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Qu'est-ce que la philosophie ?

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INTRODUCTION

 

Qu'est-ce que la philosophie ? N’est-il pas étrange que les philosophes puissent se poser cette question ? S’ils ne savent ce qu’est la philosophie, comment peuvent-ils la pratiquer et aborder cette question elle-même en philosophes ? Et pourtant, c’est là une question aussi disputée en philosophie que toutes les autres qu’elle aborde. Dans cette question apparaît particulièrement le caractère non achevé de la philosophie, prise dans sa réalité concrète, comme tradition philosophique où se poursuit le débat même sur ce qu’est cette activité qui se déploie dans ce débat lui-même. Se poser cette question, c’est donc se placer aussitôt du côté dynamique de la pratique philosophique, et s’opposer donc aux attitudes qui tentent de la ressaisir comme un objet relativement passif par rapport au savoir qui s’y rapporte, et qui devrait être à son tour très passif, puisqu’il se confond dans ce cas avec son objet, qui est toujours la philosophie.

Cette question paradoxale de savoir ce qu’est la philosophie reste donc ouverte dans la pratique à laquelle nous invitons ici, en la reprenant de diverses manières, en la relançant constamment, sans pourtant y apporter de solution, quoique non sans nous lancer à la recherche de solutions possibles et réelles. En effet, les textes rassemblés ici sont des invitations tout à fait concrètes à cette recherche philosophique de la philosophie sous diverses formes, qui ont servi à introduire une série de séminaires de 2e et 3e cycles à l’Université Laval durant les années 1990. Outre le dynamisme inépuisable de la philosophie — parce qu’elle ne peut se refermer sur elle-même pour s’arrêter tant que la question de sa propre nature continue à se poser en elle —, c’est un autre principe que ces séminaires devaient aussi mettre en œuvre, celui de la recherche en commun, qu’on juge souvent peu compatible avec la philosophie de nos jours, et d’autant moins qu’on organise la recherche en équipes qui transforment ceux qui veulent se vouer à la recherche philosophique en spécialistes dans une quelconque œuvre scientifique, non philosophique, commune. Mais il importe seulement de rappeler que le mouvement de la recherche inauguré chaque fois dans les introductions qui vont suivre correspond à une réalité, c’est-à-dire que ces introductions ont été conçues et restent conçues comme de réelles introductions. Quels ont été les développements et les éventuels résultats des séminaires qui ont suivi, cela reste l’affaire de ceux qui y ont participé et n’a pas son lieu ici, où il s’agit seulement de conserver l’invitation ouverte en dehors des occasions historiques précises où elle a été faite d’abord. C’est la raison pour laquelle il ne s’agira ici que de poser des problèmes, et même que de reposer toujours la même question sous divers jours. Il va de soi que la collection de ces introductions ne saurait prétendre être complète, ce qui serait contradictoire. Et cette ouverture n’est pas à comprendre seulement dans le sens que bien d’autres manières d’aborder la question de la nature de la philosophie sont possibles, mais aussi dans le sens que chacune de celles que nous présentons pourrait prendre également bien d’autres formes.

J’ai gardé la répartition des séminaires sous les trois titres principaux que je leur avais attribués : l’interprétation des philosophies, les limites de la raison et les discours de la philosophie. Dans les trois cas, il s’agit de définir la philosophie en l’envisageant dans son existence concrète, en tant qu’œuvre discursive, en tant qu’œuvre rationnelle, et en tant qu’œuvre de réflexion sur les œuvres philosophiques concrètes de l’histoire. J’entends œuvre ici dans le double sens de l’activité et de ses produits. La philosophie est considérée donc dans les textes qu’elle produit et où elle se manifeste, comme dans l’activité discursive dont résultent ces textes et qu’ils relancent. Elle est vue dans les constructions rationnelles que la philosophie laisse dans notre culture, mais également dans l’activité de la raison par laquelle la raison se constitue elle-même, s’il est vrai que, comme pour la philosophie, il y a une question qui ne cesse de se poser à la raison à propos de sa nature et de ses propres limites. Enfin, se rapportant nécessairement à ses propres œuvres dans cette réflexion, la philosophie ne peut manquer de devenir œuvre d’interprétation d’elle-même dans son rapport à ses œuvres, œuvre d’invention aussi de ce rapport, puisqu’il n’est pas non plus donné d’avance et continue à faire question.

N’est-ce pas en effet une particularité de la philosophie qu’elle comporte en elle-même, de manière essentielle, une réflexion sur sa propre nature ? Contrairement à ce qui arrive dans d’autres disciplines, en effet, en philosophie on ne change pas de discipline en passant à la réflexion critique portant sur la nature de la discipline elle-même. On pourrait dire ainsi que la philosophie comporte parmi ses divisions une métaphilosophie. Mais le terme est un peu tendancieux. Il laisse supposer justement qu’il soit possible de philosopher pour ensuite, en un deuxième temps, réfléchir sur les conditions de cette activité. En réalité, il semble que, au contraire, on ne puisse guère faire de philosophie sans avoir une idée de ce qu’est cette activité. En ce sens, au lieu de venir après, la réflexion critique paraît devoir être antérieure, comme une sorte de propédeutique à toute philosophie. Mais, ici encore, on conçoit mal comment cette question, qui est l’une des plus difficiles de la philosophie, pourrait être résolue avant d’entrer en philosophie. Il semble donc préférable de concevoir cet élément de critique interne comme étant contemporain de la pensée philosophante. Si cela est vrai, réfléchir sur la philosophie n’est pas autre chose que philosopher, et faire de la philosophie comporte ce mouvement de réflexion sur la nature de la philosophie. Alors la question « qu’est-ce que la philosophie ? » se décline dans une multitude de questions philosophiques d’allure plus particulière.

Gilbert Boss




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