LA PHILOSOPHIE
DANS L'URGENCE
Nous vivons aujourd'hui
dans l'urgence, partout. C'est un sentiment
presque universellement éprouvé, sauf peut-être, en partie, chez ceux
que notre société a abandonnés à peu près irrémédiablement dans les
marges, pour autant que l'urgence de trouver à manger et à satisfaire
leurs besoins les plus élémentaires ne les maintienne pas également
dans cet état, eux aussi. Mais les raisons de cette urgence sont
comprises de manière différente selon les groupes, les personnes et les
situations. Le travail, dans la profession, dans la recherche
d'emplois, dans la lutte pour survivre, pour conserver ou rétablir sa
santé physique et psychique, pour conquérir ou exercer le pouvoir, pour
accaparer les richesses, pour tenter de sauver l'environnement ou la
civilisation, mobilise tous ceux qui peuvent l'être à un quelconque
degré, en commun parfois, les uns contre les autres souvent. Et
pourquoi le philosophe ferait-il exception ?
Il y a une représentation
de la philosophie qui place celle-ci hors de
l'urgence. Dans l'urgence le temps presse, comme on dit, il se rend
insistant, il demande l'attention, impose la vitesse, réclame l'action
rapide, exige le souci tout en limitant la pensée. Au contraire, la
philosophie semble se situer presque hors du temps, dans un rapport à
l'éternité, à l'immuable, dans le rythme lent de la pensée et de la
contemplation. Elle exige le calme et le procure. Elle a pour objet le
monde éternel des idées, et ce contact imprègne le caractère du
philosophe. Dans cette conception, la philosophie et l'urgence sont
incompatibles comme si elles appartenaient à deux mondes différents. Au
moins, il y a entre elles l'opposition entre deux attitudes contraires,
celle du sage, calme, tourné sur lui-même, relativement indifférent aux
tribulations de la vie, et celle de l'homme normal, pris dans le
travail et la lutte en vue de la survie, du pouvoir et de la recherche
de la richesse. Car le philosophe ne cesse pas non plus de vivre, ni de
devoir répondre par conséquent aux exigences de la vie, dont il ne
s'est détaché qu'en partie. Comme on dit, il faut vivre d'abord, et
ensuite seulement philosopher. Ainsi, l'urgence liée à la vie n'est pas
tout à fait abolie par la philosophie. Apparemment, cette dernière
représente une forme de luxe que la vie n'accorde que dans des cas
favorables, une fois que ses propres exigences sont satisfaites si
abondamment qu'elles laissent un surcroît de loisir autorisant à se
détourner d'elle dans une certaine mesure. Étant donné que les
exigences de la vie doivent être satisfaites d'abord, sans attendre, la
philosophie ne peut être que seconde par rapport à elle, et l'urgence
ne se détend que par un effort et une organisation, dans la vie
individuelle et sociale, qui en crée les conditions, sur son propre
socle. Autant dire que le besoin impose sa nécessité, alors que le
loisir de la pensée, de la méditation et de la contemplation, reste
contingent et en somme accessoire. En d'autres termes, il est plus
urgent de vivre que de philosopher. Voire, il n'est jamais urgent de
philosopher, puisque l'urgence et la philosophie sont incompatibles.
Cette vision très répandue
de la philosophie n'est cependant pas la
seule, et elle diffère notamment de celle de la plupart des
philosophes, qui ne se contentent pas de reconnaître un désir de
philosopher si la situation s'y prête, mais éprouvent et expriment le
sentiment d'une véritable urgence, même extrême, de se livrer à cette
activité. Certes, si le loisir leur est donné ou facilement accessible
par leur condition sociale, ce désir paraît pouvoir se réaliser sans
lutte, comme s'il n'existait que parce que la vie l'autorisait par
chance. Mais on voit bien dans le cas contraire que les adeptes de la
philosophie peuvent aller jusqu'à réduire autant que nécessaire leurs
besoins afin de se procurer ce loisir, pour eux aussi indispensable que
les autres conditions de la vie. En réalité, pour le philosophe, il n'y
a pas d'opposition comme extérieure entre d'une part les nécessités de
la vie et d'autre part le luxe de la pensée libre. Car la vie et la
philosophie ne sont pas deux choses distinctes, celle-ci étant bien
plutôt justement une façon de vivre, représentant même aux yeux de ses
fervents la vraie vie. S'il y a par conséquent une opposition, c'est
plutôt entre une vie incomplète, fantomatique ou fausse, d'un côté, et
de l'autre la vie pleine, véritablement réelle. Il est vrai que, dans
notre histoire personnelle, nous avons tous commencé par mener une vie
plus fruste, dans l'enfance et jusqu'au moment où la réflexion et les
exigences d'une vie libre se sont imposées. Il est vrai aussi que nul
ne vivrait sans satisfaire un certain nombre de besoins primaires. Mais
pour le philosophe, ceux-ci ne représentent pas une sorte de couche
inférieure de sa vie, douée d'autonomie, mais bien des aspects, certes
nécessaires, de sa manière entière de vivre, dans laquelle seule ils
prennent désormais leur sens et leur importance. C'est pourquoi
l'urgence de philosopher est devenue pour eux celle-même de vivre.
Avouons aussi que cette
vision ne correspond pas à toutes les
conceptions de la philosophie. Tout le monde ne voit pas celle-ci comme
une forme de sagesse, comportant donc justement l'aspect pratique
de sorte qu'elle ne se sépare pas des autres côtés de la vie, mais
devient au contraire une manière complète de vivre. Pour ceux qui
voient plutôt dans la philosophie une activité théorique particulière,
distincte et séparable du reste de la vie, les urgences de la vie ne
doivent pas inclure, ou du moins pas au même degré, celle de mener les
études qu'ils classent comme philosophiques. A leurs yeux, la vie est
peut-être moins agréable, moins intéressante, sans philosophie, mais
elle ne s'en réduit pas pour autant à une sorte de mort, parce que,
sans ces études, le reste de la vie continue à renfermer pour
l'essentiel son sens en lui-même.
Pour notre sujet, il est
d'ailleurs intéressant que des savants
puissent travailler à une sorte d'études qu'ils nomment philosophie
sans retenir dans leur spécialité les aspects pratiques essentiels dans
l'autre conception de cette discipline. Car il est très improbable
qu'ils les négligent par ignorance, puisque leurs recherches les
conduisent sans cesse à lire des philosophes du sentiment opposé au
leur sur ce point. Il faut donc qu'ils ne se contentent pas de différer
théoriquement avec eux, mais qu'ils soient également insensibles ou
hostiles au sentiment d'urgence qui les anime, à moins que, l'éprouvant
aussi pour leur part, ils ne parviennent à le dissocier de leurs objets
d'études théoriques, pour le renvoyer à d'autres façons de le traiter,
par la psychologie, la politique, les arts, conçus comme indépendants
de la philosophie au sens restreint qu'ils lui donnent. Alors, ou bien
ils pratiquent la philosophie à laquelle ils s'opposent formellement
sous un autre nom, ou bien ils n'en perçoivent pas l'importance. Dans
le premier cas, l'opposition est superficielle sur le point qui nous
intéresse. Mais dans le second, il faut remarquer que l'urgence de la
philosophie, dont les écrits des philosophes sont des expressions
constantes, peut ne pas être reconnue par une classe de savants
partageant certains problèmes avec eux, les côtoyant et les pratiquant
au moins un peu. Cette indifférence manifeste une grande impuissance ou
une sévère limitation de la puissance des discours et expressions de la
philosophie. Les philosophes ont-ils réussi à expliquer les raisons de
cette urgence à laquelle ils répondent ? En tout cas, ils n'auront
ni convaincu ni contaminé ce type de lecteurs pourtant attentifs sans
doute. Cet échec incite à penser qu'il ne s'agit pas ici de la seule
force logique des arguments. Retenons pourtant que cette urgence de la
philosophie, comme manière de vivre lucidement, est éprouvée par
plusieurs, et que les efforts des philosophes ne sont peut-être pas
entièrement vains pour répandre ou former ce sentiment.
Nous avons remarqué que la
philosophie n'était pas étrangère à
l'urgence, parce qu'elle ne se déploie pas dans un monde immuable, mais
peut se concevoir au contraire comme une manière de vivre dans la
durée. Cela ne signifie pas néanmoins que le rythme de la philosophie
soit le même que celui de l'action dans la vie normale. Dans la mesure
du possible, il faut être toujours prêt à réagir aux événements
courants de la vie commune. Nous avons dans ce but formé un grand
nombre d'habitudes nous permettant de réagir immédiatement, comme par
réflexe ou instinct, à tout ce qui nous concerne généralement dans
notre milieu. Pour l'essentiel ces habitudes nous viennent de
l'éducation et de l'imitation des mœurs ambiantes. Grâce à elles, les
situations ordinaires déclenchent comme automatiquement et sur le champ
les actions appropriées. Ces habitudes ne sont d'ailleurs pas
entièrement fixes, mais ont en général la souplesse nécessaire pour
s'adapter aux circonstances plus particulières. Et plus les événements
s'éloignent des situations typiques, plus cet effort d'adaptation
devient sensible, obligeant à des calculs plus importants, qui
s'effectuent à leur tour selon des habitudes de penser acquises comme
les autres. Quand le rythme des événements requérant notre intervention
n'est pas plus rapide que celui de la réaction habituelle, directe ou
raisonnée, l'urgence tend à rester insensible, et elle ne se fait
sentir que lorsque, distraits, occupés à d'autres choses, incapables de
réagir ou de calculer assez vite, nous craignons d'échouer à faire ce
qui nous importe.
Il semble y avoir un aspect
objectif à l'urgence. Une situation se
présente qui réclame l'action dans un temps limité, sans quoi le retard
entraîne un dommage, éventuellement irréparable. En vérité cette idée
du dommage implique une valorisation, et partant un désir, c'est-à-dire
une disposition que nous nommerions plutôt subjective. Autrement dit
l'urgence est essentiellement un sentiment. Tant que nous n'avons pas
l'impression que le temps nous manque ou menace de nous manquer, nous
ne ressentons pas l'urgence. Ainsi, il nous faut respirer sans cesse,
mais il ne devient urgent de respirer que lorsque nous en sommes
empêchés un moment, ou lorsque nous envisageons cette possibilité.
Autrement dit, l'urgence suppose d'une part que nous valorisions une
chose risquant d'être perdue sans action dans des délais limités, et
d'autre part que nous appréhendions de ne pas réussir à agir avec la
rapidité voulue. S'il nous semble y avoir des urgences objectives,
c'est principalement dans la mesure où certaines d'entre elles sont
liées au danger de perdre la vie, comme dans l'exemple de la
respiration. Dans ces cas, l'impression d'objectivité de l'urgence
vient bien sûr de ce que nous présupposons un désir irrésistible
de vivre, qui cependant, aussi universel soit-il, n'est pas en réalité
toujours présent chez les hommes. En fait, les désirs variant
indéfiniment, les urgences sont très diverses chez les différents
individus, même si plusieurs types d'urgence sont très généralement
partagés, soit par tous les hommes, soit par les membres d'une même
communauté. De plus, tous les désirs n'entraînent pas les mêmes degrés
d'urgence, puisque tous n'impliquent pas les mêmes rythmes ni les mêmes
impératifs de synchronisation avec certains événements.
Plus les objets de nos
désirs exigent un travail constant pour les
obtenir et les conserver, plus ils sont sujets à des accidents divers,
réclamant un souci de les éviter, d'être toujours prêt à y parer
aussitôt, et plus ils nous placent alors souvent dans l'urgence et nous
y maintiennent. C'est pourquoi une certaine sagesse soucieuse d'éviter
autant que possible l'inquiétude et l'urgence nous conseille de nous
détourner des biens sujets à ce genre de vicissitudes. Mais l'urgence
ne croît pas seulement en proportion directe des soins plus ou moins
pressants que les objets de nos désirs réclament. Il y a également une
concurrence entre les diverses urgences, dans laquelle chacune accapare
une partie du temps disponible et le rend plus rare et plus serré pour
les autres, si bien qu'elles tendent à s'exaspérer réciproquement.
Ainsi, dans un environnement complexe qu'il faut maintenir et
perfectionner, dans lequel des accidents peuvent survenir partout et à
tout moment, les diverses urgences se composent tellement qu'elles
tendent à se fondre dans un perpétuel sentiment d'urgence multiforme,
sans répit, dans lequel les hommes vivent avec le sentiment qu'il y a
toujours quelque chose à faire, vite, même quand la situation présente
immédiate semble les laisser tranquilles.
Mais nous avons vu que
l'urgence ne naissait pas du seul fait que la
réaction aux situations exige un rythme plus ou moins rapide, puisque
nos habitudes peuvent s'en charger sans retenir notre attention ni nous
plonger dans l'inquiétude lorsqu'elles sont appropriées et traitent
comme automatiquement les exigences du milieu. C'est donc quand les
habitudes ne suffisent pas que l'urgence apparaît, soit parce qu'elles
manquent ou sont inadaptées pour répondre à certaines situations, soit
parce que leur rythme est trop lent par rapport à celui des événements
qui les requièrent. Cela se produit notamment lorsque les conditions de
la vie changent, et surtout lorsqu'elles changent beaucoup et
rapidement, entraînant un décalage incessant par rapport à nos
habitudes.
Peut-être en laissant
encore vaguement planer sur nos développements
l'idéal de la sagesse visant la tranquillité, avons-nous implicitement
suggéré l'idée d'un accent désagréable, pénible ou intolérable du
sentiment d'urgence. Et il est vrai qu'il a souvent ce caractère. Mais
il peut être vécu aussi autrement et recherché pour le plaisir de
l'excitation qu'il comporte également. Certains ne détestent rien tant
que le repos, et surtout s'il se prolonge. Il leur faut le mouvement
pour se sentir vivre. Et un mouvement régulier, insensible, comme celui
que procure l'habitude bien rodée, ne leur suffit pas, parce que
l'absence de défi, d'excitation, bref d'urgence, le fait éprouver
comme une sorte de repos. L'urgence en effet ne réclame pas seulement
l'action, elle bouscule aussi plus ou moins l'habitude. Et si
l'habitude est souvent agréable, elle engendre également l'ennui.
Justement parce qu'elle résout les problèmes automatiquement, sans
presque nous en laisser prendre conscience, elle anesthésie le
sentiment de la vie. Le désir de vivacité s'oppose donc à elle dans
cette mesure et lui préfère l'urgence, qui la brise et s'impose à
l'attention.
Ce caractère de l'urgence
permet de comprendre ce qui représentait à
première vue un paradoxe, à savoir le fait qu'il y ait une urgence de
la philosophie et que cette dernière puisse se produire dans l'urgence
plutôt que dans le repos et l'ennui qu'on y associe d'ordinaire. Si la
philosophie est bien une manière de vivre et de vivre mieux, le mieux
possible, n'est-il pas naturel qu'elle vise également à vivre plus,
plus intensément, avec plus de conscience et de lucidité ? Or pour
l'adulte éduqué, dont les habitudes sont formées, riches, souples et
efficaces, c'est l'urgence qui lui permet de s'en dégager au moins en
partie et de stimuler son attention et le sentiment aigu de vivre. Pour
celui qui aime la routine et le repos, qui veut passer sa vie comme à
feu doux, l'urgence est une souffrance qu'il s'agit d'éviter, et elle
ne se présente que brutalement, de l'extérieur, contre son gré. Il en
va tout autrement pour celui qui vise l'intensité vitale. Il ne se
contente pas même d'attendre les occasions d'urgence venues du monde
extérieur, il les recherche, comme par un désir d'urgence. Or ce désir
est immédiatement, à quelque degré au moins, réflexif, car celui chez
qui la vie ordinaire provoque l'ennui, voire le dégoût, se trouve par
là dans une urgence dont l'origine semble être intérieure, la pression
venant d'un désir vif, cherchant à s'exprimer, à croître, à briser le
carcan de l'habitude. Tant que ce désir impétueux reste opprimé, il se
manifeste comme l'urgence de trouver les stimulations aptes à le faire
sortir de la prison de l'habitude. Ceci dit, concentrons-nous
maintenant sur cette urgence intérieure et réfléchissons-la
explicitement. N'y trouvons-nous pas le moteur de la philosophie
entendue comme manière de vivre mieux et plus ?
Si l'on nomme goût de
l'aventure le désir de se dégager du carcan des
habitudes héritées, il convient d'attribuer au philosophe ce goût au
suprême degré, et avec lui par conséquent, comme corrélatif, un extrême
dégoût de la vie ordinaire, en tant que celle-ci comporte la soumission
coutumière, irréfléchie, aux habitudes constituées. Pour le formuler
donc en ces termes, tandis que l'aventure peut être cherchée dans les
occasions extérieures qui mettent en échec la routine et lancent par là
le défi de répondre aventureusement à l'urgence, le philosophe quant à
lui trouve directement cette occasion en lui-même, dans son vif
déplaisir de la vie ordinaire et dans l'urgence qu'il éprouve de s'en
dégager. En effet, l'ordre même des habitudes qu'il trouve aussi bien
hors de lui, dans la société, qu'en lui-même, comme formé par celle-ci,
représente la situation insupportable dont il s'agit de sortir, et cela
nécessairement en faisant éclater son étau. La remise en question des
habitudes présentes est déjà la première urgence du philosophe. Mais en
se livrant à la critique, à la suspension des habitudes, il se prive
des moyens que les hommes se sont donnés pour répondre aux urgences
habituelles et bannir le plus possible l'urgence de leur vie. De ce
fait sa manière de vivre devient la plus aventureuse et elle le
confronte sans cesse à l'urgence la plus grande. Tout à l'opposé de sa
figure d'Épinal qui la dépeint dans la plus grande quiétude, la
philosophie se meut dans la plus grande urgence.
Faut-il donc croire qu'il
n'y ait rien de vrai dans l'image du
philosophe paisible, retiré un peu à l'écart pour méditer hors de
l'agitation des foules ? Car voit-on dans la réalité les
philosophes se démener, courir partout en aventuriers ? Certes, la
vie de quelques-uns ne fut pas de tout repos, comme celle d'un Giordano
Bruno, sans cesse en mouvement et dans la lutte. Mais bien d'autres
semblent avoir mené une vie extérieure assez calme. Et c'est plutôt
l'agitation vaine des autres gens qu'ils critiquent, comme Diogène, qui
n'est pourtant pas le plus tranquille, roulant son tonneau lors de la
préparation de la ville à un siège, et répondant ironiquement à ses
concitoyens surpris qu'il ne voulait pas être le seul inactif dans
l'affairement général. En fait, à observer la scène de loin, nous ne
pourrons rien conclure du rapport des philosophes avec l'urgence, parce
qu'elle ne se manifeste pas nécessairement par des gestes et des
expressions spécifiques, reconnaissables sans autres de l'extérieur. En
les lisant, en examinant certaines de leurs attitudes, nous pourrons
néanmoins découvrir assez aisément chez eux l'urgence même de la
philosophie, qui prend même souvent des formes impressionnantes, les
conduisant parfois à négliger presque toute autre chose pour elle. Mais
en dehors de cette urgence-là, en ont-ils connu particulièrement
d'autres ? Quoi qu'il en soit, concentrons-nous d'abord sur celle
qu'ils partagent en commun en quelque sorte.
Admettons pour commencer le
contraste si fréquent entre l'urgence de la
philosophie et la tranquillité extérieure de la vie du philosophe, car
il est vrai qu'elle est souvent frappante. Comment l'observateur naïf
imaginerait-il que des personnages qu'il voit calmes selon toute
apparence, plongés dans des méditations qui les distraient parfois des
affaires courantes, vivent pourtant dans l'urgence et courent
d'extrêmes aventures ? N'ont-ils pas un mode de vie très lent,
étranger au rythme plus rapide de la vie courante, où il faut sans
cesse passer d'une activité à l'autre et se soucier de mille
choses ? Et il suffit de se plonger dans la lecture attentive de
leurs œuvres pour se rendre compte à quel point l'impatience et la
précipitation sont inappropriées à leur compréhension, qui exige au
contraire une attention patiente, de longs moments de concentration,
loin des autres soucis, dans un environnement propice à la forme de
recueillement convenant à de telles études. S'il y a donc une urgence
dans ce type d'activité, c'est apparemment celle de se délivrer de
toute autre urgence.
Il n'y a là rien d'étonnant
d'ailleurs, puisque les urgences se font
concurrence et s'exaspèrent, parfois jusqu'au point où elles en
viennent à paralyser totalement celui qu'elles tirent violemment de
tout côté. On peut donc dire que, dans cette concurrence des urgences,
chacune d'entre elles s'accroît de l'urgence de dominer les autres et
de les affaiblir ou de les abolir jusqu'à ce qu'elle ait atteint sa
propre fin. Si l'urgence philosophique est extrême, c'est notamment
quand elle doit s'imposer en faisant taire les urgences rivales. C'est
ce qui arrive quand on se détermine à oublier toutes les autres
sollicitations pour se plonger sérieusement dans une lecture
philosophique. Et pour celui qui veut se livrer à ses méditations, non
pas une ou deux fois, mais régulièrement, il ne suffit pas de trouver
un moment de loisir et de chasser un instant ses autres préoccupations,
mais il faut organiser sa vie de manière à assurer constamment si
possible la disponibilité nécessaire. Certaines conditions sociales
aident ce projet, et ce n'est pas un hasard que plusieurs des grands
philosophes de notre tradition aient été des nobles ou des rentiers,
comme Montaigne, Descartes, Kierkegaard, Schopenhauer ou Nietzsche. Il
pourrait même sembler que cette organisation de la vie soit un
préalable nécessaire à la philosophie, comme aussi par exemple à la
science et à toutes les activités réclamant une discipline particulière
exigeante. Mais en ce qui concerne la philosophie, l'invention du mode
de vie qui la satisfait constitue précisément son propre objet, dont la
réalisation, certes, est favorisée ou non par les circonstances dans
lesquelles cette activité s'insère. Cependant, même lorsqu'elles sont
favorables, elles ne sont pas pour autant vraiment adéquates, parce que
pour le devenir, elles doivent être inventées philosophiquement, par le
philosophe lui-même, dont la critique des habitudes et des urgences est
le combat propre.
Lorsqu'on observe la
construction d'un très grand bâtiment, on comprend
qu'elle doive durer des années ou des décennies, parce qu'on peut voir
les opérations et se représenter leur difficulté. En revanche, les
opérations de la philosophie, personne ne les voit hormis les rares
audacieux qui les accomplissent, si bien qu'on n'en imagine pas la
difficulté et qu'on n'en comprend pas la durée. Et quand on tire de
l'enseignement et des œuvres des philosophes les produits accessoires
qu'on y peut trouver, on s'imagine que leur création doit avoir duré à
peu près le temps nécessaire pour se les approprier plus ou moins bien,
comme l'élève naïf face à une démonstration mathématique croit qu'il
n'était pas plus difficile pour son inventeur de la produire que pour
lui de l'apprendre. La pensée procède très vite dans certaines
opérations, il lui faut beaucoup de temps, ou du moins un temps
imprévisible, dans d'autres, notamment lorsqu'il s'agit de critique,
d'invention et de discipline, d'expérimentation de nouveaux modes de
vie, comme en philosophie. Et ce n'est pas parce que la philosophie a
lieu dans l'urgence qu'elle progresse vite, quoiqu'elle aille aussi
vite que possible, ce qui précisément exige souvent d'éviter la
précipitation et de prendre beaucoup de temps, sans compter qu'on n'a
jamais fini de philosopher. Et dans ces conditions, loin que l'urgence
ne disparaisse, elle dure elle aussi.
Dans le sens que nous lui
avons donné, l'urgence est une poussée du
désir lorsque celui-ci se trouve face à un obstacle ou à une menace de
destruction exigeant une réaction dans un temps limité. Plus cette
impulsion est violente — que ce soit à cause de la vivacité extrême du
désir lui-même, de la gravité du danger, de la perplexité et de
l'irrésolution provoquées, ou de la brièveté du délai —, plus le
sentiment d'urgence est aigu. En somme, tout désir conséquent peut en
venir à urger selon les circonstances. Et la crise d'urgence cesse
lorsqu'une solution est trouvée et le danger éloigné. Dans la plupart
des cas, l'urgence se lie à un sentiment d'accélération des événements,
parce qu'ils nous prennent au dépourvu et raccourcissent les délais
habituels de réaction. Mais le rythme n'est pas objectivement fixé.
C'est les quelques minutes pour courir prendre un bus qui va partir,
les un ou deux jours restant pour décider d'une affaire importante et
risquée, les années comptées au malade pour trouver le traitement qui
lui évitera la mort. Pour le philosophe, c'est le temps d'accomplir la
vie à chaque instant, sans cesse, et de se mettre en condition de
pouvoir toujours le faire. Et si la précipitation est nuisible, il y a
urgence à l'éviter, comme à éviter au contraire l'inertie. La lenteur
de la philosophie n'est qu'apparente et cette illusion vient surtout du
fait que le philosophe se rapporte autrement aux urgences de la vie
commune, souvent pour les réduire ou les dissoudre.
Nous avons vu qu'il y avait
un paradoxe de la philosophie, parce que
son urgence propre est pour une part celle de remettre en cause les
dispositifs que les hommes se donnent pour éviter justement les
urgences, à savoir les habitudes qui représentent, sous la forme des
mœurs et coutumes, l'essentiel des traditions. Ces mœurs forment des
modes de vie particuliers permettant d'agir dans toutes les
circonstances normales sans trop d'hésitation, et donc sans urgence.
Les mœurs donnent ainsi le sens de la vie aussi bien qu'une adaptation
assez facile aux situations communes. La plupart se sentent à l'aise
dans le mode de vie que la tradition leur a appris et qu'il leur suffit
de nuancer dans les détails pour les ajuster aux traits particuliers de
leur caractère. Pour certains au contraire ces manières de vivre
coutumières, loin de donner un sens à leur vie propre, leur sont
insupportables et leur paraissent absurdes. Ils sont portés
irrésistiblement à les examiner afin de découvrir leurs défauts. Ils se
cabrent sous leur joug et cherchent la liberté de s'inventer d'autres
formes de vie, à la mesure de leur désir. Non seulement ils éprouvent
l'urgence de se libérer des coutumes transmises, mais par là, ils se
défont aussi des outils prévus par leur société pour traiter de
l'ensemble des autres urgences habituelles possibles.
Mais pourquoi les urgences
surgissent-elles lorsque les habitudes
correspondantes ne fonctionnent plus ou sont supprimées ? En fait,
chaque urgence pose un problème pratique. Et les habitudes sont des
solutions pratiques déjà prêtes aux problèmes connus, qui s'appliquent
aussitôt, avec un minimum d'exigence à l'égard de nos capacités
intellectuelles et affectives. Sans l'habitude, le problème qu'elle
résout se pose de nouveau à neuf et réclame toute notre attention,
notre intelligence, notre imagination, notre affectivité et notre sens
pratique. Aussi, quand par sa critique le philosophe découvre
l'absurdité, partielle ou totale, des coutumes qui lui ont été
inculquées, il se retrouve dans l'urgence d'inventer en tout ou en
partie de nouvelles solutions pratiques plus appropriées selon lui. En
un sens, alors que les coutumes constituent pour les hommes une sorte
d'intelligence pratique devenue presque innée et ne requérant plus
guère leur attention, économisant leurs facultés mentales, l'attitude
philosophique, en cherchant à s'en priver autant que possible, impose
un recours constant et extrême à ces mêmes facultés.
La situation se corse
encore beaucoup si l'on tient compte du fait que
les habitudes ne règlent pas seulement nos actions physiques, mais
qu'elles règlent également nos façons de penser, de raisonner,
d'imaginer, et même de sentir et de percevoir. Inutile de dire que
l'urgence fait plus que redoubler dans ces circonstances, puisqu'il ne
suffit plus d'appliquer par exemple le raisonnement à un problème
pratique repris à neuf, mais qu'il faut aussi examiner ses habitudes de
raisonnement et les transformer à leur tour. Que le philosophe ait
besoin de se ménager des loisirs importants pour se plonger dans ses
réflexions, afin d'analyser non seulement le monde habituel de la vie
pratique mais également celui de ses propres manières de penser, de
sentir et de percevoir, cela va de soi. Ajoutons qu'il ne lui
suffit pas de se dégager du carcan des habitudes reconnues comme
insatisfaisantes ou nocives, mais qu'il lui faut aussi résoudre les
problèmes
qu'elles laissent à nu et inventer de nouvelles solutions, en
équilibrant tout ce mouvement de manière à lui permettre de continuer
et de progresser. Une telle entreprise serait impossible sans se donner
des étais de façon à réduire à chaque moment les urgences à un niveau
supportable. Et ces étais, ce sont les habitudes. Ce sont les
anciennes, laissées provisoirement en action, avant que la critique ne
les sonde, ne les destine à l'abandon, ou plutôt à la destruction vu
qu'elles ont leur inertie propre, ou ne les conserve avec quelques
modifications au besoin. Ce sont les nouvelles qui sont créées,
incorporées, reprises et adaptées au système mouvant d'habitudes qui se
reconstruit progressivement. Ainsi, le philosophe, grand destructeur
d'habitudes en est également un grand créateur.
Mais son but ultime n'est
pas bien sûr de créer une nouvelle manière de
vivre coutumière, qui à nouveau, à un plus haut degré de perfection,
remplacerait autant que possible la réflexion par l'habitude. Il crée
et se donne des méthodes, sortes d'habitudes très souples, visant à
faciliter l'action de l'esprit plutôt qu'à s'en passer, comportant
toujours l'élément réflexif par lequel elles se révisent et se
corrigent, permettant ainsi de vivre dans l'urgence sans la faire
disparaître.
Si le philosophe se
retirait de la société pour vivre seul ou seulement
avec d'autres philosophes, le mouvement que nous venons de décrire
pourrait se suffire. Alors, un explorateur ou un anthropologue qui
retrouverait cet ermite ou cette société de philosophes serait plus
étonné de les voir vivre que s'il était tombé sur les tributs les plus
étranges, tant la transformation de leurs mœurs aurait conduit à des
manières de vivre normalement inconcevables. Mais les philosophes que
nous connaissons ont choisi de continuer à vivre dans la société
normale, parfois en cherchant et choisissant celle qui leur convenait
le mieux, souvent en se mettant d'une manière ou de l'autre dans les
marges, mais en s'imposant de toute façon, jusqu'à un certain point, de
concilier extérieurement leurs mœurs avec celles de leur société.
En acceptant cette
contrainte, ils se sont mis dans une nouvelle
situation paradoxale. L'origine de leur développement philosophique
était un mouvement d'insatisfaction et de révolte face aux mœurs dans
lesquelles la société les a comme moulés, et leur réflexion les conduit
à s'en accommoder dans une certaine mesure. Le plus grand problème dans
cette adaptation n'est pas celui de conserver suffisamment de coutumes
de leur milieu de manière à ne pas paraître trop excentriques, et à les
intégrer à leur propre système d'habitudes de façon à en changer le
sens dans ce nouveau contexte. Malgré la difficulté de cet équilibrage,
il est plus difficile encore de participer à la vie des mœurs communes
en tant qu'elles sont à leur tour prises dans diverses évolutions en
fonction de changements dans les conditions internes de la société
aussi bien que dans l'environnement. Car le philosophe peut-il renoncer
à y participer, même s'il se fait discret et se place en marge de sa
société ? Et en se souciant du progrès des mœurs communes ne
risque-t-il pas de perdre encore davantage le bénéfice de la rupture,
au moins intérieure, qu'il avait provoquée avec les modes de vivre
courants ?
Dans la vie commune, les
urgences sont liées à des états de crise,
puisqu'elles apparaissent au moment où les dispositifs prévus ne
suffisent plus à maîtriser par eux-mêmes la situation. Or il y a des
crises et des urgences dans la vie individuelle aussi bien qu'il y en a
qui affectent toute une société. Et parmi ces dernières, certaines ne
peuvent être réglées par des solutions ponctuelles, mais exigent des
transformations concertées des mœurs elles-mêmes. Dans ces cas, même si
les solutions viennent de certains individus trouvant d'abord de
nouvelles façons personnelles de vivre, qui se propagent ensuite par
imitation, le problème a commencé par se poser à tous. Et chaque
transformation d'une coutume dans le système affecte les autres,
amenant d'autres modifications parfois plus mineures, parfois majeures.
Et comme tous sont concernés par la transformation des mœurs dans leur
vie sociale et personnelle, le sentiment d'urgence corrélatif affecte
chacun en particulier, d'autant que même chez l'imitateur l'adaptation
individuelle des mœurs est également à reprendre.
La plupart vivent les
périodes de crise comme pénibles. Ce sentiment
est normal puisque les habitudes servent à faciliter la vie en réglant
les problèmes comme automatiquement et en limitant les états d'urgence.
Même lorsque la plus grande efficacité de nouvelles habitudes est
prouvée, celles-ci rencontrent la forte résistance des anciennes. Car
le changement des habitudes comme tel nous fait sortir, au moins
momentanément, du régime habituel. C'est pourquoi lors de ces
changements, même nécessaires, même bénéfiques, il faut, pour les voir
vraiment appréciés, attendre les nouvelles générations qui ont été
empreintes des nouvelles mœurs dès leur première éducation. Pour ces
raisons, et parce que l'homme normal n'aime pas l'effort de l'esprit
lorsqu'il n'est pas focalisé sur des sujets très délimités, on évite le
plus longtemps possible de constater les crises, on se rend aveugle
pour ne pas les voir, et quand elles s'imposent malgré tout à
l'attention, on cherche à les résoudre par des moyens habituels déjà
présents, aussi inadaptés soient-ils, en réduisant autant que possible
le problème entier à de petits problèmes sectoriels. Au mieux, on
repousse ainsi un peu l'urgence et la crise, qui resurgissent bientôt
plus fortes et subissent encore le même traitement, jusqu'à ce qu'elles
finissent par s'imposer dans toute leur violence et par refuser
clairement ces accommodements dérisoires. Tels sont l'attachement du
peuple à ses coutumes et son inaptitude à en envisager la modification,
jusque dans la crise.
Nous savons que le
philosophe a un caractère tout opposé, critique face
à toutes les coutumes et jouissant du libre exercice de ses facultés.
Dans cette mesure, les crises le séduisent en lui présentant de
nouveaux problèmes ou défis. Il s'est exercé pour son propre compte à
remettre ses habitudes en question, à les défaire, à en inventer de
nouvelles, à les essayer, à les adopter peut-être. Pour vivre en
société, il s'est plié extérieurement à des mœurs que sa critique avait
condamnées en principe. Comment son premier mouvement ne serait-il pas
de se réjouir à l'apparition d'une crise brisant comme lui le carcan
des mœurs et ouvrant la perspective d'inventions de manières de vivre
différentes ? Avec lui, d'autres aventuriers jubilent : enfin
il se passe quelque chose, l'urgence reparaît dans le monde social et
les aventures s'annoncent ! Mais tous ne se soucient pas comme lui
d'un progrès possible des formes de vie. Et c'est ce souci qui rabat un
peu son premier mouvement de joie. Car il connaît bien l'extrême
inertie des esprits ployés sous le joug des coutumes, et il sait que,
partageant par un côté la vie commune, il subira avec les autres autour
de lui la crise dans laquelle ils vont rester pris. Comment en effet
s'y prendra-t-il pour contribuer à la résoudre, non pour lui seul, mais
aussi pour ceux dont il partage en partie le sort ?
La vraie solution
consisterait à populariser la philosophie, à dégager
les esprits de la coutume, à leur permettre, non pas de rejeter toutes
leurs mœurs en vrac, mais de les soumettre à l'examen, de les trier et
d'en adopter d'autres. Ainsi, tous deviendraient capables de s'extirper
par eux-mêmes de la crise actuelle comme de toutes celles qui
pourraient survenir, sans compter qu'ils sauraient les anticiper
davantage et aborder l'urgence à leur gré. Il faudrait apprendre aux
hommes les méthodes par lesquelles ils peuvent se perfectionner, y
compris en amendant leurs propres méthodes. Mais, hélas, on n'a jamais
vu un peuple de philosophes, et personne n'a jamais réussi à former ou
à inciter à la philosophie qu'une poignée d'individus. Cette petite
société des philosophes n'est certes pas à négliger, mais elle se
trouve dans la même difficulté que chacun d'entre eux lorsqu'il s'agit
de bouleverser le régime coutumier de tout un peuple.
Faute de mieux, ce dont ce
dernier a besoin, c'est de nouvelles
habitudes appropriées à la situation imprévue qui a provoqué la crise
des anciennes. Inutile d'attendre dans ce cas l'adaptation progressant
par une série de transformations lentes des mœurs. La crise manifeste
justement qu'elle ne s'est pas produite ou qu'elle a été inopérante. La
solution, le mode d'action efficace, il faut maintenant l'inventer en
commençant par découvrir et attaquer les routines responsables de la
crise. Or cette critique et cette invention sont l'occupation précise
du philosophe. Il serait donc naturel qu'on se tourne vers lui pour
l'inviter à proposer ses solutions et à les expliquer. Et naturellement
aussi, il s'en soucie déjà lui-même. Comment s'y prendra-t-il ?
Peut-être procédera-t-il un
peu abstraitement pour commencer. Reprenant
l'examen des mœurs de sa société, qu'il connaît pour en avoir fait la
critique, s'en être déshabitué et avoir choisi pourtant de s'y
conformer au moins en surface, il pourra identifier les manières de
faire et de penser inadéquates aux circonstances à l'origine de la
crise. S'il se fie à l'intelligence de ses semblables ou d'une élite
conséquente, il pensera faire œuvre utile et peut-être suffisante en
publiant sa critique, dans l'espoir d'inciter à la recherche active
d'autres façons de résoudre la crise. Mais l'expérience lui aura sans
doute appris la relative inefficacité d'une intervention limitée à cet
aspect lorsqu'il s'agit de persuader d'autres que les seuls
philosophes. Il cherchera donc à inventer aussi les nouveaux modes de
penser et d'agir nécessaires. Dans ce but, dans cette phase abstraite,
il tentera de se représenter une société apte à sortir de la crise
présente et à l'éviter dans le futur. L'idée de former un peuple de
philosophes étant écartée comme tout à fait irréaliste, il s'attachera
à élaborer le projet de nouvelles mœurs, un peu comme l'ingénieur fait
le plan d'une nouvelle machine. La tâche est délicate, parce que les
mœurs forment toutes ensemble un système, et qu'il n'est donc pas
possible d'en remodeler efficacement certaines sans calculer aussi la
façon dont elles vont s'intégrer dans le système entier, y introduisant
des altérations multiples et subissant en retour leur influence. S'il
s'est enthousiasmé pour la perfection idéale de son projet, il aura
créé une utopie, c'est-à-dire un système optimal, cohérent et possible
en principe, mais ne tenant pas compte des conditions de réalisation
concrète actuelle. Est-ce utile ? Peut-être, mais il faut alors
espérer que le hasard apporte les conditions voulues ou que d'autres se
soucient d'inventer les étapes de la réalisation effective d'un ordre
social inspiré de l'utopie. Entre-temps, elle pourra servir d'idéal.
Mais s'en contenter reviendrait à oublier la nature de la crise
présente et de son urgence. Il faut donc rapprocher le système projeté
du réel, limiter la distance entre les deux, se contenter d'une
solution moins parfaite pour fournir un modèle de mœurs plus analogue
au système existant afin de rendre plus praticable le passage de l'un à
l'autre. Voilà donc ce que le philosophe pourra tenter de
proposer : un modèle de mœurs plus efficaces et un modèle de voies
à suivre pour sa réalisation. En supposant qu'il ne soit pas un prince
doué du pouvoir d'imposer des changements de comportement par la loi —
comme bien des philosophes en rêvent souvent —, il lui restera à tenter
de convaincre ses contemporains, généralement en publiant sous diverses
formes les représentations, descriptions, explications et
justifications de son modèle.
Quelle sera l'efficacité
d'une telle démarche ? Il est bien
difficile d'en juger en général, car les circonstances jouent ici un
rôle déterminant. Par exemple, si le philosophe n'est pas le prince, il
n'est pas impossible, quoique improbable, qu'il y ait justement un
prince très intelligent qui se laisse séduire par ce modèle et qui
s'applique habilement à le réaliser. Il se peut aussi que l'esprit
philosophique domine suffisamment l'élite intellectuelle pour qu'elle
soit sensible aux arguments avancés. Et si elle partage vivement
l'urgence commune, peut-être se préoccupera-t-elle sincèrement de
trouver et de faire connaître le moyen le plus efficace de sortir de la
crise. Le plus probable est que la réticence à changer rapidement
d'habitudes demeure très tenace, qu'elle incite à rejeter comme peu
réaliste le modèle proposé, et qu'au mieux on en discute, qu'on s'en
détourne, qu'on y revienne peut-être plus tard, bref, que la conviction
n'ait de chance de se produire que trop tard par rapport à l'urgence
actuelle de la crise.
Outre cette tentative à
l'effet aléatoire et presque toujours lent, que
peut faire le philosophe dans l'urgence générale ?
Il faut rappeler déjà que
l'urgence n'est pas la même pour tous, et
notamment pour le peuple d'un côté et le philosophe de l'autre. Pour
l'homme du commun, elle est d'habitude ponctuelle, et elle ne devient
générale qu'à certains moments de crise, plutôt rares. Quoiqu'on ait
l'impression, dans certaines sociétés, de vivre perpétuellement dans
l'urgence, il s'agit alors, en réalité, d'une succession d'urgences
plus particulières, concernant chaque fois des questions différentes,
mille problèmes quotidiens requérant tour à tour l'attention pour un
court instant afin de vite adapter les habitudes à des situations
déviant légèrement de la ligne normale. Quant à la crise, elle n'est
reconnue qu'au dernier moment, quand il n'est plus possible d'y
échapper par de tels ajustements partiels. Chez le philosophe, c'est le
contraire, puisque sa discipline est née dans l'urgence et s'y
maintient. En outre, n'étant pas pris dans les habitudes, il perçoit
leur décalage par rapport à la réalité pratique et, conscient de la
lenteur inévitable de la modification des idées et des mœurs, il sent
l'urgence de l'entreprendre avant que la crise ne devienne aiguë, de
sorte qu'il voit comment il sera trop tard d'y pourvoir lorsque les
gens percevront la crise. Il comprend donc pourquoi ses avertissements
resteront souvent inutiles, ses explications paraissant des
rationalisations d'une inquiétude maladive, ses propositions, des
élucubrations irréalistes, et il devine bien qu'on ne l'écoutera pas.
Supposons qu'il juge la
crise grave non seulement pour la société en
général, mais également pour lui-même, pour les philosophes et l'avenir
de la philosophie. Il se trouvera apparemment dans une situation
désespérée. Ses moyens propres d'agir ne sont-ils pas le discours,
l'argumentation avec toutes les ressources de la raison et de la
rhétorique, et l'exemple du mode de vie qu'il veut conseiller ?
Mais cette sorte d'intervention est trop lente pour être efficace dans
cette situation. S'il ne trouve pas d'autres moyens, il doit se
résigner à conduire sa propre vie sans plus s'ingénier à résoudre
pratiquement la crise générale, et il ne lui reste plus qu'à
s'abandonner lucidement à la fatalité pour ce qui concerne le sort de
la société ou de l'humanité.
Ou bien, pourrait-il
trouver d'autres armes plus efficaces dans ce cas
que les outils par lesquels la philosophie se développe
elle-même ? Comment donc agir pour effectuer des changements
rapides d'idées et de mœurs ? Il y a principalement deux
voies : celle de l'imposition de certains types d'action par les
lois, en forçant ainsi de nouvelles habitudes ; et celle de la
séduction ou de la répulsion vives des imaginations grâce à des
représentations frappantes. Dans le premier cas, il faut recourir à la
politique ; dans le second, à la religion. A première vue, ces
deux façons de procéder devraient répugner au philosophe, dans la
mesure où elles ne font pas appel à la faculté critique, mais la
mettent au contraire de côté pour soumettre les esprits à l'autorité. Y
recourir semble contraindre, au nom de l'urgence commune, à négliger
l'urgence des urgences qui est celle de la philosophie elle-même. De
plus, l'art concret de la politique et de la religion n'est pas souvent
celui que le philosophe a particulièrement exercé et où il se trouve le
plus habile, d'autant qu'il contrarie les dispositions propres à celui
de la philosophie. Examinons cependant ce qu'impliquerait le recours à
ces moyens.
La politique est l'art de
l'exercice du pouvoir officiel sur la
société. Elle exige donc en premier lieu la prise du pouvoir. Car on
imagine que si le philosophe se trouvait déjà à la tête de l'État, il
aurait agi avant que la crise ne survienne (à moins qu'il ne l'ait
désirée et qu'il ne soit donc pas question pour lui de la surmonter,
mais de l'utiliser, ce qui ne correspond pas à notre hypothèse
actuelle). Pour parvenir au pouvoir, il faut des appuis sérieux dans la
société, un groupe déjà plus ou moins constitué et puissant de
partisans prêt à faire nommer ou élire le philosophe, ou à le soutenir
dans un coup d'État. Cela n'est pas impossible, mais peu probable. Et
sans cette condition, il ne peut espérer qu'influer sur les opinions
politiques ou, éventuellement, conseiller les gouvernants eux-mêmes.
Certains, comme Platon, Machiavel, Hobbes ou Spinoza ont tenté les
deux, ce qui implique une préparation ou des circonstances favorables.
Il leur est alors possible de procéder par persuasion, sans scission
nette entre leur action politique et leur activité philosophique.
Sinon, il faut trouver d'autres moyens d'action que la politique
lorsque le fait d'envisager une carrière dans ce domaine ne répond pas
à l'urgence ou contredit la vie philosophique.
Cette autre ressource est
celle de la religion, du moins si nous
concevons celle-ci de manière assez large, comme n'impliquant pas la
croyance en des dieux, mais comme donnant une représentation du bonheur
et du mode de vie qui y convient, et formant en conséquence les mœurs
d'une société ou d'un groupe social. Si la philosophie peut conduire à
la formation d'écoles ayant également ce caractère, la religion
dispose, quoique non obligatoirement, d'un instrument supplémentaire
dans le recours à l'autorité, permettant de donner la révélation à
partir d'un point de vue supérieur non accessible en principe à ceux
qui la reçoivent. Et dans la question présente, c'est évidemment ce
trait de la religion qui nous intéresse, puisqu'il promet de rendre
possible un rythme d'intervention bien plus rapide que celui de la
démarche critique dans le domaine des idées, des valeurs et des mœurs.
Car il n'est plus nécessaire de passer par le long exercice de maîtrise
de ses propres ressorts et de compréhension de nouvelles idées
lorsqu'il suffit de frapper l'imagination pour produire assez
immédiatement la crainte et l'espoir, séduire par des formules typées,
et conduire les gens à se fier à l'autorité de ceux qui ont réussi à
s'imposer ainsi à leur esprit. Certes, toutes les religions ne se
propagent pas sur le champ. Mais on voit des idées, des comportements,
devenir subitement à la mode, sans que les adeptes soient capables
d'expliquer pourquoi ils s'y sont ralliés, sinon en répétant les
slogans, les récits, les attitudes qui les ont impressionnés. Comme il
ne s'agit pas dans le genre d'urgence sociale considéré ici de tenter
d'apporter plus de lucidité, mais de produire les types de
comportements immédiatement adéquats à la situation, le recours à la
religion paraît se justifier. Et il a même l'avantage que les religions
qui réussissent offrent de forts moyens d'influer également sur la
politique, voire de dominer le pouvoir politique.
A première vue, ces
recours, soit à la politique, soit à la religion,
doivent répugner au philosophe. Sa discipline vise à la plus grande
maîtrise ou autonomie, non seulement dans la pensée, mais dans toute la
vie. Et elle n'est pas en lui le résultat d'une sorte de fonction que
la société lui aurait attribuée et qu'il aurait acceptée, pas même en
toute lucidité. Elle vient d'un mouvement passionné, ou si l'on veut
d'un désir extrême et au plus haut point actif. La vie non
philosophique ne lui paraît que de peu de valeur, si bien que son
intérêt pour ses semblables se porte essentiellement sur leurs
aptitudes à la discipline philosophique. En somme, la société,
l'humanité, n'a guère de valeur qu'en tant que terreau de la vie
philosophique. Mais l'ordre politique et religieux considère au
contraire l'homme comme un être à maintenir dans l'obéissance et à
façonner de l'extérieur. Dans ce sens, la religion est pire encore que
la politique, puisqu'elle prétend régler les pensées et les sentiments,
et non seulement les comportements extérieurs. Autrement dit, tandis
que le philosophe peut s'accommoder de l'ordre politique, comme il le
fait en se conformant extérieurement aux mœurs, tout en développant
aussi loin que possible sa discipline propre, au contraire, il doit
s'opposer à la religion, qui prétend mobiliser aussi le domaine de
liberté qu'il se garde et diriger par autorité ses pensées, son
imagination et ses sentiments. C'est pourquoi d'ailleurs on voit
partout la philosophie en conflit ouvert ou sourd avec la religion.
Néanmoins, étant donné que
ni les hommes en général ni les philosophes
ne peuvent vivre indépendamment de toute société, et qu'il n'existe pas
de société d'hommes vraiment libres, l'art philosophique comporte un
certain accommodement superficiel avec l'opinion et les mœurs, et par
conséquent avec l'ordre politique et religieux, qu'il tente de rendre
aussi favorable que possible à la liberté nécessaire à la vie
philosophique. C'est la raison pour laquelle il réfléchit à la
politique et publie ses idées sur ce sujet. C'est la raison pour
laquelle aussi il entre activement en lutte avec les religions
populaires ennemies de son autonomie, et cherche au moins à les
modifier pour en éliminer les tendances les plus nuisibles et pour leur
retirer leur pouvoir d'oppression, en en dégageant le pouvoir
politique. Et dans la mesure où la vie sociale est essentielle à la
philosophie elle-même, les moyens d'agir pour lui donner l'ordre le
plus favorable possible font partie des instruments indirects de son
propre art. Or dans les moments de crise, le salut de la philosophie
exige celui de la société, et par conséquent l'usage de ces secours
indirects problématiques que sont les arts politiques et religieux.
La difficulté est alors de
ne pas en venir pour sauver la société à
condamner la philosophie. Et cela requiert de véritables talents
d'équilibriste. En renforçant l'autorité, en habituant à l'obéissance,
en recourant à des procédés opaques, on risque de décourager la
recherche de la lucidité et de rendre peut-être illisibles les ouvrages
par lesquels la philosophie cherche à se propager pour elle-même. Un
maître religieux, s'il ne veut pas former seulement une secte
philosophique, risque d'emprunter une figure si étrangère à celle du
philosophe qu'elle rende celui-ci méconnaissable. Et cela est arrivé
peut-être plus souvent qu'on ne croit dans l'histoire.
Mais laissons au philosophe
habile dans ces divers arts le soin de
conduire sa barque à travers ces dangereux rapides.
Aujourd'hui, dans l'urgence
générale, que peut donc faire un
philosophe ? D'abord il s'agit de savoir si notre société se
trouve bien en crise, comme il semble, et à quel point cette crise est
sérieuse. Les sentiments varient beaucoup, et alors que certains
craignent de voir arriver la fin du monde sous peu, la majorité se
persuade que, malgré quelques problèmes irritants, rien de fondamental
n'a changé, et qu'il suffit d'attendre pour voir revenir la situation
normale. Cette opinion majoritaire n'est d'ailleurs pas simplement
celle d'une partie de la population non cultivée et tenue à l'écart des
moyens d'information disponibles. Au contraire la plupart de ceux qui
travaillent dans les domaines de la science, du savoir et de
l'information font partie de cette majorité quiète. Le train-train des
journaux, des radios, des télévisions, des laboratoires, des
universités, des instituts scientifiques continue imperturbablement, et
si l'on y voit quelques individus désireux d'alerter leurs semblables,
c'est d'habitude pour des problèmes, sérieux sans doute, mais
sectoriels : telle pollution, telle nuisance de certaines
techniques, telle extinction imminente d'une ou plusieurs espèces,
telle épidémie, telle guerre, telle infraction aux droits de l'homme,
tel comportement immoral, et ainsi de suite. Bref, pour la très large
majorité, c'est la routine des petites crises sur le fond d'une
situation à peu près normale. Mais ne pouvons-nous pas voir dans cette
attitude un simple exemple de la résistance farouche qu'oppose l'homme
du commun à la perception des crises ?
En effet, il suffirait déjà
d'ajouter tous les problèmes partiels que
voient les uns et les autres et de suivre leurs liens pour se rendre
compte qu'ils se composent et ne forment que les parties d'une
gigantesque crise. Et à vrai dire, pour ceux qui se sont concentrés
sérieusement sur chacune de ces crises partielles, presque toujours
celle qu'ils ont perçue leur paraît d'une extrême gravité, réclamant
l'action d'urgence pour éviter la catastrophe. Les écologistes
découvrent dans chaque département de l'étude de notre environnement
des dégradations sur le point de devenir irréversibles et de menacer
l'équilibre naturel nécessaire à notre survie : les espèces
animales et végétales disparaissent, les déserts croissent, le climat
se réchauffe dangereusement, la mer et les eaux, comme les airs et la
terre, sont pollués au point de nous devenir sérieusement nuisibles,
etc. Ceux qui se tournent vers la critique des sciences et des
techniques dénoncent une évolution néfaste et incontrôlable : la
science nous apporte des pouvoirs de plus en plus difficiles à
maîtriser et de plus en plus dangereux, les techniques se développent
dans l'anarchie, ou de façon autonome, comme si le système
techno-scientifique s'était émancipé des intentions humaines,
produisant des armes capables de détruire l'humanité, empoisonnant la
nourriture qu'on a cru pouvoir produire artificiellement, engendrant
autant de nouveaux agents pathogènes qu'elle ne permet d'en combattre,
etc. Les observateurs circonspects de l'économie en dénoncent les
évolutions toujours plus malsaines : le néolibéralisme en
supprimant les règles crée une jungle où les plus forts écrasent les
faibles, le capitalisme échappe au contrôle et devient sauvage, la
spéculation produit des crises financières de plus en plus fortes, le
management traite les hommes comme des animaux ou des machines, le
chômage croît, les riches s'enrichissent tandis que les autres
s’appauvrissent, etc. Ceux qui examinent la politique d'un œil froid
voient les États devenir inconsistants, se faire capter par les
oligarques et les groupes de pression les plus puissants, la démocratie
devenir de plus en plus formelle et moins réelle, le citoyen de moins
en moins capable de s'y retrouver, manipulé par la propagande diffusée
par tous les médias, les guerres en recrudescence et toujours plus
mortelles, l'ordre international devenant de plus en plus inconsistant,
etc. Les moralistes se plaignent d'une perte des valeurs : les
hommes deviennent très égoïstes (ou individualistes, disent-ils), on se
soucie de moins en moins de la famille, on ne sait plus ce qu'est
l'honneur, les idéaux ont disparu, chacun se replie sur ses intérêts
matériels, les gens ne sont plus capables d'effort, de générosité, de
sacrifice, de fidélité, et la vie sociale se défait, etc. Bref, les
critiques partielles ne manquent pas, et chacune se concentre sur un
point arbitrairement posé comme essentiel et prioritaire. Ces cris
divers et dispersés forment un bruit de fond continu auquel
l'homme normal s'est habitué comme aux musiques insipides qu'il entend
partout, et il n'y prête d'ordinaire qu'une oreille distraite tout au
plus.
Chacune de ces
dénonciations exprime bien ou mal le sentiment et la
perception d'aspects de la crise dans laquelle nous nous trouvons. Et
on comprend que les spécialistes de telle ou telle crise sectorielle,
imbus de l'urgence d'y pourvoir, la considèrent comme la première
priorité. Mais il n'est pas surprenant non plus que les solutions
qu'ils entrevoient s'appuient sur l'idée d'un état sinon relativement
en ordre de la société et ne tiennent pas compte dans cette mesure de
toutes les autres crises qui l'affectent. Ceci conduit notamment à
négliger les relations de dépendance entre ces crises, à partir
desquelles il faudrait envisager leur solution. Par exemple, combien de
crises dépendent très fortement de l'une d'entre elles, que la plupart
laissent hors de leur considération ou tentent de nier, celle de
l'évidente surpopulation de l'ensemble de la terre et de chaque pays en
particulier ? L'épuisement des ressources et le degré de la
pollution sont manifestement corrélés avec le nombre de personnes qui
produisent, consomment et polluent, même si la proportion peut varier.
Or, dans ce cas frappant, ce n'est pas seulement la largeur de la
perspective ou la puissance de synthèse qui fait défaut, mais le thème
même de la surpopulation fait partie d'une zone de pensée interdite et
se trouve exclu de la réflexion par une censure suffisamment puissante
pour affecter généralement la pensée même. Il est réputé immoral non
seulement d'en parler, mais déjà d'y penser. Il s'y lie des
connotations abominables comme celles de meurtre et de génocide. Car
celui qui juge qu'il y a surpopulation ne désire-t-il pas faire
diminuer le nombre d'hommes sur la terre, bref, les tuer ? C'est
une conclusion grossière, mais qui semble ne s'en imposer pas moins, et
détourner de la considération d'un élément majeur de notre crise.
En outre notre système
social s'est compliqué et a exigé de plus en
plus une mobilisation de tous les instants pour le maintenir en
fonction, créant sans cesse des urgences, réclamant des solutions
immédiates, réduisant la possibilité de faire des projets à long terme.
Or nous savons que ces urgences non seulement se composent entre elles
et multiplient leur intensité, mais qu'elles entrent de plus en
concurrence avec l'urgence philosophique, rendant toujours plus
difficile cette discipline et rendant plus fatale la crise en empêchant
la recherche de solutions réelles.
Or, plutôt que de tenter
une analyse d'ensemble de la crise, qui serait
bien sûr essentielle, je vais me concentrer ici sur ce qui, comme ce
phénomène de censure, empêche cette analyse. Car, plus que tout,
l'incapacité dans laquelle se trouve notre société d'explorer librement
tous les aspects de la crise actuelle en représente certainement à
présent le foyer par le fait qu'elle forme l'obstacle le plus grand à
sa solution.
Sur certains points, où des
études scientifiques sont disponibles, nos
sociétés ont pris progressivement conscience de nouveaux problèmes et,
dans une certaine mesure, de leur gravité. C'est le cas notamment de
plusieurs problèmes écologiques. La plupart des gens ont aujourd'hui
entendu parler du réchauffement climatique, de diverses pollutions, de
l'épuisement prochain des réserves pétrolières aisément accessibles et
de la disparition de plusieurs espèces animales, par exemple. Et des
groupes relativement importants se sont formés à travers le monde pour
dénoncer les atteintes à l'environnement et pour réclamer, avec plus ou
moins de succès, une action de la part des gouvernements et des
citoyens. Là en revanche où le prestige des sciences de la nature ne
cautionnait pas la critique, elle n'a pas eu la même influence et a été
souvent même étouffée. Les économistes ont servi par exemple d'experts
pour soutenir l'idéologie qui a permis de continuer dans une voie sans
issue, vers des crises toujours plus importantes, en discréditant tout
discours déviant de leur ligne, même quand les faits les ont eux-mêmes
clairement démentis. Et c'est précisément dans les domaines où
l'idéologie pouvait sévir à son aise qu'elle a effectivement dominé
presque sans partage. Or cet empire idéologique a servi justement à
protéger le monde des idées et des mœurs contesté toujours davantage
par la réalité contre les critiques susceptibles de montrer cette
inadéquation et de tourner les esprits vers la recherche d'autres
manières de voir. Par là, les idéologues ont été parmi les principaux
responsables du développement de la crise.
Par idéologie, entendons
non pas certaines doctrines précises, mais un
dispositif de défense plus ou moins interne aux doctrines protégées,
servant à repousser les critiques par tout moyen, sophistique,
rhétorique ou moral, afin d'interdire l'examen de leurs principes, de
leur consistance et de leur pertinence. Dans la mesure où une doctrine
ne tient que par ce système de défense, entièrement intégré, il est
juste de l'appeler elle-même idéologie. Or, depuis une cinquantaine
d'années, en dehors des sciences de la nature, le monde savant et les
intellectuels ont vécu presque entièrement dans les cadres de
l'idéologie. Un nombre de thèses, d'idées plus ou moins formulées, de
sentiments et d'attitudes ont été sacralisés, officiellement ou non, et
défendus non plus par des arguments, mais surtout par la barrière de
l'indignation morale. Bien des intellectuels ne sont plus guère
aujourd'hui capables d'autres formes de persuasion sur tous les points
qui leur tiennent à cœur. Face à leurs contradicteurs possibles, ils se
contentent de condamner moralement, de jeter l'anathème, voire
d'appeler la vengeance de la justice. Au moindre soupçon, même entre
idéologues de même obédience, voire dans leur for intérieur, contre
eux-mêmes, ils recourent à leur répertoire d'imprécations et crient au
racisme, à l'antisémitisme, au nazisme, au fascisme, au
conspirationnisme, à l'antidémocratisme, au populisme, à l'élitisme, au
révisionnisme, au négationnisme, à l'eugénisme, à l'individualisme, au
machisme, au nationalisme, et ainsi de suite. Tout au plus, ils
avanceront un ou deux indices témoignant à leurs yeux, directement ou
par des détours parfois subtils, de la présence chez leurs adversaires
des idées et sentiments odieux qu'ils pointent du doigt. Non seulement
il devient impossible de discuter avec eux et de polémiquer tant soit
peu sans se voir menacé rapidement de quelque malédiction, mais de plus
on sent une partie de ces idéologues anxieux de se rendre tant soit peu
coupables des horribles fautes qu'ils cherchent tant à trouver chez
leurs contradicteurs, si bien que ces intellectuels timorés ne
s'aventurent guère, même en pensée, hors de leurs forteresses
idéologiques. Comme l'église catholique avait son index des ouvrages
interdits, ils ont le leur, et il suffit de citer — surtout si c'est
avec approbation, ou sans le déprécier aussitôt — un auteur de la liste
noire pour s'y voir inscrire avec lui, ou du moins se faire regarder du
coup avec le plus entier mépris. Et quand se présente une nouveauté
qu'on ne sait pas encore classer, tout ce monde s'observe anxieusement
et s'interroge du regard pour voir si le consensus va la faire blanche
ou noire.
A partir de la seconde
moitié du XXe siècle environ, la vie culturelle
en Occident, et peut-être dans le monde entier, s'est mise à décliner
jusqu'à en arriver à la situation misérable d'aujourd'hui. La
littérature, les arts plastiques, la musique, la philosophie, et même
le cinéma ne produisent presque plus rien de remarquable, mais se sont
enfoncés dans une routine tapageuse, où la moindre petite idée facile
est saluée, comme pour tenter de faire accroire que notre culture n'est
pas encore tout à fait morte. Tout le système de la recherche,
concentré de plus en plus exclusivement dans les universités et les
divers instituts « scientifiques », ne produit plus rien de
très original, mais sombre également dans une agitation très coûteuse,
mais médiocre et futile. Notamment, les intellectuels détournés de la
recherche d'idées neuves et critiques par la peur de tomber dans des
zones interdites, en partie déconsidérés socialement pour leur
stérilité, s'occupent au mieux de recherches érudites sans risque ni
enjeux sérieux, tandis que leurs rangs ont été désertés par les esprits
les plus vifs et inventifs, dégoûtés de la monotonie et de l'arrivisme
mesquin des milieux universitaires d'aujourd'hui. Il suffit de regarder
pour le voir, et à présent cela commence à se savoir.
Cette situation désastreuse
du milieu intellectuel et savant est,
disions-nous, l'une des causes de la gravité de la crise. Ceux qui
auraient dû être plus ouverts aux nouvelles idées, qui auraient dû
produire dans leurs rangs des esprits capables d'en inventer, sont
devenus des idéologues fermant avec zèle toutes les portes à ce qui
pourrait contester véritablement ce qu'ils ont appris eux-mêmes à
l'école, y compris la morale dont ils y ont été imbibés. Il est même
frappant de voir à quel point ils sont plus incapables d'examiner leurs
préjugés que bien d'autres qui ne font pas partie de leur petit monde
et qu'ils croient pouvoir regarder de haut et chapitrer pour avoir osé
s'éloigner de leurs croyances et de leur catéchisme. Depuis longtemps
par conséquent, la crise progresse sans qu'ils en prennent même
conscience. Et quand ils en sentent quelque effet, ils s'empressent de
le ranger de force dans les cases inadaptées de leurs vieilles
idéologies. Ils remplissent ainsi assidûment la fonction des habitudes,
en résistant à tout ce qui pourrait les perturber et en effaçant dans
leurs éventuelles explications la réalité qui les dérange. Par leur
censure, ils s'assurent qu'aucune critique sérieuse n'apparaisse et ne
se fasse connaître. Et au moment où la crise crève les yeux, ils se
replient et commencent à sentir qu'ils sont tout à fait dépourvus, pour
autant qu'ils ne soient pas déjà tout à fait aveugles. L'action lente
de la philosophie n'a pas pu s'exercer, ni sur eux, qui la refusent, ni
sur les autres, dont ils la coupent par leur censure.
Que reste-t-il ? La
politique offre une voie très incertaine.
L'action religieuse est hasardeuse, mais demeure peut-être la dernière
ressource du philosophe, en lui permettant de s'adresser directement au
peuple, à son imagination et à sa sensibilité, en sautant par-dessus
les barrières des idéologues.
La religion n'est certes
pas la philosophie, à laquelle elle peut
s'opposer, mais qu'elle peut aussi favoriser parfois. Rappelons que
nous ne l'entendons pas ici comme impliquant la croyance en des dieux
ou des êtres spirituels mystérieux de ce genre, ni des pratiques
magiques et des mystères les supposant, mais comme proposant aux hommes
une conception du salut ou de la vie la plus heureuse, quelle qu'elle
soit, en cherchant à susciter la croyance et les pratiques conformes.
Avouons que la plupart des
religions se signalent par les superstitions
les plus absurdes et placent les hommes dans la dépendance plus ou
moins entière d'esprits, de démons et de dieux, dont les philosophes
ont constamment fait la critique, et contre lesquelles ils ont dû en
outre mener une lutte incessante pour se dégager de leur emprise. Car
la domination de telles religions représente parmi les plus grands
obstacles et dangers pour une pensée libre ou visant la liberté. Et les
crises sont justement des moments particulièrement propices à la
diffusion, au regain et à la naissance de telles superstitions. C'est
même en partie pour tenter d'empêcher ou de restreindre au moins ce
phénomène que le philosophe peut se sentir appelé dans ces moments à
engager le combat sur le terrain religieux, pour y faire prévaloir
autant que possible, sinon la raison, du moins quelque approximation ou
figure de celle-ci. Autant dire que le compromis avec la superstition
est dangereux et doit à la rigueur être limité au strict nécessaire. Il
y a peu à gagner si, pour sauver une société, il faut la plonger dans
l'un des plus misérables états, celui de la soumission à une religion
superstitieuse. Par conséquent, le retour à aucune des religions
traditionnelles de nos civilisations en déclin n'est souhaitable. Il
n'est cependant pas aisé d'inventer une religion susceptible de séduire
largement sans recourir aux procédés grossiers de la superstition et
sans risquer de prendre la pensée dans des filets dont elle ne pourrait
ensuite se sortir qu'à grand peine.
Quelles sont donc les
croyances actuelles qu'il faudrait remplacer
parce qu'elles font partie de la crise, et quelles sont celles qui
pourraient inciter aux attitudes capables de nous en sortir ? Il
n'est pas question ici de peindre le portrait de la religion dont nous
aurions besoin, mais juste d'en faire une rapide esquisse.
Concentrons-nous sur
quelques problèmes majeurs : d'abord la
surpopulation, en partie responsable de la destruction de notre
environnement, de la rareté et de l'épuisement des ressources
naturelles ; puis la diminution générale de la liberté due entre
autres à la tentative déjà très avancée d'instaurer une dictature
entière des plus riches ; enfin la perte du prestige et de la
vigueur de la vie intellectuelle, dont dépend la capacité justement de
résoudre les nouveaux problèmes. Pour chacun des trois, il faut
découvrir les principales croyances qui les ont engendrés et celles qui
en permettraient la solution.
La surpopulation en général
semble résulter automatiquement de
l'instinct qui pousse l'homme à se reproduire jusqu'au moment où la
nature lui impose une limite. Dans l'histoire récente, l'ampleur du
phénomène est naturellement due au fait que les techniques ont apporté
aux hommes le moyen de reculer passablement ces limites, quoiqu'au prix
que l'on connaît d'une destruction de leur milieu naturel. Sans une
réflexion, sans une régulation morale et politique, la surpopulation à
petite ou à grande échelle se produit. Or quelles sont les croyances
qui ont empêché cette réflexion et cette régulation ?
Premièrement, la même civilisation qui a développé la science et les
techniques correspondantes a été marquée par la croyance que l'homme
devait croître et multiplier indéfiniment et que la liberté
individuelle et le bonheur des gens se trouvaient particulièrement en
jeu dans le droit illimité d'engendrer et de posséder une famille et
des enfants. Cette morale interdit de songer à examiner les
conséquences négatives de ce processus et à prendre les mesures
restrictives qui s'imposent. Et comme d'ailleurs le progrès économique
et démographique impliquait les conquêtes et les guerres, qui
traditionnellement sont grandes consommatrices de vies humaines, les
raisons politiques de favoriser l'accroissement de la population
s'imposaient également.
Il faut donc répandre des
croyances contraires. Il n'est pas vrai que
la multitude des hommes soit une valeur en soi lorsqu'elle implique la
diminution de la qualité de la vie à plus ou moins long terme, sans
compter qu'elle conduit maintenant à rendre probable la disparition de
l'humanité entière. La croyance au progrès contient déjà le désir
d'améliorer les conditions de vie des hommes sur terre. Il faut
accentuer cet intérêt pour la réalisation d'un salut terrestre,
exigeant un accomplissement dans cette vie, indépendamment de tout
espoir d'une autre vie au-delà, et à l'encontre même de cette illusion.
En un sens, on pourrait dire que nous ne sommes pas trop matérialistes,
mais pas assez, de loin. Nous méprisons toujours trop la vie concrète
et toutes ses ressources pour nous attacher véritablement à rendre
possible un salut entièrement terrestre. Il nous faut de plus constater
que non seulement la surpopulation attire la guerre, mais que de plus
les grands nombres ne sont plus utiles, bien au contraire, dans des
guerres fortement marquées par la technique. Enfin toutes les
conceptions qui libèrent aussi la sexualité de l'engendrement sont
bienvenues.
Si les riches cherchent à
dominer et à écraser la liberté, c'est,
dira-t-on, que le désir de la richesse et du pouvoir semblent presque
naturellement implantés dans le cœur humain. Malgré cela, notre
civilisation avait réussi à progresser vers la démocratie et une plus
grande liberté politique et religieuse. N'est-il donc pas étrange que,
sans l'admettre, nous nous soyons engagés depuis quelque temps dans la
voie inverse ? Ne faut-il pas que l'élan vers la liberté, puis la
résistance à l'oppression aient faibli ? Notre désir de liberté
n'est donc pas si grand que nous le prétendons. En effet, concrètement
nous lui préférons le confort et la sécurité, si bien que nous sommes
prêts à accepter des diminutions de notre liberté en faveur d'un
accroissement de notre bien-être et d'une plus grande protection,
c'est-à-dire en faveur du renforcement d'un gouvernement paternel ou
maternel. Or cette confiance dans les puissants se lie à une croyance
en leur bienveillance et corrélativement en la valeur de l'obéissance.
On voit ainsi apparaître des lois et des actes restreignant fortement
la liberté ne susciter tout au plus qu'un regret dans le peuple,
persuadé qu'on ne le gouverne que pour son bien en dépit des apparences
du contraire, surtout si le législateur agit sous prétexte d'augmenter
la sécurité.
Il faut choisir entre
traiter le peuple en enfant et l'émanciper. Dans
le premier cas, sous couleur de démocratie et de liberté ou non, on le
soumettra à la dictature des riches et des puissants. Sinon, il ne
suffit pas de lui accorder la liberté, il faut l'éduquer à la
revendiquer et à la défendre. Et dans ce but, la sécurité et le confort
doivent être subordonnés clairement à l'idéal d'une vie autonome. Si
l'humilité et la docilité, comme le conformisme, conviennent bien à la
vie soumise de l'enfant, la fierté, le goût du risque, de l'aventure,
une certaine dureté même, sont nécessaires à la lutte incessante pour
la liberté. Or ces valeurs sont l'inverse de celles que notre morale et
nos religions inculquent généralement. Si nous ne sommes pas capables
de donner une autre image de l'homme libre, l'homme trop soumis
d'aujourd'hui deviendra bientôt irrémédiablement tout à fait esclave.
Inutile de demander
l'initiation de ces transformations au monde
intellectuel officiel de nos jours. Si la marque du despotisme est
l'absence de vie intellectuelle intense, il faut croire qu'il s'est
déjà imposé à présent sous le masque de la démocratie et d'un faux
libéralisme qu'on appelle trompeusement néo-libéralisme. Cet
effondrement de la vie intellectuelle est-il lié à des croyances ?
Pour les trouver, il suffit de s'interroger sur les valeurs que le
monde cultivé partage. Parmi celles-ci, il en est une qui s'est imposée
toujours davantage et qui règne sans conteste, tout à fait
officiellement. On accepte les inégalités dans les conditions
matérielles, de bon ou de mauvais gré. Mais on les refuse et les nie
dans les individus eux-mêmes, dans leurs aptitudes et surtout dans les
capacités intellectuelles. C'est un dogme intouchable que les hommes
sont égaux, et particulièrement par leur intelligence et leur jugement.
La réalité des inégalités nous interdit de l'appliquer strictement,
l'hypocrisie pousse à s'en écarter en sa faveur ou en celle des siens,
mais on ne la conteste guère publiquement, ni même, clairement, en son
for intérieur. Il s'ensuit que les opinions de tous sont censées
s'équivaloir partout où l'évidence du contraire ne s'y oppose pas
nettement, comme en sciences, et encore. Inutile d'ajouter que tous les
goûts se valent, cela va de soi. Les diverses productions de l'esprit
et de l'art sont donc sur un même pied, et seule la majorité des votes
sur le marché culturel peut encore faire une différence contingente et
futile. La place est dominée par les charlatans et les disciplines
intellectuelles ont peu à peu perdu tout sérieux et tout crédit.
Si nous ne parvenons pas à
renverser cette croyance et à faire
reconnaître les inégalités dans les aptitudes des hommes, alors les
inégalités des conditions, et particulièrement les plus évidentes,
celles de la richesse et du pouvoir, s'imposeront sans contestation
réelle. Il faut donc inculquer aux hommes le sens de la différence des
aptitudes entre eux et à la fois le respect et le désir de la vraie
grandeur personnelle, y compris dans le monde intellectuel et moral.
L'indignation que provoque une telle idée chez le lecteur d'aujourd'hui
manifeste bien la force actuelle du préjugé de l'égalité, ainsi que la
difficulté de modifier les sentiments sur ce point. Et il n'est pas
étonnant que ce soient les prétendus intellectuels qui réagissent le
plus vivement contre toute idée de supériorité de l'esprit, étant les
prêtres de la religion de l'égalité. C'est pour cette raison, entre
autres, qu'on ne peut attendre d'eux le renversement nécessaire. Il
faut compter trouver au contraire chez eux les adversaires les plus
acharnés à la nouvelle religion qu'il s'agit d'instaurer. Et c'est donc
hors de leurs corporations, dans le reste du peuple qu'il faut agir et
constituer si possible la nouvelle élite intellectuelle, un peu comme
cela avait eu lieu au début de la modernité, quand les nouveaux
penseurs s'opposaient aux prêtres et aux scolastiques.
Gilbert Boss
Québec, 2015
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