LA FIN DE L'ORDRE
ÉCONOMIQUE
1
Depuis environ deux siècles, les
marchands ont entrepris de gouverner le monde, succédant aux guerriers
et aux prêtres. Ils ont instauré ainsi la priorité de l'ordre
économique sur tous les autres. Ils n'ont pas pourtant banni les
guerres: bien au contraire, elles ont eu dans l'ordre économique autant
d'importance que sous la domination des prêtres ou des guerriers. Les
superstitions n'ont pas davantage disparu: les sectes fleurissent
toujours, et surtout la religion économique s'est acquis tant de
fidèles qu'ils n'ont plus conscience de la foi qui les assemble dans la
première religion vraiment mondiale.
Au vu de son
extraordinaire capacité de convertir l'humanité et de dominer toute la
terre, on s'attend à découvrir dans la civilisation marchande des
réalisations décisives dans le progrès du bonheur humain. Et à première
vue, la liste des réussites peut paraître impressionnante, si l'on en
croit les prêtres de la nouvelle religion. On nourrit plus de monde, on
soigne davantage de gens et de maladies, la richesse des pays les
premiers convertis et de leurs habitants s'est accrue, quantités de
nouvelles commodités et de luxes inédits sont apparus, le travail est
devenu plus propre et moins exigeant physiquement, bref l'homme peut
avoir l'impression d'être devenu enfin le maître de son sort comme de
la nature. Répliquez-vous que ces bienfaits sont essentiellement dus
aux sciences et aux techniques? Certes, mais n'est-ce pas sous la
domination des marchands que celles-ci se sont développées
principalement et qu'elles ont produit leurs effets? La recherche coûte
cher, et il a fallu l'administrer aussi selon les principes d'économie
qui sont les lois du nouveau monde.
Malgré les
crises et tous les problèmes qui subsistent, la puissance de l'ordre
économique est devenue telle qu'on n'imagine guère ce qui pourrait lui
résister, à part peut-être, provisoirement, quelques structures
étrangères, plus archaïques, telles que sont les États (du moins
lorsqu'ils prétendent à l'entière autonomie). Mais l'ordre économique
leur a trouvé un rôle, qu'ils acceptent en général: ils doivent avant
tout favoriser une économie de plus en plus internationale, évitant les
guerres entre pays évolués économiquement, pour se contenter de
soumettre les autres aux exigences de l'ordre économique, et viser
ainsi le supposé progrès du bien-être de l'humanité.
En réalité, nous nous
trouvons devant des problèmes autrement critiques que les crises
passagères qui ont pu en être les symptômes dans le passé. Ils sont
présents à tous les esprits: la surpopulation, l'accroissement de la
famine, la pollution générale de la nature, la diminution des
ressources naturelles de toutes sortes, du pétrole aux terres
cultivables, la recrudescence du chômage, la dette exorbitante des
États, la baisse de qualité de nombreux produits, la désorientation
culturelle, etc. Or, à ces problèmes le règne des marchands ne trouve
pas de solutions, et il n'a pas même la faculté de concevoir un terrain
possible pour leur résolution. La raison en est que ce sont les défauts
mêmes de l'ordre économique qui se manifestent là.
On connaît en effet
une partie des présupposés des fidèles de cette religion. Ce sont par
exemple la croyance en la possibilité d'un progrès indéfini sous la
forme d'une croissance illimitée de la production et des biens, la foi
en une sorte de destin de l'humanité la conduisant inéluctablement vers
un avenir de richesse, l'assurance optimiste que l'invention humaine
suffit à nous apporter toujours les moyens techniques propres à régler
tous les problèmes d'ordre technique (et, dans cette conception, tous
les problèmes sont réputés d'ordre technique ou économique), ou la
persuasion que tant que l'ordre économique accroît sa puissance, c'est
réellement l'humanité qui voit croître aussi la sienne avec elle. La
critique de ces croyances est facile. Seul l'aveuglement de la foi
empêche de remarquer que la terre est limitée, que l'idée du destin
économique de l'homme est une superstition comme d'autres, que la
science a ses rythmes et ses périodes de crise également, que la
technique coûte dans tous les sens du terme et qu'elle n'est donc pas
une puissance pure, sans effets secondaires, ou que le bonheur humain
dépend de bien d'autres choses que de la richesse et du confort.
Seulement, comme on ne découvre là que les problèmes, et non pas leur
solution, on préfère d'habitude continuer à espérer dans les vieilles
recettes, contre toute raison.
D'ailleurs, des
semblants de solutions ont déjà été proposés à plusieurs reprises par
ceux qui ont dénoncé les apories auxquelles conduisait le cours actuel
de notre histoire: arrêt de la croissance, lutte sérieuse contre la
surpopulation, recherche d'énergies renouvelables, retour à une
agriculture moins chimique et à de plus petites exploitations, etc. De
bonnes volontés se sont engagées dans ces directions ici et là. Mais
rien n'a changé fondamentalement. Le marché intègre simplement peu à
peu les marginaux qui voulaient un renversement de la marche de nos
sociétés dites industrielles.
L'échec de ce genre de
critiques paraît inévitable, car le règne des marchands ne permet pas
l'efficacité de telles corrections. Seule une critique plus radicale
des fondements de ce règne a quelque chance d'y mettre fin et d'ouvrir
l'espace nécessaire à l'invention des solutions désirées.
2
Quels sont donc les
principes sur lesquels repose l'édifice de la religion économique?
A sa base, il n'y a là
aucun mystère, on trouve l'idée que l'homme est un être économique
avant tout. Autrement dit, les besoins de l'homme sont supposés tels
qu'ils puissent être satisfaits par un système de production et
d'échange selon les règles d'un grand marché universel.
Évidemment, cela ne
signifie pas que ces besoins doivent être réduits par principe aux
désirs de biens matériels. Au contraire, l'industrie et le marché
culturels démontrent que la religion économique tente de répondre aussi
à des désirs qui dépassent les simples aspirations au confort matériel.
A priori, rien n'empêche en effet que toutes les aspirations ne se
manifestent sur le marché et n'en influencent le cours. A cet égard, le
dispositif d'un marché ouvert, dont la régulation s'effectue par le jeu
de l'offre et de la demande, paraît représenter même le moyen idéal
d'assurer à tous les besoins la possibilité de s'exprimer et de se
satisfaire. Les partisans d'un libre marché n'ont guère de difficulté à
montrer que les pays qui s'éloignent de cet idéal oppriment d'autant
les secteurs de l'éventail des besoins non prévus dans leurs plans
économiques, et qu'ils démobilisent du même coup une partie des
énergies, conduisant ainsi en outre à un affaiblissement général de
leur économie. D'ailleurs toute contrainte brutale sur le marché
produit un déséquilibre qui tend à être compensé au sein d'un marché
parallèle, comme le montrent l'exemple des marchés noirs des pays de
l'Est et celui du marché illicite de la drogue en
Occident. Les tentatives faites pour réprimer le marché n'aboutissent
donc qu'à des pertes au niveau économique et à une oppression du
développement polymorphe de la nature ou des désirs de l'homme.
Cependant les essais
entrepris pour intervenir dans le fonctionnement du marché, pour le
limiter ou le diriger, répondent également à une insatisfaction face au
développement de l'ordre économique. Dans certains cas, c'est la
survivance d'une caste guerrière qui veut rester en selle sur le cheval
économique, bien qu'elle en dépende totalement et que les conflits
entre le cavalier et sa monture résultent en une course ralentie et
chaotique. Dans d'autres cas, c'est une caste de prêtres d'une
quelconque morale humanitaire qui veut réprimer certains comportements
en supprimant du marché les biens correspondants. C'est toujours la
volonté de soumettre, au moins sectoriellement, l'ordre économique à
l'ordre politique dans un monde où la relation est généralement
inverse. Or, s'il est vrai que ces velléités d'imposer un joug à
l'ordre économique par limitation directe du marché restent inopérantes
- quand elles ne provoquent pas même des effets contraires aux
résultats désirés -, alors il faut chercher la raison de l'échec de
l'ordre économique ailleurs que dans la dimension de liberté ou
d'ouverture du marché.
Il n'en demeure pas
moins que c'est dans le marché et par lui que s'exerce le règne
économique. Par conséquent, les principes de ce pouvoir doivent se
trouver dans la façon particulière dont le marché lui-même a été
façonné de manière à devenir l'instrument de domination des marchands.
Et comme le marché est le lieu des échanges, il s'agit de voir quelles
valeurs et quelles règles d'estimation de ces valeurs il admet, afin de
découvrir à quels maîtres il obéit, et selon quels principes généraux.
3
Ce qui s'échange sur
le marché, c'est essentiellement les biens matériels et l'énergie ou le
travail. Pour les biens matériels, il n'y a guère de difficultés
majeures au premier abord. Ils ont un cours qui dicte leur valeur en
fonction de l'offre et de la demande. Ils ont un propriétaire qui les
offre sur le marché et qui est prêt à s'en défaire contre une valeur
équivalente selon le cours des valeurs du marché. La transmission est
donc en principe non ambiguë, et simple, quelles que soient les
complications qu'on puisse introduire par composition dans ce type
d'échange. Quant à l'énergie et au travail, leur estimation est plus
complexe, car leur valeur n'est pas directe, mais dépendante de ce
qu'ils permettent de produire. Si une énergie s'incarne dans un support
matériel, il est possible de la réduire en un sens aux marchandises de
ce type. Mais le travail, quand il est d'origine humaine surtout, ne se
laisse pas rapporter (officiellement du moins) à cette valeur du
support, puisque nos sociétés excluent en principe l'esclavage. Il faut
donc estimer le travail en tant que tel. A première vue, du côté de
l'employé, il y a une dépense de temps et d'efforts, ainsi que de
savoir-faire. C'est donc le temps qui sert souvent de mesure, multiplié
par un taux destiné à tenir compte de l'autre dimension, celle de
l'effort et des connaissances. En réalité, ce qu'on prétend estimer de
cette manière, c'est aussi le produit du travail, à savoir la valeur
qu'il ajoute aux marchandises traitées, ou le bien que représente le
service effectué.
Au premier abord, le
système du marché, qui fixe un cours aux biens et au travail selon les
règles de leur échange relativement ponctuel, paraît équitable. Chacun
ne gagne-t-il pas en proportion de sa contribution à l'accroissement
total de la valeur des biens mis sur le marché? D'une manière ou de
l'autre, le travail est rémunéré en fonction de ce qu'il produit. La
mise à disposition de marchandises rapporte également aux marchands en
proportion de leur utilité pour les acheteurs. Quant à l'épargne et à
l'investissement dans la production, ils représentent des sacrifices ou
des risques en vue de l'enrichissement du marché lui-même, qui
rapportent ainsi leur juste bénéfice, en fonction de cet enrichissement
même. Et à vrai dire, tant qu'on ne considère que les éléments pris en
compte ici, le système peut être considéré en effet comme équilibré et
équitable. Équilibré, parce que le marché est la balance même qui
assure l'égalité entre les partenaires selon l'utilité générale de ce
que chacun apporte. Équitable, parce que chacun reçoit en fonction de
ses mérites, si l'on définit ici les mérites par l'utilité de chacun
pour les autres, telle que la balance du marché la mesure.
En réalité, selon ces
mêmes définitions du mérite - et partant, de l'équité et de l'équilibre
du marché -, la balance est fortement déséquilibrée, et les mérites mal
jugés par rapport à l'ensemble des facteurs qui entrent véritablement
dans l'enrichissement général. Car il est faux que la propriété d'une
chose quelconque puisse toujours résulter d'une entière acquisition et
donner à son propriétaire de ce seul droit la disposition entière de la
chose. Il est faux également que la valeur d'un produit particulier se
réduise à celle de ce qui a concouru à le produire selon ce calcul, à
savoir le travail, l'énergie, les matériaux utilisés, les
investissements financiers et les risques pris. Il entre en jeu
d'autres facteurs essentiels, auxquels cette balance reste presque
totalement insensible. Premièrement, nous jouissons dans notre
existence quotidienne de nombre de biens dont la provenance est
humaine, et qui ne passent pourtant pas du tout par le marché.
Deuxièmement, même dans tous les biens échangés sur le marché, une
grande partie de leur valeur, en tant qu'elle se rapporte à des mérites
humains, n'est pas prise en compte dans les lois de l'échange en
vigueur. Dans la première classe de valeurs demeurées presque
entièrement hors du marché, il faut ranger à peu près tous les biens
culturels dans un sens large. Dans la seconde, il faut mettre presque
toute la technique dans un sens large également.
En effet, une des plus
grandes richesses des sociétés, aujourd'hui comme toujours, est
constituée par leur culture. Et celle-ci échappe aux lois du marché. On
citera peut-être quelques exceptions: tel peintre qui s'est enrichi en
vendant ses toiles, tel écrivain qui a vécu de sa plume, ou les
professeurs qui sont payés pour transmettre cette culture. Mais il n'y
a en réalité aucune proportion entre la création de valeurs culturelles
et les rétributions aléatoires qui peuvent leur correspondre dans
certains cas favorables. D'abord les créateurs de la plupart des biens
culturels importants ont travaillé et travaillent toujours à peu près
gratuitement, même s'ils ne répondent pas tous au cliché du grand
artiste pauvre, dont, après sa mort, les oeuvres font la richesse des
marchands. Cette légende, née de ce qui fut la réalité pour plusieurs
des impressionnistes, comme Monet, n'en dit pas moins la vérité des
créateurs culturels. Au demeurant, personne ne doute qu'on fasse de
meilleures affaires par exemple à répandre les drogues qui se tirent
des plantes que celles, plus raffinées, qu'on peut distiller dans les
arts. Tel livre que j'achète au prix fixé par le marché, c'est-à-dire
en fonction du coût de sa production et du calcul des risques
marchands, m'aura peut-être révélé un monde nouveau qui va devenir
celui de ma vie, pour une ridicule obole à son auteur. Et même mon
éducation, qui aura coûté sans doute, n'aura pourtant pas dédommagé
d'abord ceux qui auront été mes véritables maîtres, mais ceux qui
m'auront transmis leurs enseignements - et qui ont assurément mérité ce
salaire, si ce n'est parfois bien davantage.
Dans les marchandises
échangées aujourd'hui, la principale valeur réside de plus en plus dans
la technique, plutôt que dans les matériaux ou le travail dépensé à
leur production. Qu'il s'agisse d'une voiture, d'un poste de radio,
d'un ordinateur, d'une pilule quelconque, d'un habit ou d'un aliment
même, le produit tire essentiellement sa valeur de la technique dont il
résulte. Et pourtant, à part certains nouveaux développements de la
recherche protégés par des brevets (qui profitent d'ailleurs aux
marchands et non aux inventeurs), cet apport essentiel de la technique
représente la part gratuite sur le marché. Ainsi s'explique que les
produits des techniques les plus raffinées voient rapidement leur
valeur chuter approximativement au niveau de celle du travail et des
matériaux utilisés à leur production et à leur distribution, comme ce
fut exemplairement le cas pour les produits de l'électronique.
De cette manière, les
plus grands producteurs de valeurs sont dans la société moderne
abandonnés en marge du marché, dont ils ramassent les miettes dans la
mesure où ils peuvent s'y intégrer pour y remplir, en sus de leur
travail gratuit, une fonction reconnue par ses règles. Or, avec la part
croissante des biens réels non cotés sur le marché, cette situation
marginale va devenir bientôt celle de la majorité. Par conséquent,
conçu comme un mécanisme régulateur permettant à la fois la plus grande
production de richesses et la rétribution des mérites en fonction de la
part prise à cette production, le marché se révèle en fait déséquilibré
et non équitable. La régulation du marché s'effectue au profit d'une
catégorie de personnes privilégiées que nous avons nommées les
marchands pour indiquer leur adaptation particulière au système actuel
du marché.
Ces constatations ne
doivent ici alimenter aucun fanatisme moral. Il est vain de se
scandaliser de cet état de fait. Certes, les producteurs de culture et
de savoirs, marginalisés par cette régulation biaisée du marché,
auraient immédiatement avantage à une redéfinition qui tienne mieux
compte de leurs intérêts dans la répartition des biens. Mais,
finalement, on les a encore peu vu se révolter pour revendiquer une
part plus grande des richesses. Ils se plaignent très modérément de la
situation qui leur est imposée de ce point de vue. Et il est vrai que,
s'ils ne sont pas insensibles à leur condition matérielle, beaucoup
d'entre eux sont prêts à se contenter de situations modestes à cet
égard, pourvu qu'ils puissent contribuer à la vie scientifique et
culturelle de leur temps. Le malaise est pourtant présent dans leurs
rangs sous une autre forme. Lorsqu'un savant ou un intellectuel cherche
des crédits pour pouvoir mener à bien ses travaux, par exemple, son but
n'est pas de s'enrichir, mais de trouver le moyen d'apporter sa
contribution à cette part de la richesse de nos sociétés non valorisée
sur le marché. Et il a alors souvent la tristesse de devoir soumettre
ses projets à des objectifs parfaitement étrangers à leur intention,
obligeant à une présentation déformée, quand ce n'est pas à une
déformation des projets eux-mêmes. La liberté des vrais créateurs de
notre société rencontre brutalement à ces instants la domination
marchande, qui pèse continûment sur toute activité.
Or cette domination
est néfaste non pas uniquement pour le groupe des créateurs et des
producteurs des richesses les plus importantes de notre époque, mais
pour toute l'humanité contemporaine, en tant qu'elle subit partout ce
déséquilibre du marché, inhérent à sa régulation selon le pur ordre
économique tel que nous l'avons défini. Car ne se pourrait-il pas que
ce soit principalement de ce déséquilibre que proviennent les multiples
problèmes qui menacent de ruiner définitivement à la fois cette
économie et la vie humaine tout entière? Plus que la simple répartition
des richesses, c'est celle des pouvoirs qui a été affectée par le règne
économique. En abandonnant le pouvoir aux marchands, notre époque a
introduit une contradiction de plus en plus grande entre la réalité du
marché et l'idéologie partielle qui le conduit. En effet, habitués à ne
compter que ce qui compte et rend sur le marché, les marchands mettent
tous leurs efforts à accroître constamment ces seules richesses,
auxquelles ils enchaînent toutes les autres valeurs. Et le marché leur
donne plus de puissance d'étendre cette tyrannie à mesure qu'ils y ont
déjà mieux réussi. Le résultat est nécessairement la mobilisation
croissante de toutes les valeurs au profit des seules que le marché
reconnaît, et finalement la destruction des autres valeurs, qui
entraîne par nécessité la ruine de celles des marchands mêmes, dont
elles sont la condition. C'est pourquoi déjà l'obsession économique
doit être contrecarrée, si l'on veut résoudre les crises aiguës
auxquelles elle conduit.
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Mais l'obsession
économique n'est pas propre aux seuls marchands. Les superstitions ne
s'emparent pas que de ceux à qui elles profitent. Leurs victimes
directes, l'histoire le montre sans cesse, ne sont pas moins acharnées
à les défendre. Il faut donc mettre au jour ses racines dans des
croyances trop généralement partagées, en démontant les mécanismes de
la domination des marchands et en en dévoilant les principes, afin de
leur en substituer d'autres, plus en accord avec la réalité même du
marché, qui, déformée à travers le prisme de l'idéologie régnante,
paraît un argument si puissant en sa faveur, alors qu'il la conteste
entièrement, ainsi que nous l'avons vu.
Or, pour commencer par
ce que certains ont, semble-t-il, entrevu comme à travers le
brouillard, sans réussir pourtant à le saisir vraiment, l'idée de
propriété qui est à la base des échanges économiques est une invention
contraire à l'utilité des hommes de l'époque industrielle ou
postindustrielle. Les grands philosophes classiques de l'âge moderne,
Hobbes, Spinoza, Hume ou Rousseau, avaient relevé le caractère
artificiel de l'institution de la propriété. Cependant l'opinion a
préféré suivre la doctrine d'un Locke, qui y voyait un des droits
naturels de l'homme. Cette erreur grossière est à l'origine de bien des
absurdités qui affectent l'ordre économique contemporain. Car,
évidemment, si la propriété est considérée comme un rapport naturel aux
choses, cette fiction ne peut se donner un semblant de vraisemblance
qu'en relation avec les choses susceptibles, dans des circonstances
favorables, d'être détenues par un individu à l'exclusion des autres.
Or ces choses sont en premier lieu les objets matériels, délimitables
dans l'espace. C'est en second lieu les propriétés ou qualités de
ceux-ci dans la mesure où leur jouissance implique la disposition de la
chose. Dans ces cas-là seulement, en effet, il est possible d'exclure
de la jouissance de la chose tous ceux qui ne la détiennent pas, et de
rattacher la propriété à une sorte de lien individuel réel, exclusif,
avec la chose. En revanche, partout où les choses ne peuvent pas être
détenues par certains individus et soustraites aux autres, on n'imagine
guère un lien naturel de propriété.
Or il est facile de
voir que cette distinction correspond exactement à celle qu'opère le
marché entre les valeurs dont il tient compte et celles qu'il ne prend
pas en considération. La plupart des marchandises sont des biens
matériels qu'il est possible de stocker dans un espace délimité, et
dont on peut ainsi disposer de manière exclusive. Quant à l'autre
grande valeur d'échange, celle de l'énergie et du travail, bien qu'il
ne s'agisse pas de marchandises directement matérielles, elle réside
dans des propriétés liées à des objets, de sorte qu'elles ne sont pas
disponibles pour ceux qui ne détiennent pas leur substrat. Que le
travail soit celui d'hommes ou de machines, il est dans la dépendance
entière de l'activité d'un corps - s'il est permis de l'exprimer ainsi
généralement -, si bien que le propriétaire de son support dispose
aussi exclusivement de son opération. Quant à l'énergie, elle n'entre
précisément sur le marché que dans la mesure exacte où ce lien existe
ou peut être établi. C'est pourquoi, par exemple, on vend le pétrole
pour son énergie, et non celle-ci à l'état pur, tandis que le marché ne
peut pas encore régler l'utilisation de l'air, qui se trouve partout
répandu et à disposition immédiate de tous - du moins jusqu'au moment
où la pollution permettra paradoxalement à notre marché tronqué de
s'enrichir par la constitution de réserves limitées d'air respirable.
Il est facile de
remarquer que le marché ne s'étend à des valeurs apparemment non
localisables que par des liens à ce qui est localisable. Ainsi, les
idées ne font partie du marché que dans la mesure où il est possible de
les rapporter à des supports matériels. C'est évidemment le cas des
livres, qui seuls ont une valeur commerciale, et non les idées qu'ils
contiennent en tant que telles. Sans doute, les droits d'auteur
cherchent à limiter les contrefaçons comme dans le cas des autres
produits, mais ce sont là de simples extensions rendues nécessaires
pour éviter un trop rapide effondrement du marché laissé à son biais
pur. Il en va de même pour toutes les inventions que l'on protège par
des brevets. C'est finalement la contrefaçon du produit qu'on cherche à
éliminer par ce moyen. Mais chacun sait que cet essai d'étendre un peu
la propriété au-delà de son support présumé naturel n'est efficace qu'à
demi. Là où la contrefaçon directe peut être évitée, les contrefaçons
indirectes, inspirées par ces mêmes idées qu'on voulait protéger, en
tant qu'elles agissent cette fois purement pour elles-mêmes, échappent
totalement à cette régulation. On peut interdire à un écrivain d'en
copier un autre, on ne peut pas l'empêcher de s'inspirer de ce qu'il
lit; et d'ailleurs l'influence d'une pensée consiste précisément dans
cette diffusion des idées au-delà de leur cadre matériel premier. C'est
pourquoi, si une société commerciale ou un État veulent s'assurer
l'exclusivité d'une découverte, la seule manière de la garder reste
toujours le secret, qui consiste à lier précisément l'idée à un support
localisable en évitant sa diffusion hors de quelques cerveaux ou
documents enfermés quelque part.
Il est indéniable
pourtant que le marché n'a pu subsister dans le monde moderne qu'en
cherchant à s'étendre sur ses franges vers ces valeurs subtiles ou
difficilement liables aux objets supposés naturels de la propriété. A
mesure que la valeur réelle des objets dépend davantage de la science
ou de la technique qui y entre, il devient aussi plus nécessaire de
protéger quelques temps la nouveauté, afin de couvrir les frais du
travail de recherche, vu que ceux-ci se réfèrent à des valeurs cotées
sur le marché. Le marché tient donc compte marginalement de la valeur
technique proprement dite en tant qu'elle se présente sous forme
d'innovation, et il lui permet ainsi une apparition fugitive, mais sans
cesse renouvelée. Assurément, le produit technique le plus évolué voit
bientôt sa valeur diminuer à son prix marchand, c'est-à-dire à celui
qui correspond à l'objet susceptible d'être "naturellement" possédé,
donc à la valeur du travail et des matériaux impliqués directement dans
sa production. Mais sans faire intervenir pour un temps la valeur de
l'invention elle-même, le marché ne permettrait pas de payer le travail
de recherche, même à son simple niveau commercial, si bien que le
progrès technique serait aboli. Ainsi, bien que la valeur ajoutée aux
marchandises par la technique ne soit pas reconnue en principe par le
marché, celui-ci ne peut pas l'exiler totalement en tant qu'elle
constitue la valeur réelle des choses qui s'y échangent. La valeur pour
l'acheteur est toujours déterminée par la valeur totale d'usage des
produits aussi bien que par leur valeur marchande. Or le jeu entre les
deux valeurs donne son aspect particulier à la concurrence actuelle.
L'habit confectionné à la main, par exemple, coûte rapidement beaucoup
plus que celui qui se produit à la machine, et il se fait évincer du
marché justement à cause de la différence entre la valeur réelle pour
l'usager et la valeur marchande, qui ne tient compte que d'une partie
de cette valeur, celle du travail, du matériau, du capital financier
investi, et qui donne ainsi l'avantage au produit accumulant le plus de
valeur technique, gratuite sur le marché en tant que telle, une fois le
travail d'appropriation effectué.
C'est là précisément
que se manifeste le déséquilibre du marché conçu selon l'ordre
économique pur. Les valeurs non marchandes sont mobilisées au profit
des valeurs marchandes, liées à elles, à la fois indispensables et
niées pourtant dans la fiction de ce marché purement économique. Il y a
une absurdité dans cette fiction, puisqu'elle demande qu'on tienne
compte d'une certaine valeur tout en la niant simultanément. Car cette
grande opposition entre la valeur réelle et la valeur marchande qui
permet au produit comportant le plus de valeurs non comptabilisées de
l'emporter sur les autres, se retrouve à toutes les étapes de la vie
économique. Ainsi, c'est la valeur des résultats de la recherche en
tant que telle que veulent les industriels qui entretiennent des
laboratoires, mais c'est le travail et le matériel qu'ils paient et
font entrer dans leur comptabilité. La conséquence de ces opérations
consiste dans l'augmentation du pouvoir de ceux qui ont la propriété
supposée naturelle, au détriment des véritables créateurs des valeurs
effectives sans lesquels ce marché fictif ne pourrait pas subsister.
La domination
marchande est encore augmentée par les dispositions légales qui
permettent à cette forme de propriété de s'accumuler à travers les
générations, alors qu'elle fait tomber dans le domaine public toutes
les valeurs qui ne s'y ramènent pas. En effet, par l'institution de
l'héritage, ce sont les marchands qui reçoivent seuls le privilège de
se transmettre les richesses accumulées par leurs ascendants ou leurs
donateurs, tandis que les autres genres de richesses ne se prêtent
évidemment pas à cette forme d'accumulation, vu qu'on en fait à peine
cas lors de leur création déjà.
Encore une fois, il
n'est pas question ici de revendiquer en ces matières une justice
absolue, qui n'existe pas. La perspective n'est pas celle de la défense
de défavorisés face à des privilégiés, mais il s'agit du problème de
l'équilibre d'une civilisation. Car il importerait encore peu que les
uns fussent plus riches que les autres, si ces richesses ne
signifiaient pas aussi le pouvoir, et si ce pouvoir ne signifiait pas
l'accentuation du déséquilibre économique et la précipitation de
l'humanité dans une crise totale, dont peut-être, pour la première fois
de l'histoire, elle ne se relèvera pas. Le pouvoir de la richesse dans
l'ordre économique est en effet le pouvoir de ceux qui vivent en vue de
l'accroissement des richesses marchandes, et qui utilisent donc le
pouvoir dominant pour renforcer indéfiniment la réduction de toutes les
valeurs aux valeurs économiques, conduisant l'humanité selon une
obsession funeste, puisque le choix de l'ordre économique n'est pas une
option raisonnablement possible parmi d'autres, mais une absurdité
imposée à une réalité qui résiste et a déjà commencé de faire éclater
l'ordre chimérique qu'on voudrait lui substituer. On a tort d'imaginer
que les marchands sont des réalistes, ce sont des fantastiques, des
somnambules, des hommes ivres qui voient double et ne sont déjà depuis
longtemps plus capables de s'en apercevoir.
5
L'idée d'une propriété
naturelle ou d'un droit naturel à la propriété, sous-jacente à cette
fiction, est en soi une absurdité palpable. Inutile de reprendre ici la
démonstration, parfaitement accomplie depuis Hobbes en tout cas, du
caractère social et nécessairement artificiel de tous les droits,
vérité dont l'ignorance est à l'origine d'une grande partie des
absurdités de la vie politique d'aujourd'hui. Tenant donc cette démonstration pour
acquise, nous nous demanderons plutôt quelle est la fonction de
l'institution de la propriété en particulier.
Si la propriété n'est
pas une relation naturelle aux choses, du moins se rapproche-t-elle
dans certains cas d'une telle relation. En effet, il est naturellement
possible de détenir des choses, de les garder pour soi, de les
conserver à sa disposition en empêchant que d'autres s'en servent et
les rendent ainsi indisponibles à leur supposé propriétaire. Mais cette
simple détention des choses n'est pas la propriété, puisqu'elle
disparaît aussitôt que quelqu'un d'autre, par exemple, s'empare des
objets ainsi possédés, tandis que sous la loi au contraire, le vol ne
met pas fin à la propriété. Même dans le cas de notre propre corps, il
est illusoire de croire que nous le possédions naturellement, puisque
le système de l'esclavage peut attribuer la propriété d'une personne à
une autre. Et même si le corps de l'esclave continue d'obéir à sa
volonté, celle-ci obéit à son tour à une autre volonté, selon un lien
qui n'est pas le même dans les deux cas, précisément parce que le
maître ne détient pas son esclave par un rapport simplement naturel,
comme par l'usage de la force brute, mais qu'il lui commande selon un
droit socialement institué. Et c’est évidemment selon ce même droit-ci,
uniquement, que l’homme libre dispose aussi librement de son corps et
en a par conséquent la propriété, contrairement à l’esclave.
L'institution de la
propriété a clairement pour fin d'attribuer à chaque membre de la
société une sphère d'influence propre nettement délimitée, afin
d'éviter les conflits en déterminant le champ de la liberté exclusive
de chacun. Et l'échange doit permettre d'éviter que ces petits empires
personnels sur les choses ne deviennent des prisons. Mais de tels
empires n'ont rien d'absolu, attendu qu'ils reposent sur une
institution politique, et qu'il faut que les choses attribuées à chacun
aient été reconnues en quelque sorte antérieurement comme des
propriétés de la société. Cette même institution décide donc de quelles
choses il peut y avoir ou non propriété, et jusqu'où celle-ci étend les
pouvoirs du propriétaire sur son bien. L'abolition de l'esclavage est
un exemple d'une telle restriction, qui n'est guère contestée
aujourd'hui, mais qui en soi n'est pas plus incontestable que d'autres
restrictions possibles, vu que la définition de la propriété est
arbitraire et relève de considérations d'utilité. Il n'y a ni plus ni
moins de propriété naturelle des hommes que des terrains ou des habits,
voire des idées, du moins quand elles ont été exprimées - seul
peut-être un secret bien gardé demeurant d’ailleurs une sorte de
propriété naturelle et nécessaire. Il y a en revanche une utilité plus
ou moins grande, ou parfois de l'absurdité, à accorder ou non la
possibilité d'avoir certaines propriétés, et à étendre plus ou moins
loin le droit d'usage des biens possédés. L'importance de ces
limitations saute aux yeux dans tous les cas les plus communs. Ainsi,
qui s'étonnera du fait que l'achat d'un disque ne donne pas à
l'acquéreur l'autorisation d'y effacer les noms des musiciens
effectifs, pour les remplacer par le sien, reproduire sa propriété
ainsi transformée et la mettre en vente avec cette originale
modification? Comme le montre cet exemple banal, il est impossible au
marché de fonctionner aujourd'hui sans de multiples restrictions
apportées à la propriété des marchandises. Et pourtant, l'idée que la
propriété est naturelle, et qu'elle est donc naturellement un empire
entier sur la chose possédée, continue à dominer immédiatement la
pensée. C'est par cette fiction que la valeur d'un objet se réduit à ce
qu'a coûté son achat à ceux qui en étaient immédiatement les
propriétaires auparavant. Aussi, vu que la propriété n'est jamais
totale en réalité - sinon pour la société elle-même - parce qu'elle est
toujours déjà par procuration, découlant d'une cession partielle, les
lois du marché négligent cette réalité en permettant l'échange des
marchandises comme si les propriétaires ultimes devaient en être
naturellement les seuls propriétaires.
Comme dans les jeux
des enfants, la fiction ne se maintient que grâce à une conscience
confuse de son caractère fictif, c'est-à-dire de sa distance par
rapport à la réalité. Si le petit bandit continue à courir lorsqu'il a
été tué par le coup de feu supposé tiré du pistolet en bois du
gendarme, rien ne va plus. De même, si tel groupe industriel met sur le
marché de nouveaux produits de haute technique aussitôt après les
originaux qu'il a copiés, mais à des prix plus bas, puisqu'il les a
obtenus pour moins cher, le jeu de la supposée libre concurrence se
bloque. Cela n'empêche pas qu'on oublie bientôt les principes selon
lesquels s'accomplit cette régulation sur les marges du jeu pour
revenir aux principes centraux de la fiction d'une propriété entière de
celui qui possède la marchandise. Certes, s'il fut un temps où cette
valeur de la marchandise matériellement possédée représentait
effectivement la plus grande part de la valeur, il pouvait être alors
expédient de négliger les autres aspects pour simplifier l'échange, en
se contentant de quelques correctifs. Mais aujourd'hui que la situation
est depuis longtemps renversée, on continue de vouloir fonder le marché
sur un genre de valeur devenu secondaire, tandis qu'on relègue toujours
les valeurs maintenant principales dans les marges.
Il est temps de faire
intervenir dans les règles de l'échange une notion de propriété mieux
adaptée à la nature des marchandises apparaissant aujourd'hui sur le
marché. Il faut limiter la propriété des produits en fonction des types
divers de valeurs qu'ils incarnent. Par exemple, les produits
techniques ne devraient pas pouvoir devenir l'objet d'une possession
entière, mais uniquement relative. De même, les supports d'énergie
devraient être d'autant moins en la possession de leurs propriétaires
directs que ceux-ci sont moins capables de les reproduire. Ou encore,
les supports de biens culturels ne devraient donner lieu qu'à une
propriété proportionnelle à la valeur du support lui-même. De cette
manière, les règles de l'échange mercantile pourraient être modifiées
afin de tenir compte de la valeur des marchandises en proportion de la
quote-part revenant au propriétaire qui la détient et l'offre sur le
marché. Il faudrait alors mettre en place des dispositifs de
redistribution des richesses dégagées de ces échanges vers les autres
propriétaires impliqués. De cette manière, le circuit des
richesses ne se refermant plus sur le monde marchand, le pouvoir de
régulation du marché lui-même reviendrait dans une proportion plus
importante à ceux qui produisent réellement les richesses qui s'y
échangent.
6
On s'étonnera
peut-être que, face aux problèmes terribles auxquels se trouve
confrontée l'humanité dans son ensemble, nous nous contentions de
discuter quelques réaménagements des notions de marché ou de propriété,
qui paraissent bien éloignés d'apporter des solutions à des questions
aussi graves et aussi étrangères apparemment à ces considérations que
la surpopulation ou la pollution, par exemple. Et pourtant, un tel
changement dans la conception de la propriété et une limitation du
pouvoir des marchands sur le marché représentent l'abandon de l'ordre
économique en faveur d'un nouvel ordre, qu'on pourrait nommer culturel,
puisque c'est à la création de biens non marchandables et idéaux qu'il
permettra d'émerger plus librement. Assurément nous n'appelons à aucune
révolution. Mais aussi, que sont les révolutions sinon des pirouettes
après lesquelles on se retrouve, un peu étourdi, dans une position très
semblable à la précédente? Il ne s'agit pas de renverser les marchands,
de les éliminer pour prendre leur pouvoir. Il faut simplement limiter
le pouvoir de l'ordre économique en lui redonnant une place seconde. Or
c'est là une transformation immense. Non seulement d'autres personnes
viendront prendre les rennes de nos sociétés, mais d'autres intérêts
seront également favorisés chez ceux qui voudront acquérir le pouvoir.
Or la question des changements sociaux et politiques est bien davantage
celle des intérêts qui peuvent se lier aux ambitions que celle des
personnes au pouvoir; et la seconde dépend plutôt de la première que
l'inverse.
Soit! dira-t-on, mais
en quoi les problèmes de notre temps seront-ils résolus ainsi? Il est
vrai qu'ils ne le seront pas encore. Mais ils ne sont pas en voie de se
résoudre d'aucune manière dans l'ordre économique actuel, parce que la
domination des marchands n'offre aucune perspective permettant leur
solution. Au contraire, les contradictions de l'ordre économique étant
la cause principale de nos difficultés, la condition de leur solution
réside dans une modification telle de cet ordre qu'elle laisse émerger
d'autres pouvoirs, porteurs de nouvelles perspectives, dans un monde
délivré du déséquilibre cumulatif du marché des marchands. Ce
déplacement déjà représente un élément de solution. Ensuite,
l'apparition non seulement de nouveaux esprits à la direction de nos
sociétés, mais également d'un nouvel esprit plus apte à reconnaître la
réalité de notre temps, formera la condition de la recherche effective
de solutions nouvelles et réelles, parce que les problèmes ne devront
plus se poser exclusivement dans les termes mêmes de la vision qui les
a engendrés.
Encore faudrait-il
montrer que la crise actuelle est bien due aux contradictions de
l'ordre économique lui-même, et qu'elle est le symptôme de
l'inadéquation de cet ordre à la réalité d'aujourd'hui.
Mais une telle
démonstration n'est pas difficile. L'accusation est partout répétée,
sous des formes diverses. Et de l’autre côté, les réponses aux
critiques ne sont jamais données autrement que par la répétition des
dogmes de la religion économique. Seulement, tant qu’on part des divers
problèmes pris isolément, c'est toujours tel aspect uniquement de la
tyrannie marchande qui est mis en cause, et jamais l'ordre économique
dans son principe. Tout au plus va-t-on jusqu'à accuser le capitalisme
ou le communisme, pour aboutir de cette manière à engager simplement le
jeu par lequel ils peuvent se renvoyer constamment la balle sans devoir
quitter le terrain qu'ils partagent pour l'essentiel.
Inutile aussi d'en
appeler simplement à la conscience des marchands. Ils pourront se
désoler dans quelque moment de réflexion des conséquences néfastes de
leurs opérations. Mais les contraintes de la "réalité" les pousseront
bientôt dans la direction qu'ils auront un instant aperçu être celle du
gouffre, car leur réalité n'est justement que l'illusion hors de
laquelle il n'y a pas de vrais marchands, vu que le jeu économique dans
lequel ceux-ci gagnent et perdent effectivement est cette même fiction.
Sans changer les
règles de ce jeu, on ne modifiera donc pas ses réalités qui entraînent
finalement les décisions contre tout autre raisonnement.
Gilbert Boss
Ottawa, 1989