtant que le libertin reste
toujours livré à lui seul.
Nous désirons être libres
et puissants. Le faible doit se soumettre et l'esclave ne possède pas
sa force. Il faut donc être libre pour être puissant, et puissant pour
être libre. Pourtant, au lieu de rechercher le pouvoir – le pouvoir
politique, celui de l'argent, celui des échelons plus élevés des
diverses hiérarchies –, nous tendons à critiquer les pouvoirs établis,
de l'intérieur comme de l'extérieur. Ce sont au contraire nos ennemis
qui rêvent de devenir de petits ou de grands tyrans et rivalisent
partout avec acharnement pour gravir les échelles du pouvoir. Y
gagnent-ils pour autant la liberté ? Sinon, qu'ont-ils gagné à nos
yeux ? – Distinguons ici entre la puissance et le pouvoir, et
définissons celui-ci comme une forme particulière seulement de
puissance, celle qui s'exerce par le commandement. Le pouvoir est donc
une certaine capacité d'utiliser la puissance de ceux qui sont soumis à
l'obéissance. Ce pouvoir peut être indirect, si celui qui obéit
commande à son tour, et le fait donc en exerçant son propre pouvoir, ce
qui permet une opération en cascade, descendant jusqu'à celui qui
exercera une puissance différente d'un pouvoir. Comme le commandement
peut s'adresser à plusieurs et rebondir en s'amplifiant, le pouvoir est
une très grande puissance, pouvant mobiliser celle d'un grand nombre
d'exécutants. On en dispose par des droits, et tous les droits sont
même des pouvoirs, des droits de commander, vu qu'à chaque droit
correspond par définition le droit d'exiger son respect. Dans la
société civile, chacun dispose du pouvoir, bien qu'inégalement en
fonction de sa position dans ses hiérarchies. On comprend que cette
puissance de mobiliser les autres, éventuellement considérable, attire
les convoitises et puisse devenir le but principal de beaucoup. Que ne
fait-on pas par le pouvoir ? Mais aussi, dans les chaînes du
pouvoir, on se trouve soumis aux supérieurs comme on y soumet les
inférieurs ; et souvent, plus qu'il n'appartient en propre à
quelqu'un,
le pouvoir passe à travers lui. Aussi peut-il enchaîner plus qu'il ne
libère. Davantage encore, même celui qui commande sans se soumettre à
personne, le parfait tyran, ne jouit pas de sa puissance propre, mais
de celle de ses subordonnés, et seulement de la partie susceptible
d'être mobilisée dans l'obéissance. Ainsi, il est vrai en un sens que
le tyran peut voir par ses espions, qui l'informent de ce qu'ils
voient, mais en un autre sens il ne voit pas vraiment, mais ne fait que
récolter ces informations, et il ne pourrait par exemple jouir
véritablement du paysage que ses agents contemplent. Il y a toute une
partie de la puissance qui, non seulement n'est pas un pouvoir, mais
échappe à son emprise. C'est au point que le plus grand tyran peut se
retrouver moins puissant que le dernier de ses sujets. Et c'est cette
puissance, parfois discrète, secrète, mais non moins active, qui rime
avec la liberté.
N'est-il pas vrai que plus
on aime la liberté, plus on tend à la solitude, intérieure ou
extérieure ? La société impose toujours son joug. On n'échappe
guère à celui de la loi, visible, inévitable, mais plutôt raisonnable
en général. Quant elle n'est pas trop oppressante, trop envahissante,
la loi permet de vivre assez librement à celui qui sait se tenir à
l'écart des affaires placées spécialement sous sa garde. Il est plus
difficile d'échapper à la pression des mœurs, à la curiosité
intéressée, aux appels incessants à la solidarité particulière, aux
attentes insistantes de connivence avec les croyances, sentiments et
idées de notre entourage. Cette pression se manifeste comme une sorte
d'obligation informelle que la société impose grâce à des récompenses
et à des punitions informelles aussi. Pour s'en dégager suffisamment,
il
faut beaucoup d'habileté. La société n'aime pas les solitaires, et
moins encore s'ils s'éloignent d'elle par l'esprit que s'ils vont vivre
dans des coins perdus. Il faut donc cacher encore sa solitude et la
rendre ainsi plus entière lorsqu'on veut se délivrer de tous les liens
par lesquels la société nous réduit à des marionnettes jusque dans la
pensée. – Pourtant si nous cherchons la solitude, ce n'est pas pour
elle-même (quels que soient ses charmes), mais pour la liberté. Et non
seulement la société en général a de grands avantages pour celui qui
sait réserver sa solitude, mais la complicité, l'amitié entre libertins
est désirable. Nous aimons nous libérer, et nous aimons voir d'autres
le faire également. En outre, quoiqu'elle implique l'aptitude à la
solitude, la libération est une marche aventureuse dans laquelle les
compagnons de route sont entre eux d'un grand secours. Rien d'étonnant
donc à ce que, discrètement, nous invitions, incitions même les plus
capables à nous joindre. – Qu'on n'imagine pas pour autant que nous
désirions fonder un parti, former une armée et avancer en ordre, selon
des ordres, en lançant des ordres, vers la victoire. Notre amitié
permet les conseils, non les commandements. Ceux qui suivent le font à
leur gré, selon leur jugement, aussi loin seulement qu'ils le jugent
pertinent, même si par chance ils trouvent des guides qu'ils suivent
toujours parce qu'ils en apprécient toujours les conseils. Nous avons
des chemins aux mille bifurcations, mais pas de grande route vers la
capitale. Moins attachés à un groupe, nous sommes plus amis les uns des
autres. Et si nous ne formons pas une masse, nous tissons entre nous
des réseaux aux liens toujours singuliers.
Un libertin ne peut avoir
pour amis véritables que d'autres libertins authentiques. Tout le reste
des hommes lui est à divers degrés hostile. Malheureux s'il se confie à
eux ! Il ne peut les fréquenter que caché sous le masque ; et
encore, il lui faut beaucoup d'habileté pour ne pas se faire découvrir,
pour ne pas même laisser tant soit peu sentir qu'il est masqué. Ce
soupçon déjà lui vaut d'autant plus de haine qu'il a été plus deviné.
Il est bien fâcheux de se trouver confronté à l'aversion affichée, à la
pression publique insistante exigeant le respect religieux, dans les
attitudes et les sentiments, des mœurs et de la morale dominantes, à la
condamnation ouverte de tout écart de conduite et de croyance. Mais
combien plus grave encore est l'attaque sournoise de ceux qui feignent,
consciemment ou non, la bienveillance, voire l'amitié, pour introduire
plus profondément dans le cœur leur lame traîtresse ! Et les pires
sont les bonnes gens qui manient ainsi le scalpel en toute bonne
conscience, s'imaginant sauver celui qu'ils tuent. — Heureusement, il y
a dans la société tant de masques qui ne cachent pas le désir de
liberté, tant de déguisements de tant d'intentions diverses, que le
libertin a souvent la chance de se voir confondre avec l'hypocrite
vulgaire — même par ses « amis ».
Un homme libre sans vertu,
sans courage, cela ne se conçoit pas. La liberté qu'on nous concède
n'est jamais que très relative, une cour dans la prison. Elle suffit à
l'esclave, non à une forte volonté, décidée à s'ouvrir sans fin le
monde. Il faut se battre sans cesse, car les hommes et la société nous
veulent toujours à leur service et obéissants. Et la pensée ne fait pas
exception. Sans audace, l'intelligence reste timide et incapable de
grandes idées, prise dans les fers de l'opinion régnante. C'est un rêve
inconsistant qui nous fait imaginer une forte intelligence dans un
caractère faible. Les petits rusés habiles à s'y retrouver dans les
trous de leur terrier peuvent bien se flatter d'une telle illusion. Que
nous importe ? Mais le courage de la liberté qui se conquiert et
se défend, d'où vient-il ? Peut-il naître d'une réflexion le
révélant nécessaire à ce combat ? Il était déjà nécessaire à cette
réflexion. Vient-il du combat ? Il s'y raffermit sans doute.
Serait-il peut-être le nom de la force du désir de liberté ?
Il est bien connu que la
superstition tend à inverser les rapports de causalité ou de
consécution. Ainsi, on suppose que la fiction humaine d'un Dieu est
créatrice de son auteur. Ainsi, on suppose que la fiction d'une
essentielle dignité humaine rend effectivement digne chaque homme. Or
c'est l'inverse qui arrive : dans les faits, ce présupposé empêche
l'homme d'acquérir la valeur qu'il lui attribue. Pourquoi en effet
l'individu se soucierait-t-il de chercher ce qu'il croit déjà
posséder ? Or, à vrai dire, par nature, à la naissance, l'homme
n'a guère de valeur, c'est un animal des plus imparfait. Quoi de plus
misérable qu'un nourrisson, si touchant puisse-t-il être, par sa
débilité justement ? S'il vaut, c'est en raison de ce que, par
art, il peut éventuellement devenir. En réalité, de dignité, la plupart
n'en auront que fort peu. Et les pauvres humains vaudront d'autant
moins qu'on les aura persuadés que leur valeur leur était innée, au
lieu qu'elle représente les degrés d'accomplissement qu'il leur faudra
atteindre par l'exercice de leurs propres forces. Mais nos religieux
moralistes de la dignité et des droits de l'homme ne désirent pas
former des hommes libres. Ils préfèrent les enfants et ils s'ingénient
à les conserver tels en flattant leur faiblesse.
Si nous pouvions faire
diminuer la bêtise, nous accomplirions peut-être le plus grand progrès
possible. Presque tout ce qui est franchement déplaisant, désolant,
insupportable dans la société humaine vient de la bêtise, et elle-même
est déjà l'un des défauts les plus affligeants des hommes. Si elle
disparaissait, aurions-nous encore de vraies raisons de nous fâcher
contre les autres ou nous-mêmes ? Mais cessons de rêver. Comment
pourrions-nous la vaincre et l'éradiquer ? Ni l'éducation, ni les
lois, ni les mœurs n'y suffisent. L'histoire ne nous donne aucun
exemple de peuple délivré un seul instant de ce fléau. On peut certes
tenter d'améliorer par l'éducation les facultés intellectuelles et
inculquer davantage de logique. Les capacités naturelles imposent déjà
des limites à ces efforts. Et surtout, la bêtise ne se ramène pas à un
simple défaut de logique, au moins au sens formel. Les personnes les
mieux exercées aux arguments abstraits peuvent faire preuve comme
d'autres d'une bêtise d'autant plus navrante qu'elle résiste à tout
raisonnement, parfois par un usage insensé, quoique d'apparence
logique, de la raison abstraite. La bêtise paraît s'ancrer plus
profondément, dans le sentiment et la perception mêmes, et miner de là
le jugement à la racine. On s'évertue en vain à faire voir une harmonie
de couleurs ou de sons à certains. Et on leur abandonne le terrain par
une sentence destinée à mettre fin à ces disputes vaines, en disant par
exemple que des goûts et des couleurs on ne discute pas. C'est faux
bien sûr, sauf justement quand la bêtise s'en mêle, parce qu'elle est
aveugle à ce genre de perception, de sensibilité et de considérations.
Avec plusieurs, vous pouvez établir le sens littéral d'une phrase, mais
son ironie, si évidente soit-elle, leur échappera, et ils s'obstineront
à vous nier toute raison de la percevoir, de la deviner, vous objectant
ce que vous savez bien sûr, que vous jugez là sans règle. D'autres
pourront développer des raisonnements parfaitement absurdes par souci
de logique pointilleuse, et s'indigner de vous voir en rire alors que
vous ne pouvez mettre le doigt sur la transition précise où ils
auraient mal conclu. On rencontre sans cesse des personnes
ordinairement sensées qui se mettent à délirer sur certains sujets leur
tenant à cœur. Bref, face à la bêtise, le raisonnement est une arme
vaine. Les meilleurs arguments n'en viennent pas à bout, souvent ne
l'entament pas du tout. C'est une vision du monde et de la vie, un
rapport pratique et émotif à elle, une attitude entière qui défaille et
divague dans la bêtise. Pour s'en libérer, il faudrait tout un art des
sens et des émotions aussi bien que de l'intelligence, une culture
rigoureuse.
Vous pensez que la liberté
est une question de choix ? Cela est
vrai, en divers sens, mais reste à définir. Vous dites par
exemple : nous sommes libres lorsque nous pouvons choisir ce que
nous voulons ; ou bien : être libre, c'est pouvoir faire ce
qu'on veut, ou ce qu'on choisit de faire. Ou peut-être même
affirmerez-vous simplement : être libre, c'est avoir le choix.
Admettons donc que la liberté consiste à choisir. Or, à première vue,
ce choix semble dépendre d'une situation extérieure, conditionnant la
liberté. Ne faut-il pas qu'il y ait un ensemble de possibilités entre
lesquelles il soit loisible de choisir, bref un choix objectif de
choses, de chemins, parmi lesquels nous puissions sélectionner celui
qui nous convient ? La situation typique du choix ne se
présente-t-elle pas dans l'image typique du voyageur arrivé à un
carrefour, et ayant à décider dans quelle voie se lancer parmi celles
qui s'offrent à lui ? Si rien ni personne ne l'oblige à prendre
l'une plutôt que l'autre, on le dira libre de choisir. En somme, la
condition intérieure de la liberté — la libre volonté ou le libre
arbitre, — est ici supposée donnée, et il suffit que le choix extérieur
se présente pour qu'elle puisse s'exercer. Dans cette situation, nous
pouvons choisir ce que nous voulons, ou bien parce que rien n'interdit
que notre volonté ne se réalise, ou bien parce que le choix présenté
des objets ou actions possibles fait appel à notre décision, et que
nous pouvons alors choisir de vouloir à notre guise. Dans le premier
cas, notre volonté est peut-être déterminée par un enchaînement de
causes psychologiques internes, et notre liberté ne consiste que dans
l'absence d'obstacle extérieur à sa réalisation. Dans le second cas,
notre volonté même est posée comme objet du choix, et implique donc que
nous en disposions librement, indépendamment de toute détermination
psychologique. Mais il va de soi que cette dernière hypothèse ne tient
pas à la rigueur, parce qu'elle renverrait à une liberté de choisir sa
propre volonté, donc à une volonté de volonté, qui devrait être libre à
son tour et impliquer une autre volonté de volonté de volonté, et ainsi
de suite à l'infini (à moins qu'on ne préfère voir la volonté comme un
événement sans cause, purement aléatoire, ce qui nous livrerait au
hasard plutôt que de nous rendre maître de nous-même ou véritablement
libre). Mais revenons au rapport qui nous intéresse, celui de notre
volonté au choix objectif. Il semblerait donc que nous soyons d'autant
plus libre que les choix qui s'offrent à nous sont plus nombreux. Et ne
ressentons-nous pas effectivement que lorsqu'un seul chemin nous est
ouvert, nous sommes contraint de le suivre, mais que nous avons déjà
davantage de liberté lorsque nous pouvons choisir entre deux, et
davantage encore quand ils sont plus nombreux ? Pourtant, ne
suis-je pas plus libre en suivant le chemin que je désire suivre, même
s'il est le seul possible, que si je suis l'un des nombreux possibles,
entre lesquels j'ai dû choisir, quoiqu'il ne corresponde pas à mon
désir, et que peut-être même aucun de tous les autres n'y
répondrait ? Le premier est en effet celui de mon choix, et tous
les autres non. Bref, le choix objectif ne semble importer que dans la
mesure où il rend possible mon propre choix. Et la liberté paraît bien
se situer dans l'action même de choisir ou de désirer, le plus libre
étant celui qui choisit le plus sa propre vie, qui la désire le plus
dans sa plus grande extension.
Le christianisme nous a
volé le péché pour en faire une minable désobéissance face aux
commandements d'un dieu imaginaire. Non, ce péché de la superstition
n'existe pas et n'a pas d'intérêt. Nous libertins, refusant toute
autorité supérieure, reconnaissons-nous un autre type de faute que
l'erreur ? Quand on fait des prévisions, ne risque-t-on pas de se
tromper ? Notre connaissance est limitée, inévitablement. Si
savants, si prudents soyons-nous, nous sommes sujets à l'erreur.
Coupables, en revanche, nous ne le serions que si nous admettions
l'obligation de nous soumettre au jugement d'un être supérieur, dont
nous nous reconnaîtrions dépendants. Mais c'est justement de ce genre
d'autorité que nous avons voulu nous libérer. Et nous avons détruit
tout ce qui y prétendait. Ainsi, dans l'erreur, nous ne nous sentons
plus coupables. Notre seul péché, si le mot a encore un sens, ce serait
la limitation inévitable de notre puissance, de notre connaissance, de
notre nature elle-même. Et la nature est une force aveugle, qui ne
répond de rien, qui n'accuse pas. Ceci dit, avons-nous retrouvé
l'innocence avec la liberté ? — Si je me trompe dans mes
prévisions, si je suis malhabile dans mes actions, si je poursuis en
vain des buts illusoires, qu'y a-t-il à blâmer au fond, sinon la
faiblesse de ma constitution et les défauts de mon éducation ?
Quand je déçois les attentes des hommes, on me blâme pourtant, et je me
blâme souvent moi-même, de l'intérieur, lorsque ma conscience morale me
juge. Mais le petit dieu en moi qu'est cette conscience, sans cesse en
train de m'épier et de me juger, toujours prêt à me condamner, j'ai
depuis longtemps appris qu'il était l'implantation en mon esprit du
tribunal de ma société, et que c'est elle qui, par son truchement,
approuve et désapprouve en moi ce que je pense et fais. Au fond, ma
conscience n'est-elle pas simplement la voix de ma peur d'être condamné
par les autres, et celle aussi de mon désir de me sentir approuvé par
eux ? Il est tellement plus commode et agréable de vivre en accord
avec son entourage. Compte tenu de cette critique, relativisant ma
conscience, je ne lui permets plus de me mordre, et je me délivre de la
culpabilité qu'elle m'inocule. Je ne lui permets plus de m'accuser de
mes péchés, mais uniquement de m'avertir de mes erreurs dans mon effort
pour m'accorder suffisamment avec mon milieu. — Et pourtant, le petit
dieu intérieur, délivré de sa fonction sociale et du rôle de conscience
morale, proteste et me blâme de vouloir ainsi le proscrire. Il est vrai
qu'il s'était naïvement soumis à la morale ambiante. Cependant,
maintenant qu'il s'est libéré, il continue à exister et veut poursuivre
librement son action, me critiquer, me juger, et, oui, me blâmer et me
louer. Il persiste à revendiquer ce rôle, qu'il s'attribue lui-même à
présent que la société n'a plus de pouvoir sur lui. Me faut-il encore
m'imposer et le chasser, si je veux vraiment retrouver la douce
innocence que je pensais avoir durement acquise ? — Non, dit-il en
riant, tu n'y comprends rien ! Ne vois-tu pas que ton problème,
c'est le mien, que c'est moi qui seul peut le poser vraiment, et qui
seul peut tenter de le résoudre ? Vais-je me bannir
moi-même ? Mais qui sera là pour m'empêcher de revenir ? Si
je devais disparaître, il faudrait que je meure de mort naturelle et
que tu redeviennes comme un animal (voire un animal suffisamment
inférieur, incapable de se sentir coupable), pour retrouver la parfaite
innocence. Ne vois-tu pas que c'est moi qui, en me délivrant de la
tyrannie morale de la société, t'ai rendu innocent par rapport à elle,
mais non par rapport à moi ? Oui, je vois bien que tu protestes à
ton tour que tu n'es pas moi. Et il est vrai que tu es plus que moi.
Mais je suis ta conscience, non plus la conscience morale dont nous
nous sommes débarrassés, mais celle par laquelle tu connais ce que tu
es, et deviens toi-même. Regarde, non plus les choses, mais toi-même,
et tu verras que c'est moi qui regarde et que tu es moi, et que, loin
de contempler naïvement, tu juges de ce que tu vois. Et sens-tu comment
tes jugements t'émeuvent, comment tes blâmes te font te sentir
coupable ? Quand je regarde et juge, tu n'es plus seulement sujet
à l'erreur, mais bien au péché. Il n'y a que moi et toi, que moi ou
toi, sans aucun dieu étranger, et cela suffit pour que tu puisses
pécher. Tu le sens bien quand je t'accuse de ne pas être comme tu le
devrais. Qui es-tu, me répliques-tu, pour me dicter ce que je dois
être ? Pourquoi le demandes-tu ? Je suis toi, toi qui
réfléchis et qui veux être ce que tu veux, et qui exige d'être ainsi
plutôt qu'autrement, libre, notamment. — Étrange situation. Je ne
reconnais plus aucune valeur supérieure, indépendante de moi, mais
uniquement des valeurs que pose et soutient mon propre désir. Je ne
reconnais pas de loi, sinon celles que je me donne à mon gré pour
régler ma conduite et ma pensée. Je ne reconnais aucun tribunal
suprême, aucune autorité indépendante de la mienne. Comment pourrais-je
donc pécher, ne pas correspondre à ce que je devrais être ? Et
pourtant, il est bien vrai que je peux pécher. Je l'éprouve sans
conteste quand j'ai par exemple honte, que j'ai des remords, là où je
suis seul à connaître ma faute et l'exigence qui la mesure. Il n'est
donc pas vrai que le désir qui m'emporte soit le seul juge, et toujours
innocent. Non, il y a le petit dieu, imbu de ses exigences, qui sans
cesse observe, étudie, réfléchit, évalue, commente et juge. Il commande
aussi, quoiqu'il ne soit pas toujours écouté ni obéi. — Qu'est-ce qui
lui donne son autorité s'il n'a pas toujours la force de
s'imposer ? C'est qu'il se place au-dessus de mes autres désirs,
qu'il les examine, les éprouve, les compare et les juge. A-t-il une
règle ? Non, rien d'autre que son propre goût, car il est
également désir, mais désir de moi, et non des autres choses, si je
puis dire. Il façonne constamment mon modèle ou idéal, selon lequel il
veut me former. Dans le conflit de mes désirs, il prend parti, les
hiérarchise et se prononce pour le plus haut, c'est-à-dire le plus
adéquat à ses propres exigences, et condamne l'inférieur. Ou plutôt, il
évalue des configurations entières de désirs, autant qu'il le peut. Et
quand il ne lui suffit pas de mettre son poids du côté du meilleur pour
donner la victoire à ce parti, il continue à prononcer sa condamnation
du vainqueur, et il produit contre lui la honte et le sentiment de
culpabilité, ce malaise profond de lui déplaire. Voilà comment, pouvant
lui déplaire, je peux effectivement pécher, quoique je ne reconnaisse
aucune autorité au-dessus de la mienne. Et ne suis-je pas d'autant plus
libre que je pèche moins, que je vis selon mon plus haut désir, devenu
aussi le plus grand ?
Jusqu’à ce que les progrès
de la biologie permettent peut-être un jour de contrôler les mouvements
du cerveau et la pensée des gens par des manipulations directes, la
pensée reste libre, tant qu’elle évite de s’exprimer. Je sais bien
qu’elle est conditionnée par notre milieu et qu’elle n’est donc pas
libre par rapport à lui dans cette mesure. Mais une fois lancée, cette
pensée, quels que soient ses ressorts, personne d’autre que le penseur
ne peut ni la connaître ni l’empêcher, sinon indirectement. N’est-il
pas merveilleux que nous disposions de cette sorte de royaume qu’on
peut difficilement nous contester ? Pourquoi donc ne m’en
satisfais-je pas ? Pourquoi suis-je poussé à chercher une autre
liberté, même dans le domaine de la pensée, qui me paraisse plus
réelle ? Peut-être sentirais-je que si ce royaume est bien le
mien, moi-même en revanche, je ne m’appartiens pas ? Mais que me
manque-t-il pour cela ? Je ne suis pourtant certainement pas
différent de moi-même, de mon corps, de mes pensées. Si je ne
m’appartiens pas, ce n’est donc pas parce que je serais séparé de
moi-même. Mais malgré cette entière coïncidence, puis-je me
comprendre ? Puis-je former des pensées par lesquelles je me
saisisse, et grâce auxquelles je puisse avoir ainsi une certaine prise
sur ce qui se passe en moi ? C’est alors que je me sentirais plus
réellement libre. Seulement pour cela, il faudrait que les
circonstances s’y prêtent. Mais suis-je libre d’en décider ?
On est soi-même autant
qu'on désire être ce qu'on est ;
c'est-à-dire dans la mesure où l'on est libre. Quand je suis malade, et
que je me soigne pour guérir au plus vite, traitant ma maladie comme
une sorte de corps étranger, déplaisant, voire détestable, dont je
cherche à me débarrasser pour retrouver ma forme, je ne désire pas être
cette partie de moi qui constitue mon affection, et je me distingue
d'elle. La frontière entre ma maladie et moi n'est pas facile à tracer
d'un point de vue objectif, car certains considèrent comme leur
appartenant ce que d'autres rejettent comme une altération. Si je me
mets à aimer ma maladie, à l'entretenir, à la voir comme une
caractéristique de ma personne, elle fait partie de moi. Je boite
légèrement, mais je ne voudrais pas marcher « normalement »
comme les autres. Je vois une certaine distinction dans ma légère
difformité, dont la perte me rendrait plus banal. Si je me mets à
détester quelque chose de moi, je m'en détache par là, je m'en détourne
par mon aversion, j'en prends distance le plus possible. Et si je ne
peux m'en défaire, je le subis comme attaché à moi un peu en parasite,
et au fond extérieur à moi. Car je suis mon désir, et je ne puis être
vraiment ce qui s'oppose à lui. Il m'unit à son objet — à ce que je
suis, lorsque je ne m'en distingue pas (lorsque l'union est entière), à
ce que je ne suis pas, lorsque l'objet désiré me reste extérieur. De
même que je ne parviens pas à être tout ce que je désire, de même je
suis encore ce que je prends en aversion quand je ne puis m'en
détacher. C'est éminemment le cas lorsque mon désir lui-même présuppose
ce qu'il cherche à éloigner. Et combien de choses mon désir
n'implique-t-il pas ? Mon corps pour commencer, le milieu qui lui
est nécessaire, les circonstances qui l'ont formé et le forment, la
société qui me constitue intimement, dans ma langue, mes sentiments,
mes idées, et ainsi de suite. Et puis, il y a d'autres désirs qui
s'agrègent à celui que je considère, et que je suis également, formant
le réseau des désirs constitutifs de mon désir. Quoi d'étonnant alors
que les limites de ce que je suis soient incertaines, que je sois plus
ou moins moi-même, et différemment à chaque moment ?
On a bien raison de se rire
des moralistes simplets pour lesquels la morale se résume à régler les
actes permis et interdits, ce qui revient à la confondre avec l'ordre
juridique et à imaginer ses délibérations soumises à une sorte de
tribunal. Un peu de réflexion et de raffinement en ces matières oriente
l'attention vers les attitudes et les sentiments. Voilà ce qu'il s'agit
d'évaluer lorsqu'on se soucie de ne pas juste respecter la loi, mais de
se comporter de la manière la plus sage. C'est pourquoi on s'est
beaucoup attaché à définir la valeur des sentiments, à recommander les
uns et à désapprouver les autres. Aimez, nous dit-on par exemple, mais
soyez dépourvu de haine ; fuyez l'envie ou la jalousie ;
évitez la colère ; adonnez-vous à la compassion, à l'humanité, et
ainsi de suite, avec mille nuances selon les situations, les personnes
et les choses concernées. Il est facile de retomber ici dans des
classifications et règles analogues à celles de la morale prescriptive
en substituant ou ajoutant les sentiments aux actions. C'est là hélas
que s'arrête le plus souvent la pensée morale. On complète le code des
actions permises et interdites par le catéchisme des bons et mauvais
sentiments, sans trop s'aviser que si les actions sont des faits assez
objectifs, les sentiments au contraire ne montrent qu'une face à
l'observation positive et ne révèlent la plus essentielle qu'au sujet
qui les éprouve. Et là, dans la vie morale, les sentiments se
mélangent, se transforment et s'affectent de manière concrètement
indescriptible. Ce n'est plus l'amour ou la haine, la colère ou la
sérénité, mais des complexes où les contraires s'entremêlent, où mille
passions s'associent dans une fluctuation incessante, dont le
psychologue perspicace ne repère que quelques traits fort généraux.
Surtout, la réflexion elle-même rapporte les sentiments les uns aux
autres, élaborant des structures plus ou moins hiérarchisées, dans
lesquelles l'un sera soumis à l'autre, peut-être contraire, et où l'on
pourra trouver des configurations paradoxales telles que la sérénité et
la prudence dans la colère ou la joie dans la tristesse.
Du point de vue du droit,
de la loi, de l'autorité sociale, politique ou morale, il n'y a qu'une
liberté. Ce qui n'est pas interdit est permis, c'est-à-dire laissé au
libre choix de chacun. Il n'en va pas de même du point de vue de la
morale individuelle, où ce choix lui-même est l'objet d'attention. On
peut alors ramener la question à la précédente et concevoir la morale
comme consistant tout entière dans le respect de lois ou de règles.
Simplement, on ajoutera éventuellement à la loi ou à la morale publique
un autre code, jugé découler d'une autre autorité, telle qu'un dieu, la
Raison, la Tradition, etc. La liberté consistera toujours à faire à son
gré ce qui est permis. Dans cette perspective, la liberté est donnée ou
laissée. Mais cette conception ne suffit pas à rendre compte de celle
des libertins, qui voient dans la liberté un état à conquérir. Disons
que la première liberté est statique, et que la seconde est dynamique.
— Cette différence se manifeste dans tous les domaines de la vie.
Prenons l'amour ou l'amitié, en tant que rapports libres, et voyons si
l'on ne peut y trouver un amour statique et un autre, dynamique. Dans
l'un, on se contente d'aimer l'autre tel qu'il est, et l'on s'attend
réciproquement à se voir aimer juste tel qu'on est. Il y a bien sûr
certaines règles à suivre dans les relations humaines, mais au-delà, on
reste libre, et l'amour respecte totalement cette liberté de faire tout
ce qui est permis. Selon son idéal au moins, cet amour est profondément
tolérant. C'est même là sa difficulté, car il faut éviter d'imposer à
l'autre ce que la loi, la morale et d'éventuels contrats entre les
amoureux laissent libre, et cela demande un effort pour réprimer le
désir habituel de soumettre la personne aimée à ses propres volontés.
Même ce que l'on considère comme une faiblesse ou un travers doit être
respecté et, dans l'idéal, aimé. Si la tolérance demande de la peine,
en compensation quelle douceur que de pouvoir se laisser aller dans la
familiarité d'un tel amour ! Avec ses amis, dans la famille
peut-être, on peut se montrer tel qu'on est, et rester tel aussi sans
se voir rejeter, et en se sachant même apprécié jusque dans ses
défauts. Or on voit en quoi un tel amour est statique, puisqu'il invite
à demeurer tel qu'on est, et que c'est peut-être même la condition pour
continuer à jouir du même amour. Car si l'être aimé change, n'est-ce
pas une juste raison de ne plus le reconnaître et de cesser de
l'aimer ? — Cet amour est rare dans sa perfection, certes, mais
courant et bien connu dans ses exemples imparfaits. En revanche, que
serait un amour dynamique ? Sans doute déjà un amour qui ne
prendrait pas naturellement fin avec la modification de l'aimé. Mais
pourrait-on concevoir davantage, un amour qui désirerait et
favoriserait cette transformation, qui l'exigerait même
peut-être ? Alors, pour un tel amour les défauts et faiblesses ne
seraient pas l'objet d'une bienveillante tolérance, mais d'un effort
d'amélioration. Un père éduquant sérieusement son fils pourrait
reconnaître là son sentiment. Mais il représenterait trop l'autorité
morale extérieure pour convenir à l'expression de la liberté qui nous
intéresse. Et il lui manquerait aussi la réciprocité. Il faut donc que
dans ma relation d'amour libre au sens dynamique, au lieu que mon
sentiment implique la tolérance simple des défauts de l'aimé, il vise
sa perfection. Et s'il faut que cette perfection ne soit pas un idéal
extérieur que je chercherais à lui imposer, alors elle doit être son
idéal intime. Et en outre, la relation étant réciproque, je dois
désirer atteindre moi-même l'idéal que je me vois représenter pour lui,
et loin de m'abandonner à mes faiblesses en demandant l'indulgence au
nom de l'amour, je dois m'efforcer de les dépasser pour me rendre digne
de cet amour. Cela ne se voit guère, me direz-vous. Et pourtant l'idéal
en a été exprimé dans la littérature courtoise, où le chevalier ne juge
pas que l'amour le dispense de devenir parfait, mais se sent obligé au
contraire de se rendre lui-même aussi parfait que le méritent son
sentiment et la dame de son cœur. Pure illusion menant dans la réalité
au ridicule d'un Don Quichotte ? — Ainsi se manifesterait la
conquête de la liberté dynamique dans le domaine de ces sentiments.
Pour des êtres dont la
puissance est limitée et surpassée par celle de nombreux autres êtres,
la crainte est très salutaire. Sans elle, les mortels mourraient très
vite. Et pourtant, peut-être à cause de son caractère vital, ce
sentiment tend à l'exagération, et elle en vient souvent à paralyser le
mouvement d’éviction du danger qu'elle amorce, voire à précipiter sa
victime terrifiée dans la gueule de l'ennemi. Il est donc important de
maîtriser la peur. Mais dans cette tentative, le même excès tend à se
reproduire, et l'épouvante de la frayeur pousse à se réfugier dans son
objet ultime, et à chercher l'abri de la mort même. Ou du moins on en
vient à désirer ce qui lui ressemble le plus, ce dont elle est
l'extrémité, le repos. Faire le mort pour échapper à la mort, c'est une
tactique répandue dans le monde animal, et parmi les hommes certains en
font leur stratégie universelle. Ne bougez plus, ou le moins possible,
nous disent-ils, fiez-vous à la mort pour vous conduire au plus parfait
repos, le havre de paix, le paradis. N'avancez que pour arriver au port
le plus vite possible. La vie n'est que le détour pour atteindre la
mort, et à défaut le plus parfait repos encore compatible avec la
survie. Il est vrai, la vie est mouvement, aventureux, risqué,
mouvement qui se perpétue, qui cherche à se perpétuer, désir insatiable
de mouvement. A côté de la sagesse de la terreur, qui veut éliminer
toute peur dans le repos complet, il y en a une autre qui vise à
modérer la crainte pour ne pas paralyser le mouvement. La première
désire une liberté entière, en se délivrant de la crainte avec la vie.
L'autre désire une liberté plus relative, toujours menacée et toujours
inventive, pour vivre davantage. Non, nous libertins, nous ne cherchons
pas cette liberté absolue qui nous abolit avec elle, mais la libération
continuée, indéfiniment, sans cesse progressant. — Le choix n'est-il
pas ici affaire d'énergie ? Celui qui déborde de vie s'ébat de
tous côtés, il danse, chante, court, jongle avec les idées, pour le
seul plaisir de jouir de ses mouvements. De repos, il ne veut rien
entendre. Mais quand il est fatigué, le mouvement lui pèse, et il
aspire au repos. L'oscillation entre l'un et l'autre se produit
inévitablement. Mais c'est encore un mouvement qui fatigue les uns et
régénère les autres. La sagesse libertine n'est-elle pas un art du
rythme ?
Un philosophe ne reconnaît
rien de sacré en dehors de sa détermination à ne rien exclure de son
enquête critique. Aussi ceux qui veulent limiter la critique par la foi
s'ingénient-ils en vain à se faire passer pour philosophes aux yeux de
ceux qui le sont vraiment ; ils ne peuvent être tout au plus que
des théologiens ou des idéologues. Et s'ils se font adorer par leurs
disciples, il va de soi que ceux-ci ne valent pas mieux. On s'étonnera
certes de trouver dans le prétendu monde philosophique des fidèles de
théologiens, de prophètes, de charlatans divers sous le nom de
philosophes en si grand nombre qu'ils en constituent la très large
majorité. C'est pourquoi les marques de mépris moral et intellectuel
pour les Kant, Hegel, Marx, Heidegger et consorts sont aussitôt
éprouvées comme des blasphèmes et réprouvées avec la plus grande
énergie et presque unanimement par des gens qui professent pourtant,
mais combien hypocritement pourrait-on croire, la liberté de la pensée.
D'ailleurs combien de lecteurs, parmi les intellectuels, seront-ils
arrivés jusqu'ici l'esprit calme et le sourire aux lèvres ? Il est
plus surprenant encore de voir ceux qui s'affirment les disciples
d'authentiques philosophes, tels qu'un Spinoza, défendre leur idole
avec le même zèle fanatique, car ce n'est sûrement pas de tels maîtres
qu'ils auront appris ces attitudes de dévots. Ne voudraient-ils donc
pas de la liberté rationnelle qu'enseignent leurs écrits ? Au
contraire, ils affirment également les suivre sur ce point. Il faut
donc qu'il ne suffise pas de décréter, même très solennellement, qu'on
veut se libérer de tout préjugé pour y parvenir, mais que ce soit là un
exploit exigeant, un exercice difficile et constant. On comprend alors
que les philosophes soient très rares, même parmi ceux qui prétendent
au titre, ouvertement ou sournoisement. Et ils s'agitent bien en vain
les politiciens et autres gardiens de la morale et de la foi qui
s'évertuent à empêcher que l'enseignement des amis de Socrate ne dévoie
la jeunesse et les braves gens. Laissez-les sans crainte se faire
séduire par l'idéal de la liberté, la plupart n'iront pas loin dans ce
sens, quoi qu'ils en disent, et ils reviendront vite réclamer du sacré
pour s'agenouiller !
Il était une fois, en ces
vieux temps des tout débuts de l'histoire, une peuplade fort pieuse.
Ils ne couraient plus à moitié nus à travers les forêts, mais, grâce à
leur esprit inventif, jouissaient de certains avantages techniques.
C'est ainsi qu'ils fabriquaient des chariots pour leurs transports. Un
jour, après avoir observé périr des tributs voisines faute de tels
moyens, leur sorcier, inspiré, leur fit de grandes louanges de la roue,
les enfla tant qu'il l'éleva au rang d'une divinité. Dans
l'enthousiasme, ils décidèrent que pour la remercier de ses bienfaits,
ils lui voueraient un culte et, pour ne pas la profaner, renonceraient
à l'utiliser. Voilà comment ils en perdirent les bénéfices au moment
même où ils les avaient le plus loués.
On a pu dire que dans son
livre mal famé, sous le couvert d'instruire les princes, Machiavel
avertissait les peuples de leurs principes. C'est ainsi qu'on ne parle
pas toujours à celui à qui l'on s'adresse ouvertement, mais à des
auditeurs fortuits dont on feint d'ignorer la présence. Ce sont alors
des discours obliques qui, comme les anamorphoses des peintres, ne se
livrent pas de face. N'y a-t-il pas même des choses qu'on ne saurait
dire autrement ?
Certains estiment qu'il
nous faut nous tenir à l'écart de la politique, éviter de nous en
préoccuper et surtout de nous en mêler, sauf quand une situation
particulière l'exige impérieusement, et dans cette mesure seulement.
Pourquoi en effet rechercher la vie politique ? N'est-ce pas avant
tout le pouvoir qu'on y cherche ? Or celui-ci est moins utile
qu'on ne l'imagine. Il permet d'obtenir des biens matériels, ce qui
n'est pas négligeable. Mais à cette fin la richesse est sans doute un
meilleur moyen que la politique, plus direct et efficace la plupart du
temps. Et de toute manière, on ne jouit jamais que d'une quantité
limitée de cette sorte de biens, au-delà de laquelle le reste ne sert
plus qu'à satisfaire la vanité. C'est d'ailleurs celle-ci également qui
pousse à désirer le pouvoir politique. Pour les exigences et les
plaisirs d'une vie individuelle, il est peu utile de disposer de
pouvoirs très étendus, sinon pour se complaire à se voir connu et envié
des autres. Mais est-ce là ce que nous désirons principalement ?
Nous connaissons trop les hommes pour nous réjouir beaucoup des
acclamations, même sincères, des gens normaux. Quelques amis choisis
nous forment une compagnie infiniment plus agréable. Et non seulement
le pouvoir ne permet pas de nous les acquérir, mais il est souvent un
obstacle à ces relations franches et délicates. Les opinions des foules
ne nous intéressent pas, sinon pour les observer et en épingler les
ridicules. Mais on ne peut guère en rire avec ces foules elles-mêmes.
Et sans prétendre que les hommes politiques ne puissent s'en moquer
également, on peut remarquer pourtant que pour y prendre plaisir ils ne
sont pas si bien placés qu'un particulier dans son petit cercle d'amis.
Pourquoi nous qui jouissons dans nos vies privées de la liberté, de la
lucidité, de l'exercice de l'intelligence, nous aventurerions-nous dans
les immenses travaux ennuyeux de la recherche du pouvoir ? — Mais
il y a des temps où une judicieuse retraite ou bien n'est pas possible
ou bien se voit gravement menacée. Les vieux amis peuvent encore se
parler, mais il est devenu difficile de s'en faire de nouveaux tant le
conformisme règne et se trouve imposé à tous, rendant dangereuse
presque toute manifestation de pensée libre. Dans ces conditions, la
question n'est plus de savoir si la vie politique contribue directement
à l'accomplissement individuel, mais il s'agit de rendre celui-ci
possible dans la société en desserrant l'étau des forces qui lui font
obstacle. Or est-il si peu fréquent que notre société se trouve dans
cette situation ?
Oui, je vous entends crier
sur votre petite tour, où vous montez pour avertir les gens du malheur
imminent. Hélas, vous ne disposez pas du beffroi de l'hôtel de ville.
Ce sont d'autres personnes, celles qui mènent les affaires, qui
l'occupent et qui n'ont cure de vos messages de malheur. Mais, dans ce
quartier périphérique, vous n'êtes pas si mal placé pour vous faire
entendre de bien des passants, dont certains seulement s'arrêtent un
moment, et hochent la tête, avant de repartir. Vous expliquez la
situation de façon convaincante, et si vous parliez du beffroi, on se
laisserait persuader. Mais qui êtes-vous pour qu'on vous prenne au
sérieux ? Les affaires marchent plus ou moins bien. La vie ne
continue-t-elle pas son cours malgré vous, tant bien que mal ?
Allons, oiseau de malheur, sois raisonnable et reviens dans la ronde,
se dit le passant en reprenant sa marche. Quant à moi, vous me
convainquez aisément, mais bien inutilement, puisque je vois déjà comme
vous ce malheur dont vous voulez nous avertir, désespérément, en criant
toujours plus fort à mesure que vous voyez les gens passer tout droit,
ou hocher la tête avant de reprendre leur chemin. Il est vrai qu'il y a
bien de rares badauds qui deviennent pensifs et vous approuvent
peut-être même. Mais personne n'écoutera ces quelques insignifiants
dans les affaires du monde s'ils vont répéter votre avertissement plus
loin. Vous vous égosillez, vous renforcez vos arguments, votre voix
devient éraillée, et vous suffoquez de ne faire que souffler un peu sur
l'indifférence générale. J'entends bien que vous êtes scandalisé. Vous
ne pouvez pas croire tout de même que vos concitoyens soient simplement
dépourvus de raison. Et pourtant, incapables de vous réfuter ils vous
ignorent néanmoins comme si vous-mêmes ne raisonniez pas. Je le sais.
Ils n'ont pas envie de vous entendre parce qu'ils préfèrent leur
illusion coutumière, et c'est toute leur raison. Je me souviens que
jadis, je ne pouvais non plus croire les hommes si dénués de raison, de
volonté de raisonner. Mais je le sais, et, non, je ne chercherai plus
une tour pour les appeler en vain.
— Je m'étonne que vous qui
avez si souvent comme moi apprécié le soutien de notre gouvernement à
des dictateurs, vous défendiez pourtant la démocratie autrement que par
des discours de façade.
— Eh bien ! laissez-moi vous
convaincre de partager mes convictions à cet égard. Je vous montrerai à
quel point nous profitons de la démocratie, et à quel point elle nous
est même tout à fait indispensable.
— J'en doute fort. Vous savez
pourtant combien il est plus facile de mener nos affaires lorsqu'il
suffit de traiter avec un dictateur que lorsqu'il faut se soucier de
contenter ou de tromper tout un peuple, aussi bête soit-il. Un
dictateur, c'est un homme que nous pouvons acheter, et que nous mettons
donc à notre solde, un valet ou un intendant, qui adapte la politique
de son pays à nos besoins et s'occupe pour nous de la tâche fastidieuse
de mâter et de tromper le peuple.
— Bien entendu, c'est ce que
nous savons en effet. Mais ce n'est qu'un aspect très partiel, une vue
trop sectorielle. Qu'il y ait un certain nombre de dictateurs sur notre
planète, c'est une bonne chose, qui nous facilite nombre d'affaires,
mais nous aurions tort de généraliser et de désirer que tous les pays
soient dirigés ainsi.
— Pour moi, je m'en
satisferais, mais je serai curieux de savoir pourquoi vous ne
trouveriez pas une telle situation idéale.
— Comme je vous le disais,
non seulement elle ne serait pas idéale, mais elle nous rendrait la vie
très difficile et représenterait pour nous un grand obstacle. Il faut
distinguer en effet. Lorsqu'il s'agit de pays relativement mineurs, peu
puissants, étrangers au nôtre, il est très expédient d'y trouver un
seul interlocuteur que nous pouvons influencer à notre gré. Ces
dictateurs sont comme vous le dites en quelque sorte nos valets ou nos
intendants. S'ils ne nous obéissent pas, nous avons les moyens de les
punir. Mais ce qui importe aussi grandement, c'est que l'inverse ne
soit pas vrai. Si nous leur étions soumis, si nous étions leurs sujets,
le rapport se renverserait rapidement et c'est eux qui nous
maltraiteraient et nous dépouilleraient.
— Qui serait assez idiot pour
placer tous ses œufs dans un même panier et s'enfermer dans un pays,
sous la puissance d'un dictateur ? Quand on mène ses affaires
partout
dans le monde, dès que l'un remue et se montre menaçant, on se retire
ailleurs et on l'attaque en restant hors de sa portée.
— Oui, bien sûr, mais vous ne
réfléchissez pas au fait que cette possibilité implique qu'on ne puisse
vous enfermer. Et pour cela, il faut que vous ayez justement vos
assises hors de portée de chacun de ces dictateurs, c'est-à-dire de
tous. Et c'est précisément pourquoi il nous faut le terrain de
démocraties pour pouvoir agir comme nous le faisons sur les dictateurs.
C'est dans les démocraties seulement que nous ne sommes pas directement
soumis au pouvoir arbitraire de ces gens et que nous trouvons à leur
échapper à chacun et à tous, parce que nous y trouvons les points
d'appui à partir desquels nous les manions tous.
— Votre remarque n'est pas
dénuée de sens, mais c'est un peu paradoxal. Me faudrait-il devenir
démocrate ? Je n'arrive pas à me l'imaginer. Il doit y avoir une
faille
dans votre raisonnement.
— N'exagérons rien. Il y a
plusieurs façon de soutenir la démocratie, déjà parce qu'il y a de
nombreuses manières de la concevoir. Il ne s'agit sûrement pas de
chercher à ce que la démocratie profite d'abord au peuple. Mais il nous
faut trouver la façon de nous la rendre profitable en premier lieu, et
c'est possible avec un peu d'habileté, comme nous le faisons d'ailleurs
presque instinctivement. Pour nos affaires, nous avons besoin d'une
certaine liberté, et donc il faut que personne ne soit vraiment
au-dessus de nous. Pour cela, le pouvoir du peuple est un excellent
moyen d'empêcher que le pouvoir politique ne nous asservisse. Nous
pouvons manipuler le peuple, en partie par ses propres représentants
politiques, tout en manipulant ceux-ci par l'intermédiaire du peuple.
— Bien sûr ! Et vous savez
aussi combien cela nous coûte. Il nous faut maintenir en permanence
auprès des gouvernements des groupes de pression. Il nous faut financer
les campagnes des candidats les plus favorables à nos affaires. Il nous
faut les sélectionner, les convaincre, les former, les surveiller.
Quelle charge ! Nous devons devenir des politiciens nous-mêmes,
dans
l'ombre, au lieu de nous occuper de nos seules affaires ou presque.
— Oui, c'est un grand
travail. Oui, tout cela demande beaucoup de ruse, d'énergie et de
dépenses. Mais je vous le répète, c'est indispensable. C'est à ce prix
que nous pouvons faire des gouvernements dont nous dépendons, nos
propres créatures. Ces gens savent bien qu'ils ne se font élire que
grâce à nous, et que c'est le financement de leurs campagnes
électorales qui détermine le vote du peuple. Ils ne peuvent donc pas
s'émanciper de nous, parce que nous tenons l'opinion et le peuple dont
ils dépendent, même s'ils le méprisent comme nous.
— Mais le peuple lui-même est
avide. Combien il nous coûte ! N'est-il pas plus aisé de
satisfaire un
dictateur et ses proches ?
— Vous savez bien que leur
avidité n'aurait pas de bornes si nous ne pouvions leur en imposer, et
que nous ne le pouvons que parce qu'ils ne nous tiennent pas comme
leurs sujets.
— Alors ne vaut-il pas mieux
prendre le pouvoir nous-mêmes ?
— C'est encore plus épuisant,
plus risqué et cela nous détournerait de nos affaires, qui nous donnent
un pouvoir plus caché peut-être, mais combien plus grand.
— Oui, je vous l'avoue, je ne
prendrais la place de ces pantins de dictateurs qu'en tout dernier
recours.
— Vous voyez bien que nous
avons besoin de la démocratie chez nous, et même qu'il faut que nos
États démocratiques soient plus puissants que les autres, pour nous
permettre de les dominer et de leur imposer nos conditions.
— Étrange ! Mais avouez que
les démocrates sont nos ennemis, qui auraient tôt fait, si on ne les
retenait, de distribuer nos fortunes dans les poches de la populace.
Vous ne pouvez vous allier à eux !
— Il ne s'agit pas de cela.
Comme je vous le disais, la démocratie peut prendre bien des formes, et
il nous faut lui donner celle qui nous est le plus favorable. Il faut
maintenir en général le peuple dans l'ignorance et la docilité, mais
sans le rendre entièrement inerte non plus, parce que nous avons besoin
de lui pour mener le gouvernement par la laisse. Il faut donc que le
gouvernement craigne suffisamment le peuple. Mais il n'est pas utile
que celui-ci soit savant et lucide, puisqu'il doit rester aussi
influençable que possible par nos moyens de manipuler l'opinion, la
publicité, les médias, la propagande sous toutes ses formes, qui
coûtent et qui pour cette raison justement sont au service des riches.
Vous dites que tout cela revient cher. Mais c'est le prix à payer pour
conserver la liberté de mener nos affaires et de nous enrichir.
— Bizarre ! Je vais y
réfléchir... Amuser le peuple, et y mettre le prix qu'il faut, quoique
pas plus, l'abêtir pour qu'il se laisse mener où nous le voulons et
dominer le monde avec quelques fortes démocraties réduites à cela,
c'est une idée, je l'avoue. Et en somme, c'est proche de ce que nous
faisons naturellement, ainsi que vous le remarquiez.
— Mais chut ! Cela n'est pas
pour toutes les oreilles...
Le plaisir de tromper a sa
hiérarchie, sa bassesse et sa noblesse. Il est bien vulgaire de
chercher des dupes simplement pour les dépouiller. Il est déjà plus
amusant de jouer des tours aux brutes et aux vaniteux pour s'en moquer.
Mais la vraie jouissance en la matière vient de l'art de déjouer les
artifices et les mystifications des fourbes et des hypocrites.
Qui n'a rêvé d'une humanité
perfectionnée dans laquelle la vie sociale deviendrait franchement
agréable ? Certains insistent sur l'absence de conflits violents,
et voudraient voir disparaître l'agressivité des hommes et croître à la
place une bienveillance générale. D'autres sont rebutés par la bêtise
ambiante et désirent vivre dans un monde idéal de personnes
intelligentes, pensant d'ailleurs que les divers maux disparaîtraient
grâce à cette qualité. Et plusieurs, dont je suis, se satisferaient
d'extirper des caractères l'un des défauts les plus répugnants et les
plus néfastes à la société, la fausseté, l'hypocrisie, la fourberie, la
mauvaise foi, et s'estimeraient parfaitement heureux de vivre parmi des
gens francs et honnêtes. Qu'importerait alors que certains soient moins
intelligents, s'ils étaient capables de la bonne foi les menant à
reconnaître la supériorité des plus doués et de les suivre lorsqu'ils
ont raison ? Qu'importerait même leur agressivité, si elle
s'affirmait franchement et ne se cherchait pas de fausses
justifications ? Car ne se laisserait-elle pas alors apaiser par
de justes raisons ? A cette perspective, je m’arrête, et je rêve
de cette société où il serait possible de vivre sans arrière-pensées
parce que personne ne songerait à cacher son jeu pour profiter de ce
que les uns disent afin de le retourner contre eux comme des armes pour
les attaquer sournoisement. Là, les arguments auraient un effet
immense, inconnu chez nous, parce qu'ils seraient envisagés
franchement, et non hypocritement déformés et refoulés. Les disputes ne
s'évanouiraient pas, mais elles naîtraient d'oppositions franches,
réelles, et les discussions porteraient sur de véritables problèmes,
abordés sans faux-fuyant. Mais cessons de rêver, cette franchise est
rare chez les hommes, et aucune éducation ne paraît pouvoir l'étendre
suffisamment pour autoriser à s'y fier. On peut bien la recommander, en
montrer la beauté, s'y former soi-même et pousser les autres à le
faire, avec un succès relatif. Si elle n'est pas universelle, si elle
n'est pas entière, alors le doute abolit la simple confiance. Pire, en
réalité l'illusion d'une honnêteté plus répandue qu'elle ne l'est
conduit à devenir la victime des fourbes et les enhardit, donnant le
pouvoir aux filous sur les braves gens, comme on le voit tous les
jours. C'est pourquoi l'éducation à la liberté doit résoudre un
paradoxe difficile, en formant les caractères à la franchise, autant
que possible, et en rendant habile à détecter toutes les formes de
ruses, ce qui semble se contredire, au moins à première vue. En vérité,
peut-on devenir franc sans avoir appris à se défier de ses propres
ruses ?
Pour nous qui luttons
contre les superstitions impliquant d'habitude la croyance en plusieurs
dieux ou en un seul, comme dans le christianisme, l'affirmation
effective de la laïcité de l'État semble devoir représenter un progrès
important. Elle allège le fardeau de l'obéissance aux ensembles de
dogmes posés comme indiscutables qu'imposent les religions dominatrices
et autoritaires. Elle ne l'enlève pas tout à fait, elle retire
seulement aux églises leur autorité politique. Pour les individus, la
liberté de penser et d'agir en augmente d'autant. Mais cela
suffit-il ? On pourrait certes désirer rendre laïques également
certaines sphères de la vie privée, comme l'éducation depuis la petite
enfance. Mais cela reviendrait juste à étendre un peu le domaine de la
laïcité en supposant qu'elle représente le moyen ultime pour nous
délivrer de la tyrannie religieuse. Or l'idée d'une laïcité entière est
contradictoire, parce que ce qui est laïque doit se comprendre par
rapport à ce qui est religieux et reste donc relatif à la religion.
C'est en effet du point de vue de la religion exclue qu'une personne,
une chose, un mode de vie, une institution, sont considérés comme
laïques. L'état laïque est donc compris négativement par rapport à la
religion supposée représenter la conception positive. On répliquera
peut-être que c'est une simple question de mots, qui n'empêche pas une
conception positive de la chose, la laïcité elle-même. Et assurément,
le sens des mots n'est pas lié indissolublement à leur étymologie ou à
leur histoire. Il est vrai que le terme utilisé serait indifférent s'il
pouvait être vidé de sa signification antérieure. Or ce n'est pas le
cas ici, où la conception même de la laïcité demeure relative par
rapport à la religion. On le voit bien dans l'effort pour rendre la
laïcité plus réelle à travers un processus de purification qui devrait
idéalement aboutir à rendre l'État parfaitement neutre, c'est-à-dire
sans aucune trace ni penchant religieux. Car pour effectuer cette
épuration, il faut considérer la religion qu'on s'ingénie à éliminer de
l'État. Toute trace de religion sera alors perçue comme une impureté
empêchant la parfaite neutralité ou stérilité religieuse de l'État.
Corrélativement, tout ce qui sera perçu comme religieux devra être
réservé au domaine exclusif des religions, sous peine d'affecter la
pure laïcité. Et voilà comment c'est la conception de ce qui appartient
à la religion qui définira les limites de l'autorité de l'État. Cette
méthode laisse un levier dans les mains des religieux pour tenter
d'interdire toute interférence dans ce qu'ils définiront comme
appartenant à leur religion, et pour essayer de restreindre à leur
profit, à partir de ce critère, le domaine d'autorité de l'État. Il
vaudrait mieux que celui-ci, plutôt que de chercher à devenir neutre ou
laïque, se conçoive comme chargé de définir les conditions religieuses
de la liberté religieuse.
Loin de nous la sotte idée
de l'égalité selon laquelle tout homme vaudrait n'importe quel
autre ! Nous avons suffisamment l'expérience d'avoir changé pour
savoir que nous sommes devenus bien meilleurs. Nous avons suffisamment
l'expérience des hommes pour savoir que certains valent bien mieux que
d'autres. Nous pouvons laisser l'idéologie de l'égalité à ceux qui
n'ont pas de sens, ne voient, ni n'entendent, ni ne goûtent. Et nous ne
commettrons pas avec eux la faute de confondre le droit et la morale.
Pour choisir entre la monarchie, l'aristocratie et la démocratie, nous
ne nous demandons pas laquelle est le plus ou le moins égalitaire.
Quand nous raisonnons de politique, nous cherchons quel régime, quelles
institutions favorisent les meilleurs, incitent à devenir meilleur. Et
nous ne voyons pas d'objection de principe à l'hypothèse que ce régime
puisse se trouver dans une forme de démocratie, émancipée de
l'idéologie de l'égalité.
Bien qu'aucune loi ne nous
interdise de nous déclarer athées, nombreux sont ceux qui préfèrent se
dire agnostiques pour signifier qu'ils ne sont pas croyants. Quelle est
la raison de ce choix ? C'est la prudence, la tolérance, la
parfaite honnêteté intellectuelle, le souci intransigeant de la vérité.
En effet, pour se prétendre athée, ne faut-il pas savoir vraiment que
Dieu n'existe pas ? Il faudrait donc en avoir la preuve, une
évidence totale ; sinon le non-croyant ne devient qu'un croyant
inversé qui, au lieu de croire qu'il y a des dieux, décide tout aussi
arbitrairement qu'il n'y en a pas. Or, selon les mêmes critères par
lesquels nous refusons les démonstrations de l'existence de Dieu, ne
devons-nous pas reconnaître que nous n'avons certainement pas de
démonstration de son inexistence non plus ? Se déclarer athée,
n'est-ce donc pas de l'imprudence, puisque c'est affirmer ce qu'on ne
sait pas vraiment ? de l'intolérance, puisque c'est opposer à la
croyance des autres la nôtre, tout aussi arbitraire ? de
l'hypocrisie, puisque c'est feindre de s'attribuer une vérité qu'on ne
possède pas ? un mépris des exigences de la vérité, en sautant
cavalièrement par dessus des doutes légitimes ? Oh ! la belle
âme que celle d'un agnostique ! Comment ne pas approuver un si
extrême scrupule moral et intellectuel ? C'est celui même qui
anime les vrais sceptiques, se refusant à affirmer ou à nier là où
subsiste le moindre doute. Bref, selon ses propres principes,
l'agnostique est un parfait sceptique. Car y a-t-il la moindre chose
dans le monde qui nous soit prouvée hors de tout doute et qui ne nous
oblige à une noble suspension de jugement ? Et il serait tout
aussi injuste et inconsidéré de prétendre pouvoir soutenir avec une
évidence incontestable que les enfants ne puissent naître dans les
choux, que la démocratie soit préférable à la tyrannie despotique, que
les sorcières ne volent pas sur des balais ou que ma vie ne se réduise
pas à un long rêve. Or, étrangement, si un authentique sceptique ne
voit aucune difficulté à suspendre son jugement sur tous ces sujets,
nos si scrupuleux agnostiques ne font aucun scrupule à se prononcer ici
comme sur mille autres points de manière parfaitement catégorique.
C'est donc en tout cas qu'une extrême exigence de vérité et d'évidence
parfaite n'est pas leur mobile véritable. A une époque où les athées
devaient fuir la persécution, il était osé de mettre en doute les
vérités de la foi officielle, et raisonnable de s'en tenir là en
public. Cette prudence ne se justifie plus. De quoi nos agnostiques
ont-ils peur pour s'effrayer encore de l'athéisme ?
Depuis qu'il est devenu
vain de confondre l'athée avec le mécréant, parce que l'absence de
croyance superstitieuse n'est plus infamante, bien au contraire, on
l'accuse à l'inverse de ne différer du fidèle que par une sorte de
croyance à l'envers. Car ne croit-il pas à l'inexistence de Dieu comme
le fidèle croit à son existence ? En somme, ce sont des actes de
foi symétriques et la raison n'est pas plus d'un côté que de l'autre.
Voire, elle est du côté du fidèle, qui est au moins cohérent avec
lui-même en reconnaissant son acte de foi. — Misérable sophisme !
Ce n'est pas parce qu'on ne peut prouver l'existence de Dieu qu'il est
impossible de prouver suffisamment son inexistence. Personne ne
parviendra à prouver l'existence d'un cercle carré (selon la
signification usuelle de ces termes) parce que, justement, ce concept
peut être démontré absurde. Mais qu'est-ce que Dieu ? Évidemment
que si c'est un mot sans signification déterminée, on en peut dire
aussi n'importe quoi. Mais comprenons-le selon l'idée que s'en font
généralement les fidèles, comme un être tout puissant et entièrement
bon. Nous tenons déjà notre cercle carré. Tout puissant, il peut éviter
qu'il y ait du mal dans le monde, car sinon il aurait rencontré un
obstacle à sa puissance et se verrait limiter par une puissance
supérieure à la sienne. Entièrement bon, il ne peut vouloir le moindre
mal. Donc il ne peut créer qu'un monde parfaitement bon, sans
imperfection, dénué de tout mal. Mais ce n'est pas celui dans lequel
nous vivons, et notre expérience du mal est totalement incompatible
avec ce Dieu. Aussi l'aveuglement de la foi qui adopte une telle
absurdité manifeste encore l'imperfection des facultés humaines et
l'impuissance du dieu bon ou la méchanceté du dieu tout puissant.
Les anciens sages
estimaient que la possibilité de se suicider représentait la garantie
de la liberté, voire la condition d'une entière et véritable liberté.
Car il faut pouvoir éviter toute contrainte, ou, ce qui revient au
même, toute contrainte non acceptée. Mais notre puissance est limitée,
et il arrive que des forces supérieures nous soumettent. Dans ces cas,
seule la mort nous permet d'éviter la sujétion. C'est pourquoi le
pouvoir de se suicider est la garantie ultime de la liberté. Or nous
avons ce pouvoir, et celui qui sait par exemple retenir son souffle
jusqu'à l'étouffement complet, personne ne peut l'obliger à vivre
contre son gré. — Tout cela, c'était vrai en des temps plus innocents.
De nos jours en revanche, la société a le pouvoir de nous maintenir en
vie contre notre volonté, et de nous contraindre à respirer par des
machines, par exemple. Nous pouvons encore nous suicider, quoique
toujours plus difficilement, et avec moins d'assurance de réussir et
d'échapper à toute réanimation. Nous voyons toujours plus de gens qui
aspirent à la mort et ne peuvent se la donner. Il nous faut abandonner
l'espoir de réaliser tout à fait l'ancien idéal de la liberté. Cela
n'afflige d'ailleurs guère la plupart de nos moralistes, qui s'en
réjouissent au contraire, la liberté n'étant pas du tout un idéal à
leurs yeux, sinon de manière très subordonnée. C'est souvent la vie
plutôt, qu'ils posent comme valeur suprême. La vie biologique. La vie
voulue par la société et la morale ambiante. Au nom de cette valeur,
ils veulent interdire le suicide, et ils y réussissent toujours plus
efficacement. Un jour peut-être, la superstition idiote des idolâtres
de la vie cédera la place à une morale plus éclairée qui, au lieu de
réprimer le suicide, l'organisera. De toute manière, même si le progrès
moral redonne plus de poids à la liberté, celle-ci ne sera entière que
pour ceux qui seront assez habiles pour s'assurer le pouvoir de mourir
à leur guise. — Mais est-il bien vrai que le suicide ait une valeur
positive ? Quand on souffre, on désire la fin de ses maux, et
quand la souffrance est insupportable, apparemment liée à la vie même,
on peut désirer la fin de l'une et l'autre, de l'une par l'autre. Cela,
tout le monde le conçoit. Et seuls les plus fanatiques de la
superstition de la vie ou du vil asservissement à quelque divinité
cruelle refuseront encore le soulagement de la mort aux malheureux que
la fatalité a voués à un supplice sans fin, un soulagement que la pitié
nous pousse à accorder même aux animaux. Mais la mort peut-elle être
désirée pour elle-même ? Certainement non, sinon par les
superstitieux qui se figurent que quelque paradis leur est destiné.
Elle n'est cependant pas plus à craindre en soi pour les esprits libres
qui l'envisagent comme telle, sans redouter un enfer imaginaire. Il
faut donc avouer que la mort ne peut valoir qu'autant que la fin de la
souffrance, sans aucune compensation, aucune jouissance même de la fin
de cette souffrance. En ce sens, on peut bien dire qu'elle vaut comme
par une sorte de désir désespéré, réduit donc au degré le plus faible
du désir. Néanmoins, il y a des situations où la fin de la souffrance
est en fait tout ce qui nous reste à désirer, et où ce désir correspond
à notre plus grand bien. L'espion qui s'aventure dans les plus extrêmes
dangers avec la confiance que lui donne sa capsule de cyanure, montre à
quel point le pouvoir de mourir plutôt que de souffrir la pire torture
est un avantage dans la vie. — Il y a le suicide lui-même, et également
l'idée du suicide, la perspective de pouvoir le commettre, et cette
idée est très positive, elle est un constituant de notre expérience,
modulant notre façon de vivre elle-même. On se tromperait en pensant
que le suicide soit l'accomplissement suprême de la liberté, alors
qu'il n'en est que le garant ultime. Ce n'est pas en mourant qu'on est
le plus libre, car la liberté ne consiste pas à quitter la vie, mais
c'est grâce à la confiance en son pouvoir de mourir que la liberté de
vivre peut devenir entière. En ce sens, l'idée du suicide a une extrême
importance morale. Si l'homme est libre, c'est dans la mesure où, au
lieu de suivre l'ordre des choses et des impulsions comme il se
présente à première vue, il réfléchit et se forme une idée de ce qu'il
veut être et vivre. La valeur morale ne se fonde-t-elle pas sur
l'exigence d'une certaine forme de vie et le refus de la pure vie
privée de cette forme ? Or l'idée du suicide, lorsqu'elle est
cultivée, implique la détermination des limites de cette forme, de
celle d'une vie méritant d'être vécue, et par conséquent des conditions
dans lesquelles elle ne le mérite plus. Exclure la possibilité du
suicide, c'est donc à l'inverse rendre impossible la vie morale.
A partir de quand dans sa vie un homme en vient-il à ne plus vouloir découvrir de meilleurs principes de vie, de peur de devoir admettre qu’il a vécu selon de moins bons ? N’est-ce pas au moment où il se met à jouir davantage de son passé que de son présent et de son avenir ? Mais comment peut-on en arriver à sacrifier la réalité et ses perspectives à la relative inconsistance du souvenir ? Pour y parvenir, ne faut-il pas vivre dans les images plus que dans la réalité ? Ne faut-il pas accorder plus d’importance à l’image de soi qu’à son vécu réel ? Bref, ne faut-il pas être dominé par la vanité ? Car s’il s’agit de cultiver sa figure, il arrive un moment dans le cours de la vie où le poids du passé ne peut plus être renversé ni rééquilibré par celui de l’avenir. A la limite, celui qui sur son lit de mort découvrirait qu’il a mal vécu ne ferait que condamner sa vie, n’ayant plus le temps de la changer. S’il veut que sa mort achève en beauté la figure qu’il s’est donnée jusque là, ne vaut-il pas mieux qu’il refuse ce genre d’amère découverte ? Pour la même raison, un savant plus soucieux de sa réputation que passionné par la science préférera défendre à tout prix les vérités qu’il a découvertes ou soutenues, plutôt que de les reconnaître fausses au moment où il n’est plus capable d’acquérir la gloire d’en développer de nouvelles.
Beaucoup ne s'intéressent
vraiment aux autres autour d'eux qu'en tant qu'ils sont les
représentants d'une société. Ainsi voit-on des acteurs ne vivre
véritablement que sur la scène, face au public, et demeurer assez
indifférents aux personnes qu'ils connaissent en particulier. C'est le
public qu'ils aiment, c'est de lui seul qu'ils veulent être aimés. Le
bruit de ses applaudissements leur procure le plus grand bonheur.
Ensuite, les particuliers qui viennent les louer après le spectacle
leur font encore plaisir, dans la mesure où ils prolongent l'écho de
cette voix publique. Mais dès qu'ils ne paraissent plus que comme des
particuliers, détachés de ce public, comme ses membres disjoints, ils
se vident de leur consistance et perdent tout intérêt réel. N'est-il
pas étonnant que ce public si fascinant, si adoré, ne soit finalement
composé que d'individus ennuyeux ? Mais c'est que le public,
quoiqu'il ne soit pas tout à fait indépendant de ceux qui le composent
ni de leur caractère et de leurs qualités, forme une réalité supérieure
à eux, comme une sorte de nouvelle personnalité, plus puissante, plus
vraie, seule digne d'être absolument aimée. D'ailleurs, ceux qui
jouissent de la faveur du public ne sont pas les seuls à éprouver sa
supériorité. Ses membres eux-mêmes sentent bien qu'ils sont comme
soulevés, portés à un degré d'intensité supérieure lorsqu'ils en
partagent les émotions et les mouvements. Tel qui n'avait aucune
importance en particulier accède à un caractère nouveau lorsqu'il crie
en se faisant le porte-voix du public, et ceux qui le connaissent ne le
voient plus dans sa misère individuelle tant qu'il reste porté par
l'émotion publique. On peut préférer à ce point le groupe aux individus
que ceux-ci ne paraissent plus dignes d'amour pour eux-mêmes, mais
n'attirent la sympathie que comme éléments de ces groupes qui les
dépassent et dont ils conservent toujours l'odeur quand ils ne s'en
séparent pas trop longtemps. La plupart des amitiés et des amours ne
visent-elles pas quelque groupe, ne faisant que traverser les
particuliers pris comme ses reflets et intermédiaires ? — A
l'inverse, sans nier cette existence d'une sorte d'esprit des diverses
sociétés, nous ne cherchons véritablement à travers elles que les
occasions de découvrir des individus supérieurs à ces groupes. Nous
parlons à tout un public, sans éprouver à son approbation de
particulière exaltation, parce que ces visages que les autres aiment
laisser dans l'ombre pour ne voir que celui du public, nous les
parcourons dans l'espoir d'en découvrir quelques-uns qui s'en
détachent, au lieu de se fondre dans l'expression commune. Et lorsque
le groupe devient fort, s'affirme et déploie ses puissances
d'envoûtement, nous devenons méfiants ou ressentons même quelque
aversion spontanée. Mais en tout cas, quel que soit le plaisir que nous
puissions éventuellement recevoir de l'accord du public, nous
n'hésiterions pas à chasser, fuir ou tromper la grande bête pour nous
adresser à ces quelques individus plus intelligents et raffinés
auxquels seuls nous nous adressons véritablement, accumulant à leur
intention les subtilités que le public ne perçoit pas. Et quand nous
nous trouvons entre nous en petits groupes, c'est encore le jeu des
relations entre les caractères particuliers qui nous passionne et forme
l'atmosphère de nos sociétés. — Face à la déception que provoque le
contact de l'homme du commun, deux goûts semblent porter à chercher des
êtres plus dignes de notre affection dans des sens contraires, vers les
groupes comme tels, ou vers les individualités exceptionnelles. Mais la
grande bête ne gagne en puissance qu'en perdant en finesse, et nous
aimons trop la distinction pour ne pas considérer, sinon cette
puissance, du moins le sentiment d'exaltation qu'elle peut donner,
comme illusoire en fin de compte.
Croire à la chance, comme à
la fortune ou aux dieux, c’est assurément une superstition. On attribue
une cause fictive, plus ou moins bienveillante, quoique parfois
capricieuse, aux événements pour lesquels on ne connaît ni ne conçoit
aucune cause naturelle. Mais lorsque nous disons que nous avons eu la
chance qu’il arrive telle chose, nous entendons d’habitude simplement
que nous ne pouvions prévoir ce qui est arrivé et dont nous sommes
heureux. Si nous ajoutons un accent et nous exclamons par exemple
« quelle chance ! », nous exprimons à quel point
l’événement est heureux pour nous, ou à quel point il était
imprévisible. En effet, nous faisons des chances l’objet de calculs
concernant leur simple probabilité de se produire. Malgré la tentative
d’y faire jouer un rôle important à des procédures objectives,
mathématiques, ce calcul reste pourtant fondamentalement subjectif. Il
dépend de la catégorie dans laquelle nous plaçons l’événement et des
connaissances que nous nous attribuons au sujet des circonstances.
Ainsi, me demandant quelles sont mes chances de traverser la rivière,
j’arriverai à des résultats différents en me considérant comme un
animal, comme un homme, comme un bon ou mauvais nageur, comme en forme
ou non, et en faisant intervenir des connaissances supposées sur les
courants de la rivière, leur température, et ainsi de suite.
Étrangement, plus la probabilité que j’aurai estimée sera élevée, plus
mes chances de réussir seront donc grandes ; quoique, inversement,
plus ces chances auront été minces, plus j’estimerai si je réussis,
avoir eu de la chance. Cela peut s’expliquer en distinguant les sens du
terme, certes. Si l’on y songe, n’y aurait-il pas aussi une sorte de
chance qu’on pourrait dire emphatiquement absolue, lorsqu’on éprouve
l’événement survenu comme au plus haut point heureux, et sa probabilité
comme infime parce que l’événement est tout à fait singulier et ne
donne par conséquent aucune prise au calcul ?
Si les hommes étaient
généralement capables de plus d'intelligence et de sagesse, l'utopie
serait simple à définir, elle correspondrait à l'idéal anarchique.
Capables d'apprendre à se conduire par eux-mêmes et à coordonner leur
liberté avec celle des autres, les individus n'auraient pas besoin
d'une autorité étrangère contraignante. Il suffirait d'éduquer
adéquatement les enfants pour que la liberté et la société soient
entièrement compatibles entre les adultes. Mais aucun peuple n'est doué
des qualités nécessaires à l'ordre spontané ou anarchique, si bien que
l'utopie correspondante est fausse ou vaine. Tel n'est pas cependant le
cas de l'idéal, qui ne vaut, il est vrai, que pour les véritables amis
de la liberté, c'est-à-dire pour l'amitié réciproque des libertins.
Mais leurs réseaux délicats ne font certes pas une société politique,
et même les utopies n'ont de sens qu'avec la supposition de la
puissance souveraine des États. Il n'empêche qu'elles sont d'autant
meilleures qu'elles favorisent davantage les amitiés libertines.
Nul doute que les libertins
ne soient orgueilleux. Quelle assurance intime leur permet-elle de
rejeter les croyances de leur milieu, parfois les plus répandues, et de
les affronter, de les ridiculiser, en leur for intérieur si ce n'est
publiquement ? Est-ce un effet de leur caractère naturel ?
Mais il s'est façonné aussi dans la lutte pour la libération. Le
libertin a dû vaincre bien des ennemis et éprouver maintes fois ses
forces. Il a raison d’être fier. Les vaniteux il est vrai ne le lui
pardonnent pas. Ils ne comprennent pas ce qu'est la fierté, eux qui, à
leur corps défendant, sont si profondément humbles. Ils sentent
pourtant cruellement le mépris de la fierté à leur égard, eux qui
s'efforcent tant de se cacher combien ils le méritent. Car ils sont
faibles, très faibles. Abandonnés à eux-mêmes, ils s'évanouissent. Il
leur faut pour vivre le souffle constant de l'approbation des autres.
Pour l'obtenir, ils tentent de s'identifier entièrement à l'image
d’eux-mêmes la plus favorable possible, et ils travaillent sans cesse
leur rôle. Il leur faut se nourrir de mille regards, et tout regard
pour eux est un jugement. Par chance, la société des vaniteux est
souvent polie, et l'on s'y considère réciproquement avec indulgence,
afin de ne pas risquer de dissiper des mirages si nécessaires à chacun.
Car ce qu'on mendie en exhibant ces apparences avantageuses, c'est
l'estime à laquelle on ne peut prétendre si les autres ne l'accordent.
Certes, c'est le déguisement et non le vaniteux qui est ainsi apprécié.
Mais qu'importe ? Possède-t-il rien de plus précieux et de plus
consistant que sa figure ? Et il est assez vain pour se contenter
de la confusion. Comment pourrait-il vouloir se passer de l'approbation
qui le porte et sans laquelle il n'est rien ? Cependant tous les
regards ne s'équivalent pas. Ils tirent leur force de la fierté vraie,
de la substance du caractère. Hélas, les regards puissants percent
aussi les parures de la vanité et, bon gré, mal gré, portent leur
mépris à l'imposteur.
Entre la fierté et la
vanité, il y a une opposition nette. La première est la conscience
intime de sa propre valeur, tandis que la seconde tente de chasser le
doute à propos de sa valeur réelle en cherchant, par la production
d’une image avantageuse de soi, à persuader les autres et soi-même de
son existence. En revanche, y a-t-il lieu de distinguer sérieusement
entre la fierté et l’orgueil ? On peut utiliser souvent ces termes
comme synonymes et les substituer l’un à l’autre sans inconvénient.
Néanmoins l’usage marque entre eux des nuances. La fierté a un sens
plus positif et le sentiment peut être approuvé, tandis que l’orgueil
signifie davantage un vice et la réprobation correspondante. L’une
signifie plutôt un sentiment légitime de sa propre dignité, l’autre, un
sentiment exagéré de sa propre valeur, accompagné d’un certain mépris
infondé d’autrui. Et n’est-il pas utile en effet de distinguer deux
sentiments, proches et pourtant bien distincts ? Je peux désirer
affirmer ma liberté et défendre mon indépendance face aux
représentations visant à m’attribuer une importance inférieure et donc
subordonnée à celles d’autres êtres, prétendant par là soumettre ma
liberté à la leur. Comment pourrais-je me libérer sans l’affirmation
passionnée de ma propre liberté ? C’est tout autre chose que de me
comparer aux autres, de m’estimer supérieur à eux et de vouloir
éventuellement leur imposer ce sens de ma propre supériorité. En me
situant dans cette concurrence des prétentions à la plus grande valeur,
je peux voir juste ou me tromper, dans mon évaluation d’abord, puis, le
cas échéant, dans mon jugement sur l’opportunité de chercher à le faire
partager. Il y a une lutte des orgueils, mais non des fiertés. Et il
arrive souvent qu’à se prendre dans cette lutte, on suive son désir de
domination plus que la passion de la liberté. Alors que la fierté est
un ressort indispensable de ma libération, l’orgueil n’y joue qu’un
rôle plus fortuit.
Je regarde la course. Je ne
suis pas un habitué et j'essaie de saisir exactement ce qui s'y passe,
avec curiosité. Mais je ne suis pas passionné comme bien d'autres à
côté de moi. Ils n'ont pas le même intérêt, ce sont des connaisseurs.
Eux, ils sont passionnés, ils ont parié ou du moins choisi leur
préféré, alors que je n'en ai pas. Ils sont tendus, attentifs, comme
des magiciens qui voudraient modifier les choses par leurs cris, leurs
regards, leurs gestes. Non, je ne partage pas leur passion. La
preuve : ma curiosité me pousse à les examiner autant que la
course, et d'autres circonstances qui leur paraîtraient fort étrangères
à ce qui se passe. Je vois bien que, sans m'impliquer, sans prendre
parti, je me désintéresserai vite de la course, de ce qui en fait
l'enjeu pour eux. L'un ou l'autre gagnera. Que m'importe ? Mais je
n'échangerais pas avec eux de position. Je préfère mon regard détaché,
curieux. Ne suis-je pas souvent ainsi dans la vie, observant la comédie
sociale, avec toutes ses luttes coupant à d'autres le souffle ?
Non, presque toutes ces courses ne m'engagent pas. Leurs enjeux n'en
sont pas pour moi. Et ce qui me passionne n'exciterait guère ces
coureurs et leurs supporters. Pourtant mon attitude aussi m'engage dans
maints combats où je ne suis pas qu'un spectateur curieux.
J'aime pouvoir exercer ma
force. Et pourtant je trouve aussi souvent l'effort pénible. N'est-il
pas juste le sentiment qui pose la peine et l'effort comme des
synonymes à plusieurs égards ? Mais si je dis parfois que j'aime
faire un effort, je crois en revanche que je déteste toujours peiner.
Et j'avoue que l'insistance que certains mettent sur le dur travail
dont la vertu serait le prix ne me la rend certainement pas plus
attirante. Serais-je un paresseux, épris uniquement de mollesse ?
Je ne suis certes pas insensible au charme des plaisirs aisés. Et
pourquoi les refuserais-je s'ils ne cachent pas quelque venin, comme il
arrive hélas ? Peut-on refuser un plaisir, sinon en échange d'un
plus grand ou dans le but d'éviter un plus grand déplaisir ? Par
le même calcul, je veux bien me donner quelque peine afin d'acquérir un
plaisir capable de la compenser suffisamment, mais à condition qu'on ne
puisse l'obtenir plus facilement. Bref, tout compte fait, il semble que
je n'aime pas l'effort, sauf quand il est sans peine, ce qui paraît
contradictoire. Pourtant, il y a bien un déploiement de force,
conscient, effectué avec une tension sensible, parfois considérable,
autrement dit un véritable effort, qui comporte un vif plaisir. Et puis
un excès de joie peut me pousser à sauter, à courir, à crier jusqu'à
m'essouffler. Pourquoi une telle dépense de force, même violente, me
réjouit-elle ? L'effort serait-il aussi bien plaisir que
peine ? – Il faudrait deux noms. Il en faudrait un exprès pour
nommer le seul effort joyeux. Mais laissons le nom et cherchons la
chose. Si je m'efforce, c'est contre une résistance, hors de moi ou en
moi (une inertie du corps ou de l'esprit). Or cette résistance peut
m'apparaître de deux façons. Si je vise quelque chose et qu'elle
s'interpose, m'en séparant et demandant à être écartée ou détruite,
elle est un obstacle. Si je cherche à rendre sensible ma force en
l'appliquant à une force antagoniste, celle-ci joue le rôle d'une sorte
d'appui. Dans les deux cas, la résistance est adverse par rapport à mon
effort. C'est mon attention, mon intérêt, mon désir qui changent
d'objet. Je m'acharne contre l'obstacle qui n'est pour moi qu'une gêne
dans ma tentative de parvenir à ce que je désire au-delà de lui. Et
c'est pourquoi je peine à le renverser. Au contraire, quand je veux
lutter pour jouir de ma force, mon adversaire est le moyen par lequel
j'y parviens, et mon effort est un plaisir. Ainsi lorsque je joue à
vaincre la résistance du langage et des préjugés.
Il est normal de croire que
la réponse aux mystères se trouve le plus loin en arrière, ou, si l'on
veut, au plus profond. Dans le monde familier tout semble apparaître
tel qu'il est, et ce qui se cache est perçu comme accessible assez
facilement. Dès qu'une difficulté se présente, les objets concernés
paraissent acquérir une profondeur opaque et se dissimuler dans un
espace invisible où a lieu l'essentiel, ce qui expliquerait le problème
apparu. Alors, au moins pour le temps où nous restons
perplexes, le fond des choses disparaît derrière les apparences, se
retire et se renferme à l'abri de nos atteintes. Nous pouvons certes
entrer quelque peu dans cette profondeur, mais tant que nous ne sommes
pas revenus à la familiarité, tant que l'ordre présent nous intrigue et
nous laisse devant des énigmes, l'essentiel, les raisons ou causes,
semble demeurer au-delà de ce que nous pouvons en voir. Souvent, nous
nous satisfaisons en nommant ces causes que nous ne saisissons pas, et
en les traitant comme si elles étaient devenues à leur tour familières,
quoique sans cesser de rester foncièrement cachées. Il subsiste alors
en nous l'impression vive que tout ce qui se passe trouve sa raison
dans ces causes que nous situons au-delà des apparences et que nous
croyons, bien illusoirement, approcher par les noms que nous leur
donnons. Tout au fond, certains imagineront la cause ultime, qu'ils
pourront nommer par exemple Dieu, sans savoir ce que c'est, sinon ce
qui rendrait compte de tout si nous pouvions le penser clairement. En
vérité, nous ne tenons là qu'un nom, celui de notre problème ou de sa
solution inconnue, comme la lettre x que les mathématiciens donnent à
leurs propres inconnues, avec l'avantage qu'ils le font plus
consciemment, provisoirement, en possession ou en recherche de
procédures qui permettront de substituer à ces inconnues des résultats
connus. On se leurre à penser savoir quelque chose à travers la
manipulation de tels noms vides, et on se perd à s'enfoncer dans la
recherche des explications dissimulées derrière le voile. Il n'y a rien
là. En revanche, quelle richesse dans ce qui se montre, et qu'il faut
pourtant apprendre à voir ! C'est là tout l'art.
J'imagine un homme d'une
intelligence très supérieure à la mienne. Il est homme pourtant, et il
utilise le français pour s'exprimer, pour noter ses méditations pour
lui-même et pour les communiquer. Mais à qui les adresse-t-il ? Il
sait bien que nous ne sommes pas capables de le suivre dans ses
spéculations. Peut-être espère-t-il que d'autres aussi intelligents que
lui naîtront et pourront le lire. Et justement, dans cet espoir sans
doute, il n'a pas fait mystère de ses écrits, mais les a même publiés.
Je les ai sous les yeux. J'essaie en vain de les comprendre. En
réalité, je connais tous les mots, je comprends les phrases, formées
selon la plus parfaite correction grammaticale. C'est dans le
raisonnement, dans la structuration du texte que chaque fois quelque
chose m'échappe. Avec effort, je saisis ici et là une pensée,
brillante. Elle me convainc que l'ensemble n'est pas désordonné, mais
construit d'une manière très subtile qui m'échappe en grande partie. Il
y a des conséquences originales qui ne sont pas tirées explicitement,
comme si elles apparaissaient évidemment. Des prémisses manquent de
même, comme si le lecteur devait aussitôt les deviner. Des allusions
renvoient à d'autres parties du texte qu'on cherche longtemps en vain,
faisant intervenir toute sa culture, et explorant des contrées
étrangères où il n'y a rien à trouver. Je me vois souvent en manque
d'intuition, de finesse de sentiment, plus même que de logique. Je lis
parfois, sans le savoir, une réponse à une question que je ne songe pas
à me poser. A d'autres moments, j'ai reconstitué un argument entier,
sur lequel il ne me reste plus de doute, quoique je ne comprenne pas du
tout la raison pour laquelle il se trouve là. Et c'est l'impression que
j'ai d'ailleurs des textes eux-mêmes en entier. Ce sont partout des
énigmes, et je sens que pour l'auteur il n'y a là aucun mystère.
Pour qui écrit-il ? —
Pour lui-même et pour l'ami improbable.
Œuvre en évolution
Version actuelle du 20 août 2022
Gilbert Boss
Québec, 2010-2022
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