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Qu'est-ce que la philosophie ?

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PHILOSOPHES ET INTERPRÈTES
(LE SPINOZISME AUJOURD’HUI)

Automne 90

Annonce

Certaines philosophies du passé vivent encore, parce qu’elles ne sont pas uniquement l’objet des études des historiens, mais aussi les modèles, les incitations ou les cadres de la réflexion de philosophes actuels. C’est notamment le cas de l’œuvre de Spinoza.

Notre séminaire sera consacré à l’étude du phénomène de cette reprise d’une philosophie par d’autres philosophes. Nous nous concentrerons sur quatre ouvrages de philosophes vivants qui se présentent selon des modes divers comme disciples de Spinoza, soit qu’ils se dévouent à lui comme interprètes, soit qu’ils intègrent leur réflexion sur Spinoza au développement d’une pensée propre qui se présente aussi comme telle, tout en affirmant le rapport étroit à Spinoza:

A. Matheron, Individu et Communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1969 et 1988.

G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968.

P. Macherey, Hegel ou Spinoza, Paris, Minuit, 1979.

A. Negri, L’Anomalie sauvage, Paris, P.U.F, 1982 (original italien : L’Anomalia selvaggia, Milan, 1981).




Introduction

1. Thème

Le séminaire a deux thèmes dont l’un est subordonné à l’autre. Le thème le plus général est celui du rapport des philosophies dans le cas où l’une se développe sous la forme du commentaire d’une autre. Il s’agit donc de chercher à cerner ce que signifie l’interprétation en philosophie et peut-être en histoire de la philosophie. Le thème plus particulier sera celui du spinozisme, en tant qu’il est un exemple de ce phénomène plus général du rapport à la fois du commentaire philosophique au texte original et du disciple au maître.

En effet, tous les philosophes de l’histoire ne conviennent pas au même degré pour servir de base à ce genre d’études. Plusieurs sont considérés comme de grands philosophes, sans que plus personne, du moins parmi ceux qui forment la pensée actuelle, ne se présente comme leur disciple. C’est le cas, par exemple, de Bacon, de Malebranche ou de Leibniz, voire de Descartes, dans une certaine mesure, puisque la plupart de ceux qui reconnaissent une influence cartésienne décisive sur leur manière de penser ne lui attribuent qu’un rôle partiel et conçoivent la philosophie cartésienne comme dépassée pour une large part. D’autres philosophes au contraire jouissent à des degrés divers de cette présence vivante dans leurs disciples actuels. Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Kant, Nietzsche ou Marx en sont des exemples. Il en va de même pour Spinoza.

2. Position du problème

En histoire de la philosophie, il est traditionnel d’opposer deux types d’écrits et deux formes d’activités très différents. D’un côté, il y a les philosophes originaux, qui représentent l’objet de l’histoire de la philosophie, de l’autre, les interprètes, qui étudient cette histoire. On établit entre ces deux groupes une série de relations relativement stables. Le philosophe étudie la réalité, tandis que l’interprète étudie la théorie que le premier a produite. C’est pourquoi il y a entre eux un rapport de subordination : il faut que le philosophe ait déjà produit une théorie pour que l’interprète puisse trouver en elle son objet. L’interprète vient donc en second dans un double sens : premièrement parce que son objet est le produit du philosophe étudié, et ensuite parce que son but est de restituer la pensée du philosophe étudié avec la plus grande fidélité possible, tandis que le but du philosophe était de reconnaître la vérité. Pour reprendre une formule de Spinoza, qui a fixé justement la différence entre le philosophe appliquant sa raison à la nature directement et le théologien, conçu par lui comme commentateur de textes, on peut dire que le philosophe vise la vérité, tandis que l’interprète vise seulement le sens d’un texte. Leur fonction est donc très différente. Pour le philosophe, il s’agit de découvrir la vérité et de l’exprimer. Pour l’interprète, il s’agit d’examiner cette expression pour la clarifier, pour la réactualiser, ou pour la situer dans son contexte historique. En principe les rôles sont assez clairement déterminés pour qu’il n’y ait pas de confusion entre eux. L’historien de la philosophie ne fait pas partie lui-même de l’histoire de la philosophie. Et quand un philosophe, comme Hegel, fait de l’histoire de la philosophie, il est suspect de s’y laisser influencer par le parti pris qu’on lui suppose en faveur de sa propre philosophie.

La pertinence de cette distinction tranchée paraît justifiée déjà par le fait qu’elle semble rendre compte de la réalité. Le bibliothécaire qui range les ouvrages en fonction des philosophes, d’abord leurs œuvres, puis les commentaires qui les concernent, peut effectuer ce classement assez naturellement. La comparaison avec la situation dans d’autres domaines voisins renforce aussi l’idée de la pertinence de cette distinction. Ainsi, le savant et l’historien des sciences ne sont pas des personnages identiques, et leur travail peut être très différent. Quoi de commun entre la recherche d’un physicien dans son laboratoire et l’étude de l’historien qui se penche sur les textes dans lesquels le premier livre ses résultats et ses conjectures? Évidemment, l’un se confronte à la matière naturelle qu’il veut saisir dans sa réalité, tandis que l’autre n’a plus affaire qu’aux théories produites par le premier.

Pourtant, à la réflexion, cette distinction est loin d’aller de soi. Car l’historien de la philosophie qui cherche à comprendre un texte n’est pas dans la situation de chercher à comprendre quelque chose de différent de ce que l’auteur de ce texte voulait comprendre aussi. Et, supposé que l’interprète se donne pour but de dire le sens d’un texte philosophique, que fera-t-il d’autre que de donner à cette philosophie une nouvelle expression ? Autrement dit, ce qu’il cherchera à exprimer, ce n’est pas quelque chose d’autre que ce que voulait déjà exprimer le philosophe lui-même. Mais, contrairement au copiste ou à l’éditeur, il s’interdit de reproduire exactement le texte original. Il faut donc qu’il transpose son langage en un autre, c’est-à-dire aussi ses concepts en d’autres, ou du moins qu’il fasse apparaître des structures supposées cachées sous le premier texte, de sorte que son propre texte ait au moins une nouvelle structure par rapport à l’original. Or comment sait-il que c’est bien la même chose qu’il exprime ? Pour le savoir, il faut qu’il soit capable de penser non seulement le texte étudié, mais son objet aussi, et qu’il devienne ainsi capable de constater que c’est bien la même réalité, la même vérité qui se dit dans l’original et dans le commentaire.

Certes, on pourrait en dire autant de l’historien des sciences qui relate une théorie scientifique. Il faut bien que, en lisant les textes du savant étudié, l’historien ait acquis à son tour sa science dans une certaine mesure, pour la réexprimer. Seulement, la distinction subsiste, parce que le savant ne fait pas partie de l’histoire des sciences en tant qu’il a connu certaines choses, mais en tant qu’il les a découvertes. La distinction subsiste donc. En va-t-il de même en philosophie ? Ce serait le cas si l’histoire de la philosophie était également une histoire de découvertes. Sinon, impossible de différencier le philosophe original de son interprète par la simple priorité liée à la première découverte. Ensuite, même si la philosophie est également découverte, remarquons qu’elle est souvent pure découverte intellectuelle. Et dans ces conditions, l’invention de nouveaux rapports constitue une découverte philosophique. Par conséquent, quand l’interprète effectue ses transpositions, c’est des découvertes philosophiques qu’il paraît devoir faire aussi.

Maintenant, il se pourrait aussi que l’originalité d’un philosophe ne réside pas tant dans un nombre de découvertes qu’il aurait faites, mais plutôt dans la mise en ordre d’un monde conceptuel. Et cet ordre pourrait être lié assez étroitement au mode d’expression choisi, si bien qu’un changement important à ce niveau puisse produire une nouvelle philosophie. C’est ainsi que Pascal défendait par exemple l’originalité de Descartes à propos du cogito, en remarquant qu’il intervenait dans un autre contexte que chez Augustin. Alors l’interprète ne pourrait-il pas se trouver parfois dans la même situation ?

En fait, l’histoire de la philosophie retient comme des philosophes originaux de nombreux commentateurs. Les néoplatoniciens, tous les philosophes de l’Académie, Lucrèce par rapport à Épicure, mais aussi toute la philosophie du moyen âge où le commentaire était élevé au rang de forme d’écrit privilégiée de la philosophie. La distinction stricte que nous reconnaissons aujourd’hui entre les historiens de la philosophie et les philosophes paraît donc relativement récente. Il n’est pas pour l’instant question de nier sa pertinence partielle. Il y a de nombreux livres qui se situent évidemment dans cette catégorie de ce qu’on appelle la littérature secondaire. La question reste pourtant de savoir s’ils y appartiennent du seul fait qu’ils sont des commentaires, et si par conséquent tous les commentaires doivent être placés dans cette catégorie.

Supposons qu’il y ait deux approches de l’histoire de la philosophie : celle du critique purement historien, décidément secondaire, selon la représentation courante, intéressé uniquement à restituer une entité historique ; et une autre, celle d’un critique philosophe, qui analyse une œuvre philosophique dans le but d’y découvrir, lui aussi, la vérité, et de faire dans ce sens également œuvre philosophique, se situant ainsi non pas en retrait, dans un second plan par rapport au philosophe étudié, mais à côté de lui en un sens, comme un compagnon de voyage.

En prenant maintenant plusieurs commentaires philosophiques du même philosophe, il devrait être possible d’étudier ce rapport entre le texte commenté et le commentaire philosophique, en examinant la façon dont la même philosophie qui fait l’objet de ces commentaires se développe ou non à travers le commentaire en une philosophie originale.

Remarquons en outre que, s’il est vrai que le commentaire représente une manière de pratiquer la philosophie, cette pratique paraît identique à celle de la lecture philosophique. La question la plus générale impliquée dans notre recherche serait donc celle du rapport entre le lecteur et l’œuvre philosophique, ou inversement entre l’œuvre philosophique et son lecteur, c’est-à-dire celle de la transmission de la connaissance philosophique.

Pour aborder cette question, il s’agira plus concrètement d’envisager les ouvrages de quatre interprètes de Spinoza, envisagés comme l’œuvre de spinozistes autant que de spécialistes de Spinoza, c’est-à-dire en tant que leur projet est d’ordre philosophique, et qu’il s’agit pour eux de penser avec Spinoza plutôt que de faire une simple étude sur Spinoza. Dans ce but, notre lecture portera sur ces ouvrages en tant que tels, c’est-à-dire comme sur des originaux, plutôt que pour les rapporter au texte de Spinoza en vue de saisir leur adéquation ou inadéquation avec lui. Mais pouvons-nous vraiment les lire en eux-mêmes ? La réponse à cette question pourra constituer déjà un élément de la solution de notre problème. Le séminaire prendra donc concrètement la forme d’une lecture en commun, dans laquelle nous porterons notre attention de deux côtés à la fois. D’un côté, il s’agira de chercher simplement à comprendre chacun des quatre ouvrages comme des œuvres de philosophie. De l’autre, c’est la présence de la lecture de Spinoza en eux qui nous retiendra, comme peut-être une sorte de miroir de notre propre lecture.

Gilbert Boss




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