POINTES
Fadeur
de vos écrits, braves assemblages de lettres monotones sur des claviers
aux touches molles — et non plus traces d’une pointe !
Ils
écrivent comme on dessine aujourd’hui les appareils : tout y est
arrondi et amorti pour la sécurité. Bien malhabile qui trouve encore à
s’y blesser.
Grande consolation pour les
scribouilleurs : on sait aujourd'hui que plus personne n'écrit
rien qui vaille.
Maxime de
l’auteur à la mode : flatter son lecteur pour en être flatté en
retour. Maxime du lecteur à la mode : flatter son auteur pour en
être flatté en retour.
Les
bons écrits devraient savoir choquer ou ennuyer ceux pour qui ils ne
sont pas faits. Mais c’est ce qu’ils ratent le plus souvent.
Si
vous avez atteint l’âge où l’on s’est assis pour toujours, le cœur et
le cerveau rassis, ne lisez pas ces pointes. Elles ne pourront plus que
vous faire enrager, sans vous amuser ni vous corriger.
Nietzsche a eu la chance de s’éteindre
avant d’avoir à vomir de son succès.
La qualité d’une pointe est d’être non
pas tant vraie qu’acérée.
L’art de la pointe est aussi un art du
viol.
Les
hommes ne sont pas si différents des porcs ; leur constitution
dépend aussi de ce qu’ils ingurgitent — et la plupart se goinfrent de
tout ce qu’on leur jette.
J'ai fait une pointe trop mousse. Elle
choque plus qu'elle ne pique.
Pourquoi
cet acharnement de certains à grossir les supposés défauts de tels de
leurs prédécesseurs ? Ils tromperont sans doute le lecteur naïf.
Mais de plus habiles savent citer de façon à mieux taire leurs
véritables sources.
Plaisante façon de converser que ces
échanges perpétuels de proverbes par lesquels on s’assure de ne pas
sortir des répertoires du sens commun. Beaucoup n’écrivent guère
autrement.
Quel
était cet auteur qui voyait dans le cerveau une sorte d’estomac et
prétendait pouvoir reconnaître les esprits souffrant d'une mauvaise
digestion cérébrale au fait qu’ils recrachaient des morceaux entiers de
leurs lectures ? Ceux-là auront peut-être déjà retrouvé la
citation.
Pourquoi tant de
prétendus auteurs se fatiguent-ils à plagier, alors qu’il est si simple
et si honorable aujourd’hui d’aligner les citations ?
Comme
le disait Borges, au contraire de tous ces imposteurs qui s’attribuent
les idées d’autrui, je préfère attribuer les miennes à d’autres.
Je
voudrais qu’on élève des statues à ceux qui, le pouvant, ne publient
pourtant rien. Les sculpteurs, il est vrai, n’auraient guère d’ouvrage.
J'évite les œuvres dont l'ampleur
monstrueuse dénonce un auteur trop bavard qui a dû écrire plus vite que
je ne sais lire.
Quand on leur demande pourquoi ils
écrivent, les mauvais écrivains, comme les ivrognes et les commères,
répondent qu’ils ne peuvent pas s’en passer.
Quand
un artiste se met à se répéter, on croit lui découvrir un style. Quand
un intellectuel se répète, on se met à lui supposer une pensée. Quand
un vieillard n’en finit plus de se répéter, on sait qu’il est devenu
gâteux.
Comment serait-il inimitable celui qui a
prouvé qu’il pouvait s’imiter lui-même ?
Pour nous faire connaître leur mérite,
au lieu de leurs œuvres, c’est leur sueur qu’ils nous montrent.
Quand
on a peu de grâce, il est plus facile de paraître digne en travaillant
qu’en jouant, car on peut alors fonder son sérieux sur une nécessité
plus étrangère à soi. En ceci réside principalement la dignité tant
vantée du travail.
J’ai voulu le caricaturer, mais je n’ai
réussi qu’à tracer son fidèle portrait. Il était déjà sa propre
caricature.
Dans
une vitrine, le slogan « faussement rebelle » pour
caractériser un style de vêtement à la mode me paraît révélateur d’une
attitude typique de notre société, et il me vient à l’esprit la formule
« faussement authentique ».
De
tout côté s’entend la clameur des hypocrites critiques, qui se
complaisent à passer leurs jours dans les mauvais lieux dont ils
dénoncent la puanteur. En réalité, ils se cherchent des compères en
entonnant en sourdine le slogan des porcs : « Qu’on est bien
dans la fange quand on y grogne ! » Et ceux qui veulent s’y
vautrer sans se faire déranger en tirent argument contre la critique.
C’est
lorsqu’ils conduisent aux heures de pointe qu’il faut écouter les
philanthropes livrer leur véritable sentiment sur leurs congénères.
Les
« bons sentiments » ! Que n’ont-ils pas justifié ?
Ils sont le grand recours des hypocrites, on le sait. Mais surtout,
pourquoi les trouverais-je bons quand je subis leurs mauvais
effets ? Quelqu’un y fait-il appel que je me demande aussitôt
quelle mauvaise intention l’y pousse.
En
paroles pour les grandes valeurs, en fait pour les petites
mesquineries. C’est le portrait de la plupart des prêcheurs. Mais ils
trouvent tant de dupes qui ne voient d’eux que la plus belle moitié, et
tant de fripons qui veulent imiter l’autre.
Il
paraît qu’on trouve même des membres de l’Opus Dei déguisés en
philosophes, des lâches cachés sous leur cagoule pour défendre la
superstition sans risquer ni la croix ni la ciguë. Ils ont préféré
prendre le Christ et Socrate comme paravents plutôt que pour maîtres.
Judas est le vrai chef des
églises : il est le premier à avoir su exploiter la vie (et la
mort) du Christ.
Les pires crimes se couvrent du déguisement de la charité.
Avons-nous si tort de croire que ce
qu’on nous interdit de dire, c’est la vérité ?
Ne
voyez-vous pas derrière l’ennemi qu’on vous désigne, celui, plus grand
encore, qui attise votre peur du premier pour vous imposer sa
protection ?
Les moutons ont peur du loup, qui voudrait les manger, et se fient au berger, qui les mangera.
Qui dénonce un complot de notables se
heurte aussitôt à l’incrédulité sincère ou feinte, naïve ou rusée, des
innocents et des intrigants.
L’hypothèse
du complot n’explique jamais rien, paraît-il. Mais l’on n’estime
pourtant pas vain d’intriguer partout à longueur de journée.
Aux yeux des faibles d’esprit et des
roués, celui qui découvre le mal apparaît plus noir que celui qui le
fait.
Le
bonheur est le privilège des dieux, dites-vous, il nous est
inaccessible, il nous faut nous contenter de moins. Assurément, et
j’irai plus loin : le malheur est l’état normal de ceux qui ont
accepté de renoncer à la félicité, et leur maigre semblant de bonheur
ne consiste guère qu’en la réussite éphémère des tentatives de se le
cacher. — C’est très bien ainsi.
A
ceux qui évitent les grandes joies par peur de la tristesse qui leur
succède souvent, je conseille même de vivre si tristement qu’ils
désirent la mort au lieu de la craindre.
Maxime de l’homme prudent et
prévoyant : « Il n’est jamais trop tôt pour construire son
tombeau. »
La crainte de la mort n'est guère que la
tentative de rejet, la projection sur la fin, de l'angoisse née de
notre mort présente.
« Pire que la mort », un paradoxe, certes. Mais que peut bien valoir celui qui ne le comprend pas ?
Étranges perfectionnistes qui, poussés
par un désir insatiable de confort parfait, se résolvent à vivre
toujours dans l'inconfort d'un chantier.
Ce n'est pas parce que vous savez gagner
que vous savez aussi dépenser.
Quelle illusion de croire qu’une simple
pointe puisse traverser la carapace de l’indifférence !
Il y a des pointes droites comme les
flèches, d’autres recourbées comme les hameçons…
Rendre
les gens conscients, conscients de leur situation, de leurs droits, le
beau programme ! Mais c’est souvent oublier qu’il n’y a rien que
les gens désirent moins que cela. Ce que vous leur dites, ils le savent
au fond, et ne veulent pas en être conscients. Pourquoi vous
acharnez-vous ? Pourquoi vous-mêmes avez-vous tant besoin que les
autres soient conscients avec vous et comme vous ?
Certains veulent fuir ce monde jugé
imparfait par le saut au paradis, d’autres par la Révolution. Ce sont
des variantes du même goût et du même dégoût.
Beaucoup
seraient bien malheureux de voir corrigés les défauts qu’ils remarquent
autour d’eux. De quoi se plaindraient-ils alors ?
Désirer l’impossible. C’est souvent une
excuse pour ne pas se soucier du possible.
A trop se crisper sur le sens on perd
les sens.
Quand
ils voient quelqu’un passer, les naïfs se demandent où il va, et ils ne
voient pas qu’il est plus intéressant de regarder comment il marche.
Tout flatteur vit aux dépens de celui
qui l’écoute. — Certes, mais c’est réciproque.
Comment
ne pas soupçonner d’hypocrisie une société qui prétend éradiquer le
racisme tout en cultivant l’institution dans laquelle il a ses racines,
la famille ?
Pour se
donner bonne conscience dans la discrimination, on la nomme simplement
positive. Et au lieu d’interdire le privilège aux exclus, on l’accorde
aux favorisés.
« Pour agir, il faut se salir les
mains » : l’ultime excuse de ceux qui ont les mains sales.
La désinvolture de l’excuse augmente
l’insulte.
Il est insultant de se croire trop
facilement insulté.
On est souvent injuste quand on oublie
le rôle de la force en toute justice.
L’homme a beaucoup d’avenir — comme
fossile.
A
force de se reproduire, l’homme s’est dévalorisé comme ces autres
animaux, moineaux, mouches, fourmis, rats, devenus trop communs. Quoi
d’étonnant s’il excite aussi des désirs d’extermination !
Comment
croire à la profession de foi écologique d’un père de famille ?
N’a-t-il pas déjà commis la principale pollution ?
Bien des hommes, disait l'ancien, se
sont perdus en suivant une femme — et souvent aussi un enfant.
Conduire les hommes, ce n'est pas leur
rendre les services qu'ils demandent.
La plupart aiment la servitude, et c’est
leur rendre service que de les faire servir.
Les masses ne réclament jamais vraiment
la liberté, mais juste un adoucissement de leur esclavage.
On a beaucoup contribué au malheur des
gens en les persuadant que la liberté était nécessaire à leur bonheur.
Aux tyrans : croyez-vous pouvoir faire des esclaves de ceux que vous aurez élevés en maîtres ? Aux démocrates : croyez-vous pouvoir faire des maîtres de ceux que vous aurez élevés en esclaves ?
Piètre
démocratie réduite pour le peuple au droit très partiel de se choisir
ses tyrans ! (N’avez-vous pas déjà lu cette sortie quelque part
chez l’un de vos auteurs favoris ?)
Ce
ne sont pas vos représentants que vous élisez, mais les contremaîtres
chargés de vous transmettre les ordres des groupes de pression.
« La
servitude volontaire », un beau paradoxe. Mais l’expression a le
tort de suggérer la possibilité contraire d’une servitude non
volontaire.
Les hommes libres n'ont pas besoin
d'avocats, ils se défendent eux-mêmes.
Trop
faibles et veules pour devenir grands exploiteurs, trop inertes et mous
pour résister à l’exploitation, ils croupissent dans la masse, victimes
à demi consentantes.
Idéal du salarié volontaire : savoir se vendre — et devenir un vendu.
Vous ne détestez rien ? Vous
n'aimez donc rien !
Quelle tentation pour les ambitieux,
avides de puissance, de se fourvoyer dans la recherche d’un vain
pouvoir !
Il
y a des sots qui passent pour sages aux yeux des sots parce qu’ils ont
toujours à la bouche ces pieuses lapalissades qu’il est bien de faire
le bien, d’aimer le beau, de croire au vrai.
Seuls les sots se déterminent à
rechercher le bien. Il est déjà plus intéressant, quoique naïf, de
vouloir atteindre le mal.
Dieu (ou telle autre chose) est
ineffable, dites-vous. Mais c’est déjà trop dire. Il fallait vous taire.
Assurément,
on peut se taire en parlant. Mais cet art, fort peu le maîtrisent, même
si tout le monde parvient sans peine à parler pour ne rien dire.
« Ne prononcez pas le nom de Dieu
en vain ! » — Mais pourquoi donnez-vous déjà le mauvais
exemple ?
« Dieu est mort ! » Mais
l’on sait bien, depuis le Ier siècle, que l’annonce de sa
mort fait partie des tactiques pour répandre la croyance en lui.
Il n’y a que les faux dieux auxquels on
puisse prétendre croire. Il n’y a que la mauvaise foi pour contester
ceci.
Il se prétend croyant quoique la société
ne l’oblige à aucune profession de foi. Il n’est donc qu’un enfant ou
un trompeur.
La vie n’est absurde que pour des
croyants déçus et incapables d’abandonner leur illusion.
Pauvre
Jésus ! Il voulait apprendre aux siens qu’un homme peut vivre en
dieu, et il a servi aux masses de prétexte pour se comporter toute leur
vie en enfants.
Le père Noël est le bon dieu expliqué
aux enfants ; et Dieu, le père Noël expliqué aux adultes.
Dieu est réfuté par le moustique (le
dieu des hommes, pas celui des moustiques).
Il
est vrai que les croyances religieuses, ou plutôt superstitieuses,
témoignent d’un mystère — du profond mystère de la bêtise humaine.
« Je crois parce que c’est
absurde » disait l’autre. — Non, il devait dire « je crois
parce que je suis absurde ».
Le
fanatisme ne vient pas de l’extrême assurance, mais de la débilité
d’une croyance terrorisée par la moindre contestation possible.
Pour éviter l'angoisse de la pensée, il
déteste tous ceux qui pensent ou vivent autrement que lui.
On désire souvent la mort d’autrui pour
supprimer l’une de ses propres possibilités.
La charité chrétienne trouve son
expression ultime dans les excommunications. De même la morale de la
dignité humaine.
Détester la haine, c’est se mordre la queue.
Nos moralistes raisonnent ainsi :
Hitler était végétarien, donc tout végétarien est un Hitler.
Quoi ! leurs plus terribles
imprécations,
antisémite ! nazi !..., ne provoquent que soulèvements
d'épaules ou rires, au lieu d'écraser sur le champ leur victime !
Les fanatiques défenseurs de l'absolue morale n'en viendront tout de
même pas à douter de sa vertu magique !
Il ne méprise ni ne hait personne, sauf
les méprisants et les haineux... bref, il méprise et hait tout le monde.
Ce qu’ils croient, ils ne le savent pas.
Ils croient seulement le savoir.
Les gens ressemblent souvent à de
vieilles radios : il leur faut un coup pour que leur cerveau se
mette à raisonner ; mais la méthode n'est pas garantie.
Quand on a trop lu, on a trop peu vécu
et trop peu pensé.
Ces têtes si pleines et étrangement
vides !
Le
terme de pédant, devenu un peu désuet, désigne un personnage fort en
vogue au contraire, car partout de nos jours des élèves trop sages
jouent les petits maîtres.
Le jargon remplit de mots la place vide
de la pensée.
Après le latin, c’est le grec qui
alimente aujourd’hui les bazars où les bébés pédants trouvent leurs
hochets.
Adieu, pédants de la mémoire, de la
raison — ou de la logique ! Adieu, vous qui croyez que j’ai dit
adieu à la mémoire, à la raison et à la logique !
Notre
esprit tend au formalisme. Il se complaît dans les formes dépouillées.
Il n’y a pas que la justice, l’administration ou la logique qui
s’évertuent à se rendre purement formelles. Beaucoup ne vivent-ils pas
même que pour la forme ?
Misère de l’homme de n’aspirer, dans
toute sa vanité, qu’à la dignité d’une image remarquée.
Pour
qui n’est rien en soi, le seul espoir est dans la communication et dans
le miracle qu’on en attend de faire apparaître quelque chose en
additionnant des riens.
Certains passent leur vie à l'écrire.
Tout ce qu'ils font, ce sont les traces constituant leurs mémoires.
Pourquoi
trouvons-nous si ridicule la scène quotidienne des vaniteux qui
s’entre-flattent, conscients de la fausseté des compliments qu’ils
font, mais prêts à trouver de la vérité à ceux qu’ils reçoivent ?
La vanité n'est-elle pas le principal
ressort de la morale commune ? N'est-ce pas elle encore qui nous
demande de le cacher ?
Faute de génie, les mauvais auteurs
cherchent à se faire aimer.
La plupart des gens méprisent ceux qui
les aiment — avec raison.
Ceux qui se plaignent d’être incompris,
s'ils sont mal aimés c’est souvent au contraire pour être trop bien
compris.
Le
relativisme vous effraie et vous voulez un absolu ? Mais lequel
choisirez-vous dans la concurrence de tous ceux qui s’offrent à
vous ?
Ils prétendent avoir tant désiré la
liberté, et déjà ils s’en effraient quand on ne leur impose plus les
vieilles valeurs.
Quand
j’entends parler avec émotion des racines et louer l’enracinement, cela
me fait l’effet d’un poète qui chanterait, non le vin, mais
l’alcoolisme.
Enraciné, c’est un peu plus qu’empoté.
Une
plante rêve de nomadisme. Au lieu de s’élever, elle pousse sa tige au
raz du sol. Quelle audace ! Bientôt la voilà prise de vertige, et
elle pique une nouvelle racine. Ouf ! Elle peut continuer à
pousser un peu son rhizome. Aucun risque, elle n’ira pas loin à ce pas.
Mais quelle aventure !
Quand on grandit, il faut changer
souvent d'habits et d'amis.
Nos pauvres intellectuels n’ont que de
frêles griffes, juste pour s’égratigner.
Il
y a trop de gens, il y a tant de gens de trop. Ces superflus, ils se
dénoncent eux-mêmes. Hier, ils se plaignaient de n’être pas encore au
lendemain, et aujourd’hui, ils ne sont pas moins impatients. Je les
entends : leur présent, leur présence, est de trop.
L’homme aussi est devenu un produit de
masse.
Ceux qui ne peuvent pas être seuls, que
peuvent-ils bien être en société ?
Comment
peut-on confondre la sociabilité, ce raffinement dans les relations
sociales — et la douceur qu’il donne à ceux même qui s’en servent pour
tenir les autres à distance et préserver leur solitude intérieure au
milieu de la société —, avec le grégarisme, le besoin d’échapper à la
solitude qui pousse les rustres et les caractères faibles à la
promiscuité générale ? — Quel manque de distinction !
Quand je vois les amis de mes amis, je
m’effraie parfois à l’idée de me refléter dans un miroir où je suis
leur semblable.
Dans mes accès de misanthropie, les
cuisiniers me réconcilient encore avec les hommes.
Tel
qui aurait honte d’avouer qu’il a passé la soirée avec un imbécile, se
vante d’avoir passé ses semaines et ses mois en compagnie de mauvais
livres.
Combien peu les
plus instruits des hommes diffèrent des animaux ! Ne voit-on pas
les intellectuels sans cesse affairés à s’approprier un territoire, en
le marquant, comme eux, par leurs excréments ?
Vous
avez appris que beaucoup de pièces accumulées font une petite fortune,
mais vous ignorez que beaucoup de petites bassesses font une grande
servitude.
Quelle piètre
idée ils ont d’eux-mêmes ceux qui s’accommodent aisément de leurs
défauts et dont la seule crainte est de les voir critiqués par autrui.
Ce manque de fierté n’est-il pas presque universel ?
Fier et vaniteux ? Non, il faut de
l'humilité pour faire dépendre du jugement des autres sa bonne opinion
de soi-même.
On peut mener une vie si vaine que le
suicide serve à se faire remarquer, à revendiquer l'existence.
Voulez-vous vivre ou mourir pour exister
dans l'esprit des autres, occupé du même souci ?
Pourquoi cherchez-vous à séduire ? Parce que vous désirez vous faire aimer pour pouvoir réaliser votre amour ? ou parce que vous avez besoin d’être aimé pour vous aimer vous-même ?
Je
ne déteste pas cette forme de cynisme amer ou ironique qui naît de la
déception d’une noble conception des hommes et en conserve encore
l’espoir caché. Quelle différence avec cet autre cynisme, satisfait, de
ceux qui se réjouissent de la bassesse générale de leurs semblables que
l’expérience et la mauvaise foi leur ont découverte, parce qu’elle les
délivre de la crainte du jugement de meilleurs qu’eux !
A son mépris des hommes, on reconnaît celui qui a longuement frayé avec eux.
Quand on connaît la société, il faut
être satiriste pour pouvoir l’apprécier, sinon l’aimer.
Notre indulgence envers autrui ne
vise-t-elle pas à en obtenir en retour ?
Laissons se réclamer de la dignité
humaine les pauvres êtres assez modestes pour s’en contenter.
Le
plus grand honneur que puissent nous faire ceux qui ont l’habitude
d’excuser avec complaisance comme humaines les faiblesses et bassesses
des hommes, c’est de nous trouver inhumains.
« Qui a vécu par l'épée, périra par
l'épée » dit-on pour stimuler les nobles courages.
S’il
devait y avoir une vertu et un mérite absolus, il faudrait les chercher
non pas dans les œuvres, ni dans l’amour d’autrui, mais dans la
capacité, combien rare, d’être heureux.
Si les plus fortunés sont souvent aussi
les plus portés au suicide, c'est qu'ils n'ont plus rien à espérer
d'une amélioration de leur sort. Ils sentent que l'obstacle, c'est
eux-mêmes.
Par
dépit de ne pouvoir être heureux simplement, il veut être le plus
heureux ; et faute d’y parvenir, bien sûr, il s’acharne à devenir
le plus riche, ou le plus célèbre, ou le plus gros, ou le plus détesté…
L’arrogance
de ceux qui ont souffert. Ils croient que la souffrance leur a donné
une valeur spéciale et des privilèges. En somme l’attitude du
créancier, qui a déjà payé et attend le remboursement. Mais faute de
savoir à qui s’adresser précisément, ils considèrent tout le monde
comme leur débiteur.
La maladie n’a de valeur que par la
santé qui la vainc.
Faute de puissance, ils recherchent les
pouvoirs.
Combien êtres-vous prêt à endurer pour
le plaisir de persécuter les autres à votre tour ?
Beaucoup
conçoivent aujourd’hui la démocratie comme le régime dans lequel est
reconnu aux nains le droit de soumettre les autres à la loi de leur
envie.
Une grande partie de la morale se réduit
aux obstacles inventés par l’envie.
Il
faut une sorte de purification par la mort pour pouvoir être admiré
sans réticence, tant est commun le mépris pour soi-même et pour ses
semblables.
Celui qui est
devenu trop petit ne supporte même plus d’admirer, car l’admiration ne
l’élève plus, mais l’écrase encore. Il ne répond plus à l’appel des
héros, il s’aplatit devant les dieux ou les démons.
Souvent se dément lui-même le mépris que
vous affichez pour ceux qui peuvent vous faire ombrage.
Un grand zèle dans la défense de la
modestie trahit les vaniteux et les envieux.
Quelle honte pour l’homme fier de se
voir entraîné dans des combats de coqs avec les vaniteux.
Aux
hommes pieux seulement : Comment vous élèverez-vous à la hauteur
de votre piété ? Comment vous en déferez-vous ?
Que m’importent vos autorités, à moi qui
suis l’autorité même et qui peux autoriser ou non toutes les
autorités ?
En vérité, je vous le dis, seuls ceux
qui croiront suffisamment en moi pour ne pas me croire seront sauvés.
Cher lecteur, que vous importe si je me
trompe, pourvu que vous ne vous trompiez pas vous-même ?
Jugez mal, et vous vous condamnez. Ne
jugez pas, et d'autres jugeront pour vous.
« Nous »
disent sans cesse ces pieuvres en écartant tout grand leurs bras pour
capturer les publics immatures. — Il n’est pas étonnant que leurs
habituelles victimes aient peine à voir de quoi je parle.
Pour
tous ceux qui ne sont jamais sortis de l’enfance qu’en apparence, il
est fort judicieux d’y rechercher leur mystère ou vérité. Quoi
d’étonnant si cette mode a pu avoir tant de succès ?
Il y a des gens d’une si puérile
crédulité qu’ils continuent à croire toute leur vie à l’infaillibilité
de quelqu’un.
L'homme,
enfant perpétuel, a un infini besoin de consolation. N'appelle-t-il pas
vrai ce qui le console, faux ce qui le désole ? Pauvre petit !
Non seulement trop lâches pour oser voir le danger, mais encore trop veules pour se l’avouer.
Tel croyant pris de doutes a parfois
davantage entrevu de l'athéisme que bien de prétendus athées ignorant à
quels dieux ils croient.
La réciprocité en amour est d’habitude
celle du grand désir qu’a chacun d’être aimé de l’autre.
Donner ou, pire encore, se donner, c’est
le plus souvent tenter de s’approprier le supposé bénéficiaire.
Même Jésus voulait bien se sacrifier,
mais uniquement pour ceux qui l'aimeraient. Bel exploit, moins rare
qu'on ne croit !
Les conseils les plus généreux ne sont
pas gratuits s'ils exigent l'effort de les écouter.
Tel est ingrat, vous
plaignez-vous ? Mais pourquoi avez-vous tenté de l’emprisonner
dans la gratitude ?
En
tout, le bruit provoque la surdité, qui appelle à son tour davantage de
bruit. Le cercle n’est infernal, il est vrai, que pour ceux qui ont
miraculeusement conservé leurs oreilles. Plus que jamais, entendre est
une forme d’inadaptation sociale.
Je crierais bien. Mais cela ne servirait
qu’à vous assourdir davantage — et moi aussi.
En face du bar, un marteau piqueur se
met en marche. Soulagement ! Son vacarme recouvre l’insipide
musique d’ambiance.
Il
est bien sot de vouloir rendre la technique responsable de
l’augmentation du bruit. Car ne pourrait-elle aussi bien nous en
préserver, si nous ne lui demandions pas justement le contraire ?
Quoi
d’étonnant à ce que la science et la puissance qu’elle nous donne
épouvantent les esprits immatures et timorés, toujours anxieux de la
vengeance des dieux face aux audaces des hommes ?
Le
problème n’est pas que la biologie objective l’homme pour l’améliorer,
mais que cette entreprise dépasse nos capacités comme sujets.
Quelle idée peut-il bien avoir de
lui-même celui qui considère comme son semblable un fœtus ?
« La vie est sacrée. » Voilà
le nouvel interdit que les superstitieux du jour opposent à la
réflexion morale.
Le
thérapeute n’est jamais qu’un serviteur, car guérir, c’est faire passer
de la maladie à la santé, du dérangement à la norme donnée.
J’ai
déjà vu des hypocrites allant jusqu’à se prétendre bons au point de ne
pouvoir faire de mal à une mouche, dans notre monde où seuls les
assassins survivent.
Prenez-vous comme le vaniteux le masque
de ce que vous voudriez être, ou comme le fripon celui de ce que vous
ne voudriez pas être ?
Comment dit-on philistin aujourd’hui que
le nom s’appliquerait à tous, sans excepter les
« artistes » ?
Culture de vulgarisation, culture
d’avilissement : sous prétexte de rendre accessible ce qui est
trop élevé, on l’abaisse — ou plutôt, le vulgarisateur en expose
simplement sa basse conception.
Que penseriez-vous de quelqu'un qui
chercherait à faire comprendre à un singe qu'il n'est pas très
intelligent ?
Avec
Socrate la philosophie s’affirme comme l’art de reconnaître son
ignorance, contre la méthode des sophistes, ou l’art de discourir
savamment de ce qu’on ne sait pas. Contrairement à l’opinion reçue, ne
serait-ce pas la tradition de ces hardis rhéteurs qui aurait eu de loin
le plus de succès dans ce que nous nommons la philosophie ? —
N’est-il pas tentant d’expliquer pourquoi elle domine si entièrement
notre temps ?
Il y a autant d’erreur à croire ignorer
ce que l’on sait qu’à s’imaginer savoir ce qu’on ignore.
Nos
intellectuels, bergers du peuple ? Plutôt une bande de moutons,
qui s’entre-suivent également, avec la particularité que, soucieux
d’être suivis, ils se retournent sans cesse et choppent donc bien plus
souvent. Mais qu’on ne craigne pas de voir tout le troupeau à
l’abandon : d’autres, s’ils ne le mènent, se chargent de le
tondre.
La
fausse modestie de ces intellectuels qui se voudraient la voix du
peuple, mais, de peur de le violer, refusent de parler en son nom,
comme si leur supposée science ne les laissait pas aussi naïfs et niais
que le commun des hommes !
Le peuple est leur dieu. Comme les
autres prêtres, ils lui font dire ce qui leur plaît.
Comme je comprends la sensation
d’étouffement qu’expriment Les mots et les choses
dans un univers de pensée dominé par la phénoménologie à l’heure de ses
fiançailles avec le marxisme ! Mais pourquoi Foucault restait-il
enfermé là, gesticulant et reproduisant ce qu’il dénonçait ? Car
c’est finalement sa prison qu’il nous décrit, avec, peintes sur les
murs, de fausses fenêtres.
Y
a-t-il une philosophie de Deleuze ? J'en doute. Je vois bien chez
cet intellectuel un devenir-philosophe, mais il est mort longtemps
avant.
Le monde
intellectuel est un bois sauvage dans lequel les coupe-jarrets sont
très honorés et ardemment loués par leurs victimes mêmes, tous les
culs-de-
jatte qui forment leurs bandes.
Signe
du peu d’esprit critique des intellectuels : le crédit qu’y ont
parmi eux les grands charlatans de la philosophie, tels que Hegel ou
Heidegger.
La philosophie des professeurs allemands
n’est que le pédant développement de la diplomatie théologique de
Leibniz.
Quand, dans cent ou deux cents ans, les
historiens se pencheront sur l’histoire allemande du XXe
siècle et y examineront les figures de Hitler et de Heidegger, lequel
des deux moustachus estimeront-ils le pire ?
Que Heidegger ait été nazi, c’est une
raison de plus pour mépriser le nazisme.
Saint Max.
Lecture écœurante. L’envie de Marx à l’égard de Stirner, son
ressentiment, sa hargne, sa mauvaise foi, son acharnement à nier sa
constante infériorité. Déjà le titre : c’est Marx évidemment qui
aspirait à se faire canoniser, par… l’Histoire. Et cette Grande Putain
(qui en vaut une autre) lui a accordé un moment la faveur qu’il
réclamait.
Il
est vrai que Hegel n'était qu'une grosse tête dont le corps se
réduisait à un appendice douteux. Mais vouloir renverser la situation
en conservant sa dialectique revenait juste à mettre la tête entre les
jambes.
Quelle puérile
angoisse se terre dans les constructions abstraites de Kant ! Quel
prétentieux délire se trahit dans le tricotage systématique d’un
Hegel ! Quelle indécrottable vanité s’exhibe dans les pédantes
prophéties de Heidegger ! — Belle lignée !
Rechercher la vérité dans l’étymologie,
dans l’origine passée, méditer sur les traces du dieu, telle est la
superstition même.
Que m’importent les pontifes de la
prétendue philosophie allemande, quand je n’entends plus les clameurs
de leurs fidèles !
La fin de la philosophie : la
complaisante complainte de quelques impuissants.
Derrida ? Rien, un être différé,
une coquetterie, une tentative d'écriture, une diarrhée.
Aristote, le maître des pédants de tous
les temps.
Je suis d’accord avec Platon :
Aristote n’était pas digne de lui succéder à l’Académie.
Voilà démasqué un prétendu
philosophe, qui ne peut se retenir de crier au blasphème quand
vous raillez ses idoles.
Combien
de très dévots disciples du dévot Hegel passent le jour entier à faire
sa prière ! Il faut dire qu’ils en ont aujourd’hui les
moyens : le journal le matin, la radio à midi, la télévision le
soir, Internet la nuit. Et le reste du temps, ils ne perdent pas leur
temps non plus. Ils font prier les élèves dans les écoles.
Nous n’avons plus de penseurs, seulement
des pédants et des journalistes (et de plus en plus de pédants
journalistes).
Comme le journalier, les travaux du
jour, le journaliste liquide les thèmes du jour, et à lui aussi, son
ordre du jour est fixé par d’autres.
Quand ils ont pris le pouvoir
intellectuel, les esprits stériles tissent le voile cachant la
véritable scène de la pensée.
Si
je prétends que Shakespeare n’est qu’un misérable écrivaillon sans
génie, vous rirez, avec raison. Mais ne vous fâcherez-vous pas si je
vous dis que tel minable écrivain que vous aimez n’est justement qu’un
écrivain minable ?
Diogène,
une lanterne à la main, en plein jour, dans la foule, cherchait un
homme. Ah ! l’ami, quelle naïveté nous pousse à faire ainsi les
pitres pour ceux que nous ne reconnaissons pourtant pas !
On ne comprend pas une plaisanterie sans
en saisir la pointe ; et on ne saisit pas une pointe sans en
comprendre l’humour.
Le Christ, un grand farceur. S’il
pouvait revenir, nous ririons bien ensemble, entre autres du
christianisme.
Quoi de plus ridicule que de ne pas
savoir rire de ses propres ridicules ?
Au commencement était le verbe : la
superstition des magiciens de toute espèce.
Nos
modernes tyrans se satisfont des ambitions d’Harpagon. Les hommes leur
sont un moyen d’acquérir des richesses, et non l’argent l’instrument
d’un règne sur les hommes.
L’avidité des richesses, en pressant même le riche à travailler toujours à les acquérir, le condamne à subir ainsi la principale misère de la pauvreté.
La
figure de l’avare a disparu des comédies à mesure qu’elle devenait le
type dominant de nos sociétés. Quand on a ce ridicule, on ne rit pas
devant son miroir.
Quel paradoxe que le comble du ridicule
soit la peur du ridicule !
Seuls
les sots récriminent contre la raison, si étrangère à leurs yeux qu’ils
n’entendent plus d’elle que la voix d’un maître impérieux.
Ils croient comprendre, alors que les
idées dont il s’agit, ils ne les ont pas même encore éprouvées !
Scrupule d'un sage : Quelle bêtise
ai-je dite, pour que les idiots m'approuvent ?
Méfiez-vous de ceux qui trouvent tout
raisonnable autour d'eux, car la folie règne sur le monde, et elle se
cache mieux à ceux qu'elle domine le plus.
C’est d’habitude l’idiot du village qui le premier accueille les voyageurs.
« J’aime
tant la solitude que ma présence même me dérange. » Quelle
ineptie ! Peut-être voulait-il dire « Seul au désert, je l’ai
trouvé encore trop peuplé ». — Quoique incapable de voir la
différence, il croit posséder l’art de l’aphorisme !
A
ceux qui aiment les tests : quels sont les douze sens les plus
évidents de cette pointe ? les trente-six suivants ? etc.
Certains écrits sont de parfaites mesures des capacités
du lecteur, qui leur attribue le degré exact d'intelligence dont il
fait preuve.
Pour lancer une pointe aux pointes, on
les accuse de
n'être pas des arguments, oubliant que le raisonnement a souvent besoin
qu'on lui ouvre la voie — sur ce point aussi.
Merci cher lecteur, ma cible, mon
aimable victime.
Selon les constitutions et les
dispositions, les pointes font rire ou crier, chatouillent ou piquent.
Les
enfants craignent tout ce qui pique et adorent ce qui chatouille. Ils
ne connaissent pas cette extrémité où la caresse devient brûlure ou
piqûre.
Vous ne ressentez
qu’une piqûre ! Quoi d’étonnant ? Pour saisir une pointe, il
faut trouver de quoi elle est la pointe.
On
a tort de croire émousser une pointe en la retournant contre son
auteur. Par cet exemple, on prouve au contraire son efficacité.
Si vous prenez un assez grand nombre de
pointes à la fois, vous pouvez même vous y allonger assez
confortablement.
« D’où parlez-vous ? Où vous
situez-vous ? » Questions de censeurs. Vous voulez me
classer, classer mon dossier, liquider mon affaire, me liquider.
Quoi de plus ridicule que de prétendre
réfuter une pointe ?
Œuvre en évolution
Version actuelle du 8 décembre 2022
Gilbert Boss
Québec, 2000-2022
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