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Qu'est-ce que la philosophie ?

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LES TEXTES DISCONTINUS

Hiver 1994

Annonce

La forme normale la plus courante de l’écrit philosophique est celle d’un développement continu d’une question, d’une recherche ou d’un système conceptuel. C’est ce genre de discours qui modèle nos pratiques de lecture et d’interprétation. Certains auteurs ont choisi en revanche un autre mode d’expression pour leur pensée, par séries de petits textes relativement indépendants. C’est le cas, par exemple, de Montaigne, de La Rochefoucauld, de Pascal, de Vauvenargue, de Lichtenberg, de Léopardi, de Nietzsche et de Wittgenstein. Ce mode d’écriture pose des problèmes d’interprétation spécifiques. Le séminaire sera consacré à une recherche sur cette question des difficultés particulières d’interprétation des textes discontinus en philosophie. Il portera sur les œuvres suivantes :

Pascal, Pensées

Nietzsche, Le Gai Savoir

Wittgenstein, Investigations philosophiques




Introduction

1. Thème

Le thème de ce séminaire est l’ensemble de problèmes liés à l’interprétation des textes discontinus en philosophie. En effet, la majorité des œuvres de la philosophie sont des textes continus, comme les divers traités, les articles, et la plupart des genres littéraires utilisés par les philosophes. Mais il existe d’autres écrits philosophiques dans lesquels le discours ne se déroule pas de manière continue. Il s’agit essentiellement des aphorismes, sentences ou maximes. Ce genre de textes discontinus pose des problèmes d’interprétation spécifiques. Il s’agit de voir quelles sont ces difficultés et de chercher la façon dont elles pourraient se résoudre.

Le contexte de cette question est celui de l’interprétation des philosophies. En effet, la difficulté de lecture des discours discontinus n’est qu’un cas particulier du problème plus général de l’interprétation des philosophies, et par conséquent c’est la question de cette interprétation en général qui se pose aussi à travers elle. Il sera donc inévitable que nous abordions également cette question plus large, à la fois parce que nous pouvons considérer les discours discontinus comme un exemple de discours philosophique, et aussi parce que leur spécificité se dégagera par comparaison avec les autres types de discours philosophiques. Mais qu’est-ce qu’interpréter une philosophie ? Pour le savoir, il faut répondre à deux questions : qu’est-ce que l’activité d’interprétation comme telle et son rapport à la philosophie ? et qu’est-ce qu’une philosophie et pourquoi se prête-t-elle à l’interprétation ?

Ces questions renvoient à leur tour au contexte plus large de celles qui concernent la nature de la philosophie.

2. Position du problème

S’il y a des difficultés propres à l’interprétation de textes discontinus en philosophie, c’est par contraste avec les problèmes d’interprétation des textes continus. Toutefois ces problèmes ne seront pas seulement ceux des textes discontinus eux-mêmes, mais également ceux de l’interprétation de textes philosophiques. Et ils sont naturellement aussi ceux de l’interprétation de textes quelconques simplement. Mais sans remonter à ce niveau de généralité, il est utile de commencer par nous demander quel est le rôle de l’interprétation en philosophie. Il y a là deux aspects. D’un côté, il s’agit de savoir pourquoi la philosophie a besoin de cette activité qu’est l’interprétation d’œuvres qui constituent la tradition de sa propre discipline. De l’autre, il faut se demander quel est le rôle de l’interprétation par rapport à ces œuvres. La première question concerne donc l’utilité de l’histoire de la philosophie pour la philosophie actuelle. La seconde concerne la fonction propre de l’interprétation en tant que mode de rapport aux œuvres philosophiques.

On voit que dans les deux cas la question de savoir quelle est la nature de la philosophie est impliquée. Mais il y a plus. Peut-être que l’activité même de l’interprétation comme telle a quelque rapport étroit avec la philosophie. En effet, dans quels domaines trouve-t-on cette discipline? Il y a deux branches où elle joue un rôle important : la théologie et la philosophie, ainsi que, dans une certaine mesure, le droit et l’histoire. Ailleurs elle paraît n’intervenir que de manière accessoire. En théologie, elle est fondamentale, et elle constitue même la grande partie de la discipline, puisque la théologie est principalement interprétation des Écritures. On ne conçoit pas en effet qu’une théologie se présente autrement que comme une manière d’expliquer quel est l’enseignement qu’on trouve dans la Bible ou dans les autres sources de révélation. Toutes les spéculations des théologiens sont donc fondées sur l’interprétation des textes sacrés et en constituent des prolongements plus ou moins éloignés. En philosophie, l’interprétation joue un rôle important, quoique non aussi essentiel. Car il n’y a pas pour les philosophes de texte sacré auquel toute réflexion devrait se rapporter pour se justifier. Il est possible en principe d’élaborer une philosophie sans référence à l’autorité d’aucun texte de la tradition, et même, la plupart des grandes philosophies se posent comme largement autonomes par rapport à cette tradition. Il n’empêche que la tradition existe en philosophie, qu’elle joue un rôle essentiel dans la formation de la pensée philosophique, et qu’une partie importante de l’activité philosophique consiste en l’interprétation des œuvres de cette tradition.

On pourrait croire que l’interprétation joue un rôle semblable dans toutes les disciplines où il y a référence à des textes qui font autorité d’une manière quelconque, ou qui représentent les objets de la recherche. On pense immédiatement à la littérature, par exemple, puis aux sciences, qui se transmettent sous forme de textes pour l’essentiel. Or il est remarquable que, bien que les savants exposent leurs théories sous forme de textes, l’activité d’interprétation n’y joue qu’un rôle mineur. Les mathématiques ou la physique ne se caractérisent pas, par exemple, par des débats sur l’interprétation des textes majeurs de la discipline, comme c’est le cas en philosophie et en théologie. De même, en littérature, le rapport aux textes est moins celui de l’interprétation, du commentaire explicatif, que de la critique, car il ne s’agit pas tant de retrouver la théorie des écrivains que d’analyser leur style, leur façon d’engendrer un monde poétique ou romanesque, leurs techniques de composition, de description, etc. Et dans la mesure où l’interprétation joue un rôle plus important dans ce domaine, c’est que l’on s’intéresse davantage à un écrivain en tant que philosophe, comme c’est le cas pour Montaigne, Pascal, Rousseau ou Voltaire, par exemple. De même, parmi les sciences humaines, les disciplines qui donnent lieu à des débats herméneutiques sont justement celles qui sont de caractère plus philosophique (ou théologique) que scientifique, comme c’est le cas pour certaines théories psychologiques, la psychanalyse en premier lieu, ou pour des théories sociologiques, dont les maîtres étudiés sont largement des philosophes.

Quelle est donc la raison pour laquelle l’interprétation est une activité essentiellement philosophique et théologique? Dans les deux disciplines, le rapport à des textes est fondamental, soit pour l’éducation de la pensée, soit pour la justification de toutes les théories avancées. Mais dans les sciences aussi, qui n’existeraient pas sans leurs bibliothèques et leurs revues. La différence est cependant que, dans les sciences on lit soit des manuels, pour se former, soit les œuvres originales des savants, dans la recherche essentiellement. Or les manuels sont plutôt des résumés des théories que des interprétations des œuvres de leurs inventeurs, et dans la recherche, on se rapporte directement à ces dernières dans le domaine précis où l’on travaille, sans sentir le besoin d’une interprétation. Pourquoi cette manière de procéder n’est-elle pas suffisante en théologie et en philosophie ? Pourquoi ne pas se contenter de lire la Bible ou les œuvres des philosophes pour apprendre les doctrines qu’elles exposent ? On a l’impression qu’il faut ici des intermédiaires, et non pas seulement pour la formation des débutants (qui pourraient avoir besoin de manuels rassemblant la matière et l’exposant pédagogiquement), mais également pour le travail des chercheurs les plus avancés. En effet, les meilleurs connaisseurs de tel philosophe, de tel livre de la Bible, estiment généralement essentiel pour eux de lire les interprétations de leurs collègues. N’y a-t-il donc pas quelque chose dans les œuvres théologiques et philosophiques qui requiert l’interprétation, et qui n’existe pas dans les œuvres scientifiques ou littéraires ?

Remarquons d’abord que, par rapport à l’œuvre littéraire, les ouvrages philosophiques et théologiques se caractérisent par le fait qu’ils exposent une doctrine. Et nous avons noté que c’est justement en tant qu’elle contient une doctrine aussi que l’œuvre littéraire donne lieu à l’interprétation. A ce qu’il semble, on peut donc dire que l’interprétation a un rapport essentiel à cet aspect doctrinal ou théorique des textes. Mais, par cet aspect, justement, la philosophie se rapproche de la science, avec laquelle elle a d’ailleurs été longtemps confondue. Or pourquoi dans les sciences l’interprétation n’intervient-elle pas de manière significative? Pour prendre un exemple extrême, celui des mathématiques, il semble que l’interprétation y soit inutile parce que les textes qui exposent la théorie originale y sont suffisamment clairs pour ne pas donner lieu à des débats sur leur sens — tant qu’on ne fait pas de la philosophie des mathématiques, ce qui est une autre affaire. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles Descartes, par exemple, opposait les mathématiques aux méthodes logiques des scolastiques, remarquant que les unes ne donnaient pas lieu à discussion, au contraire des autres. Ne faut-il donc pas supposer qu’il y a dans les écrits théologiques et philosophiques quelque chose qui en obscurcit le sens, de telle manière qu’ils ne se prêtent pas aussi directement à la lecture que les écrits scientifiques ? Dans ce cas, le rôle de l’interprétation consisterait précisément à restituer dans une forme claire la doctrine exacte que tentent d’exprimer les écrits de ces deux disciplines. Autrement dit, l’interprétation paraît servir d’intermédiaire entre un texte difficile à lire et un texte plus accessible qui expose la même doctrine. Il faut avouer qu’il y a là quelque chose d’étrange. Car pourquoi les philosophes ne sont-ils pas capables de s’exprimer aussi clairement que les savants ? Il y a la même étrangeté en théologie. Car, en partant de l’idée un peu simple que la révélation écrite est la parole divine adressée à tous les hommes, on comprend mal d’abord que sa lecture ne doive pas suffire. Mais laissons ici la théologie, qui peut être considérée provisoirement comme une sorte de philosophie particulière, limitée à l’interprétation de certains textes sacrés. Il paraît donc y avoir un défaut dans les textes qui réclament l’interprétation. Qu’est-ce qui empêche donc la théorie d’y apparaître clairement ?

Pour répondre à cette question, il faut commencer par se faire une idée de ce qu’est une théorie. La manière la plus habituelle de la concevoir est de la définir ainsi: c’est un système conceptuel qui se rapporte à un domaine de la réalité qu’il explique. Autrement dit, dans une théorie, certaines choses sont décrites d’une part par des concepts qui se rapportent à elles et d’autre part par une série de relations entre ces concepts qui permettent de saisir les relations effectives entre ces choses. La solidité d’une théorie dépend donc de deux points principalement, l’un interne, l’autre externe. En elle-même, la théorie doit être cohérente ; et par rapport au monde d’objets qu’elle décrit, elle doit être adéquate. En d’autres termes, la théorie doit respecter un code logique qui régit ses relations conceptuelles, et ne pas entrer en contradiction par rapport à lui, et elle doit se rapporter aux objets décrits de telle manière qu’il y ait correspondance entre l’ordre qu’elle décrit et celui qui existe effectivement entre eux.

Il y a donc dans toute théorie la possibilité qu’il existe des défauts qui sont propres à la théorie elle-même : il peut y avoir en elle des contradictions internes, ou elle peut entrer en contradiction avec la réalité qu’elle décrit. Il peut y avoir également des défauts qui touchent l’exposition de la théorie : elle peut être représentée de manière incomplète, ambiguë, confuse ou tout simplement fausse. A première vue, il semble que, si l’interprétation est importante en philosophie et non en science, ce doit être en raison de la présence de ce deuxième type de défauts de représentation, puisque les premiers sont communs à la philosophie et aux sciences. En réalité, la distinction n’est pas si nette, parce qu’une théorie dépend aussi du langage dans lequel elle est exposée, de telle sorte que l’amélioration du langage peut être une amélioration de la théorie elle-même.

Par conséquent, nous pouvons laisser de côté les défauts purement internes des théories, qui ne donnent pas lieu à interprétation, mais au débat proprement scientifique ou philosophique, conduisant à la réfutation, à la confirmation, à la transformation de la théorie, ou à sa substitution par une concurrente. Cette critique des théories n’est pas la fonction première de l’interprétation, qui prend au contraire la théorie telle qu’elle est et lui donne une forme dans laquelle elle devient clairement lisible. Elle doit donc remédier aux défauts de présentation. Et elle est essentiellement ou bien traduction, ou bien reconstitution, ou les deux à la fois.

Envisageons d’abord le cas le plus simple en théorie, celui de la reconstitution. Les philosophes présentent souvent leur doctrine d’une manière relativement elliptique. Sur beaucoup de points, ils se contentent d’indiquer des développements sans les effectuer, et souvent aussi ils présupposent des principes, des corps entiers de théorie parfois, sans les exposer. On conçoit bien qu’il puisse y avoir là des obstacles importants à leur lecture, et qu’il soit utile pour en permettre la compréhension de reconstituer les parties manquantes. De même, certaines expressions sont ambiguës dans les œuvres originales, et suggèrent plusieurs développements théoriques différents. La reconstitution interprétative vise alors à fixer la théorie effectivement voulue, en rapport avec la cohérence générale de la théorie, et en permet ainsi la compréhension.

Quant à la traduction, elle vient du fait que le langage de l’auteur n’est plus compréhensible au lecteur envisagé par l’interprète. Les raisons en sont diverses. D’abord la traduction peut consister en ce qu’on entend littéralement par ce terme, traduction d’une langue à l’autre, de l’allemand au français, par exemple. On s’étonnera que la traduction ainsi comprise puisse entrer dans le problème de l’interprétation, parce qu’il semble au premier abord qu’il s’agit simplement ici de changer de code, et qu’il n’existe pas de problème d’interprétation proprement dite. En réalité, parce que les langues différentes ne se correspondent pas terme à terme, il existe toujours des questions d’interprétation dans toute traduction: il s’agit de choisir les termes dans la nouvelle langue non pas simplement par des corrélations linguistiques, mais également en fonction de la théorie à traduire. Mais la traduction est aussi nécessaire souvent indépendamment de cette différence de langues. Quoique écrit dans la même langue, un texte français du XVIIe siècle peut devoir être traduit pour le lecteur moderne. Il y a certes la différence créée par l’évolution linguistique, mais plus encore celle que provoque l’évolution de la civilisation ou de la culture. Dans ce cas, c’est le code selon lequel la théorie est construite, et qui en constitue la cohérence, qui peut devoir être rétabli, réexpliqué, traduit dans nos codes actuels, mais c’est également le rapport de la théorie à ses objets qui peut s’être modifié, d’autant que nombre d’objets de la philosophie sont des objets culturels, qui se sont modifiés avec l’évolution de la culture. Il faut donc dans ce cas rétablir la référence des termes à leurs objets en redécrivant ceux-ci par rapport aux objets analogues que nous connaissons. Et l’on voit que ce type de traduction est utile pour combler non seulement des distances temporelles, mais également toutes sortes d’autres distances culturelles pouvant séparer l’auteur de son lecteur.

Ainsi, chaque fois que le lecteur n’est plus celui que visait directement le philosophe dans son œuvre, une interprétation est nécessaire pour combler la distance entre eux. Cette interprétation doit naturellement faire déjà directement partie de la lecture, et elle n’entraîne pas nécessairement un nouvel écrit. Mais elle est si importante, si difficile apparemment, en philosophie, qu’elle donne naturellement lieu à une nouvelle littérature philosophique qui lui est consacrée. C’est dire que, en philosophie, la lecture n’est pas une opération facile, et que les textes des philosophes ne se comprennent pas immédiatement, même pour les lecteurs exercés. Il y a là un phénomène étonnant, puisqu’il semble toujours possible de rendre accessible ce qui ne l’est plus ou ne l’était pas dans sa forme originale. Comment les interprètes ou historiens de la philosophie ou commentateurs, peuvent-ils supposer que leurs propres écrits sauront mieux se rendre compréhensibles que les originaux qu’ils étudient? Peut-on penser que c’est parce qu’ils adressent leurs écrits plus spécifiquement à un lecteur précis, et parce qu’ils se concentrent sur la question de la représentation du système, alors que les philosophes originaux étaient plus occupés à l’inventer qu’à l’exposer entièrement et clairement?

Pour voir en quoi la philosophie exige l’interprétation, le mieux est de se concentrer sur les cas où elle paraît le plus manifestement réclamer cet intermédiaire. Or les discours discontinus sont un tel exemple. En effet, s’il est vrai que ce qu’il y a à comprendre dans une philosophie, c’est le système conceptuel qui forme la doctrine sous-jacente à toutes ses manifestations, alors plus la forme littéraire utilisée paraît éloignée de celle de ce système, plus il doit être difficile de l’y saisir. Quel est donc le modèle d’écriture qui devrait correspondre à l’ambition de révéler un système conceptuel?

On peut supposer qu’il faut le chercher là où il est efficace, c’est-à-dire dans les sciences, et que par conséquent, le discours philosophique le plus efficace doit être celui qui se rapproche le plus du discours scientifique habituel. C’est ainsi que certains philosophes ont poussé à ses limites cette idée en tentant de constituer un langage logique idéal pour la philosophie aussi bien que pour la science. Sans aller jusqu’à cette extrémité, on peut retenir les caractéristiques de ce langage : il doit être clair, non ambigu, exact. Pour cela, il faut que chaque concept ait si possible un terme propre, et que toutes les relations intervenant dans le système soient également représentées par des symboles distincts. Il faut également que la référence des termes soit donnée de manière exacte. Enfin, il faut que par une utilisation systématique de ces termes, l’ensemble des rapports du système, ou du moins l’ensemble de ses rapports déterminants, soit décrit. Tel est aussi à peu près l’idéal de l’interprète. Il veut d’habitude faire passer la doctrine étudiée d’une représentation imparfaite à une telle représentation systématique rigoureuse.

Or une telle représentation suppose un discours continu, ou relativement continu, dans lequel les relations conceptuelles soient déterminées le plus étroitement possible. En effet, pour représenter l’ensemble du système, il faut si possible le parcourir entièrement selon un ou plusieurs fils continus, afin de suivre les relations, qui forment elles-mêmes un réseau continu. Et pour fixer les références, les discours continus sont plus efficaces aussi, parce qu’ils permettent de définir d’une manière plus univoque les termes par leur intégration au contexte. On voit donc que les discours discontinus soulèvent des difficultés particulières de lecture dans cette optique. En effet, comme les diverses parties ne se rapportent pas directement les unes aux autres, leurs liens restent flottants. Le contexte de chaque partie est extrêmement restreint également, si bien que les références demeurent plus floues à leur tour.

On peut se demander pourquoi, malgré ces désavantages, certains philosophes ont choisi ce mode d’exposition de leur pensée. Ou bien ils se sont trompés, ou bien ils n’ont pas pu mener leur travail à son point d’achèvement, dans un discours continu, ou bien ils avaient des raisons de refuser l’idéal discursif des interprètes. Dans les deux premiers cas, leur œuvre appelle tout particulièrement le travail de l’interprète, dans le dernier, il semble le récuser. En cherchant donc à interpréter des discours philosophiques discontinus, tout en restant attentifs aux difficultés rencontrées, nous aurons donc un moyen d’approcher de la solution du problème posé au début, de savoir pourquoi la philosophie appelle l’interprétation, d’un côté, et pourquoi, de l’autre, les philosophes n’ont pas exposé leur pensée dans la forme que lui donnent les interprètes. De là, nous pourrons en venir à la question de la détermination du rôle de l’interprétation en philosophie.

Pour la lecture de ces textes, je vous propose de tenter, dans un premier temps, de faire le travail habituel de l’interprète, en cherchant à reconstituer le système continu à travers les supposés fragments que nous en avons, mais en notant les résistances du texte face à cette entreprise, puis, en un second temps, de revenir aux divers aphorismes pour chercher à les comprendre justement à partir de leur aspect discontinu et à la fois du relatif isolement comme des liens autres que théoriques qui pourront apparaître alors.

Gilbert Boss




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