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VIE ORDINAIRE
ET POLITIQUE DE L'EXPRESSION DE
LA PENSÉE

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On pensait au XVIIe siècle que, pour intéresser le spectateur aux aventures des héros de tragédies, il fallait que ceux-ci soient de grands personnages, des empereurs, des rois, des princes ou d’autres personnalités historiques remarquables. L’art devait élever l’esprit jusqu’à des sphères étrangères à la vie commune, et il devait manifester évidemment le caractère extraordinaire du monde auquel il nous invitait pour un temps à participer, nous sortir de la prose pour nous élever à la poésie. Aujourd’hui, tout au contraire, les artistes aiment souvent nous placer dans les situations les plus quotidiennes, et nous faire suivre les pensées et aventures de héros des plus communs, quand ils ne suppriment pas même ces caractères de toute manière déjà effacés. Si nous observons les grands personnages de la tragédie classique à partir de notre seul point de vue contemporain, ils nous paraissent justement plus théâtraux que réels, et nous sentons cela non pas comme signifiant qu’ils manifestent un monde supérieur, plus vrai, mais plutôt qu’ils gesticulent de façon un peu grandiloquente et laissent évidemment transparaître le vide de leurs figures et prétentions. Notre sensibilité, sceptique face à tout ce qui prend l’allure de la grandeur, soupçonne un manque de réalité, et de vérité en ce sens, dans tout ce qui ne s’enracine pas assez directement dans la vie commune. Ce n’est plus l’extraordinaire qui représente pour nous la vraie vie, mais tout à l’inverse, le plus ordinaire. Est-ce lié à la sensibilité de gens vivant en démocratie, et non plus dans des monarchies et des aristocraties ? Le fait par exemple que les Hollandais aient développé un art pictural des scènes de genre longtemps avant que le reste de l’Europe n’abandonne les grandes compositions et les grands sujets, pourrait appuyer une telle idée. Mais qu’importe ? Puisque, pour une quelconque raison, nous avons maintenant le sentiment assez général que la réalité se trouve au niveau de notre vie quotidienne plutôt que dans les moments exceptionnels, on peut se demander ce que signifie ce sentiment, comment il se justifie, et quel type d’approche et de discours convient à la vérité de son objet.

Si l’ordinaire est devenu le lieu de la réalité et de la vérité, ce qu’il faut sonder pour mieux connaître ce qui est vraiment, ce dans quoi il faut se plonger pour vivre davantage, ce qu’il faut interroger pour connaître le sens ultime de toute chose, il faut avouer cependant qu’il n’est pas si facile à reconnaître qu’on ne pourrait le croire à première vue. Et en somme, c’est normal. En effet, ce qui est ordinaire est partout et continuellement présent, mais n’a en soi rien de remarquable — par quoi il se démarquerait de la réalité commune comme extraordinaire, justement —, de sorte qu’il tend à passer inaperçu, sans se faire remarquer, et qu’il faut un mouvement de l’esprit peu naturel pour en venir à s’intéresser justement à ce qui ne retient pas particulièrement l’attention. En effet, l’ordinaire se tient dans l’ordre banal des choses et se présente à nous comme familier et habituel. Or, ce dont nous avons l’habitude, c’est précisément ce qui nous occupe, mais sans nous paraître ni étrange ni digne d’être examiné avec attention, n’étant rien d’inconnu qui capte notre curiosité. L’habitude nous retient certes dans son cercle, mais elle ne nous arrête pas, elle nous fait au contraire glisser sur toutes choses dans la sphère de ce qui nous est familier. Voilà déjà une raison pour laquelle l’ordinaire se définit malaisément, en tant qu’il se retire à l’attention insistante, inquisitive, ne lui offrant guère de particularités susceptibles de l’arrêter pour donner prise à la définition. Mais surtout, il est illusoire de chercher dans le monde et la vie ordinaires une quelconque réalité objective qu’on puisse caractériser et étudier en elle-même. L’ordinaire des uns est l’extraordinaire des autres. Certes, dans un même milieu social, il y a des habitudes partagées, et par conséquent un mode de vie commun, un monde plus ou moins commun, qui peut être relativement objectivé, tant qu’on reste sur ce terrain relativement commun, et de là vient l’illusion qu’il existe une sorte de vie ordinaire objective. Mais en réalité, il n’est pas nécessaire de se déplacer beaucoup pour quitter ce domaine familier commun, fort limité même dans une vie très ordinaire. Y a-t-il par exemple une cuisine ordinaire ? Sans doute, dans chaque famille, il y a un ensemble de repas qui constituent l’ordinaire de la semaine, et, par contraste, les repas exceptionnels, festins, invitations, aventures culinaires. Mais souvent le dépaysement des uns vient de ce qu’ils goûtent à la cuisine ordinaire des autres. Et ces variations, ces renversements, n’ont pas lieu qu’entre les classes ou les pays différents, mais entre des gens socialement proches aussi bien, même si c’est peut-être sous une forme moins évidente.

C’est ainsi que les grands personnages des tragédies ne sont extraordinaires que pour le commun des gens, pour ceux qui ne sont pas de leur classe, tandis que, pour eux-mêmes, pour les leurs, ces héros vivent une vie ordinaire dans des palais qui sont leurs lieux familiers. Pour eux, l’extraordinaire est de se déguiser en gens du peuple, voire d’aller jusqu’à vivre un moment la vie si pittoresque à leurs yeux des gens simples. Il est vrai pourtant que le dramaturge compte sur le fait que ces héros paraîtront bien extraordinaires, et il prend soin de les placer non seulement au sommet de la société, mais souvent aussi dans un passé lointain, qui ne peut être vraiment familier à aucun de nous. Et ce que saisit la tragédie, c’est bien un destin extraordinaire, ou un moment exceptionnel, décisif, qui doit donner son intérêt particulier à l’action, aux sentiments et aux pensées représentées. C’est pourquoi ce caractère extraordinaire est souligné sans cesse dans les répliques versifiées aussi bien des héros que des personnages secondaires, qui ne cessent d’admirer, de clamer leur stupéfaction, d’affirmer le caractère unique du destin, des aventures, des caractères qui font le sujet de la pièce. On pourra trouver l’inverse dans la littérature d’aujourd’hui, à savoir l’intention de nous inviter à participer à un moment assez quelconque de la vie de gens très communs, dont on prend soin de nous montrer qu’ils pourraient être n’importe qui, le lecteur lui-même à l’aventure, dans le cours normal de sa vie. Mais qu’est-ce qui justifie l’intérêt que réclament ces héros dans les tempêtes les plus inouïes et ces personnages simples dans leur vie banale ? Suivrait-on avec tant de compassion les premiers, si leur situation, leurs pensées, leurs sentiments, n’étaient pas, portés à une intensité plus grande, ceux de nos vies communes ? Et s’intéresserait-on aux seconds si l’on ne découvrait dans les événements habituels de leur vie normale quelque chose de remarquable que nous n’avons pas l’habitude de percevoir dans nos propres vies ? Bref, par l’un et l’autre procédé, ne cherche-t-on pas à faire apparaître l’extraordinaire dans l’ordinaire ?

Dans ces conditions, il semble bien que le lien intime de l’ordinaire et de l’extraordinaire ne permette pas de les séparer nettement, ni pour leur donner des figures objectives, ni même pour les distinguer clairement. Et surtout, tandis que l’extraordinaire comme tel peut se montrer, en tant qu’il consiste justement en une manière de se dégager et de se mettre en évidence sur le fond de ce qui, par rapport à lui, va apparaître comme simplement ordinaire, en revanche il semble très difficile de tourner son attention vers l’ordinaire sans lui attribuer justement un statut non ordinaire, comme on peut difficilement s’intéresser dans la perception au fond comme tel, sans le faire apparaître aussitôt comme une nouvelle forme sur un autre fond, qui se recule alors d’un nouveau degré et échappe au regard direct.

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Cette difficulté paraît se retrouver dans la philosophie, où la distinction entre une attention à la réalité et à la vie commune, d’une part, et la quête d’une vérité plus haute et d’une vie d’exception, d’autre part, n’est pas aisée à établir. Il peut sembler que l’ambition de sagesse de la philosophie traditionnelle ait quelque affinité avec l’intérêt pour les destins exceptionnels des héros, tandis qu’une certaine orientation de la philosophie récente vers des questions touchant à la réalité et à la morale communes participe davantage de l’intérêt pour l’ordinaire. Mais qu’on prenne les plus extrêmes peut-être de ces sages héroïques, les stoïciens, et l’on verra que s’ils rêvent de surpasser toutes les grandeurs et tous les héroïsmes, de devenir les seuls véritables rois ou des dieux, tout leur effort vise cependant à faire d’une telle condition non pas quelque aventure exceptionnelle, mais leur manière d’être la plus commune, de sorte que leur ambition les conduit à s’exercer dans le cours le plus ordinaire de la vie, pour apprendre à savoir, comme Épictète, ne pas s’attrister tant soit peu d’un incident aussi trivial que le vol de sa lampe à huile. C’est finalement la vie de tous les jours que ces héros de la sagesse, cyniques, stoïciens, épicuriens ou sceptiques s’efforçaient d’étudier et de maîtriser. Rien n’est moins oublieux de la réalité la plus commune que leurs exercices et leurs réflexions. De l’autre côté, l’étude minutieuse que font les philosophes analytiques ou les phénoménologues de telle structure des processus les plus courants de notre pensée, peut prendre des formes qui donneront l’impression d’entrer là dans un monde aussi éloigné de la réalité banale que peut l’être celui de la physique par rapport au monde de nos objets familiers. Et la participation à de telles recherches demandera d’apprendre à sortir de l’attitude ordinaire face aux phénomènes aussi bien que pour entrer dans les exercices de la sagesse traditionnelle.

On retrouve en philosophie ce jeu d’implication réciproque entre l’ordinaire et l’extraordinaire, et peut-être aussi une certaine évolution caractérisée par un changement d’accent, où l’attention à l’extraordinaire fait place à un intérêt affiché pour les phénomènes ordinaires. De Descartes à Spinoza et à Nietzsche, le vrai philosophe, le sage, est vu comme un être d’exception, une sorte de héros qui a accompli un exploit difficile et apparaît rarement dans le monde. Et c’est de lui, de sa formation, qu’il est question avant tout dans la philosophie classique. Aujourd’hui, on ne se soucie plus guère du héros de la sagesse, voire de la sagesse elle-même, mais on cherche plutôt à comprendre simplement les structures de la vie ordinaire, sans prétendre modifier celle-ci, du moins d’une manière radicale. La situation ne se compare-t-elle donc pas à celle les arts ? Ne faut-il pas voir dans cette évolution une modification rhétorique plus qu’un changement réel d’intérêt ? C’est peut-être vrai en partie. Mais je crois que la transformation est plus importante ici que dans les arts, à supposer qu’un changement de rhétorique ne soit pas déjà en soi très important lorsqu’il s’agit d’arts ou de philosophie.

Du point de vue de l’intérêt pour l’ordinaire ou l’extraordinaire, où se situe exactement la différence entre un philosophe du XVIIe siècle et un philosophe d’aujourd’hui ? Est-il vrai que le penseur classique ne s’intéressait guère à la vie ordinaire ? Évidemment non, pas plus que ne s’en désintéressaient les Anciens. Et si l’on prend l’exemple de l’un de ceux qui ont peut-être le plus fortement affirmé le caractère exceptionnel du sage, comme Spinoza, il est bien évident qu’une partie très importante de son œuvre consiste en l’analyse des structures générales de la pensée, et même tout particulièrement des modes de penser ordinaires du peuple, comme dans l’imagination religieuse, et qu’il insiste par exemple sur la nécessité de comprendre la vie passionnelle commune pour construire une philosophie politique qui ne soit pas chimérique. Par ailleurs, son sage n’est pas plus que le sage antique un être qui se contenterait de s’élever à quelques états exceptionnels, venant trancher sur la banalité de la vie ordinaire. Il s’agit bien au contraire pour le sage spinoziste de comprendre le monde de la vie d’ici, et d’y trouver le lieu de déploiement de sa sagesse, toute fuite vers une transcendance quelconque ayant été rendue impossible ou absurde pour lui. Et pourtant, cette vie n’est pas vue comme seulement ordinaire, mais elle représente le lieu du développement possible d’une sagesse et d’une félicité extraordinaires, quoique absolument non fantastiques. Si l’on considère en revanche un philosophe typique de notre temps, comment se réfère-t-il à la réalité ordinaire qu’il étudie ? Nous pourrions prendre comme exemple l’un des grands philosophes américains, Quine, Davidson, Rawls… Ou plutôt, ce serait traiter le philosophe d’aujourd’hui sur le modèle du philosophe classique que de procéder ainsi, en cherchant sa figure typique dans quelque grand représentant de la pensée d’aujourd’hui. Peut-être le philosophe typique de notre temps est-il plutôt, sinon anonyme, du moins plus commun, parce que, chose qui aurait paru incongrue auparavant, la philosophie est devenue essentiellement un travail commun, pratiqué toujours davantage dans des équipes, elles-mêmes reliées en réseaux, et fabriquant concepts et arguments en collaboration. Dans cet esprit, c’est aussi dans les revues plus que dans les livres que, sous la forme d’articles qui se répondent et se tissent, s’élabore la philosophie la plus commune d’aujourd’hui. Ici, pas plus que les philosophes eux-mêmes ne sont rares (ils sont nombreux au contraire), ils ne se donnent pour but une sagesse extraordinaire. Il s’agit pour eux d’avancer dans une explication, une description, une théorie ouverte, des divers aspects de la réalité et de la vie communes, comprises généralement à travers des exemples communs et dans un langage aussi commun que possible — commun du moins à la communauté des chercheurs en philosophie, vu que ce même langage peut être éventuellement très technique.

Il y a donc bien sur la question du rapport à l’ordinaire une différence assez importante entre la vision classique de la philosophie et celle qui s’est répandue de nos jours. On pourrait tenter de la résumer ainsi : le philosophe classique s’intéresse à la fois à l’ordinaire et à l’extraordinaire, se plaçant dans la tension entre les deux termes pour les tenir ensemble, tandis que les philosophes contemporains ont opté pour l’ordinaire, et nourrissent un soupçon marqué face à l’extraordinaire, qui leur apparaît à bannir — sinon dans les jeux de la fantaisie destinés à aborder de manière amusante la réalité ordinaire.

Mais, s’il est vrai que l’ordinaire ne s’offre pas à l’examen comme tel, à quoi plus particulièrement le philosophe de la réalité ordinaire s’intéressera-t-il ? Car il devrait ne pas trouver le moyen de faire une sélection. Et prétendre qu’il s’intéresse à tout, simplement, ce serait fortement exagéré. Au contraire, l’extension du champ de la philosophie semble s’être plutôt rétrécie, et à mesure que les acteurs de la recherche se multiplient, les domaines particuliers deviennent plus précis et les objets étudiés plus délimités. C’est une évolution qu’on peut percevoir au fait que l’histoire de la philosophie elle-même découpe chez les philosophes classiques la partie qui la concerne en rejetant le reste comme non directement pertinent pour elle, c’est-à-dire pour la philosophie telle qu’elle est conçue actuellement. Il y a donc des principes de sélection qui permettent de déterminer parmi les phénomènes ordinaires ceux qui se prêtent à une étude philosophique. Et justement, la manière dont nous élaguons les penseurs classiques pour les faire entrer dans le seul costume du philosophe à notre mode nous donne déjà une indication sur nos critères de sélection. La philosophie se situe aujourd’hui parmi un ensemble de disciplines par rapport auxquelles elle doit se distinguer et dont elle doit même se séparer. On peut la concevoir comme faisant partie du domaine général des sciences, par exemple, mais à condition de la distinguer de toutes les autres sciences, comme une spécialité séparée. L’art, la littérature, la théologie sont également des disciplines à part, avec lesquelles, selon les conceptions actuelles, la philosophie ne doit pas se mélanger. Voilà qui lui donne déjà un domaine particulier démarqué de l’ensemble des objets possibles de réflexion. Et, si elle est une forme de science, d’entreprise théorique, ce sont les objets de la science qui doivent l’intéresser, ceux qui se prêtent à une connaissance générale. Or, si ces objets font habituellement partie de notre monde ordinaire, c’est par hasard seulement, vu que ce n’est pas en tant qu’ils sont ordinaires qu’on les étudie, mais en tant qu’ils constituent le matériau accessible par les méthodes de la recherche philosophique telle qu’on la conçoit aujourd’hui.

Comme au moyen-âge, où la philosophie se trouvait définie pour une bonne part par sa place dans l’institution, tout particulièrement l’université, la philosophie actuelle est définie par l’institution, et en particulier par l’institution universitaire, avec ses prolongements dans les divers organismes de recherche. Ce n’était pas le cas ni pour l’Antiquité, ni pour la philosophie moderne classique, élaborée essentiellement par des particuliers, qui cherchaient à la redéfinir à partir des exigences mêmes de leur activité philosophique. Alors que l’on peut considérer en simplifiant que l’université médiévale s’organisait autour de la théologie, de telle façon que la philosophie se définissait en premier lieu par son rapport avec cette discipline, on peut dire, avec le même degré de simplification, que l’université actuelle se conçoit comme un organisme scientifique, de sorte que la philosophie doit se comprendre institutionnellement comme une discipline scientifique. Or, de même que l’université médiévale n’avait que fort peu de place à accorder à la sagesse, en dehors d’une conception théologique ou religieuse de celle-ci, de même l’université actuelle n’a pas de place dans son classement des sciences pour cet aspect de la philosophie traditionnelle. On ne s’étonnera donc pas que, dans la mesure où la philosophie est devenue essentiellement une discipline institutionnelle, elle ait rejeté cet aspect qui avait joué un si grand rôle, non seulement dans l’Antiquité, mais également dans la modernité classique, chez ses grands penseurs particuliers, les Montaigne, Descartes, Hobbes, Spinoza, Hume, etc. Or, nous l’avons vu, c’est l’ambition de sagesse inhérente à ce genre de philosophie qui expliquait le rapport particulier qui s’y établissait entre l’extraordinaire et l’ordinaire, sous la forme d’une tension, la vie ordinaire apparaissant comme insatisfaisante en elle-même et appelant donc à la découverte des aspects extraordinaires sur lesquels elle pouvait s’ouvrir, et à l’exigence de rendre ordinaire à son tour cette perspective extraordinaire. Plus que l’extraordinaire comme tel, c’est ce régime qui devait disparaître dans une philosophie institutionnalisée au sein d’un bâtiment du savoir scientifique.

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Située à présent parmi les sciences, la philosophie vise l’ordre ordinaire des choses de la même façon qu’elles le font, depuis que l’on ne reconnaît plus aux objets de science des valeurs intrinsèques, et que les étoiles sont pour elles des êtres de même dignité que les cailloux, dont la valeur scientifique ne se définit plus par une valeur propre, qu’ils n’ont plus, mais par leur aptitude à féconder la recherche scientifique à chacune de ses étapes. En ce sens, comme pour le savant, il n’y a plus rien d’extraordinaire pour le philosophe qui ne conserve pas quelque perspective ancienne, un intérêt théologique hérité du moyen-âge ou un intérêt pour la sagesse hérité de la philosophie classique. Mais dans un autre sens, l’activité philosophique menée dans les murs des universités et des instituts de recherche n’est-elle pas justement devenue étrangère à la vie ordinaire ? Car, dans la mesure où le philosophe est devenu un spécialiste parmi d’autres, ce n’est plus en tant qu’il mène la vie commune d’un homme dans sa société, qu’il travaille à ses recherches, mais en tant qu’il fait partie d’une communauté restreinte, qui a ses méthodes, ses habitudes, ses règles, parentes de celles des autres chercheurs, mais également en partie propres à sa discipline spécifique. Certes, il y a justement une routine de la vie du chercheur scientifique, et une vie commune que partagent largement les philosophes travaillant dans l’institution. Il existe des savoirs partagés, des références communes, des méthodes, des lieux de rendez-vous (comme les colloques, les rencontres d’équipes de recherche), des organes de publication et des normes de discours et d’écriture. Depuis que la philosophie est devenue toujours plus strictement institutionnalisée, ces formes de pratique et de vie communes à la profession sont même de plus en plus strictement codifiées. Et à mesure que, s’intégrant plus intimement à l’université, les philosophes se sont rapprochés des autres chercheurs pour partager davantage leurs modes de vie dans la sphère du travail, cette sphère s’est aussi distinguée plus nettement de la vie commune de ceux qui y restent étrangers. Vu la difficulté de définir ce qui est ordinaire, il est bien sûr un peu arbitraire de nommer ordinaire cette vie commune hors des cadres scientifiques, puisqu’il y a également une vie ordinaire du chercheur comme tel. Néanmoins, étant donné que l’activité savante est considérée comme celle d’un spécialiste, distingué de l’homme dans la vie commune qu’il est aussi par ailleurs, il est justifié de considérer comme ordinaire cette dernière. Et d’ailleurs c’est ainsi que la considèrent les savants eux-mêmes, les psychologues ou les sociologues, qui vont y chercher leurs sujets d’étude réels, les linguistes, qui y trouvent leurs exemples de la langue courante, et les philosophes qui y trouvent leurs échantillons de ce qu’ils appellent par exemple le langage ordinaire.

Or il est remarquable que le domaine de la philosophie actuelle en est venu à partager le statut non ordinaire, sinon extraordinaire, de la science, qui se démarque comme constituant une sphère d’activité très distincte de celle de la vie ordinaire, et qu’il importe aussi bien à la science qu’à la vie normale de ne pas confondre entre elles. Cette distinction oblige le philosophe à mener, comme le savant, deux vies qui dépendent de principes différents. C’est ainsi, par exemple, qu’il va parler deux langages bien distincts, selon qu’il parle aux membres de sa famille, à ses voisins, aux gens dans la vie courante, ou bien au contraire à ses collègues ou à ses étudiants. Cette distinction, qui a pu exister dans une certaine mesure à toute époque, n’était pourtant pas caractéristique de la philosophie antique, dont les héros, tels que Socrate, Diogène, Épictète ou Épicure, parlaient en tant que philosophes un langage très proche du langage courant ; et l’usage savant du latin à l’époque moderne représente un héritage de l’époque médiévale, dont, depuis Montaigne, les philosophes classiques ont travaillé à se défaire pour exprimer la pensée philosophique en langue vulgaire.

Pour cette raison, il est essentiel de savoir à quel usage le philosophe d’aujourd’hui se conforme lorsqu’il travaille d’une manière simplement normale. C’est ou bien celui de sa discipline institutionnelle ou bien celui de ce qu’on peut nommer la vie ordinaire, en supposant qu’il existe une telle chose. On peut dire en ce sens qu’il est même devenu peu commun de ne pas suivre l’usage professionnel en philosophie, et qu’il est rare de voir quelqu’un s’efforcer de mener son activité philosophique dans la sphère de la vie ordinaire, ou du moins dans une relation étroite avec elle. C’est pourquoi le philosophe d’aujourd’hui, qui conçoit son activité comme parfaitement normale, parce qu’il en juge selon les normes admises dans sa discipline telle que la définit l’institution, ne peut la comprendre ainsi que parce qu’il l’envisage par rapport à cette référence, tandis que, rapportée à la vie ordinaire, elle paraît tout à fait étrangère à l’ordre commun. En revanche, le philosophe classique, qui avait conscience de viser quelque chose d’extraordinaire, de sortir des chemins battus, rejoignait, lui, vraiment la vie ordinaire, dans la mesure où son activité ne le conduisait pas, comme le savant d’aujourd’hui, à vivre sur deux plans séparés, obéissant à des normes différentes, mais à remodeler la vie ordinaire elle-même.

J’avais commencé par remarquer qu’il était très difficile de définir ce qui pouvait être ordinaire, étant donné que cela dépendait étroitement des divers points de vue d’où l’on en juge. Maintenant, pour comprendre l’opposition que je viens de faire, entre la philosophie et la vie ordinaires, quoique extraordinaires, du philosophe classique, d’un côté, et la philosophie ni ordinaire ni extraordinaire, du philosophe actuel, de l’autre côté, il faut comprendre l’ordinaire comme ne signifiant pas ce qui est statistiquement le plus courant dans une société, mais comme ce qui signifie l’ordre entier d’une manière de vivre, même si celle-ci peut être éventuellement extraordinaire au sens où elle représenterait une façon de vivre recherchée et rare comparée aux modes de vie habituels. Je notais que l’ordinaire comme tel était peut-être directement indéfinissable, parce qu’insaisissable, en ce qu’il constituait comme le fond sur lequel se détache ce qui est, sinon extraordinaire, du moins remarquable et saisissable, tandis que l’extraordinaire retient au contraire l’attention et se laisse appréhender au moins par contraste avec l’ordinaire. La philosophie classique, dans la mesure où elle vise l’extraordinaire pour en faire l’ordinaire, se joue donc entre les deux sens de l’ordinaire, comme ce qui est le plus courant, familier, par rapport à quoi se démarque l’exceptionnel, l’extraordinaire, en un premier temps, et comme ce qui représente le fond de la vie, l’élément commun sous-jacent, que celle-ci reste ou non ordinaire au premier sens, statistique.

Cette précision faite, on peut comprendre en quoi la distinction entre la philosophie classique et la philosophie institutionnelle est une différence de régime dans le rapport entre l’ordinaire et l’extraordinaire, plutôt que le fait qu’on se réfère plus ou moins à l’ordinaire. En effet, le philosophe classique saisit et pose un extraordinaire qui le passionne, et en le visant, il se dégage de l’ordinaire. Mais c’est sans l’abandonner, puisqu’il veut le transformer en l’amenant, dans sa vie et dans celle de ceux qui l’imiteront, à fusionner aussi entièrement que possible avec cet extraordinaire qui sera devenu un nouvel ordinaire, au sens qui nous intéresse. Au contraire, le philosophe institutionnel ne vise aucun extraordinaire en principe, et il s’intéresse au monde ordinaire. Mais, pour le saisir, il est conduit à se faire savant, à se constituer une sphère d’activité spéciale, qui ne vient pas se substituer à sa vie ordinaire, mais en détourner une partie, de telle manière qu’il en vient à vivre deux vies, dont aucune des deux n’est tout à fait ordinaire, en tant qu’elles restent toutes deux partielles, et en particulier l’activité philosophique. En d’autres termes, la vie ordinaire de ce type de philosophe se caractérise par la séparation entre des sphères d’activités relativement étrangères l’une à l’autre, ce qui n’était pas le cas pour le philosophe classique. Il en résulte un rapport très différent de la réflexion philosophique à l’ordinaire. En effet, tandis que le philosophe classique ne cesse de mener une réflexion de la vie ordinaire, le philosophe institutionnel ne peut jamais penser cette vie comme telle, parce qu’elle est divisée pour lui, de sorte que, dans sa vie non philosophique, il n’est plus philosophe, tandis que, dans sa vie professionnelle, il a quitté la vie ordinaire. Dans ces conditions, il ne peut revenir à la réflexion de la vie ordinaire qu’en prenant pour objet de réflexion la division même par laquelle sa vie ordinaire est scindée en deux tronçons qui, en la découpant, la lui cachent. Et il en va de même si, comme philosophe, il considère seulement la vie ordinaire des autres, ou la sienne comme s’il était un autre.

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La ligne de partage entre les deux manières de se rapporter à la vie ordinaire est la frontière entre une philosophie conçue comme recherche de la sagesse et une philosophie conçue comme une sorte de science purement théorique. Car c’est par son ambition de sagesse que la philosophie classique se situe sur le terrain de la vie concrète ou ordinaire, et c’est en se limitant à l’étude théorique que la philosophie institutionnelle se place pour mener ses études sur un terrain séparé de celui de la vie ordinaire.

Mais, du point de vue de cette philosophie théorique, il ne paraîtra peut-être pas vrai que son approche scientifique la mette à l’écart de l’ordinaire dans ce qui lui importe, à savoir non pas la vie ordinaire comme telle, mais la connaissance de l’ordinaire, qui peut impliquer de se placer à un point de vue qui ne soit pas, lui, ordinaire. On arguera même que seul le point de vue scientifique garantit l’objectivité de la connaissance, et qu’il suppose précisément la distance entre l’objet et l’observateur, tandis que leur confusion dans la visée de sagesse vient brouiller l’objet, si bien que le philosophe classique ne perçoit plus du tout l’ordinaire tel qu’il est en soi, mais seulement ce qu’il en fait, c’est-à-dire en réalité quelque chose d’extraordinaire.

Il faut accorder bien sûr que la recherche de la sagesse ne conserve pas l’ordinaire tel qu’il apparaissait au regard naïf, mais qu’elle le transforme, puisque c’est justement son ambition. Et en ce sens, il va de soi qu’elle ne peut guère être objective ou scientifique. Mais de l’autre côté, le point de vue spécial de la science ne permet pas une approche plus vraie de l’ordinaire, en cherchant à l’aborder objectivement, s’il est vrai que, justement, l’ordinaire ne peut pas prendre la forme d’un objet distinct, qui puisse être objectivé, mais qu’il représente au contraire l’ordre sous-jacent à toutes ces objectivations, le fond qui ne s’offre pas à l’examen direct. Nous avons vu en effet que, pour pouvoir tenter une étude scientifique de la vie ordinaire, il fallait scinder le monde et la vie du chercheur en deux domaines, l’un qui est supposé rester dans la sphère ordinaire, et l’autre qui se situe en dehors, et se définit par l’ordre spécial de la science. Or, de ce fait, ce sont les deux domaines qui sont affectés par cette séparation, parce que la vie ordinaire du chercheur ne peut pas être seulement celle qu’il passe en dehors de son travail, la profession de chacun représentant une partie importante de sa vie ordinaire. Par conséquent, la séparation entre l’objet et l’observateur ne réussit pas dans ce cas ; et si l’on n’en tient pas compte, l’objet lui-même se trouve alors déformé au moment même où l’on croit le saisir objectivement.

Il y a sans doute d’autres manières de comprendre l’ordinaire, de telle façon que son étude théorique n’entraîne pas dans cette aporie. Ainsi, on peut le définir comme ce qui est relativement commun statistiquement, soit dans une société donnée, soit dans l’humanité, et mener à partir de là des études sur l’ensemble des phénomènes qu’on aura plus ou moins arbitrairement décidé de placer dans la classe de ce qui est ordinaire dans ce sens. Alors, une fois cette classe d’objets constituée ou au moins cernée de manière générale, l’approche scientifique, objective, pourra retrouver sa pertinence, et la vie ordinaire du chercheur n’aura plus à interférer. Mais dans ce cas, il faut avouer aussi que le terme d’ordinaire est devenu inutile, ou que, du moins, il n’y a plus de raison d’y mettre un accent particulier, puisqu’il ne signifie plus qu’un critère arbitraire par lequel on a défini un certain domaine de recherche. Et si l’on réfléchit au contraire sur la pertinence philosophique de ce critère, sur ce que signifie donc l’ordinaire philosophiquement, alors on court à nouveau le risque de remettre sérieusement en question la démarche théorique qu’on voulait assurer.

Car, quelles sont les raisons de s’intéresser à ce qui est ordinaire, je veux dire non pas par hasard ou marginalement, dans l’idée par exemple de ne rien exclure de l’enquête scientifique, mais de manière concertée, par un intérêt spécifique pour l’ordinaire ? Pour la science en général, l’ordinaire comme tel n’a pas d’intérêt, même si elle étudie souvent des phénomènes très ordinaires et qu’il lui est essentiel de le faire. En effet, ce que la science doit récuser, c’est la distinction entre des choses banales, supposées sans intérêt, et indignes d’une étude sérieuse, et les choses supposées importantes et dignes d’être connues, pour quelque valeur qu’on leur attribuerait, antérieurement à l’enquête scientifique. Ce qui importe à la science, c’est donc de pouvoir s’intéresser aux choses à cause seulement de la valeur qui leur est attribuée pour leur fécondité scientifique, et pour aucune autre raison étrangère. Il serait aussi néfaste à la science de vouloir limiter son domaine aux objets ordinaires que de la concentrer sur les seuls phénomènes extraordinaires. Il faut donc d’autres raisons pour justifier un intérêt spécifique pour ce qui est ordinaire.

Ces raisons, on peut les trouver historiquement dans l’ambition de sagesse classique de la philosophie, mais aussi, par exemple, dans l’intérêt plus récent pour le langage ordinaire, par opposition au langage savant. Or quelle est la raison de cet intérêt ? Celui-ci ne vient-il pas du sentiment que l’option scientifique ou théorique en philosophie aboutit à des impasses et conduit même à forger toute sorte d’illusions ? Les illusions théoriques peuvent par exemple se décrire de la manière suivante. Le savant croit que, pour atteindre l’objectivité, le langage théorique doit se distinguer du langage courant, pour former un système de signes entièrement défini en lui-même, pour ainsi dire objectivement, et qui puisse de cette manière se rapporter à ses objets sans rien faire intervenir d’autre que la théorie elle-même. Un tel langage pourra devenir à la limite purement descriptif et quasi transparent. Or l’entreprise de séparer radicalement un langage purement théorique ou logique ou scientifique, du langage courant, échoue et manifeste son échec justement au moment où l’on prend ce langage même comme objet d’étude. On constate alors que la compréhension du pur langage qu’on a voulu isoler implique la référence à un autre langage, plus vaste, et en fin de compte le langage ordinaire qu’on avait cherché à éliminer. On constate aussi que la description n’est que l’une des modalités du fonctionnement du langage, qui doit se comprendre par son rapport avec les autres manières dont le langage agit. Bref, on se trouve renvoyé à ce fond du langage ordinaire lorsqu’on veut trouver les raisons de la théorie elle-même. Et le langage ordinaire à son tour ne se comprend pas de manière isolée, sans être replacé dans le contexte de la vie ordinaire dans laquelle il s’insère et avec laquelle il fusionne.

Ne sommes-nous pas alors renvoyés à la conception classique de la philosophie, qui ne sépare pas la connaissance d’une manière de vivre, ou, en d’autres termes, qui exige le constant retour à l’ordinaire, c’est-à-dire à la vie ordinaire, selon la définition que nous avons donnée de ce terme ?

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Mais ici encore, même s’il accepte la nécessité de revenir à l’étude de l’ordinaire, le philosophe défini par l’institution comme membre de la communauté scientifique sera porté à ne voir dans ce champ qu’un nouveau domaine d’investigation théorique. Il dira par exemple « Bien ! la description n’est que l’un des modes d’action possible de notre discours, et il faut la comprendre par rapport aux autres, qu’il s’agit de définir afin d’en voir toutes les interactions. Voilà un nouveau champ qui s’offre à l’investigation théorique et que nous allons explorer le plus scientifiquement possible, et les résultats vont montrer que cette étude était féconde. » Et en effet, la science s’est enrichie d’une nouvelle discipline, dont les recherches ont apporté des résultats théoriques non dépourvus d’intérêt. Mais le philosophe a-t-il par là avancé dans la solution du problème qui l’avait poussé à s’intéresser au langage ordinaire et à la vie ordinaire pour sortir des impasses théoriques où il s’était perdu ? L’intérêt du philosophe pour le langage ordinaire venait du fait qu’il sentait la nécessité philosophique de retrouver le fond non saisissable de manière purement théorique de notre pensée comme de notre discours, en reliant le discours à l’usage général, ordinaire, non seulement l’usage de la langue, mais également les usages en général dans lesquels la langue joue son rôle. Il s’agissait donc de prendre conscience du fait que le discours théorique ne pouvait pas se clore sur lui-même, et que la tentative de le rendre autonome aboutissait à la formation d’illusions et non à la découverte d’une connaissance plus rigoureuse. Maintenant, une fois le fonctionnement de certains de ces usages repéré afin de mettre en évidence ce lien fondamental de tout discours avec la vie ordinaire qui en représente le contexte ou le fond, il devient possible de les isoler pour en faire de nouveau des objets de science, et il est certes légitime de le faire aussi. Mais par là, on quitte de nouveau le problème proprement philosophique au lieu de le résoudre, et l’on s’expose à retomber dans les illusions qu’il s’agissait de dissiper, si l’on croit le résoudre par la recherche théorique.

Mais comment éviter de tourner dans ce cercle, tant que les philosophes laissent définir leur discipline par l’institution ? Celle-ci leur demande de considérer leur tâche comme celle de savants d’une certaine espèce, comme des théoriciens spécialisés, et de traiter par conséquent les problèmes mêmes qui naissent de l’insuffisance de l’approche théorique en philosophie par de nouvelles études théoriques. Ou bien, pire encore, elle les incite à abandonner la philosophie et ses questions pour diverses sciences portant sur la philosophie, et à tisser par exemple de plus en plus finement la toile de l’histoire des idées et de tout ce qui encadre l’activité philosophique, une histoire qui semble permettre, à première vue, une approche plus scientifique. Mais cette attitude, dans l’histoire même de la philosophie, conduit par ailleurs à des déformations, en poussant à projeter sur les philosophies étudiées la conception de la philosophie que nous recevons de l’institution, de telle manière que nous tendons à voir également en elles des entreprises théoriques et à négliger les aspects par lesquels on pourrait comprendre par exemple que si les philosophes classiques ne font pas de l’ordinaire en soi un objet d’étude séparé, c’est précisément parce qu’ils se soucient de la vie ordinaire comme de ce qui forme le milieu même de leur activité.

Comment éviter cette emprise de l’institution, qui étouffe la philosophie en la plongeant dans un élément qui n’est pas le sien ? Il faut bien sûr que les philosophes retrouvent leurs propres problèmes, en retrouvant leur élément, c’est-à-dire, non pas celui de l’institution savante, mais celui de la vie ordinaire, vue non pas depuis l’extérieur, mais comprise au contraire du dedans. Et cela peut certes être entrepris par le philosophe individuel dans n’importe quelle situation, y compris à l’intérieur de l’institution, dans la mesure où il est possible de ne pas reconnaître la séparation entre la sphère savante et celle de la vie normale comme déterminante pour la définition de son activité philosophique en tant qu’elle impliquerait sa limitation à l’une seule de ces deux sphères. Nous avons vu qu’il était également possible de penser justement cette séparation elle-même, pour y voir l’un des traits de la vie ordinaire du chercheur dans l’institution. Cependant, cette réflexion fait nécessairement éclater le cadre théorique, et ne peut donc plus se développer dans le respect de la définition institutionnelle de notre discipline.

Et surtout, dans la mesure où la philosophie est davantage qu’une réflexion intime, silencieuse, secrète, d’un individu, dans la mesure où elle vise à se communiquer et à avoir une existence sociale, comme cela fait partie de sa tradition, elle doit s’exprimer d’une manière quelconque, et en premier lieu dans des discours. Or nous avons vu que le discours théorique qui est devenu la norme dans les institutions savantes, ne lui permet pas d’exprimer le problème du rapport à l’ordinaire autrement que sous la forme des apories qui en résultent dans ce type de discours. Dans la mesure où elle veut demeurer philosophique, la philosophie devient dans sa définition institutionnelle une discipline condamnée à ressasser la nécessité de sa disparition, qui est effectivement son seul destin tant qu’elle accepte un cadre qui la nie. Autrement dit, la réflexion philosophique sur le rapport à l’ordinaire fait apparaître notamment, au niveau du discours, que le discours philosophique ne peut pas se déployer dans le mode de discours théorique caractéristique du discours scientifique qui tend à s’imposer toujours davantage, à travers les normes des revues, de l’édition savante, des colloques savants, c’est-à-dire de tous les lieux principaux d’expression des philosophes comme de tous les autres membres de l’institution scientifique. La pensée de l’ordinaire implique autre chose que l’étude savante de l’ordinaire, et notamment du langage ordinaire, elle réclame une pensée ancrée dans l’ordinaire et un discours qui ne se limite pas aux puissances du discours théorique, mais qui accède à toutes celles du langage ordinaire lui-même.

Par là, je ne veux pas dire, bien sûr, que le philosophe d’aujourd’hui soit celui qui utilise la langue banale de l’homme de la rue ou du journaliste, et qu’il faille, pour faire vraiment de la philosophie, se mettre à la portée de tous et vulgariser sa pensée. Loin de là. Contrairement à la science, la philosophie ne se laisse sans doute justement pas vulgariser, n’ayant jamais quitté le terrain de l’ordinaire, même quand elle y a fait les choses les plus extraordinaires. Car nous avons vu que l’ordinaire dont il s’agit ne signifie pas ce qui est commun statistiquement, mais ce qui sous-tend la vie entière et peut représenter un mode de vie, de telle façon qu’il n’entre pas en contradiction, mais en tension, avec l’extraordinaire. Plutôt qu’à un retour au langage banal, c’est à une recherche littéraire que le philosophe est appelé par l’ambition de rendre l’ordinaire tel qu’il puisse se comprendre et se satisfaire, ce qui, encore une fois, est une situation plutôt extraordinaire. Ainsi, des entreprises philosophiques et littéraires telles que celles de Spinoza et de Hume pourraient manifester par leur contraste l’étendue des possibilités philosophiques et littéraires du discours philosophique. Hume a choisi d’écrire des essais extrêmement soignés du point de vue littéraire, d’une très grande facilité de surface, fluides, presque dépourvus d’expressions techniques ou de constructions évidemment complexes, tandis que Spinoza a inventé au contraire un langage très éloigné du langage courant, et une structure littéraire tout à fait inhabituelle et déconcertante, pour composer un système d’une très grande complexité évidente. Mais il serait possible de montrer comment, dans les deux cas, ces dispositifs textuels, loin d’être essentiellement théoriques, constituent au contraire des instruments pour retravailler l’ordinaire à partir de lui-même.

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Imaginons que le présent essai soit le texte d’une conférence à un colloque savant, par exemple sur le sens de la vie ordinaire pour la philosophie. Dans ce cas, il devrait correspondre aux normes de ce genre d’activité, dont certaines sont implicites, et d’autres explicites. Parmi ces dernières, retenons la suivante : la conférence doit respecter les contraintes de l’horaire, le lieu, le moment et la durée. Outre cela, il lui faut respecter de nombreuses règles implicites, dont celles qui fixent le style et le niveau, niveau scientifique, niveau de langue, niveau d’érudition, niveau de difficulté. Comment, à travers toutes ces contraintes, la conférence parviendra-t-elle à éviter la posture purement théorique et à manifester le fond de la vie ordinaire qui doit lui donner sens en tant que réflexion philosophique, et précisément en tant que réflexion philosophique sur le rapport de la philosophie à l’ordinaire ?

A première vue, quoique se trouvant à la frontière, la lecture de cet essai pourrait encore satisfaire à ces exigences institutionnelles. On y trouve quelques références, quoique rapides, à l’histoire de la philosophie ; le langage, quoique non technique, en est relativement classique ; le thème y est clairement abordé, quoique sans référence à aucune des pensées admises comme références autorisées ; et, supposons-le, sa longueur correspond à la durée prévue si le texte est lu régulièrement à un débit ordinaire pour ce genre de lecture. Cependant, plusieurs traits n’y sont pas ordinaires par rapport à ce milieu institutionnel, tels que le très petit nombre de références à l’érudition commune, l’absence de résultats permettant l’accroissement des savoirs, le côté méditatif plutôt que théorique. Or, si je m’en tiens à ce dernier point, il est évident que le rythme de la lecture appropriée à la conférence savante n’est pas celui qui convient au discours tenu, dans la mesure justement où la réflexion devrait y faire apparaître son propre élément, à savoir justement celui de la réflexion philosophique ordinaire, qui se caractérise notamment par un rythme propre, très différent de celui d’un exposé théorique. Le temps imposé par l’institution entre donc en conflit avec celui que requiert la réflexion philosophique dans son rapport essentiel à la vie ordinaire et à son propre rythme.

Peut-être s’étonnera-t-on de ce que j’avance ici. Car, par cet essai, n’ai-je pas fourni la preuve que, justement, je croyais possible de parler du rapport de la philosophie à la vie ordinaire, d’y réfléchir et de le manifester dans une certaine mesure, et tout cela dans le cadre d’un texte d’une dimension précise, et qui peut fort bien se lire au rythme régulier attendu ? Certes, il n’est pas question de prétendre par exemple que la réflexion philosophique ne puisse s’exprimer que dans les discours tenus directement à l’occasion des événements de la vie ordinaire, comme dans ceux que tendaient à prononcer un Diogène ou un Épictète. Les Méditations de Descartes, par exemple, nous permettent de voir comment une méditation authentique, qui se déploie sur une durée bien plus longue que le temps requis par la lecture continue du livre, peut être pourtant initiée et guidée par celui-ci. Mais c’est précisément à condition que le lecteur aborde ce livre autrement que comme un ouvrage théorique — décrivant simplement son objet ou en donnant un modèle —, pour suivre les indications qu’il contient en vue d’exercices philosophiques qui réclament une durée sans comparaison avec celle de la lecture cursive. Car, précisément, le rythme interne de la méditation cartésienne est tout à fait étranger à celui de l’exposé théorique, comme l’est tout son style, dont un peu de réflexion fait bien voir qu’il ne conviendrait pas à une thèse ou à quelque autre produit normal de la philosophie institutionnelle. Bref, s’il est évidemment possible de concentrer le temps de la réflexion dans un discours, c’est toutefois à la condition que son redéploiement soit rendu possible et réclamé d’une certaine manière dans ce discours même. Et s’il est vrai que le philosophe dans l’institution n’abandonne pas la vie ordinaire, bien qu’il puisse en avoir l’illusion, il lui faut pourtant un effort particulier pour percer cette illusion et retrouver l’ordinaire qui sous-tend les secteurs distincts dans lesquels il tend à enfermer ou à laisser enfermer sa vie. Et précisément, l’institution ne l’aide pas à effectuer ce mouvement réflexif, mais l’en détourne, s’il ne trouve pas les moyens de résister à l’ordinaire institutionnel et de faire constamment réapparaître son propre milieu ordinaire, en se donnant l’espace de jeu nécessaire par rapport aux normes institutionnelles.

 

Gilbert Boss
Amiens, 2004