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Qu'est-ce que la philosophie ?

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LA PENSÉE DANS LA LITTÉRATURE

Automne 1997

Annonce

Même si certaines œuvres de philosophie et la plupart de la production universitaire dans cette discipline sont écrites dans un style apparemment neutre, adapté à la pure exposition des arguments, il reste que nombre d’œuvres de notre tradition, et la grande majorité de celles des grands philosophes, sont écrites dans des genres plus littéraires. Il se pose donc le problème de savoir comment se lit et s’interprète la pensée dans une telle forme.

La recherche proposée vise à éclairer cette question en commençant par étudier le mode d’expression de la pensée dans les œuvres classées généralement comme littéraires, en envisageant par exemple la réflexion morale chez Molière ou Sade, ou la réflexion sur les structures de l’expérience humaine chez Proust, pour en venir ensuite à des textes d’auteurs connus comme philosophes (Rousseau, Nietzsche, etc.).

Concrètement, nous étudierons les ouvrages suivants :

Macherey, A quoi pense la littérature ?

Voltaire, Candide

Sade, La philosophie dans le boudoir

Kundera, L’immortalité

Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique

Butor, Passage de Milan




Introduction

1. Thème

Le thème de ce séminaire est la question de la forme que prend la pensée dans la littérature. En effet, selon le découpage académique des disciplines, la philosophie et la littérature sont non seulement séparées, mais encore éloignées l’une de l’autre. Même si la philosophie se trouve souvent encore liée aux lettres dans une même Faculté, on la conçoit aussi largement comme l’une des sciences, que ce soit comme une méta-science, réfléchissant sur le statut et les méthodes des sciences, sur la logique qu’elles présupposent toutes, sur les conditions transcendantales de la science, sur ses fondements phénoménologiques, ou que ce soit comme se situant, avec la linguistique, l’anthropologie, la psychologie, la sociologie, l’histoire, voire la science des littératures, parmi les sciences dites humaines. Or, même liée ainsi à la science de la littérature en tant qu’espèce d’un même genre, elle en reste distincte par son objet, qui n’est pas la littérature en principe. De plus, la littérature elle-même n’appartient plus du tout à ces disciplines comprises sous le genre commun dont fait partie la philosophie ou la science de la littérature. Elle a son lieu à part, hors de la science, parmi les arts, raison pour laquelle elle ne fait généralement pas partie, comme telle, du système des disciplines universitaires, pas plus que le cinéma, la peinture, la musique ou la sculpture. Pourtant, dans une autre perspective, l’écrivain et le philosophe se côtoient et se rejoignent souvent, le philosophe se trouvant confronté à des problèmes littéraires, et l’écrivain se sentant la vocation d’un penseur et se trouvant entraîné par là dans les problèmes de la philosophie. La question se pose donc de savoir si cette pensée littéraire est bien de la philosophie, ou sinon, ce qui la distingue de la pensée philosophique.

Ce problème importe naturellement pour connaître la littérature et son mode de penser propre, à supposer qu’il soit différent de celui de la philosophie. Mais c’est également pour la compréhension de la philosophie qu’il importe de savoir quel est le rapport de ces deux modes de penser, ainsi que leur lien à leur type respectif d’expression. En effet, dans notre civilisation, la philosophie se présente à nous sous la forme de textes, entre lesquels il n’est pas toujours facile de tracer la frontière qu’on suppose entre la littérature et la philosophie, comme on le voit par le fait que de grandes figures telles que celles de Montaigne, de Pascal, de Rousseau, de Kierkegaard, de Nietzsche, ne semblent pas admettre d’être classées selon cette division. Quelle est donc leur pensée ? littéraire ou philosophique ? Si ces manières de penser sont réellement différentes, il importe de savoir ce qui constitue leur différence pour interpréter les textes des philosophes aussi bien que ceux des écrivains. Il doit exister par conséquent des modes de lecture différents répondant à la nature différente de ces deux types de textes, et mettant en jeu des modes de penser différents aussi. C’est pour cette raison que j’ai situé cette question de la nature de la pensée littéraire dans les problèmes qui touchent à l’interprétation des philosophies.

Étant donné le caractère problématique de la définition de la pensée philosophique par rapport à la pensée littéraire, la question de l’interprétation des philosophies ne se résume pas au problème de la constitution de la méthode la plus efficace possible pour saisir le sens des textes philosophiques, dont la nature générale nous serait par avance connue. Tant que nous ne saurons pas en quoi ces deux manières de pensée, que nous supposons très différentes, diffèrent précisément, nous resterons incapables de savoir comment interpréter l’une et l’autre. Par conséquent c’est à la question de la définition de la philosophie elle-même que touche notre problème. Et le problème du rapport entre la littérature et la philosophie suppose une réflexion sur la nature de la philosophie elle-même, comme elle contribue d’ailleurs à l’enrichir.

2. Position du problème

Selon notre tradition académique donc, la philosophie et la littérature, de même que par conséquent leur étude, constituent des disciplines différentes, et il importe de ne pas les confondre. Cette tradition n’est d’ailleurs pas restreinte au sein des universités, la majorité des intellectuels l’accepte et s’y réfère. Ainsi, on entend généralement comme une critique la remarque qu’un romancier introduit des spéculations philosophiques dans ses ouvrages. On estime que, en mélangeant les genres, il a contrevenu aux règles du roman et a affaibli son œuvre du point de vue littéraire. De même, de l’autre côté, quand un philosophe introduit des développements littéraires, tels que des récits, dans ses textes, on lui fait souvent le reproche de quitter le domaine de la philosophie et d’affaiblir ses arguments. Évidemment, cette démarcation entre les deux genres, à laquelle on tient, n’est pas non plus nette et absolue. On ne demande pas au littérateur de ne pas penser, ni au philosophe de se priver de tout ornement littéraire dans ses écrits. Mais il faut que l’ingrédient philosophique dans la littérature soit très discret, et on voudrait que l’aspect littéraire des textes philosophiques se limite à donner au style une certaine élégance, sans intervenir dans la mise en forme de l’argumentation.

Quel que soit le degré de modération, de nuance, avec lequel elles sont faites, ces critiques reposent sur l’idée d’une sorte d’incompatibilité fondamentale (ou de compatibilité très limitée) entre la philosophie et la littérature. Et celle-ci doit avoir sa source dans la nature de ces deux activités. Pourquoi la littérature ne devrait-elle donc pas penser vraiment ? et pourquoi, dans cette conception, la philosophie devrait-elle s’abstenir d’utiliser entièrement les effets des jeux du langage et de la fiction ? Il semble qu’il y ait derrière cette division l’idée d’un rapport entre des facultés différentes : pour la philosophie, la raison, et pour la littérature, l’imagination. La distinction de ces deux facultés correspond également aux deux buts différents qu’on suppose à la philosophie et à la littérature. La philosophie doit se vouer à la recherche et à l’expression des vérités, tandis que la littérature doit amuser notre esprit et toucher notre sensibilité par ses inventions. Et comme on suppose que la vérité est de nature théorique et abstraite, de même que la raison est la faculté de l’abstraction et de la déduction des idées abstraites les unes à partir des autres, on juge étrangère à son objet toute forme de recherche des effets sensibles du langage et de l’imagination. Au contraire, comme on considère la sensibilité comme quelque chose de plus concret, qui se lie à nos émotions, et donc, sinon à la concrétude objective, du moins à la réalité concrète de la vie subjective, on juge que c’est par l’imagination, qui est justement le mouvement concret de notre sensibilité, son jeu libre, qu’il faut opérer pour toucher dans la littérature, tandis que tout recours à l’abstraction éloigne l’esprit de son fond sensible, le refroidit, et fait manquer aux œuvres littéraires leur effet.

Certes, cette division n’est pas entière. La faculté de penser n’est pas entièrement niée à la littérature, ni la faculté de pénétrer le monde senti, à la philosophie. Mais on attend de la philosophie qui s’intéresse au vécu qu’elle le fasse en vue d’une clarification rationnelle, de sorte que le matériau sensible de ses réflexions ne doit pas organiser la forme de sa pensée, ni de son expression, sinon dans la mesure où sa description, qui soutient la théorie, l’implique. Le philosophe se fait dans cette mesure écrivain, recourant provisoirement aux figures littéraires, faute de pouvoir immédiatement exprimer dans les termes abstraits précis les vérités qu’il veut tirer de l’expérience vécue. On attend pourtant de lui qu’il quitte cette étape pour s’avancer vers le discours rationnel abstrait. Quant à l’écrivain, on ne considère pas que ses œuvres doivent être nécessairement futiles et dépourvues de toute vérité philosophique. Au contraire, on lui attribue souvent une sorte d’intuition inspirée de vérités plus profondes que celles que le philosophe peut saisir et expliquer. On a l’impression que, justement dans la mesure où il se plonge entièrement dans le monde de l’imagination et de la sensibilité, l’écrivain trouve l’accès à des vérités trop cachées pour que la raison puisse les saisir. Et c’est même pourquoi on pourra voir chez lui une marque de superficialité dans la tentative de développer des arguments de caractère philosophique. En tant qu’il se voue aux jeux de l’imagination, l’écrivain est donc également un explorateur des vérités les plus profondes de la condition humaine, et on lui accordera même de l’être davantage encore que le philosophe. Mais c’est à condition de ne pas vouloir jouer au philosophe, et de ne pas chercher à présenter en des arguments clairs les vérités qu’il a senties, et qu’il a cherché à capter dans les filets du langage littéraire et de l’imagination. Selon les cas, on estimera que ce genre de vérités accessibles à la littérature sont d’une nature telle qu’elles doivent échapper à la philosophie, ou bien on pensera plutôt que la tâche du philosophe consiste justement en partie à reprendre ces vérités et à les soumettre à son analyse, afin de les rendre explicites. Quoi qu’il en soit, il semble bien que, en tant que la pensée appartient à la littérature et à la philosophie, ce soit dans ces deux modalités de l’explicite et de l’implicite que réside la différence entre la pensée littéraire et la pensée philosophique. La littérature doit placer l’homme sensible en un contact éprouvé, concret, avec la vérité de sa condition, sans la lui expliquer en un langage explicite. Au contraire, le philosophe doit expliquer clairement ses vérités, les prouver rationnellement, en éliminer autant que possible tous les aspects plus obscurs qui renvoient à la pure sensibilité.

C’est ainsi, me semble-t-il, que notre culture tend à percevoir la différence entre la littérature et la philosophie, comme entre deux modes de penser très différents, l’un lié à la sensibilité et à l’imagination, étranger à l’abstraction rationnelle, l’autre lié à la raison, voué à la pureté des abstractions et des formes de la logique, ennemi de l’imagination et de la confusion sensible.

Commençons par supposer vraie cette distinction.

Dans ce cas, il faut envisager que les vérités de la philosophie et de la littérature soient ou bien différentes, propres à l’une ou à l’autre seulement, ou bien communes aux deux, mais abordées de manière différente par l’une et l’autre. Ainsi, concernant la séparation entre les vérités littéraires et les vérités philosophiques, on peut penser que les premières concernent exclusivement la condition humaine comme telle, tandis que les secondes s’étendent à bien d’autres choses, telles que la question de la nature de l’espace ou de la science. Mais cette distinction serait très arbitraire, car il n’est évidemment rien à quoi la philosophie ne puisse s’intéresser, et d’autre part la littérature ne reste étrangère à rien non plus, dans la mesure même, d’ailleurs, où l’homme n’est étranger à rien et que tout concerne sa condition. Il est possible d’écrire un roman sur l’espace ou sur la science aussi bien que sur l’amour. Il reste donc à revenir à l’idée que c’est par les manières d’aborder les mêmes sujets que la philosophie et la littérature se distinguent essentiellement, et donc par la manière dont elles les mettent en relation avec la logique et l’abstraction, d’un côté, avec le vécu et l’imaginaire, de l’autre. Or, parmi les quatre termes que j’ai retenus pour caractériser ces deux modes d’approche, deux semblent se rapporter à une source de vérité originaire, et deux semblent présupposer quelque chose d’autre dont ils s’éloignent. En effet, la logique semble se référer à une sorte de structure originelle de l’univers, de la pensée ou de l’être, qu’il est impossible de ne pas reconnaître sans tomber dans l’erreur, et le vécu paraît constituer un fond authentique de l’expérience qu’il est également impossible de quitter et de méconnaître sans tomber dans l’inconsistance. En revanche, l’abstraction suppose une réalité dont elle tire un aspect bien déterminé, mais qui perd par là toute sa densité, tandis que l’imagination fait également fond sur une expérience réelle, mais pour la porter dans le domaine irréel de la fiction. Toutefois, si l’abstraction et la fiction partagent un commun éloignement de la vérité concrète, c’est de manière différente. L’abstraction retient de la réalité essentiellement les aspects schématiques par lesquels elle peut être comprise logiquement, tandis que l’imagination en retient la richesse sensible, mais dépourvue des liens logiques qui l’organisent en réalité. C’est grâce à cette schématisation logique de l’expérience que la philosophie peut imposer ses preuves et convaincre la raison. C’est grâce à la richesse sensible de ses imaginations que la littérature peut toucher, enthousiasmer, séduire le lecteur et entraîner sa participation sensible. Par rapport à notre question de la nature de la pensée littéraire en opposition à celle de la pensée philosophique, il semble donc que les avantages et les désavantages de la littérature et de la philosophie soient complémentaires, la littérature approchant la vérité de notre expérience par la mise au jour de sa richesse sensible que doit négliger la philosophie, et celle-ci en distinguant les structures logiques qui échappent à la littérature. Cependant, leurs défauts se composant également, il n’est pas possible de les réunir pour joindre leurs avantages, car l’abstraction philosophique réduit la richesse sensible, tandis que l’imagination littéraire ne peut respecter la rigueur logique sans se stériliser. Dans cette perspective, il semble bien que la littérature et la philosophie, quoique complémentaires en ce qu’elles mettent en évidence différents aspects authentiques de notre expérience, ne puissent s’unir sans se détruire réciproquement. Et il faudrait donc reconnaître en elles deux types d’activités dont il faut respecter la séparation.

Pourtant, l’idée que la littérature serait étrangère à la logique est certainement exagérée, de même que l’idée de l’étrangeté de la philosophie par rapport à la concrétude de notre expérience. D’un côté, la philosophie vise à pénétrer le plus possible dans le tissu de notre expérience pour en comprendre la structure d’une part, mais également pour l’informer d’autre part, comme dans les aspects moraux de la réflexion philosophique. D’autre part, si la littérature se donne la liberté de la fiction, ce n’est pas de manière arbitraire seulement, mais aussi pour pénétrer plus profondément dans les structures de l’expérience et en mettre au jour des aspects qui échappent à notre observation claire. Dans ces conditions, on peut concevoir un rapport de coopération entre la philosophie et la littérature dans lequel la littérature jouerait le rôle d’éclaireur pour la philosophie, faisant sentir l’existence de phénomènes essentiels de notre expérience, encore inaccessibles à notre raison, tandis que la philosophie, s’y penchant pour les analyser, les porterait au niveau d’une connaissance plus générale et explicite. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi qu’on voit bien des philosophes se référer aux œuvres littéraires comme à des sources qui ne donnent pas tant les vérités philosophiques elles-mêmes que les matériaux sensibles, les intuitions encore un peu voilées, qui vont devenir les sujets des analyses de la raison ? C’est ainsi que, par exemple, les mythes ont souvent été vus comme des perceptions encore obscures de ce que la pensée philosophique allait découvrir clairement. Dans cette conception, la littérature apparaît comme l’exploratrice d’un domaine encore largement inconscient, dont elle permet une approche sensible, relativement obscure aux yeux de la raison, dans des intuitions sensibles, tandis que la philosophie serait davantage limitée à organiser rationnellement, dans des structures conceptuelles abstraites, un ordre qui dans son fond lui échapperait.

S’il fallait retenir cette conception, alors non seulement la philosophie devrait se garder de se confondre avec la littérature, au risque de perdre ses capacités de raisonner clairement, de prouver, et de rendre ainsi explicite la logique de notre expérience, mais surtout, elle ne pourrait pas s’approfondir sans l’aide de la littérature, qui devrait sans cesse lui fournir les intuitions plus confuses à partir desquelles elle pourrait entreprendre ses analyses. Quoique séparée d’elle dans son mode de penser, la littérature ferait donc partie de la philosophie en un autre sens, en tant qu’elle en constituerait une étape préparatoire nécessaire. Et à cause de ce nécessaire appui sur la littérature, il serait essentiel à la philosophie, pour se comprendre elle-même, de saisir également la nature du mode de penser de la littérature.

Cependant, sans rejeter à priori cette conception du rapport de la philosophie et de la littérature, il est possible de la mettre en question. En effet, la pensée ne se laisse pas toujours classer en littéraire ou philosophique. De nombreuses œuvres se tiennent justement dans le domaine frontière où la philosophie conçue comme essentiellement abstraite et la littérature conçue comme fondamentalement sensible devraient se détruire l’une l’autre. Et certes, bien des critiques jugeront que cette confusion est effectivement malheureuse et compromet aussi bien la valeur philosophique que littéraire de ces œuvres. Et si nous avions affaire à un phénomène marginal seulement, si seules quelques œuvres mineures se trouvaient dans cette supposée malheureuse condition intermédiaire, il serait possible de leur laisser le bénéfice du doute. Mais quand on constate que les plus grandes philosophies et les plus grandes œuvres littéraires de notre tradition se situent justement dans ce lieu jugé impossible, c’est la conception selon laquelle on prétend imposer leur distinction essentielle qui devient immédiatement problématique, à moins de se résigner à déclasser comme ratées des œuvres telles que les Essais de Montaigne, le Discours de la Méthode ou les Méditations, les œuvres de Pascal, de La Rochefoucauld, de Molière, de Corneille, de Rousseau, de Voltaire, de Diderot, de Sade, etc. D’ailleurs, qu’importe ? Mauvaises ou non, il y a des œuvres littéraires qui présentent évidemment des développements philosophiques, et il y a de la philosophie présentée sous une forme littéraire. Dans la mesure où nous faisons une différence, quelle qu’elle soit, entre la philosophie et la littérature, il existe donc une pensée qui ne se satisfait pas d’un exposé sous la forme du développement de simples arguments abstraits et supposés purement philosophiques ou théoriques en ce sens. Du point de vue de la philosophie, il se pose donc la question de savoir pourquoi la pensée peut sentir le besoin d’une forme littéraire. Du point de vue de la littérature, il se pose la question de savoir dans quelle mesure la littérature pense, et si elle a besoin dans ce but de la forme argumentative propre aux disciplines plus théoriques. Et, dans l’hypothèse que la littérature pense effectivement, et que sa pensée ait suffisamment d’analogie avec la pensée philosophique pour qu’il puisse y avoir confusion entre la pensée littéraire et la pensée philosophique dans de nombreuses œuvres, il importe à la compréhension de la philosophie de savoir quel est ce mode de pensée littéraire où les intérêts de la philosophie sont eux-mêmes impliqués.

Les deux questions, de savoir si la philosophie a besoin de recourir aux procédés de la littérature, et de savoir si la littérature est capable d’une pensée de caractère philosophique, en ce sens qu’elle aborderait les problèmes qui préoccupent les philosophes et les traiterait d’une manière qui soit aussi satisfaisante que celle des textes reconnus comme plus proprement philosophiques, sont naturellement corrélatives. Car s’il s’avérait que la philosophie ne peut s’exprimer sans recourir à des moyens littéraires, et si l’on pouvait en comprendre la raison, on saurait du même coup comment le mode de penser philosophique est fondamentalement littéraire, et par conséquent comment la littérature pense. Mais inversement, cherchant comment la littérature aborde les problèmes de la philosophie à sa manière, nous devrions être conduits à découvrir en elle un mode de penser qui n’est pas étranger à la philosophie, soit qu’il y ait entre les pensées littéraires et philosophiques une communauté de nature, soit qu’il y ait au contraire entre elles une concurrence. Dans le premier cas, l’étude de la manière de penser propre à la littérature serait un moyen d’aborder assez directement un aspect essentiel de la pensée philosophique. Dans le second cas, cette étude permettrait de l’aborder indirectement en mettant en évidence l’une de ses limites, puisque ou bien la littérature disposerait de voies inconnues de la philosophie pour aborder ses mêmes problèmes et découvrir les mêmes vérités, ou bien elle représenterait même une voie conduisant à des vérités différentes, non accessibles à la philosophie elle-même, si bien que la littérature s’imposerait comme une sorte de branche de la discipline philosophique, sans laquelle cette dernière se trouverait amputée et incapable d’aborder et de résoudre certaines des questions qui la concernent.

Pour avancer dans notre recherche, je propose la méthode suivante : tentons de lire une série d’œuvres littéraires en les interprétant ou les interrogeant comme nous le ferions face à des œuvres de philosophie, tout en restant attentifs aux résistances, afin de déterminer d’où elles proviennent et de découvrir ainsi la spécificité des textes littéraires envisagés dans leur fonction de pensée.

Gilbert Boss




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