LE STYLE DES PHILOSOPHESAutomne 1991 AnnonceSelon une certaine perspective, les philosophies apparaissent comme des systèmes de concepts. C’est souvent l’aspect qui focalise presque exclusivement leur étude. Toutefois les textes philosophiques sont également des œuvres littéraires, des dispositifs textuels dont les fonctions sont diverses selon leurs auteurs. Dans quelle mesure le style des philosophes appartient-il à leur pensée même? Quelques œuvres tirées de la liste indicative suivante (distribuée selon divers genres littéraires présents dans la littérature philosophique de langue française) serviront de base à notre étude :
Introduction1. ThèmeLe thème de ce séminaire est le rôle du style dans les écrits philosophiques. On peut envisager à ce sujet deux hypothèses opposées. Premièrement, il se pourrait que la pensée philosophique soit indépendante de la manière dont elle est exprimée. Dans ce cas, le style des philosophes ne serait qu’un aspect accessoire, tel qu’un ornement inessentiel. Deuxièmement, il se pourrait au contraire que le style participe de la pensée philosophique elle-même, de telle sorte que, loin de pouvoir en être séparée, celle-ci en représente un moment formel essentiel. Enfin, il y a une troisième hypothèse à envisager également, car rien ne prouve que les deux hypothèses précédentes doivent renfermer dans leur alternative toutes les possibilités de rapports entre la philosophie et le style des écrits dans lesquels elle s’exprime. En effet, il se pourrait que, pour certaines philosophies, le style soit essentiel, tandis que pour d’autres il se limite à un rôle ornemental. Il s’agira donc à travers l’examen de quelques textes de chercher des éléments de solution à ce problème. On voit bien comment cette question du style n’importe pas seulement pour connaître ce qu’est le discours philosophique, mais qu’il s’agit aussi de savoir comment la philosophie elle-même est ou non intimement liée à ses discours et à ses modes discursifs concrets. 2. Position du problèmeUn coup d’œil sur les œuvres qui constituent l’héritage de notre histoire philosophique montre évidemment que les philosophes ont écrit dans des styles très divers. Et plus encore, il est évident que beaucoup d’entre eux ont cultivé consciemment leur style. C’est probablement la raison pour laquelle plusieurs œuvres se situent à la limite entre la philosophie et la littérature, et sont étudiées aussi bien en histoire de la philosophie qu’en histoire des littératures (par exemple Montaigne, Pascal, Rousseau, Kierkegaard ou Nietzsche). En ce sens, la question de savoir s’il y a en fait un lien entre la philosophie et la littérature ne se pose même pas : ce lien pourrait difficilement être nié. Mais, si des philosophes ont cultivé leur style dans l’intention même de devenir de grands écrivains, leur réussite dans cette ambition ne décide pas encore de la question de savoir s’il y a une relation non pas seulement de fait, mais de principe, entre le style et la pensée philosophique, ou du moins son expression. Il se pourrait que les philosophes littéraires aient concilié extérieurement deux disciplines ou deux arts qui par nature restent indépendants. Il se pourrait même qu’en se préoccupant de développer certaines formes de style plus proprement littéraires en philosophie, ils aient plutôt nuit à la philosophie en la pliant à une exigence étrangère à elle par nature. Cette opinion d’une séparation entre les deux formes d’activité est celle qui s’exprime le plus couramment dans nos institutions, où la littérature et la philosophie sont considérées comme des disciplines distinctes, dont les points de rencontre sont simplement occasionnels. En principe, selon l’idée qu’on se fait habituellement de ces études, le littéraire doit accorder une attention vigilante au langage des écrivains, à leur utilisation des images, au rythme de leur discours, aux genres d’associations qu’il suggère, bref, aux différences de style. Au contraire, dans les études philosophiques, il s’agit de tout autre chose : il faut découvrir dans les textes quels sont les concepts qui y apparaissent, ainsi que la manière dont ils sont définis et enchaînés au sein d’une argumentation logique, pour constituer souvent de purs systèmes conceptuels. Dans cet exercice, plutôt que d’observer le style des philosophes étudiés, il s’agit au contraire de le neutraliser pour aller chercher sous la surface du texte les structures conceptuelles qui intéressent le philosophe. Dans ces conditions, même si le littéraire et le philosophe peuvent se rencontrer dans l’étude d’un même texte, leur approche ne se confond pas pour autant. Ce qui retient l’un, tout le jeu du langage, est au contraire négligé par l’autre, qui ne s’intéresse qu’au jeu des idées, et cela encore dans la mesure où celles-ci s’enchaînent dans une argumentation logique. Dans cette perspective aussi, on pensera que, si les philosophes doivent avoir un style, c’est un style commun, défini à partir des exigences de la présentation rationnelle des idées. Il s’agira de viser à la littéralité, à la clarté dans les définitions et les transitions, à l’articulation dans l’élaboration de l’architecture du discours, de manière à ce que celui-ci reflète le plus directement possible la structure conceptuelle qu’il doit présenter. En un sens, au contraire du langage poétique, la langue philosophique doit viser à la transparence, et faire pour ainsi dire disparaître la surface verbale du discours au profit de la suite des idées. C’est en somme le style idéal du philosophe qu’on exerce couramment dans la dissertation. En un autre sens, on pourrait dire que ce style philosophique est également la négation ou neutralisation du style, puisque le discours doit s’effacer pour ne plus gêner la pure saisie des idées qu’il expose. Dans cette conception, le fait qu’un philosophe soit également un écrivain n’est pas un avantage. Au contraire, la saveur de son style, qui le rend intéressant pour les littéraires, gêne la pure saisie des idées. Pour un philosophe vraiment sérieux, soucieux seulement d’instruire d’autres philosophes eux-mêmes sérieux, ces détours littéraires semblent donc à proscrire. Pourquoi de nombreux philosophes se les sont-ils donc permis ? On peut envisager, toujours dans cette même perspective, deux réponses principales. Premièrement, ils ont pu vouloir s’adresser à un public dont l’intérêt pour la philosophie reste faible. Ils ont donc cherché à l’attirer par certains agréments extérieurs, en espérant les attirer ainsi en fin de compte à la pure philosophie qui se cache derrière ces attraits littéraires. Deuxièmement, ils peuvent avoir été poussés à une telle recherche d’effets littéraires par méconnaissance du caractère plus purement intellectuel de la philosophie. Dans le premier cas, le procédé peut être toléré, mais il introduit une imperfection dans le discours philosophique proprement dit. Dans le second cas, il est l’indice d’un défaut de la pensée elle-même, qui n’a pas réussi à s’élever à une vision intellectuelle suffisamment claire. Y a-t-il des raisons de penser que cette façon de voir ne serait peut-être pas justifiée autant que son caractère commun aujourd’hui ne le fait croire ? Elle a pour elle une pratique de l’écriture philosophique très répandue, de plus en plus normalisée dans le sens qu’elle exige, à mesure que la philosophie se fait davantage dans le cadre de l’institution universitaire. Or précisément la division des disciplines, et notamment celle qu’on a instaurée entre la littérature et la philosophie, est assez fermement établie. Les philosophes d’aujourd’hui sont de plus en plus exclusivement des universitaires, et ils publient généralement des textes qui correspondent aux normes de leur institution. Une grande partie des écrits de caractère philosophique sont des dissertations, des mémoires, des thèses, des articles, des traités didactiques, des essais spécialisés, dont la langue tend vers l’idéal du style scientifique, c’est-à-dire de la neutralité stylistique transparente au contenu conceptuel. Mais il n’en reste pas moins le fait que nous avons constaté au départ, à savoir la présence importante de la littérature dans les écrits philosophiques. Elle ne prouve certes rien en soi, puisque nous avons vu qu’elle pouvait s’expliquer soit comme un moyen d’attirer un public non éduqué à la pure rigueur philosophique, soit au contraire comme résultant d’une confusion chez l’auteur lui-même. Cependant, ces hypothèses impliquent qu’il soit possible d’extraire le contenu philosophique de ces œuvres mixtes en le séparant du style de son expression. Si un philosophe a calculé évidemment ses effets de style comme des filets pour prendre les esprits naïfs et les conduire à la philosophie par la littérature, alors on devrait découvrir dans ses œuvres mêmes les marques des frontières entre la littérature et la philosophie, selon lesquelles leur séparation peut s’effectuer. Si en revanche l’auteur s’est tenu dans la confusion entre la littérature et la philosophie, alors il faut supposer qu’il n’avait pas de théorie élaborée de ce qu’est l’expression philosophique, et que sa pensée garde les traces de cette naïveté. A supposer qu’il existe bien un style neutre, purement transparent, un style sans style en quelque sorte, alors il devrait être possible de représenter en lui tout système conceptuel, toute philosophie, sans déformation. Et à supposer que la philosophie se réduise aux systèmes conceptuels qu’elle élabore, alors une telle présentation sans style devrait pouvoir lui donner son expression complète, où elle apparaît entièrement, sans reste. Dans cette hypothèse, il devrait être possible donc de traduire toute philosophie dans ce style transparent de telle manière qu’elle y apparaisse alors dans sa pureté, sans rien perdre d’essentiel. Voilà donc une façon pour nous d’étudier concrètement la fonction du style dans la philosophie : nous pourrons tenter de traduire des œuvres dont le style est évidemment riche, parce qu’elles se situent par exemple dans des genres littéraires éloignés de ceux de notre scolastique, dans les genres supposés plus neutres de l’article universitaire ou de la dissertation, ou de la thèse, etc. Il nous sera possible alors de comparer les deux formes d’expression pour nous assurer que rien de la substance philosophique n’aura disparu dans cette opération. Nous pourrons aussi chercher à transposer divers genres et styles les uns dans les autres pour observer les modifications éventuelles de la pensée philosophique que ces traductions pourraient produire. Il se pourrait alors que, dans cet exercice, le style supposé neutre de notre philosophie scolastique nous apparaisse à son tour comme un style qui modifie également le supposé contenu philosophique et qui définit ainsi le champ de ce qui est pensable en lui. Gilbert Boss |