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LA PHILOSOPHIE
DANS L'URGENCE

Nous vivons aujourd'hui dans l'urgence, partout. C'est un sentiment presque universellement éprouvé, sauf peut-être, en partie, chez ceux que notre société a abandonnés à peu près irrémédiablement dans les marges, pour autant que l'urgence de trouver à manger et à satisfaire leurs besoins les plus élémentaires ne les maintienne pas également dans cet état, eux aussi. Mais les raisons de cette urgence sont comprises de manière différente selon les groupes, les personnes et les situations. Le travail, dans la profession, dans la recherche d'emplois, dans la lutte pour survivre, pour conserver ou rétablir sa santé physique et psychique, pour conquérir ou exercer le pouvoir, pour accaparer les richesses, pour tenter de sauver l'environnement ou la civilisation, mobilise tous ceux qui peuvent l'être à un quelconque degré, en commun parfois, les uns contre les autres souvent. Et pourquoi le philosophe ferait-il exception ?

Il y a une représentation de la philosophie qui place celle-ci hors de l'urgence. Dans l'urgence le temps presse, comme on dit, il se rend insistant, il demande l'attention, impose la vitesse, réclame l'action rapide, exige le souci tout en limitant la pensée. Au contraire, la philosophie semble se situer presque hors du temps, dans un rapport à l'éternité, à l'immuable, dans le rythme lent de la pensée et de la contemplation. Elle exige le calme et le procure. Elle a pour objet le monde éternel des idées, et ce contact imprègne le caractère du philosophe. Dans cette conception, la philosophie et l'urgence sont incompatibles comme si elles appartenaient à deux mondes différents. Au moins, il y a entre elles l'opposition entre deux attitudes contraires, celle du sage, calme, tourné sur lui-même, relativement indifférent aux tribulations de la vie, et celle de l'homme normal, pris dans le travail et la lutte en vue de la survie, du pouvoir et de la recherche de la richesse. Car le philosophe ne cesse pas non plus de vivre, ni de devoir répondre par conséquent aux exigences de la vie, dont il ne s'est détaché qu'en partie. Comme on dit, il faut vivre d'abord, et ensuite seulement philosopher. Ainsi, l'urgence liée à la vie n'est pas tout à fait abolie par la philosophie. Apparemment, cette dernière représente une forme de luxe que la vie n'accorde que dans des cas favorables, une fois que ses propres exigences sont satisfaites si abondamment qu'elles laissent un surcroît de loisir autorisant à se détourner d'elle dans une certaine mesure. Étant donné que les exigences de la vie doivent être satisfaites d'abord, sans attendre, la philosophie ne peut être que seconde par rapport à elle, et l'urgence ne se détend que par un effort et une organisation, dans la vie individuelle et sociale, qui en crée les conditions, sur son propre socle. Autant dire que le besoin impose sa nécessité, alors que le loisir de la pensée, de la méditation et de la contemplation, reste contingent et en somme accessoire. En d'autres termes, il est plus urgent de vivre que de philosopher. Voire, il n'est jamais urgent de philosopher, puisque l'urgence et la philosophie sont incompatibles.

Cette vision très répandue de la philosophie n'est cependant pas la seule, et elle diffère notamment de celle de la plupart des philosophes, qui ne se contentent pas de reconnaître un désir de philosopher si la situation s'y prête, mais éprouvent et expriment le sentiment d'une véritable urgence, même extrême, de se livrer à cette activité. Certes, si le loisir leur est donné ou facilement accessible par leur condition sociale, ce désir paraît pouvoir se réaliser sans lutte, comme s'il n'existait que parce que la vie l'autorisait par chance. Mais on voit bien dans le cas contraire que les adeptes de la philosophie peuvent aller jusqu'à réduire autant que nécessaire leurs besoins afin de se procurer ce loisir, pour eux aussi indispensable que les autres conditions de la vie. En réalité, pour le philosophe, il n'y a pas d'opposition comme extérieure entre d'une part les nécessités de la vie et d'autre part le luxe de la pensée libre. Car la vie et la philosophie ne sont pas deux choses distinctes, celle-ci étant bien plutôt justement une façon de vivre, représentant même aux yeux de ses fervents la vraie vie. S'il y a par conséquent une opposition, c'est plutôt entre une vie incomplète, fantomatique ou fausse, d'un côté, et de l'autre la vie pleine, véritablement réelle. Il est vrai que, dans notre histoire personnelle, nous avons tous commencé par mener une vie plus fruste, dans l'enfance et jusqu'au moment où la réflexion et les exigences d'une vie libre se sont imposées. Il est vrai aussi que nul ne vivrait sans satisfaire un certain nombre de besoins primaires. Mais pour le philosophe, ceux-ci ne représentent pas une sorte de couche inférieure de sa vie, douée d'autonomie, mais bien des aspects, certes nécessaires, de sa manière entière de vivre, dans laquelle seule ils prennent désormais leur sens et leur importance. C'est pourquoi l'urgence de philosopher est devenue pour eux celle-même de vivre.

Avouons aussi que cette vision ne correspond pas à toutes les conceptions de la philosophie. Tout le monde ne voit pas celle-ci comme une forme de sagesse, comportant donc justement l'aspect pratique de sorte qu'elle ne se sépare pas des autres côtés de la vie, mais devient au contraire une manière complète de vivre. Pour ceux qui voient plutôt dans la philosophie une activité théorique particulière, distincte et séparable du reste de la vie, les urgences de la vie ne doivent pas inclure, ou du moins pas au même degré, celle de mener les études qu'ils classent comme philosophiques. A leurs yeux, la vie est peut-être moins agréable, moins intéressante, sans philosophie, mais elle ne s'en réduit pas pour autant à une sorte de mort, parce que, sans ces études, le reste de la vie continue à renfermer pour l'essentiel son sens en lui-même.

Pour notre sujet, il est d'ailleurs intéressant que des savants puissent travailler à une sorte d'études qu'ils nomment philosophie sans retenir dans leur spécialité les aspects pratiques essentiels dans l'autre conception de cette discipline. Car il est très improbable qu'ils les négligent par ignorance, puisque leurs recherches les conduisent sans cesse à lire des philosophes du sentiment opposé au leur sur ce point. Il faut donc qu'ils ne se contentent pas de différer théoriquement avec eux, mais qu'ils soient également insensibles ou hostiles au sentiment d'urgence qui les anime, à moins que, l'éprouvant aussi pour leur part, ils ne parviennent à le dissocier de leurs objets d'études théoriques, pour le renvoyer à d'autres façons de le traiter, par la psychologie, la politique, les arts, conçus comme indépendants de la philosophie au sens restreint qu'ils lui donnent. Alors, ou bien ils pratiquent la philosophie à laquelle ils s'opposent formellement sous un autre nom, ou bien ils n'en perçoivent pas l'importance. Dans le premier cas, l'opposition est superficielle sur le point qui nous intéresse. Mais dans le second, il faut remarquer que l'urgence de la philosophie, dont les écrits des philosophes sont des expressions constantes, peut ne pas être reconnue par une classe de savants partageant certains problèmes avec eux, les côtoyant et les pratiquant au moins un peu. Cette indifférence manifeste une grande impuissance ou une sévère limitation de la puissance des discours et expressions de la philosophie. Les philosophes ont-ils réussi à expliquer les raisons de cette urgence à laquelle ils répondent ? En tout cas, ils n'auront ni convaincu ni contaminé ce type de lecteurs pourtant attentifs sans doute. Cet échec incite à penser qu'il ne s'agit pas ici de la seule force logique des arguments. Retenons pourtant que cette urgence de la philosophie, comme manière de vivre lucidement, est éprouvée par plusieurs, et que les efforts des philosophes ne sont peut-être pas entièrement vains pour répandre ou former ce sentiment.

Nous avons remarqué que la philosophie n'était pas étrangère à l'urgence, parce qu'elle ne se déploie pas dans un monde immuable, mais peut se concevoir au contraire comme une manière de vivre dans la durée. Cela ne signifie pas néanmoins que le rythme de la philosophie soit le même que celui de l'action dans la vie normale. Dans la mesure du possible, il faut être toujours prêt à réagir aux événements courants de la vie commune. Nous avons dans ce but formé un grand nombre d'habitudes nous permettant de réagir immédiatement, comme par réflexe ou instinct, à tout ce qui nous concerne généralement dans notre milieu. Pour l'essentiel ces habitudes nous viennent de l'éducation et de l'imitation des mœurs ambiantes. Grâce à elles, les situations ordinaires déclenchent comme automatiquement et sur le champ les actions appropriées. Ces habitudes ne sont d'ailleurs pas entièrement fixes, mais ont en général la souplesse nécessaire pour s'adapter aux circonstances plus particulières. Et plus les événements s'éloignent des situations typiques, plus cet effort d'adaptation devient sensible, obligeant à des calculs plus importants, qui s'effectuent à leur tour selon des habitudes de penser acquises comme les autres. Quand le rythme des événements requérant notre intervention n'est pas plus rapide que celui de la réaction habituelle, directe ou raisonnée, l'urgence tend à rester insensible, et elle ne se fait sentir que lorsque, distraits, occupés à d'autres choses, incapables de réagir ou de calculer assez vite, nous craignons d'échouer à faire ce qui nous importe.

Il semble y avoir un aspect objectif à l'urgence. Une situation se présente qui réclame l'action dans un temps limité, sans quoi le retard entraîne un dommage, éventuellement irréparable. En vérité cette idée du dommage implique une valorisation, et partant un désir, c'est-à-dire une disposition que nous nommerions plutôt subjective. Autrement dit l'urgence est essentiellement un sentiment. Tant que nous n'avons pas l'impression que le temps nous manque ou menace de nous manquer, nous ne ressentons pas l'urgence. Ainsi, il nous faut respirer sans cesse, mais il ne devient urgent de respirer que lorsque nous en sommes empêchés un moment, ou lorsque nous envisageons cette possibilité. Autrement dit, l'urgence suppose d'une part que nous valorisions une chose risquant d'être perdue sans action dans des délais limités, et d'autre part que nous appréhendions de ne pas réussir à agir avec la rapidité voulue. S'il nous semble y avoir des urgences objectives, c'est principalement dans la mesure où certaines d'entre elles sont liées au danger de perdre la vie, comme dans l'exemple de la respiration. Dans ces cas, l'impression d'objectivité de l'urgence vient bien sûr de ce que nous présupposons un désir irrésistible de vivre, qui cependant, aussi universel soit-il, n'est pas en réalité toujours présent chez les hommes. En fait, les désirs variant indéfiniment, les urgences sont très diverses chez les différents individus, même si plusieurs types d'urgence sont très généralement partagés, soit par tous les hommes, soit par les membres d'une même communauté. De plus, tous les désirs n'entraînent pas les mêmes degrés d'urgence, puisque tous n'impliquent pas les mêmes rythmes ni les mêmes impératifs de synchronisation avec certains événements.

Plus les objets de nos désirs exigent un travail constant pour les obtenir et les conserver, plus ils sont sujets à des accidents divers, réclamant un souci de les éviter, d'être toujours prêt à y parer aussitôt, et plus ils nous placent alors souvent dans l'urgence et nous y maintiennent. C'est pourquoi une certaine sagesse soucieuse d'éviter autant que possible l'inquiétude et l'urgence nous conseille de nous détourner des biens sujets à ce genre de vicissitudes. Mais l'urgence ne croît pas seulement en proportion directe des soins plus ou moins pressants que les objets de nos désirs réclament. Il y a également une concurrence entre les diverses urgences, dans laquelle chacune accapare une partie du temps disponible et le rend plus rare et plus serré pour les autres, si bien qu'elles tendent à s'exaspérer réciproquement. Ainsi, dans un environnement complexe qu'il faut maintenir et perfectionner, dans lequel des accidents peuvent survenir partout et à tout moment, les diverses urgences se composent tellement qu'elles tendent à se fondre dans un perpétuel sentiment d'urgence multiforme, sans répit, dans lequel les hommes vivent avec le sentiment qu'il y a toujours quelque chose à faire, vite, même quand la situation présente immédiate semble les laisser tranquilles.

Mais nous avons vu que l'urgence ne naissait pas du seul fait que la réaction aux situations exige un rythme plus ou moins rapide, puisque nos habitudes peuvent s'en charger sans retenir notre attention ni nous plonger dans l'inquiétude lorsqu'elles sont appropriées et traitent comme automatiquement les exigences du milieu. C'est donc quand les habitudes ne suffisent pas que l'urgence apparaît, soit parce qu'elles manquent ou sont inadaptées pour répondre à certaines situations, soit parce que leur rythme est trop lent par rapport à celui des événements qui les requièrent. Cela se produit notamment lorsque les conditions de la vie changent, et surtout lorsqu'elles changent beaucoup et rapidement, entraînant un décalage incessant par rapport à nos habitudes.

Peut-être en laissant encore vaguement planer sur nos développements l'idéal de la sagesse visant la tranquillité, avons-nous implicitement suggéré l'idée d'un accent désagréable, pénible ou intolérable du sentiment d'urgence. Et il est vrai qu'il a souvent ce caractère. Mais il peut être vécu aussi autrement et recherché pour le plaisir de l'excitation qu'il comporte également. Certains ne détestent rien tant que le repos, et surtout s'il se prolonge. Il leur faut le mouvement pour se sentir vivre. Et un mouvement régulier, insensible, comme celui que procure l'habitude bien rodée, ne leur suffit pas, parce que l'absence de défi, d'excitation, bref d'urgence, le fait éprouver comme une sorte de repos. L'urgence en effet ne réclame pas seulement l'action, elle bouscule aussi plus ou moins l'habitude. Et si l'habitude est souvent agréable, elle engendre également l'ennui. Justement parce qu'elle résout les problèmes automatiquement, sans presque nous en laisser prendre conscience, elle anesthésie le sentiment de la vie. Le désir de vivacité s'oppose donc à elle dans cette mesure et lui préfère l'urgence, qui la brise et s'impose à l'attention.

Ce caractère de l'urgence permet de comprendre ce qui représentait à première vue un paradoxe, à savoir le fait qu'il y ait une urgence de la philosophie et que cette dernière puisse se produire dans l'urgence plutôt que dans le repos et l'ennui qu'on y associe d'ordinaire. Si la philosophie est bien une manière de vivre et de vivre mieux, le mieux possible, n'est-il pas naturel qu'elle vise également à vivre plus, plus intensément, avec plus de conscience et de lucidité ? Or pour l'adulte éduqué, dont les habitudes sont formées, riches, souples et efficaces, c'est l'urgence qui lui permet de s'en dégager au moins en partie et de stimuler son attention et le sentiment aigu de vivre. Pour celui qui aime la routine et le repos, qui veut passer sa vie comme à feu doux, l'urgence est une souffrance qu'il s'agit d'éviter, et elle ne se présente que brutalement, de l'extérieur, contre son gré. Il en va tout autrement pour celui qui vise l'intensité vitale. Il ne se contente pas même d'attendre les occasions d'urgence venues du monde extérieur, il les recherche, comme par un désir d'urgence. Or ce désir est immédiatement, à quelque degré au moins, réflexif, car celui chez qui la vie ordinaire provoque l'ennui, voire le dégoût, se trouve par là dans une urgence dont l'origine semble être intérieure, la pression venant d'un désir vif, cherchant à s'exprimer, à croître, à briser le carcan de l'habitude. Tant que ce désir impétueux reste opprimé, il se manifeste comme l'urgence de trouver les stimulations aptes à le faire sortir de la prison de l'habitude. Ceci dit, concentrons-nous maintenant sur cette urgence intérieure et réfléchissons-la explicitement. N'y trouvons-nous pas le moteur de la philosophie entendue comme manière de vivre mieux et plus ?

Si l'on nomme goût de l'aventure le désir de se dégager du carcan des habitudes héritées, il convient d'attribuer au philosophe ce goût au suprême degré, et avec lui par conséquent, comme corrélatif, un extrême dégoût de la vie ordinaire, en tant que celle-ci comporte la soumission coutumière, irréfléchie, aux habitudes constituées. Pour le formuler donc en ces termes, tandis que l'aventure peut être cherchée dans les occasions extérieures qui mettent en échec la routine et lancent par là le défi de répondre aventureusement à l'urgence, le philosophe quant à lui trouve directement cette occasion en lui-même, dans son vif déplaisir de la vie ordinaire et dans l'urgence qu'il éprouve de s'en dégager. En effet, l'ordre même des habitudes qu'il trouve aussi bien hors de lui, dans la société, qu'en lui-même, comme formé par celle-ci, représente la situation insupportable dont il s'agit de sortir, et cela nécessairement en faisant éclater son étau. La remise en question des habitudes présentes est déjà la première urgence du philosophe. Mais en se livrant à la critique, à la suspension des habitudes, il se prive des moyens que les hommes se sont donnés pour répondre aux urgences habituelles et bannir le plus possible l'urgence de leur vie. De ce fait sa manière de vivre devient la plus aventureuse et elle le confronte sans cesse à l'urgence la plus grande. Tout à l'opposé de sa figure d'Épinal qui la dépeint dans la plus grande quiétude, la philosophie se meut dans la plus grande urgence.

Faut-il donc croire qu'il n'y ait rien de vrai dans l'image du philosophe paisible, retiré un peu à l'écart pour méditer hors de l'agitation des foules ? Car voit-on dans la réalité les philosophes se démener, courir partout en aventuriers ? Certes, la vie de quelques-uns ne fut pas de tout repos, comme celle d'un Giordano Bruno, sans cesse en mouvement et dans la lutte. Mais bien d'autres semblent avoir mené une vie extérieure assez calme. Et c'est plutôt l'agitation vaine des autres gens qu'ils critiquent, comme Diogène, qui n'est pourtant pas le plus tranquille, roulant son tonneau lors de la préparation de la ville à un siège, et répondant ironiquement à ses concitoyens surpris qu'il ne voulait pas être le seul inactif dans l'affairement général. En fait, à observer la scène de loin, nous ne pourrons rien conclure du rapport des philosophes avec l'urgence, parce qu'elle ne se manifeste pas nécessairement par des gestes et des expressions spécifiques, reconnaissables sans autres de l'extérieur. En les lisant, en examinant certaines de leurs attitudes, nous pourrons néanmoins découvrir assez aisément chez eux l'urgence même de la philosophie, qui prend même souvent des formes impressionnantes, les conduisant parfois à négliger presque toute autre chose pour elle. Mais en dehors de cette urgence-là, en ont-ils connu particulièrement d'autres ? Quoi qu'il en soit, concentrons-nous d'abord sur celle qu'ils partagent en commun en quelque sorte.

Admettons pour commencer le contraste si fréquent entre l'urgence de la philosophie et la tranquillité extérieure de la vie du philosophe, car il est vrai qu'elle est souvent frappante. Comment l'observateur naïf imaginerait-il que des personnages qu'il voit calmes selon toute apparence, plongés dans des méditations qui les distraient parfois des affaires courantes, vivent pourtant dans l'urgence et courent d'extrêmes aventures ? N'ont-ils pas un mode de vie très lent, étranger au rythme plus rapide de la vie courante, où il faut sans cesse passer d'une activité à l'autre et se soucier de mille choses ? Et il suffit de se plonger dans la lecture attentive de leurs œuvres pour se rendre compte à quel point l'impatience et la précipitation sont inappropriées à leur compréhension, qui exige au contraire une attention patiente, de longs moments de concentration, loin des autres soucis, dans un environnement propice à la forme de recueillement convenant à de telles études. S'il y a donc une urgence dans ce type d'activité, c'est apparemment celle de se délivrer de toute autre urgence.

Il n'y a là rien d'étonnant d'ailleurs, puisque les urgences se font concurrence et s'exaspèrent, parfois jusqu'au point où elles en viennent à paralyser totalement celui qu'elles tirent violemment de tout côté. On peut donc dire que, dans cette concurrence des urgences, chacune d'entre elles s'accroît de l'urgence de dominer les autres et de les affaiblir ou de les abolir jusqu'à ce qu'elle ait atteint sa propre fin. Si l'urgence philosophique est extrême, c'est notamment quand elle doit s'imposer en faisant taire les urgences rivales. C'est ce qui arrive quand on se détermine à oublier toutes les autres sollicitations pour se plonger sérieusement dans une lecture philosophique. Et pour celui qui veut se livrer à ses méditations, non pas une ou deux fois, mais régulièrement, il ne suffit pas de trouver un moment de loisir et de chasser un instant ses autres préoccupations, mais il faut organiser sa vie de manière à assurer constamment si possible la disponibilité nécessaire. Certaines conditions sociales aident ce projet, et ce n'est pas un hasard que plusieurs des grands philosophes de notre tradition aient été des nobles ou des rentiers, comme Montaigne, Descartes, Kierkegaard, Schopenhauer ou Nietzsche. Il pourrait même sembler que cette organisation de la vie soit un préalable nécessaire à la philosophie, comme aussi par exemple à la science et à toutes les activités réclamant une discipline particulière exigeante. Mais en ce qui concerne la philosophie, l'invention du mode de vie qui la satisfait constitue précisément son propre objet, dont la réalisation, certes, est favorisée ou non par les circonstances dans lesquelles cette activité s'insère. Cependant, même lorsqu'elles sont favorables, elles ne sont pas pour autant vraiment adéquates, parce que pour le devenir, elles doivent être inventées philosophiquement, par le philosophe lui-même, dont la critique des habitudes et des urgences est le combat propre.

Lorsqu'on observe la construction d'un très grand bâtiment, on comprend qu'elle doive durer des années ou des décennies, parce qu'on peut voir les opérations et se représenter leur difficulté. En revanche, les opérations de la philosophie, personne ne les voit hormis les rares audacieux qui les accomplissent, si bien qu'on n'en imagine pas la difficulté et qu'on n'en comprend pas la durée. Et quand on tire de l'enseignement et des œuvres des philosophes les produits accessoires qu'on y peut trouver, on s'imagine que leur création doit avoir duré à peu près le temps nécessaire pour se les approprier plus ou moins bien, comme l'élève naïf face à une démonstration mathématique croit qu'il n'était pas plus difficile pour son inventeur de la produire que pour lui de l'apprendre. La pensée procède très vite dans certaines opérations, il lui faut beaucoup de temps, ou du moins un temps imprévisible, dans d'autres, notamment lorsqu'il s'agit de critique, d'invention et de discipline, d'expérimentation de nouveaux modes de vie, comme en philosophie. Et ce n'est pas parce que la philosophie a lieu dans l'urgence qu'elle progresse vite, quoiqu'elle aille aussi vite que possible, ce qui précisément exige souvent d'éviter la précipitation et de prendre beaucoup de temps, sans compter qu'on n'a jamais fini de philosopher. Et dans ces conditions, loin que l'urgence ne disparaisse, elle dure elle aussi.

Dans le sens que nous lui avons donné, l'urgence est une poussée du désir lorsque celui-ci se trouve face à un obstacle ou à une menace de destruction exigeant une réaction dans un temps limité. Plus cette impulsion est violente — que ce soit à cause de la vivacité extrême du désir lui-même, de la gravité du danger, de la perplexité et de l'irrésolution provoquées, ou de la brièveté du délai —, plus le sentiment d'urgence est aigu. En somme, tout désir conséquent peut en venir à urger selon les circonstances. Et la crise d'urgence cesse lorsqu'une solution est trouvée et le danger éloigné. Dans la plupart des cas, l'urgence se lie à un sentiment d'accélération des événements, parce qu'ils nous prennent au dépourvu et raccourcissent les délais habituels de réaction. Mais le rythme n'est pas objectivement fixé. C'est les quelques minutes pour courir prendre un bus qui va partir, les un ou deux jours restant pour décider d'une affaire importante et risquée, les années comptées au malade pour trouver le traitement qui lui évitera la mort. Pour le philosophe, c'est le temps d'accomplir la vie à chaque instant, sans cesse, et de se mettre en condition de pouvoir toujours le faire. Et si la précipitation est nuisible, il y a urgence à l'éviter, comme à éviter au contraire l'inertie. La lenteur de la philosophie n'est qu'apparente et cette illusion vient surtout du fait que le philosophe se rapporte autrement aux urgences de la vie commune, souvent pour les réduire ou les dissoudre.

Nous avons vu qu'il y avait un paradoxe de la philosophie, parce que son urgence propre est pour une part celle de remettre en cause les dispositifs que les hommes se donnent pour éviter justement les urgences, à savoir les habitudes qui représentent, sous la forme des mœurs et coutumes, l'essentiel des traditions. Ces mœurs forment des modes de vie particuliers permettant d'agir dans toutes les circonstances normales sans trop d'hésitation, et donc sans urgence. Les mœurs donnent ainsi le sens de la vie aussi bien qu'une adaptation assez facile aux situations communes. La plupart se sentent à l'aise dans le mode de vie que la tradition leur a appris et qu'il leur suffit de nuancer dans les détails pour les ajuster aux traits particuliers de leur caractère. Pour certains au contraire ces manières de vivre coutumières, loin de donner un sens à leur vie propre, leur sont insupportables et leur paraissent absurdes. Ils sont portés irrésistiblement à les examiner afin de découvrir leurs défauts. Ils se cabrent sous leur joug et cherchent la liberté de s'inventer d'autres formes de vie, à la mesure de leur désir. Non seulement ils éprouvent l'urgence de se libérer des coutumes transmises, mais par là, ils se défont aussi des outils prévus par leur société pour traiter de l'ensemble des autres urgences habituelles possibles.

Mais pourquoi les urgences surgissent-elles lorsque les habitudes correspondantes ne fonctionnent plus ou sont supprimées ? En fait, chaque urgence pose un problème pratique. Et les habitudes sont des solutions pratiques déjà prêtes aux problèmes connus, qui s'appliquent aussitôt, avec un minimum d'exigence à l'égard de nos capacités intellectuelles et affectives. Sans l'habitude, le problème qu'elle résout se pose de nouveau à neuf et réclame toute notre attention, notre intelligence, notre imagination, notre affectivité et notre sens pratique. Aussi, quand par sa critique le philosophe découvre l'absurdité, partielle ou totale, des coutumes qui lui ont été inculquées, il se retrouve dans l'urgence d'inventer en tout ou en partie de nouvelles solutions pratiques plus appropriées selon lui. En un sens, alors que les coutumes constituent pour les hommes une sorte d'intelligence pratique devenue presque innée et ne requérant plus guère leur attention, économisant leurs facultés mentales, l'attitude philosophique, en cherchant à s'en priver autant que possible, impose un recours constant et extrême à ces mêmes facultés.

La situation se corse encore beaucoup si l'on tient compte du fait que les habitudes ne règlent pas seulement nos actions physiques, mais qu'elles règlent également nos façons de penser, de raisonner, d'imaginer, et même de sentir et de percevoir. Inutile de dire que l'urgence fait plus que redoubler dans ces circonstances, puisqu'il ne suffit plus d'appliquer par exemple le raisonnement à un problème pratique repris à neuf, mais qu'il faut aussi examiner ses habitudes de raisonnement et les transformer à leur tour. Que le philosophe ait besoin de se ménager des loisirs importants pour se plonger dans ses réflexions, afin d'analyser non seulement le monde habituel de la vie pratique mais également celui de ses propres manières de penser, de sentir et de percevoir, cela va de soi. Ajoutons qu'il ne lui suffit pas de se dégager du carcan des habitudes reconnues comme insatisfaisantes ou nocives, mais qu'il lui faut aussi résoudre les problèmes qu'elles laissent à nu et inventer de nouvelles solutions, en équilibrant tout ce mouvement de manière à lui permettre de continuer et de progresser. Une telle entreprise serait impossible sans se donner des étais de façon à réduire à chaque moment les urgences à un niveau supportable. Et ces étais, ce sont les habitudes. Ce sont les anciennes, laissées provisoirement en action, avant que la critique ne les sonde, ne les destine à l'abandon, ou plutôt à la destruction vu qu'elles ont leur inertie propre, ou ne les conserve avec quelques modifications au besoin. Ce sont les nouvelles qui sont créées, incorporées, reprises et adaptées au système mouvant d'habitudes qui se reconstruit progressivement. Ainsi, le philosophe, grand destructeur d'habitudes en est également un grand créateur.

Mais son but ultime n'est pas bien sûr de créer une nouvelle manière de vivre coutumière, qui à nouveau, à un plus haut degré de perfection, remplacerait autant que possible la réflexion par l'habitude. Il crée et se donne des méthodes, sortes d'habitudes très souples, visant à faciliter l'action de l'esprit plutôt qu'à s'en passer, comportant toujours l'élément réflexif par lequel elles se révisent et se corrigent, permettant ainsi de vivre dans l'urgence sans la faire disparaître.

Si le philosophe se retirait de la société pour vivre seul ou seulement avec d'autres philosophes, le mouvement que nous venons de décrire pourrait se suffire. Alors, un explorateur ou un anthropologue qui retrouverait cet ermite ou cette société de philosophes serait plus étonné de les voir vivre que s'il était tombé sur les tributs les plus étranges, tant la transformation de leurs mœurs aurait conduit à des manières de vivre normalement inconcevables. Mais les philosophes que nous connaissons ont choisi de continuer à vivre dans la société normale, parfois en cherchant et choisissant celle qui leur convenait le mieux, souvent en se mettant d'une manière ou de l'autre dans les marges, mais en s'imposant de toute façon, jusqu'à un certain point, de concilier extérieurement leurs mœurs avec celles de leur société.

En acceptant cette contrainte, ils se sont mis dans une nouvelle situation paradoxale. L'origine de leur développement philosophique était un mouvement d'insatisfaction et de révolte face aux mœurs dans lesquelles la société les a comme moulés, et leur réflexion les conduit à s'en accommoder dans une certaine mesure. Le plus grand problème dans cette adaptation n'est pas celui de conserver suffisamment de coutumes de leur milieu de manière à ne pas paraître trop excentriques, et à les intégrer à leur propre système d'habitudes de façon à en changer le sens dans ce nouveau contexte. Malgré la difficulté de cet équilibrage, il est plus difficile encore de participer à la vie des mœurs communes en tant qu'elles sont à leur tour prises dans diverses évolutions en fonction de changements dans les conditions internes de la société aussi bien que dans l'environnement. Car le philosophe peut-il renoncer à y participer, même s'il se fait discret et se place en marge de sa société ? Et en se souciant du progrès des mœurs communes ne risque-t-il pas de perdre encore davantage le bénéfice de la rupture, au moins intérieure, qu'il avait provoquée avec les modes de vivre courants ?

Dans la vie commune, les urgences sont liées à des états de crise, puisqu'elles apparaissent au moment où les dispositifs prévus ne suffisent plus à maîtriser par eux-mêmes la situation. Or il y a des crises et des urgences dans la vie individuelle aussi bien qu'il y en a qui affectent toute une société. Et parmi ces dernières, certaines ne peuvent être réglées par des solutions ponctuelles, mais exigent des transformations concertées des mœurs elles-mêmes. Dans ces cas, même si les solutions viennent de certains individus trouvant d'abord de nouvelles façons personnelles de vivre, qui se propagent ensuite par imitation, le problème a commencé par se poser à tous. Et chaque transformation d'une coutume dans le système affecte les autres, amenant d'autres modifications parfois plus mineures, parfois majeures. Et comme tous sont concernés par la transformation des mœurs dans leur vie sociale et personnelle, le sentiment d'urgence corrélatif affecte chacun en particulier, d'autant que même chez l'imitateur l'adaptation individuelle des mœurs est également à reprendre.

La plupart vivent les périodes de crise comme pénibles. Ce sentiment est normal puisque les habitudes servent à faciliter la vie en réglant les problèmes comme automatiquement et en limitant les états d'urgence. Même lorsque la plus grande efficacité de nouvelles habitudes est prouvée, celles-ci rencontrent la forte résistance des anciennes. Car le changement des habitudes comme tel nous fait sortir, au moins momentanément, du régime habituel. C'est pourquoi lors de ces changements, même nécessaires, même bénéfiques, il faut, pour les voir vraiment appréciés, attendre les nouvelles générations qui ont été empreintes des nouvelles mœurs dès leur première éducation. Pour ces raisons, et parce que l'homme normal n'aime pas l'effort de l'esprit lorsqu'il n'est pas focalisé sur des sujets très délimités, on évite le plus longtemps possible de constater les crises, on se rend aveugle pour ne pas les voir, et quand elles s'imposent malgré tout à l'attention, on cherche à les résoudre par des moyens habituels déjà présents, aussi inadaptés soient-ils, en réduisant autant que possible le problème entier à de petits problèmes sectoriels. Au mieux, on repousse ainsi un peu l'urgence et la crise, qui resurgissent bientôt plus fortes et subissent encore le même traitement, jusqu'à ce qu'elles finissent par s'imposer dans toute leur violence et par refuser clairement ces accommodements dérisoires. Tels sont l'attachement du peuple à ses coutumes et son inaptitude à en envisager la modification, jusque dans la crise.

Nous savons que le philosophe a un caractère tout opposé, critique face à toutes les coutumes et jouissant du libre exercice de ses facultés. Dans cette mesure, les crises le séduisent en lui présentant de nouveaux problèmes ou défis. Il s'est exercé pour son propre compte à remettre ses habitudes en question, à les défaire, à en inventer de nouvelles, à les essayer, à les adopter peut-être. Pour vivre en société, il s'est plié extérieurement à des mœurs que sa critique avait condamnées en principe. Comment son premier mouvement ne serait-il pas de se réjouir à l'apparition d'une crise brisant comme lui le carcan des mœurs et ouvrant la perspective d'inventions de manières de vivre différentes ? Avec lui, d'autres aventuriers jubilent : enfin il se passe quelque chose, l'urgence reparaît dans le monde social et les aventures s'annoncent ! Mais tous ne se soucient pas comme lui d'un progrès possible des formes de vie. Et c'est ce souci qui rabat un peu son premier mouvement de joie. Car il connaît bien l'extrême inertie des esprits ployés sous le joug des coutumes, et il sait que, partageant par un côté la vie commune, il subira avec les autres autour de lui la crise dans laquelle ils vont rester pris. Comment en effet s'y prendra-t-il pour contribuer à la résoudre, non pour lui seul, mais aussi pour ceux dont il partage en partie le sort ?

La vraie solution consisterait à populariser la philosophie, à dégager les esprits de la coutume, à leur permettre, non pas de rejeter toutes leurs mœurs en vrac, mais de les soumettre à l'examen, de les trier et d'en adopter d'autres. Ainsi, tous deviendraient capables de s'extirper par eux-mêmes de la crise actuelle comme de toutes celles qui pourraient survenir, sans compter qu'ils sauraient les anticiper davantage et aborder l'urgence à leur gré. Il faudrait apprendre aux hommes les méthodes par lesquelles ils peuvent se perfectionner, y compris en amendant leurs propres méthodes. Mais, hélas, on n'a jamais vu un peuple de philosophes, et personne n'a jamais réussi à former ou à inciter à la philosophie qu'une poignée d'individus. Cette petite société des philosophes n'est certes pas à négliger, mais elle se trouve dans la même difficulté que chacun d'entre eux lorsqu'il s'agit de bouleverser le régime coutumier de tout un peuple.

Faute de mieux, ce dont ce dernier a besoin, c'est de nouvelles habitudes appropriées à la situation imprévue qui a provoqué la crise des anciennes. Inutile d'attendre dans ce cas l'adaptation progressant par une série de transformations lentes des mœurs. La crise manifeste justement qu'elle ne s'est pas produite ou qu'elle a été inopérante. La solution, le mode d'action efficace, il faut maintenant l'inventer en commençant par découvrir et attaquer les routines responsables de la crise. Or cette critique et cette invention sont l'occupation précise du philosophe. Il serait donc naturel qu'on se tourne vers lui pour l'inviter à proposer ses solutions et à les expliquer. Et naturellement aussi, il s'en soucie déjà lui-même. Comment s'y prendra-t-il ?

Peut-être procédera-t-il un peu abstraitement pour commencer. Reprenant l'examen des mœurs de sa société, qu'il connaît pour en avoir fait la critique, s'en être déshabitué et avoir choisi pourtant de s'y conformer au moins en surface, il pourra identifier les manières de faire et de penser inadéquates aux circonstances à l'origine de la crise. S'il se fie à l'intelligence de ses semblables ou d'une élite conséquente, il pensera faire œuvre utile et peut-être suffisante en publiant sa critique, dans l'espoir d'inciter à la recherche active d'autres façons de résoudre la crise. Mais l'expérience lui aura sans doute appris la relative inefficacité d'une intervention limitée à cet aspect lorsqu'il s'agit de persuader d'autres que les seuls philosophes. Il cherchera donc à inventer aussi les nouveaux modes de penser et d'agir nécessaires. Dans ce but, dans cette phase abstraite, il tentera de se représenter une société apte à sortir de la crise présente et à l'éviter dans le futur. L'idée de former un peuple de philosophes étant écartée comme tout à fait irréaliste, il s'attachera à élaborer le projet de nouvelles mœurs, un peu comme l'ingénieur fait le plan d'une nouvelle machine. La tâche est délicate, parce que les mœurs forment toutes ensemble un système, et qu'il n'est donc pas possible d'en remodeler efficacement certaines sans calculer aussi la façon dont elles vont s'intégrer dans le système entier, y introduisant des altérations multiples et subissant en retour leur influence. S'il s'est enthousiasmé pour la perfection idéale de son projet, il aura créé une utopie, c'est-à-dire un système optimal, cohérent et possible en principe, mais ne tenant pas compte des conditions de réalisation concrète actuelle. Est-ce utile ? Peut-être, mais il faut alors espérer que le hasard apporte les conditions voulues ou que d'autres se soucient d'inventer les étapes de la réalisation effective d'un ordre social inspiré de l'utopie. Entre-temps, elle pourra servir d'idéal. Mais s'en contenter reviendrait à oublier la nature de la crise présente et de son urgence. Il faut donc rapprocher le système projeté du réel, limiter la distance entre les deux, se contenter d'une solution moins parfaite pour fournir un modèle de mœurs plus analogue au système existant afin de rendre plus praticable le passage de l'un à l'autre. Voilà donc ce que le philosophe pourra tenter de proposer : un modèle de mœurs plus efficaces et un modèle de voies à suivre pour sa réalisation. En supposant qu'il ne soit pas un prince doué du pouvoir d'imposer des changements de comportement par la loi — comme bien des philosophes en rêvent souvent —, il lui restera à tenter de convaincre ses contemporains, généralement en publiant sous diverses formes les représentations, descriptions, explications et justifications de son modèle.

Quelle sera l'efficacité d'une telle démarche ? Il est bien difficile d'en juger en général, car les circonstances jouent ici un rôle déterminant. Par exemple, si le philosophe n'est pas le prince, il n'est pas impossible, quoique improbable, qu'il y ait justement un prince très intelligent qui se laisse séduire par ce modèle et qui s'applique habilement à le réaliser. Il se peut aussi que l'esprit philosophique domine suffisamment l'élite intellectuelle pour qu'elle soit sensible aux arguments avancés. Et si elle partage vivement l'urgence commune, peut-être se préoccupera-t-elle sincèrement de trouver et de faire connaître le moyen le plus efficace de sortir de la crise. Le plus probable est que la réticence à changer rapidement d'habitudes demeure très tenace, qu'elle incite à rejeter comme peu réaliste le modèle proposé, et qu'au mieux on en discute, qu'on s'en détourne, qu'on y revienne peut-être plus tard, bref, que la conviction n'ait de chance de se produire que trop tard par rapport à l'urgence actuelle de la crise.

Outre cette tentative à l'effet aléatoire et presque toujours lent, que peut faire le philosophe dans l'urgence générale ?

Il faut rappeler déjà que l'urgence n'est pas la même pour tous, et notamment pour le peuple d'un côté et le philosophe de l'autre. Pour l'homme du commun, elle est d'habitude ponctuelle, et elle ne devient générale qu'à certains moments de crise, plutôt rares. Quoiqu'on ait l'impression, dans certaines sociétés, de vivre perpétuellement dans l'urgence, il s'agit alors, en réalité, d'une succession d'urgences plus particulières, concernant chaque fois des questions différentes, mille problèmes quotidiens requérant tour à tour l'attention pour un court instant afin de vite adapter les habitudes à des situations déviant légèrement de la ligne normale. Quant à la crise, elle n'est reconnue qu'au dernier moment, quand il n'est plus possible d'y échapper par de tels ajustements partiels. Chez le philosophe, c'est le contraire, puisque sa discipline est née dans l'urgence et s'y maintient. En outre, n'étant pas pris dans les habitudes, il perçoit leur décalage par rapport à la réalité pratique et, conscient de la lenteur inévitable de la modification des idées et des mœurs, il sent l'urgence de l'entreprendre avant que la crise ne devienne aiguë, de sorte qu'il voit comment il sera trop tard d'y pourvoir lorsque les gens percevront la crise. Il comprend donc pourquoi ses avertissements resteront souvent inutiles, ses explications paraissant des rationalisations d'une inquiétude maladive, ses propositions, des élucubrations irréalistes, et il devine bien qu'on ne l'écoutera pas.

Supposons qu'il juge la crise grave non seulement pour la société en général, mais également pour lui-même, pour les philosophes et l'avenir de la philosophie. Il se trouvera apparemment dans une situation désespérée. Ses moyens propres d'agir ne sont-ils pas le discours, l'argumentation avec toutes les ressources de la raison et de la rhétorique, et l'exemple du mode de vie qu'il veut conseiller ? Mais cette sorte d'intervention est trop lente pour être efficace dans cette situation. S'il ne trouve pas d'autres moyens, il doit se résigner à conduire sa propre vie sans plus s'ingénier à résoudre pratiquement la crise générale, et il ne lui reste plus qu'à s'abandonner lucidement à la fatalité pour ce qui concerne le sort de la société ou de l'humanité.

Ou bien, pourrait-il trouver d'autres armes plus efficaces dans ce cas que les outils par lesquels la philosophie se développe elle-même ? Comment donc agir pour effectuer des changements rapides d'idées et de mœurs ? Il y a principalement deux voies : celle de l'imposition de certains types d'action par les lois, en forçant ainsi de nouvelles habitudes ; et celle de la séduction ou de la répulsion vives des imaginations grâce à des représentations frappantes. Dans le premier cas, il faut recourir à la politique ; dans le second, à la religion. A première vue, ces deux façons de procéder devraient répugner au philosophe, dans la mesure où elles ne font pas appel à la faculté critique, mais la mettent au contraire de côté pour soumettre les esprits à l'autorité. Y recourir semble contraindre, au nom de l'urgence commune, à négliger l'urgence des urgences qui est celle de la philosophie elle-même. De plus, l'art concret de la politique et de la religion n'est pas souvent celui que le philosophe a particulièrement exercé et où il se trouve le plus habile, d'autant qu'il contrarie les dispositions propres à celui de la philosophie. Examinons cependant ce qu'impliquerait le recours à ces moyens.

La politique est l'art de l'exercice du pouvoir officiel sur la société. Elle exige donc en premier lieu la prise du pouvoir. Car on imagine que si le philosophe se trouvait déjà à la tête de l'État, il aurait agi avant que la crise ne survienne (à moins qu'il ne l'ait désirée et qu'il ne soit donc pas question pour lui de la surmonter, mais de l'utiliser, ce qui ne correspond pas à notre hypothèse actuelle). Pour parvenir au pouvoir, il faut des appuis sérieux dans la société, un groupe déjà plus ou moins constitué et puissant de partisans prêt à faire nommer ou élire le philosophe, ou à le soutenir dans un coup d'État. Cela n'est pas impossible, mais peu probable. Et sans cette condition, il ne peut espérer qu'influer sur les opinions politiques ou, éventuellement, conseiller les gouvernants eux-mêmes. Certains, comme Platon, Machiavel, Hobbes ou Spinoza ont tenté les deux, ce qui implique une préparation ou des circonstances favorables. Il leur est alors possible de procéder par persuasion, sans scission nette entre leur action politique et leur activité philosophique. Sinon, il faut trouver d'autres moyens d'action que la politique lorsque le fait d'envisager une carrière dans ce domaine ne répond pas à l'urgence ou contredit la vie philosophique.

Cette autre ressource est celle de la religion, du moins si nous concevons celle-ci de manière assez large, comme n'impliquant pas la croyance en des dieux, mais comme donnant une représentation du bonheur et du mode de vie qui y convient, et formant en conséquence les mœurs d'une société ou d'un groupe social. Si la philosophie peut conduire à la formation d'écoles ayant également ce caractère, la religion dispose, quoique non obligatoirement, d'un instrument supplémentaire dans le recours à l'autorité, permettant de donner la révélation à partir d'un point de vue supérieur non accessible en principe à ceux qui la reçoivent. Et dans la question présente, c'est évidemment ce trait de la religion qui nous intéresse, puisqu'il promet de rendre possible un rythme d'intervention bien plus rapide que celui de la démarche critique dans le domaine des idées, des valeurs et des mœurs. Car il n'est plus nécessaire de passer par le long exercice de maîtrise de ses propres ressorts et de compréhension de nouvelles idées lorsqu'il suffit de frapper l'imagination pour produire assez immédiatement la crainte et l'espoir, séduire par des formules typées, et conduire les gens à se fier à l'autorité de ceux qui ont réussi à s'imposer ainsi à leur esprit. Certes, toutes les religions ne se propagent pas sur le champ. Mais on voit des idées, des comportements, devenir subitement à la mode, sans que les adeptes soient capables d'expliquer pourquoi ils s'y sont ralliés, sinon en répétant les slogans, les récits, les attitudes qui les ont impressionnés. Comme il ne s'agit pas dans le genre d'urgence sociale considéré ici de tenter d'apporter plus de lucidité, mais de produire les types de comportements immédiatement adéquats à la situation, le recours à la religion paraît se justifier. Et il a même l'avantage que les religions qui réussissent offrent de forts moyens d'influer également sur la politique, voire de dominer le pouvoir politique.

A première vue, ces recours, soit à la politique, soit à la religion, doivent répugner au philosophe. Sa discipline vise à la plus grande maîtrise ou autonomie, non seulement dans la pensée, mais dans toute la vie. Et elle n'est pas en lui le résultat d'une sorte de fonction que la société lui aurait attribuée et qu'il aurait acceptée, pas même en toute lucidité. Elle vient d'un mouvement passionné, ou si l'on veut d'un désir extrême et au plus haut point actif. La vie non philosophique ne lui paraît que de peu de valeur, si bien que son intérêt pour ses semblables se porte essentiellement sur leurs aptitudes à la discipline philosophique. En somme, la société, l'humanité, n'a guère de valeur qu'en tant que terreau de la vie philosophique. Mais l'ordre politique et religieux considère au contraire l'homme comme un être à maintenir dans l'obéissance et à façonner de l'extérieur. Dans ce sens, la religion est pire encore que la politique, puisqu'elle prétend régler les pensées et les sentiments, et non seulement les comportements extérieurs. Autrement dit, tandis que le philosophe peut s'accommoder de l'ordre politique, comme il le fait en se conformant extérieurement aux mœurs, tout en développant aussi loin que possible sa discipline propre, au contraire, il doit s'opposer à la religion, qui prétend mobiliser aussi le domaine de liberté qu'il se garde et diriger par autorité ses pensées, son imagination et ses sentiments. C'est pourquoi d'ailleurs on voit partout la philosophie en conflit ouvert ou sourd avec la religion.

Néanmoins, étant donné que ni les hommes en général ni les philosophes ne peuvent vivre indépendamment de toute société, et qu'il n'existe pas de société d'hommes vraiment libres, l'art philosophique comporte un certain accommodement superficiel avec l'opinion et les mœurs, et par conséquent avec l'ordre politique et religieux, qu'il tente de rendre aussi favorable que possible à la liberté nécessaire à la vie philosophique. C'est la raison pour laquelle il réfléchit à la politique et publie ses idées sur ce sujet. C'est la raison pour laquelle aussi il entre activement en lutte avec les religions populaires ennemies de son autonomie, et cherche au moins à les modifier pour en éliminer les tendances les plus nuisibles et pour leur retirer leur pouvoir d'oppression, en en dégageant le pouvoir politique. Et dans la mesure où la vie sociale est essentielle à la philosophie elle-même, les moyens d'agir pour lui donner l'ordre le plus favorable possible font partie des instruments indirects de son propre art. Or dans les moments de crise, le salut de la philosophie exige celui de la société, et par conséquent l'usage de ces secours indirects problématiques que sont les arts politiques et religieux.

La difficulté est alors de ne pas en venir pour sauver la société à condamner la philosophie. Et cela requiert de véritables talents d'équilibriste. En renforçant l'autorité, en habituant à l'obéissance, en recourant à des procédés opaques, on risque de décourager la recherche de la lucidité et de rendre peut-être illisibles les ouvrages par lesquels la philosophie cherche à se propager pour elle-même. Un maître religieux, s'il ne veut pas former seulement une secte philosophique, risque d'emprunter une figure si étrangère à celle du philosophe qu'elle rende celui-ci méconnaissable. Et cela est arrivé peut-être plus souvent qu'on ne croit dans l'histoire.

Mais laissons au philosophe habile dans ces divers arts le soin de conduire sa barque à travers ces dangereux rapides.

Aujourd'hui, dans l'urgence générale, que peut donc faire un philosophe ? D'abord il s'agit de savoir si notre société se trouve bien en crise, comme il semble, et à quel point cette crise est sérieuse. Les sentiments varient beaucoup, et alors que certains craignent de voir arriver la fin du monde sous peu, la majorité se persuade que, malgré quelques problèmes irritants, rien de fondamental n'a changé, et qu'il suffit d'attendre pour voir revenir la situation normale. Cette opinion majoritaire n'est d'ailleurs pas simplement celle d'une partie de la population non cultivée et tenue à l'écart des moyens d'information disponibles. Au contraire la plupart de ceux qui travaillent dans les domaines de la science, du savoir et de l'information font partie de cette majorité quiète. Le train-train des journaux, des radios, des télévisions, des laboratoires, des universités, des instituts scientifiques continue imperturbablement, et si l'on y voit quelques individus désireux d'alerter leurs semblables, c'est d'habitude pour des problèmes, sérieux sans doute, mais sectoriels : telle pollution, telle nuisance de certaines techniques, telle extinction imminente d'une ou plusieurs espèces, telle épidémie, telle guerre, telle infraction aux droits de l'homme, tel comportement immoral, et ainsi de suite. Bref, pour la très large majorité, c'est la routine des petites crises sur le fond d'une situation à peu près normale. Mais ne pouvons-nous pas voir dans cette attitude un simple exemple de la résistance farouche qu'oppose l'homme du commun à la perception des crises ?

En effet, il suffirait déjà d'ajouter tous les problèmes partiels que voient les uns et les autres et de suivre leurs liens pour se rendre compte qu'ils se composent et ne forment que les parties d'une gigantesque crise. Et à vrai dire, pour ceux qui se sont concentrés sérieusement sur chacune de ces crises partielles, presque toujours celle qu'ils ont perçue leur paraît d'une extrême gravité, réclamant l'action d'urgence pour éviter la catastrophe. Les écologistes découvrent dans chaque département de l'étude de notre environnement des dégradations sur le point de devenir irréversibles et de menacer l'équilibre naturel nécessaire à notre survie : les espèces animales et végétales disparaissent, les déserts croissent, le climat se réchauffe dangereusement, la mer et les eaux, comme les airs et la terre, sont pollués au point de nous devenir sérieusement nuisibles, etc. Ceux qui se tournent vers la critique des sciences et des techniques dénoncent une évolution néfaste et incontrôlable : la science nous apporte des pouvoirs de plus en plus difficiles à maîtriser et de plus en plus dangereux, les techniques se développent dans l'anarchie, ou de façon autonome, comme si le système techno-scientifique s'était émancipé des intentions humaines, produisant des armes capables de détruire l'humanité, empoisonnant la nourriture qu'on a cru pouvoir produire artificiellement, engendrant autant de nouveaux agents pathogènes qu'elle ne permet d'en combattre, etc. Les observateurs circonspects de l'économie en dénoncent les évolutions toujours plus malsaines : le néolibéralisme en supprimant les règles crée une jungle où les plus forts écrasent les faibles, le capitalisme échappe au contrôle et devient sauvage, la spéculation produit des crises financières de plus en plus fortes, le management traite les hommes comme des animaux ou des machines, le chômage croît, les riches s'enrichissent tandis que les autres s’appauvrissent, etc. Ceux qui examinent la politique d'un œil froid voient les États devenir inconsistants, se faire capter par les oligarques et les groupes de pression les plus puissants, la démocratie devenir de plus en plus formelle et moins réelle, le citoyen de moins en moins capable de s'y retrouver, manipulé par la propagande diffusée par tous les médias, les guerres en recrudescence et toujours plus mortelles, l'ordre international devenant de plus en plus inconsistant, etc. Les moralistes se plaignent d'une perte des valeurs : les hommes deviennent très égoïstes (ou individualistes, disent-ils), on se soucie de moins en moins de la famille, on ne sait plus ce qu'est l'honneur, les idéaux ont disparu, chacun se replie sur ses intérêts matériels, les gens ne sont plus capables d'effort, de générosité, de sacrifice, de fidélité, et la vie sociale se défait, etc. Bref, les critiques partielles ne manquent pas, et chacune se concentre sur un point arbitrairement posé comme essentiel et prioritaire. Ces cris divers et dispersés forment un bruit de fond continu auquel l'homme normal s'est habitué comme aux musiques insipides qu'il entend partout, et il n'y prête d'ordinaire qu'une oreille distraite tout au plus.

Chacune de ces dénonciations exprime bien ou mal le sentiment et la perception d'aspects de la crise dans laquelle nous nous trouvons. Et on comprend que les spécialistes de telle ou telle crise sectorielle, imbus de l'urgence d'y pourvoir, la considèrent comme la première priorité. Mais il n'est pas surprenant non plus que les solutions qu'ils entrevoient s'appuient sur l'idée d'un état sinon relativement en ordre de la société et ne tiennent pas compte dans cette mesure de toutes les autres crises qui l'affectent. Ceci conduit notamment à négliger les relations de dépendance entre ces crises, à partir desquelles il faudrait envisager leur solution. Par exemple, combien de crises dépendent très fortement de l'une d'entre elles, que la plupart laissent hors de leur considération ou tentent de nier, celle de l'évidente surpopulation de l'ensemble de la terre et de chaque pays en particulier ? L'épuisement des ressources et le degré de la pollution sont manifestement corrélés avec le nombre de personnes qui produisent, consomment et polluent, même si la proportion peut varier. Or, dans ce cas frappant, ce n'est pas seulement la largeur de la perspective ou la puissance de synthèse qui fait défaut, mais le thème même de la surpopulation fait partie d'une zone de pensée interdite et se trouve exclu de la réflexion par une censure suffisamment puissante pour affecter généralement la pensée même. Il est réputé immoral non seulement d'en parler, mais déjà d'y penser. Il s'y lie des connotations abominables comme celles de meurtre et de génocide. Car celui qui juge qu'il y a surpopulation ne désire-t-il pas faire diminuer le nombre d'hommes sur la terre, bref, les tuer ? C'est une conclusion grossière, mais qui semble ne s'en imposer pas moins, et détourner de la considération d'un élément majeur de notre crise.

En outre notre système social s'est compliqué et a exigé de plus en plus une mobilisation de tous les instants pour le maintenir en fonction, créant sans cesse des urgences, réclamant des solutions immédiates, réduisant la possibilité de faire des projets à long terme. Or nous savons que ces urgences non seulement se composent entre elles et multiplient leur intensité, mais qu'elles entrent de plus en concurrence avec l'urgence philosophique, rendant toujours plus difficile cette discipline et rendant plus fatale la crise en empêchant la recherche de solutions réelles.

Or, plutôt que de tenter une analyse d'ensemble de la crise, qui serait bien sûr essentielle, je vais me concentrer ici sur ce qui, comme ce phénomène de censure, empêche cette analyse. Car, plus que tout, l'incapacité dans laquelle se trouve notre société d'explorer librement tous les aspects de la crise actuelle en représente certainement à présent le foyer par le fait qu'elle forme l'obstacle le plus grand à sa solution.

Sur certains points, où des études scientifiques sont disponibles, nos sociétés ont pris progressivement conscience de nouveaux problèmes et, dans une certaine mesure, de leur gravité. C'est le cas notamment de plusieurs problèmes écologiques. La plupart des gens ont aujourd'hui entendu parler du réchauffement climatique, de diverses pollutions, de l'épuisement prochain des réserves pétrolières aisément accessibles et de la disparition de plusieurs espèces animales, par exemple. Et des groupes relativement importants se sont formés à travers le monde pour dénoncer les atteintes à l'environnement et pour réclamer, avec plus ou moins de succès, une action de la part des gouvernements et des citoyens. Là en revanche où le prestige des sciences de la nature ne cautionnait pas la critique, elle n'a pas eu la même influence et a été souvent même étouffée. Les économistes ont servi par exemple d'experts pour soutenir l'idéologie qui a permis de continuer dans une voie sans issue, vers des crises toujours plus importantes, en discréditant tout discours déviant de leur ligne, même quand les faits les ont eux-mêmes clairement démentis. Et c'est précisément dans les domaines où l'idéologie pouvait sévir à son aise qu'elle a effectivement dominé presque sans partage. Or cet empire idéologique a servi justement à protéger le monde des idées et des mœurs contesté toujours davantage par la réalité contre les critiques susceptibles de montrer cette inadéquation et de tourner les esprits vers la recherche d'autres manières de voir. Par là, les idéologues ont été parmi les principaux responsables du développement de la crise.

Par idéologie, entendons non pas certaines doctrines précises, mais un dispositif de défense plus ou moins interne aux doctrines protégées, servant à repousser les critiques par tout moyen, sophistique, rhétorique ou moral, afin d'interdire l'examen de leurs principes, de leur consistance et de leur pertinence. Dans la mesure où une doctrine ne tient que par ce système de défense, entièrement intégré, il est juste de l'appeler elle-même idéologie. Or, depuis une cinquantaine d'années, en dehors des sciences de la nature, le monde savant et les intellectuels ont vécu presque entièrement dans les cadres de l'idéologie. Un nombre de thèses, d'idées plus ou moins formulées, de sentiments et d'attitudes ont été sacralisés, officiellement ou non, et défendus non plus par des arguments, mais surtout par la barrière de l'indignation morale. Bien des intellectuels ne sont plus guère aujourd'hui capables d'autres formes de persuasion sur tous les points qui leur tiennent à cœur. Face à leurs contradicteurs possibles, ils se contentent de condamner moralement, de jeter l'anathème, voire d'appeler la vengeance de la justice. Au moindre soupçon, même entre idéologues de même obédience, voire dans leur for intérieur, contre eux-mêmes, ils recourent à leur répertoire d'imprécations et crient au racisme, à l'antisémitisme, au nazisme, au fascisme, au conspirationnisme, à l'antidémocratisme, au populisme, à l'élitisme, au révisionnisme, au négationnisme, à l'eugénisme, à l'individualisme, au machisme, au nationalisme, et ainsi de suite. Tout au plus, ils avanceront un ou deux indices témoignant à leurs yeux, directement ou par des détours parfois subtils, de la présence chez leurs adversaires des idées et sentiments odieux qu'ils pointent du doigt. Non seulement il devient impossible de discuter avec eux et de polémiquer tant soit peu sans se voir menacé rapidement de quelque malédiction, mais de plus on sent une partie de ces idéologues anxieux de se rendre tant soit peu coupables des horribles fautes qu'ils cherchent tant à trouver chez leurs contradicteurs, si bien que ces intellectuels timorés ne s'aventurent guère, même en pensée, hors de leurs forteresses idéologiques. Comme l'église catholique avait son index des ouvrages interdits, ils ont le leur, et il suffit de citer — surtout si c'est avec approbation, ou sans le déprécier aussitôt — un auteur de la liste noire pour s'y voir inscrire avec lui, ou du moins se faire regarder du coup avec le plus entier mépris. Et quand se présente une nouveauté qu'on ne sait pas encore classer, tout ce monde s'observe anxieusement et s'interroge du regard pour voir si le consensus va la faire blanche ou noire.

A partir de la seconde moitié du XXe siècle environ, la vie culturelle en Occident, et peut-être dans le monde entier, s'est mise à décliner jusqu'à en arriver à la situation misérable d'aujourd'hui. La littérature, les arts plastiques, la musique, la philosophie, et même le cinéma ne produisent presque plus rien de remarquable, mais se sont enfoncés dans une routine tapageuse, où la moindre petite idée facile est saluée, comme pour tenter de faire accroire que notre culture n'est pas encore tout à fait morte. Tout le système de la recherche, concentré de plus en plus exclusivement dans les universités et les divers instituts « scientifiques », ne produit plus rien de très original, mais sombre également dans une agitation très coûteuse, mais médiocre et futile. Notamment, les intellectuels détournés de la recherche d'idées neuves et critiques par la peur de tomber dans des zones interdites, en partie déconsidérés socialement pour leur stérilité, s'occupent au mieux de recherches érudites sans risque ni enjeux sérieux, tandis que leurs rangs ont été désertés par les esprits les plus vifs et inventifs, dégoûtés de la monotonie et de l'arrivisme mesquin des milieux universitaires d'aujourd'hui. Il suffit de regarder pour le voir, et à présent cela commence à se savoir.

Cette situation désastreuse du milieu intellectuel et savant est, disions-nous, l'une des causes de la gravité de la crise. Ceux qui auraient dû être plus ouverts aux nouvelles idées, qui auraient dû produire dans leurs rangs des esprits capables d'en inventer, sont devenus des idéologues fermant avec zèle toutes les portes à ce qui pourrait contester véritablement ce qu'ils ont appris eux-mêmes à l'école, y compris la morale dont ils y ont été imbibés. Il est même frappant de voir à quel point ils sont plus incapables d'examiner leurs préjugés que bien d'autres qui ne font pas partie de leur petit monde et qu'ils croient pouvoir regarder de haut et chapitrer pour avoir osé s'éloigner de leurs croyances et de leur catéchisme. Depuis longtemps par conséquent, la crise progresse sans qu'ils en prennent même conscience. Et quand ils en sentent quelque effet, ils s'empressent de le ranger de force dans les cases inadaptées de leurs vieilles idéologies. Ils remplissent ainsi assidûment la fonction des habitudes, en résistant à tout ce qui pourrait les perturber et en effaçant dans leurs éventuelles explications la réalité qui les dérange. Par leur censure, ils s'assurent qu'aucune critique sérieuse n'apparaisse et ne se fasse connaître. Et au moment où la crise crève les yeux, ils se replient et commencent à sentir qu'ils sont tout à fait dépourvus, pour autant qu'ils ne soient pas déjà tout à fait aveugles. L'action lente de la philosophie n'a pas pu s'exercer, ni sur eux, qui la refusent, ni sur les autres, dont ils la coupent par leur censure.

Que reste-t-il ? La politique offre une voie très incertaine. L'action religieuse est hasardeuse, mais demeure peut-être la dernière ressource du philosophe, en lui permettant de s'adresser directement au peuple, à son imagination et à sa sensibilité, en sautant par-dessus les barrières des idéologues.

La religion n'est certes pas la philosophie, à laquelle elle peut s'opposer, mais qu'elle peut aussi favoriser parfois. Rappelons que nous ne l'entendons pas ici comme impliquant la croyance en des dieux ou des êtres spirituels mystérieux de ce genre, ni des pratiques magiques et des mystères les supposant, mais comme proposant aux hommes une conception du salut ou de la vie la plus heureuse, quelle qu'elle soit, en cherchant à susciter la croyance et les pratiques conformes.

Avouons que la plupart des religions se signalent par les superstitions les plus absurdes et placent les hommes dans la dépendance plus ou moins entière d'esprits, de démons et de dieux, dont les philosophes ont constamment fait la critique, et contre lesquelles ils ont dû en outre mener une lutte incessante pour se dégager de leur emprise. Car la domination de telles religions représente parmi les plus grands obstacles et dangers pour une pensée libre ou visant la liberté. Et les crises sont justement des moments particulièrement propices à la diffusion, au regain et à la naissance de telles superstitions. C'est même en partie pour tenter d'empêcher ou de restreindre au moins ce phénomène que le philosophe peut se sentir appelé dans ces moments à engager le combat sur le terrain religieux, pour y faire prévaloir autant que possible, sinon la raison, du moins quelque approximation ou figure de celle-ci. Autant dire que le compromis avec la superstition est dangereux et doit à la rigueur être limité au strict nécessaire. Il y a peu à gagner si, pour sauver une société, il faut la plonger dans l'un des plus misérables états, celui de la soumission à une religion superstitieuse. Par conséquent, le retour à aucune des religions traditionnelles de nos civilisations en déclin n'est souhaitable. Il n'est cependant pas aisé d'inventer une religion susceptible de séduire largement sans recourir aux procédés grossiers de la superstition et sans risquer de prendre la pensée dans des filets dont elle ne pourrait ensuite se sortir qu'à grand peine.

Quelles sont donc les croyances actuelles qu'il faudrait remplacer parce qu'elles font partie de la crise, et quelles sont celles qui pourraient inciter aux attitudes capables de nous en sortir ? Il n'est pas question ici de peindre le portrait de la religion dont nous aurions besoin, mais juste d'en faire une rapide esquisse.

Concentrons-nous sur quelques problèmes majeurs : d'abord la surpopulation, en partie responsable de la destruction de notre environnement, de la rareté et de l'épuisement des ressources naturelles ; puis la diminution générale de la liberté due entre autres à la tentative déjà très avancée d'instaurer une dictature entière des plus riches ; enfin la perte du prestige et de la vigueur de la vie intellectuelle, dont dépend la capacité justement de résoudre les nouveaux problèmes. Pour chacun des trois, il faut découvrir les principales croyances qui les ont engendrés et celles qui en permettraient la solution.

La surpopulation en général semble résulter automatiquement de l'instinct qui pousse l'homme à se reproduire jusqu'au moment où la nature lui impose une limite. Dans l'histoire récente, l'ampleur du phénomène est naturellement due au fait que les techniques ont apporté aux hommes le moyen de reculer passablement ces limites, quoiqu'au prix que l'on connaît d'une destruction de leur milieu naturel. Sans une réflexion, sans une régulation morale et politique, la surpopulation à petite ou à grande échelle se produit. Or quelles sont les croyances qui ont empêché cette réflexion et cette régulation ? Premièrement, la même civilisation qui a développé la science et les techniques correspondantes a été marquée par la croyance que l'homme devait croître et multiplier indéfiniment et que la liberté individuelle et le bonheur des gens se trouvaient particulièrement en jeu dans le droit illimité d'engendrer et de posséder une famille et des enfants. Cette morale interdit de songer à examiner les conséquences négatives de ce processus et à prendre les mesures restrictives qui s'imposent. Et comme d'ailleurs le progrès économique et démographique impliquait les conquêtes et les guerres, qui traditionnellement sont grandes consommatrices de vies humaines, les raisons politiques de favoriser l'accroissement de la population s'imposaient également.

Il faut donc répandre des croyances contraires. Il n'est pas vrai que la multitude des hommes soit une valeur en soi lorsqu'elle implique la diminution de la qualité de la vie à plus ou moins long terme, sans compter qu'elle conduit maintenant à rendre probable la disparition de l'humanité entière. La croyance au progrès contient déjà le désir d'améliorer les conditions de vie des hommes sur terre. Il faut accentuer cet intérêt pour la réalisation d'un salut terrestre, exigeant un accomplissement dans cette vie, indépendamment de tout espoir d'une autre vie au-delà, et à l'encontre même de cette illusion. En un sens, on pourrait dire que nous ne sommes pas trop matérialistes, mais pas assez, de loin. Nous méprisons toujours trop la vie concrète et toutes ses ressources pour nous attacher véritablement à rendre possible un salut entièrement terrestre. Il nous faut de plus constater que non seulement la surpopulation attire la guerre, mais que de plus les grands nombres ne sont plus utiles, bien au contraire, dans des guerres fortement marquées par la technique. Enfin toutes les conceptions qui libèrent aussi la sexualité de l'engendrement sont bienvenues.

Si les riches cherchent à dominer et à écraser la liberté, c'est, dira-t-on, que le désir de la richesse et du pouvoir semblent presque naturellement implantés dans le cœur humain. Malgré cela, notre civilisation avait réussi à progresser vers la démocratie et une plus grande liberté politique et religieuse. N'est-il donc pas étrange que, sans l'admettre, nous nous soyons engagés depuis quelque temps dans la voie inverse ? Ne faut-il pas que l'élan vers la liberté, puis la résistance à l'oppression aient faibli ? Notre désir de liberté n'est donc pas si grand que nous le prétendons. En effet, concrètement nous lui préférons le confort et la sécurité, si bien que nous sommes prêts à accepter des diminutions de notre liberté en faveur d'un accroissement de notre bien-être et d'une plus grande protection, c'est-à-dire en faveur du renforcement d'un gouvernement paternel ou maternel. Or cette confiance dans les puissants se lie à une croyance en leur bienveillance et corrélativement en la valeur de l'obéissance. On voit ainsi apparaître des lois et des actes restreignant fortement la liberté ne susciter tout au plus qu'un regret dans le peuple, persuadé qu'on ne le gouverne que pour son bien en dépit des apparences du contraire, surtout si le législateur agit sous prétexte d'augmenter la sécurité.

Il faut choisir entre traiter le peuple en enfant et l'émanciper. Dans le premier cas, sous couleur de démocratie et de liberté ou non, on le soumettra à la dictature des riches et des puissants. Sinon, il ne suffit pas de lui accorder la liberté, il faut l'éduquer à la revendiquer et à la défendre. Et dans ce but, la sécurité et le confort doivent être subordonnés clairement à l'idéal d'une vie autonome. Si l'humilité et la docilité, comme le conformisme, conviennent bien à la vie soumise de l'enfant, la fierté, le goût du risque, de l'aventure, une certaine dureté même, sont nécessaires à la lutte incessante pour la liberté. Or ces valeurs sont l'inverse de celles que notre morale et nos religions inculquent généralement. Si nous ne sommes pas capables de donner une autre image de l'homme libre, l'homme trop soumis d'aujourd'hui deviendra bientôt irrémédiablement tout à fait esclave.

Inutile de demander l'initiation de ces transformations au monde intellectuel officiel de nos jours. Si la marque du despotisme est l'absence de vie intellectuelle intense, il faut croire qu'il s'est déjà imposé à présent sous le masque de la démocratie et d'un faux libéralisme qu'on appelle trompeusement néo-libéralisme. Cet effondrement de la vie intellectuelle est-il lié à des croyances ? Pour les trouver, il suffit de s'interroger sur les valeurs que le monde cultivé partage. Parmi celles-ci, il en est une qui s'est imposée toujours davantage et qui règne sans conteste, tout à fait officiellement. On accepte les inégalités dans les conditions matérielles, de bon ou de mauvais gré. Mais on les refuse et les nie dans les individus eux-mêmes, dans leurs aptitudes et surtout dans les capacités intellectuelles. C'est un dogme intouchable que les hommes sont égaux, et particulièrement par leur intelligence et leur jugement. La réalité des inégalités nous interdit de l'appliquer strictement, l'hypocrisie pousse à s'en écarter en sa faveur ou en celle des siens, mais on ne la conteste guère publiquement, ni même, clairement, en son for intérieur. Il s'ensuit que les opinions de tous sont censées s'équivaloir partout où l'évidence du contraire ne s'y oppose pas nettement, comme en sciences, et encore. Inutile d'ajouter que tous les goûts se valent, cela va de soi. Les diverses productions de l'esprit et de l'art sont donc sur un même pied, et seule la majorité des votes sur le marché culturel peut encore faire une différence contingente et futile. La place est dominée par les charlatans et les disciplines intellectuelles ont peu à peu perdu tout sérieux et tout crédit.

Si nous ne parvenons pas à renverser cette croyance et à faire reconnaître les inégalités dans les aptitudes des hommes, alors les inégalités des conditions, et particulièrement les plus évidentes, celles de la richesse et du pouvoir, s'imposeront sans contestation réelle. Il faut donc inculquer aux hommes le sens de la différence des aptitudes entre eux et à la fois le respect et le désir de la vraie grandeur personnelle, y compris dans le monde intellectuel et moral. L'indignation que provoque une telle idée chez le lecteur d'aujourd'hui manifeste bien la force actuelle du préjugé de l'égalité, ainsi que la difficulté de modifier les sentiments sur ce point. Et il n'est pas étonnant que ce soient les prétendus intellectuels qui réagissent le plus vivement contre toute idée de supériorité de l'esprit, étant les prêtres de la religion de l'égalité. C'est pour cette raison, entre autres, qu'on ne peut attendre d'eux le renversement nécessaire. Il faut compter trouver au contraire chez eux les adversaires les plus acharnés à la nouvelle religion qu'il s'agit d'instaurer. Et c'est donc hors de leurs corporations, dans le reste du peuple qu'il faut agir et constituer si possible la nouvelle élite intellectuelle, un peu comme cela avait eu lieu au début de la modernité, quand les nouveaux penseurs s'opposaient aux prêtres et aux scolastiques.

Gilbert Boss
Québec, 2015