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POURQUOI OCCUPER
WALL STREET ?

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Le mouvement d'occupation de Wall Street s'insère dans la série d'expressions publiques d'indignation par lesquelles un nombre croissant d'individus manifestent leur mécontentement face à la politique menée actuellement à une échelle de plus en plus mondiale. En effet, un malaise se fait sentir sourdement, mais avec toujours plus d'insistance, sans avoir trouvé jusqu'ici le moyen de se dire. Les vieux discours disponibles pour critiquer la situation économique et politique d'aujourd'hui sont devenus inadéquats, de même que les revendications qu'ils servent à formuler. Les idéologies des politiciens mobilisent encore l'espace rhétorique, mais elles ne convainquent plus et elles se sont vidées. Les manifestations de rue traditionnelles elles-mêmes, qui se sont imposées comme les seuls canaux de démonstration du mécontentement restent prises dans des formes périmées. Les nouvelles protestations s'en accommodent faute de mieux, ou demeurent dans le silence plutôt que de se voir détournées et reconduites dans les ornières dont il s'agissait justement de sortir. Comment faire taire les porte-parole qui se mettent à la tête des cortèges pour dévoyer leur protestation en la ramenant dans les chemins trop battus qu'on ne veut plus suivre, sans savoir pourtant quels autres il faudrait ouvrir ? La solution semble trouvée provisoirement. Pourquoi ne pas se contenter de clamer son indignation, sans plus marcher derrière les vieilles bannières, mais en se rassemblant pour la définir par la discussion ? Une fois cette indignation exprimée, sous ses formes variées, n'en ressortira-t-il pas des lignes de force pour une nouvelle critique et de nouvelles exigences politiques ? Il faut reprendre les choses à partir de ce malaise que presque tous sentent, en se tenant à l'écart des grilles d'interprétation aussi bien des politiciens que des intellectuels, moralistes et idéologues en faillite, qui s'agitent autour de ces nouveaux mouvements sans y comprendre grand chose, mais toujours désireux de les récupérer.

Or, tandis que la plupart des gens étaient fatigués aussi bien de nos politiques que des protestations conventionnelles qu'elles provoquaient, selon des rites apparemment immuables, l'expression plus simple de l'indignation trouve un écho extrêmement large, et cette forme de protestation moins définie s'attire la sympathie de nombre de ceux qui s'étaient détournés, dégoûtés même, de ses manifestations traditionnelles et de leur encadrement idéologique dépassé. Le malaise se dessine. C'est la faillite économique des individus et de nos sociétés. C'est l'impuissance de l'individu, et de la majorité des gens, dans de supposées démocraties censées leur confier les rennes du pouvoir politique. C'est l'impression que la richesse et la finance dominent notre politique et nous privent de tout pouvoir. Aussi Wall Street, le centre mondial de cette puissance occulte pour le citoyen, son symbole, est-il l'ennemi désigné sur lequel on peut se mettre d'accord. La crise économique provoquée par la faillite de la finance, le refus des gouvernements de la reconnaître et d'entreprendre les réformes nécessaires, pour sauver au contraire aux frais des peuples ceux qui l'exploitaient en se permettant de devenir même si maladroits dans leur arrogance, ainsi que les nombreux scandales provoqués par la mise à nu d'une partie d'entre leurs affaires, ont fini par déciller les yeux de beaucoup sur l'une des causes de leur profond malaise.

Le slogan « nous sommes les quatre-vingt-dix-neuf pour cent » exprime cette prise de conscience. En effet, le pour cent restant représente une très faible minorité, tandis que c'est la majorité écrasante qui se trouve spoliée, asservie par quelques-uns. Cette perception est importante. Il ne s'agit plus pour les manifestants de prendre parti pour une minorité pauvre, pas même pour une faible majorité défavorisée. Les autres, les riches, les exploiteurs, les voleurs, ne sont plus une personne sur cinq ou sur dix, mais une sur cent, et probablement moins encore. Cette proportion met en opposition directe quelques riches avec presque tous. Il n'y a plus de classe moyenne, intermédiaire, relativement riche, relativement nombreuse, davantage alliée par sa position aux vrais riches qu'aux plus pauvres. Au contraire, ceux qui vivent encore assez à l'aise, s'ils ne sont pas vraiment riches, appartiennent déjà à la majorité défavorisée, exploitée, destinée à finir dans la rue comme les plus pauvres. Or il se trouve que ce sentiment est effectivement partagé par cette grande majorité qui vit plus ou moins bien, plus ou moins mal, et qui de toute façon est comme condamnée à se battre sans cesse avec la perspective de perdre toujours davantage et de partager le sort commun final de la pauvreté, puis de la misère. Le nombre des privilégiés s'est restreint au point de ne presque plus représenter une véritable partie du peuple. Il ne s'agit plus donc pour l'homme moyen de faire quelque effort de solidarité avec les pauvres, dont le sort ne le concernerait pas directement. Fondamentalement, il se trouve déjà du même côté du fossé, et il lui suffit de le constater pour voir avec qui il est naturellement solidaire. Ce changement de perception est essentiel. Maintenant, les intérêts de l'infime minorité des seuls vrais riches ne sont plus ceux d'aucune autre partie de la population, et leur sont même contraires. Et cette constatation n'est pas affaire de théorie ou d'idéologie, mais toujours davantage d'expérience vécue.

Voilà où nous en sommes. L'indignation déjà obscurément ressentie se découvre, s'éprouve, s'affirme, se confirme, s'enfle, se répand. Ce qui indigne, c'est la tromperie devenue toujours plus visible. L'augmentation indéfinie de la production, à grand renfort de travail de tous ou de presque tous, devait nous assurer plus de confort et de sécurité, comme par le passé. Mais la richesse produite est détournée au profit des plus riches, et les autres se débattent en vain pour atteindre un idéal qui est devenu chimérique. Nos gouvernements en apparence soucieux du bien des peuples se sont mis en réalité à la solde des plus riches. Le citoyen qu'on dit à la source du pouvoir, le perd systématiquement lorsqu'il le confie à ses représentants qui s'empressent de le trahir et de représenter au contraire ceux qui le confisquent à leur profit. La tromperie est devenue évidente, bien qu'elle reste encore opaque dans le détail de ses machinations. Mais il n'est pas nécessaire de savoir la déjouer pour s'en indigner et pour vouloir reprendre le pouvoir confié ou abandonné aux usurpateurs. C'est pourquoi il faut occuper Wall Street.

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Le vrai pouvoir qui gouverne en réalité l'Amérique comme le monde n'est pas à la Maison Blanche, ou au Congrès, ou au Pentagone, mais à Wall Street, qui donne officieusement ses ordres au gouvernement officiel. On perd donc son temps à tenter d'agir sur ce dernier, qui finira toujours par se soumettre au pouvoir financier dont il est devenu depuis longtemps déjà le serviteur. Qui sont donc les maîtres à Wall Street ? Faut-il les chercher à la bourse ? Sans doute, les spéculateurs jouent un grand rôle. Mais derrière eux se tiennent les banquiers, ceux que depuis la crise le peuple nomme les banksters, régnant sur le monde comme autrefois les gangsters sur Chicago — et plus efficacement encore. C'est donc ce pouvoir-là qu'il faut reprendre pour récupérer tous les autres. Car ils ont tout asservi, l'industrie, le commerce, le monde politique, l'armée, l'éducation, la recherche, les services, la presse, la publicité, bref tout ce qui peut être soumis directement ou indirectement au pouvoir de l'argent. Car l'argent, c'est leur affaire, ils le prêtent, le récupèrent avec usure, le confisquent, le produisent à leur gré ou presque, et à travers lui, s'emparent progressivement de tout. Et quand, rendus téméraires par leur pouvoir, ils surchauffent la machine et la font dérailler, les gouvernements les empêchent de faire faillite en courant servilement à leur secours. C'est pour eux si naturel qu'ils n'attendent pas pour se relancer à fond dans leurs activités les plus contestables, avec une insolence qui finit par indigner les plus placides.

Maintenant les indignés sont à leur porte et insistent pour manifester leur colère. Cependant, outre cela, que peuvent-ils faire ? Certes, l'expression de leur indignation est désagréable et dangereuse, parce que dans de grandes parties de la population, elle fait plus que s'attirer davantage la sympathie, elle incite à l'indignation. Or la colère de beaucoup annonce des éclats, des violences dont les premières catégories de victimes sont déjà désignées. Celles-ci pensent-elles pouvoir calmer les esprits à bon compte, ou pouvoir échapper à l'orage ? Leur expérience passée les incite à le croire. On imagine difficilement que les situations changent réellement et que l'expérience ne fasse pas que se répéter, mais qu'elle puisse se voir contredite. Imaginons que nos rusés banquiers avec leurs armées de serviteurs se montrent assez peu avisés pour négliger les signes de la révolte, comme il est probable, et que les indignés, toujours plus nombreux et plus furieux en viennent à faire des carnages dans leurs rangs. Qu'aurons-nous gagné à part l'apaisement que peut apporter la vengeance, et la prudence chez ceux qui y auront échappé ou qui auraient pu désirer succéder aux chefs disparus ? Après une période de confusion, le système ne se remettra-t-il pas en route, simplement ?

Où trouver en effet les solutions pour le réformer ou en changer dans un monde où les préoccupations et les idées ont été façonnées par ceux-mêmes contre lesquels on s'élève ? Les politiciens ne savent à peu près rien entreprendre que sous leur conduite ou dans leur esprit. Ils y sont intimement formés. Mais ils ne sont pas les seuls dans une société où presque tous ont pris l'habitude d'envisager tous les problèmes dans leur sens. L'idéologie qui les sert domine partout, et leurs adversaires s'y opposent en vain depuis bien longtemps avec des idéologies tout à fait périmées, qui ne font plus peur à personne, parce qu'elles sont devenues franchement impuissantes. Depuis combien de temps, dans les domaines de la philosophie, de la morale et de la politique, au sens large, n'a-t-on plus vu paraître de nouvelles idées, voire des mises à jour véritables de plus anciennes ? Les intellectuels aussi se sont mis au service des maîtres du monde ou ont abdiqué, se contentant de répéter, en guise de critique, les formules vides qu'ils avaient apprises sur les bancs d'école, sans jamais vérifier si elles correspondaient encore à quelque réalité. Demandez-leur que faire à présent, et ils vous réciteront assez fidèlement et avec une feinte conviction leur catéchisme auquel personne ne croit plus.

Dans cette situation, on ne s'étonne pas de voir que la ruse suprême des indignés consiste à ne pas se concentrer sur des revendications précises, de laisser ouverte la question des mesures à prendre, et de s'en tenir au plus certain aux yeux de tous, à savoir l'indignation générale que provoque toujours plus sûrement l'état actuel. Mais à supposer que l'indignation se généralise aux quatre-vingt-dix-neuf pour cent ou même plus, il restera à savoir que faire lorsque la puissance de la révolte aura permis de s'assurer le pouvoir.

Une image d'Épinal de la révolution nous présente le peuple descendu dans les rues pour prendre le pouvoir, doué subitement d'une intelligence extraordinaire, capable des plus grandes et pertinentes inventions, grâce à l'élan spontané de la révolte. En réalité, l'expérience n'a jamais rien montré de tel. Les révolutions qui ont réussi, au moins pour un temps, comme la révolution française ou la révolution soviétique, étaient préparées par une évolution antérieure des idées, ainsi qu'encadrées par des meneurs et des chefs qui n'en étaient pas dépourvus et qui n'avaient pas besoin d'attendre l'élan spontané des foules pour savoir en quelle direction se lancer. Qui a travaillé les idées sait bien qu'elles ne naissent pas à l'improviste du simple échauffement des esprits, mais qu'elles requièrent une attention et un traitement long et minutieux à l'écart de l'agitation et de l'urgence immédiate. La multitude peut se laisser séduire par des idées relativement nouvelles lorsque la situation exige évidemment le changement. Mais il faut que ces idées soient déjà élaborées et non seulement présentes, mais déjà un peu ambiantes, dans des minorités au moins, qui puissent y être sensibles et les répercuter.

Bref, l'indignation seule reste insuffisante.

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S'il s'agissait seulement de résoudre quelques graves problèmes particuliers reliés à la crise financière, il ne serait peut-être pas difficile de répertorier un nombre de solutions, qui ne sont peut-être pas celles qu'envisagent d'habitude les politiciens et leurs conseillers, banquiers, financiers, économistes, idéologues de diverses tendances. On s'est contenté pour l'essentiel de renflouer les banques en plongeant par ce genre d'opérations les États encore davantage dans les dettes, et en augmentant donc les charges pesant sur les peuples. Cette critique, correspondant à une constatation assez simple, a été abondamment faite, et elle est assez évidente pour qu'on puisse s'étonner de ne pas la voir prendre au sérieux en pratique, et même dans la plupart des discours officiels. Ce mystère n'est pas non plus si impénétrable qu'il le paraît au premier abord, s'il est vrai que ce n'est pas la raison qui dirige nos gouvernements et tous ceux qui tournent autour d'eux, mais l'intérêt des banquiers.

Parmi les moyens prônés, l'un des plus populaires, les mieux admis par la classe politique, les plus avancés par les intellectuels sans idées, c'est la proposition d'une moralisation de la finance et de la direction des grandes entreprises. Qui niera en effet que si les cadres supérieurs cessaient de ne penser qu'à leur enrichissement personnel, éprouvaient quelque solidarité avec le monde qui les entoure, et renonçaient par exemple à des salaires et gratifications démesurés, certains scandales disparaîtraient ? Qui doute que si les spéculateurs réfléchissaient autant aux effets de leurs spéculations sur la marche de l'économie qu'à leurs gains personnels, nous éviterions quelques effets néfastes de leur activité ? Et comment l'économie ne serait-elle pas plus acceptable moralement si ses acteurs renonçaient au recours à des tromperies supposant un parfait cynisme de la part des dupeurs et de leurs complices ? Or précisément, de tels cyniques sont parfaitement hermétiques à tout prêche moral, et il est donc vain de chercher à agir sur leur conscience, de vouloir les responsabiliser, et ainsi de suite. Il resterait par conséquent à établir des lois qui interdisent ces pratiques scandaleuses, en espérant que la menace de la prison, si elle est bien réelle, en réduise la fréquence. Mais le domaine est complexe, et la ruse constante parmi ses acteurs est fort capable d'inventer sans cesse des échappatoires plus ou moins légales, entraînant une course que nos civilisations connaissent bien entre les législateurs et ce genre de fourbes, qui ont toujours au moins un pas d'avance sur ceux qui veulent légiférer sincèrement pour les forcer à entrer dans une voie plus acceptable, et de nombreux pas même lorsque le législateur manifeste pour eux une certaine sympathie, sinon complicité. Bref, cette voie est désespérée, et elle n'est guère proposée que par les naïfs et ceux qui ne désirent pas agir tout en faisant croire qu'ils cherchent à régler les problèmes. On a crié tant et plus, par exemple, contre les primes démesurées, et elles n'ont fait qu'augmenter, accompagnées toujours des mêmes cris inutiles.

Une solution plus efficace, et pour cette raison moins discutée, consiste à séparer dans l'activité bancaire la gestion courante des flux d'argent et des dépôts, d'un côté, et de l'autre la gestion des investissements, en interdisant au même établissement la pratique des deux à la fois. Cette mesure aurait l'avantage de réduire la taille des banques, qui ne resteraient peut-être plus trop grosses pour pouvoir tomber en faillite sans catastrophe. Surtout, comme ce sont les investissements qui comportent les véritables risques, cette activité n'entraînerait pas en fin de compte dans les mêmes dangers l'ensemble des opérations financières courantes ou non spéculatives. De cette manière, les esprits aventureux pourraient se lancer dans des spéculations téméraires et s'y casser le cou sans trop de danger pour le reste de la société.

Dans cette ligne, il est naturel d'envisager comme un service qui revient en propre à l'État la gestion courante des flux d'argent. Les comptes auprès de ces institutions d'État permettraient les transferts d'argent, l'épargne simple, mais sans intérêt, puisqu'il n'y aurait pas d'investissement des sommes traitées là. Chacun pourrait donc choisir ce qu'il veut investir, et à quelles conditions, alors qu'à présent, la possession d'un simple compte courant, devenue presque obligatoire pour la plupart des opérations, implique la mise à disposition de la banque des sommes qui lui sont confiées pour ses propres investissements. Ainsi, lorsqu'en France, à la suggestion de je ne sais plus quelle vedette du football, un nombre important de personnes avaient annoncé leur participation à une opération de retrait des sommes présentes sur leurs comptes à un jour déterminé, l'objection pratique principale était que ceux qui avaient plus que de très petites sommes, ne sauraient de toute façon pas où déposer l'argent retiré sans le reconfier aux banques qu'ils voulaient menacer. Nous en sommes au point de ne plus pouvoir choisir de participer ou non à la spéculation. Une belle preuve de liberté économique dans nos sociétés supposées libérales !

A ce sujet, on a pu s'étonner de voir les gouvernements financer des banques en faillite pour les maintenir à flot, sans en profiter pour exiger en retour une participation à leur capital et pour introduire des fonctionnaires dans leur conseil d'administration afin de les mettre au moins sous surveillance. Il est à la mode d'exprimer sa réticence face à toute participation de l'État à des entreprises, sous le prétexte que le gouvernement n'est pas fait pour s'occuper d'économie, une tâche pour laquelle il ne serait pas apte. Un tel argument, au moment où les banquiers privés ont démontré à la fois leur incompétence et leur irresponsabilité les plus totales est évidemment tout à fait ridicule, car on ne voit pas comment des fonctionnaires pourraient ne pas être à la hauteur d'une gestion si catastrophique.

Les discussions sur la crise financière ont remis à l'esprit un fait que beaucoup n'avaient pas su ou avaient plus ou moins oublié, à savoir que les banques créent elles-mêmes de l'argent, qui leur permet, à partir de fonds « réels » restreints, de mener les spéculations les plus aventureuses, de fabriquer de véritables bulles, et de faire enfler le système jusqu'au moment où il va éclater. La proposition de réduire, ou mieux, de supprimer, ce droit de créer de l'argent scripturaire, si dangereux pour tous, et de réserver la création de monnaie sous toutes ses formes à l'État, paraît devoir s'imposer à l'attention la plus sérieuse, même si on sait bien qu'elle ne peut pas plaire aux banquiers.

S'il faut réinjecter de l'argent, on peut aussi se demander pourquoi on le fait à travers les banques, plutôt que de donner cet argent au citoyen, qui va le dépenser, qui pour rembourser une partie de ses dettes, qui pour consommer, qui pour épargner, ce qui fera revenir par des chemins indirects l'argent aux banques, sous d'autres conditions plus acceptables (pour autant que cela puisse être sans changer leur structure) et permettra de maintenir ou de relancer la production. L'idée d'un revenu universel est depuis longtemps connue de ceux qui veulent s'y intéresser, quoique généralement négligée du pouvoir. La crise aurait dû représenter une occasion de l'envisager attentivement et de la mettre en pratique.

Au lieu de discuter de telles mesures et de bien d'autres du même genre qui promettent quelque succès dans la résorption de la crise et une réorientation de l'économie vers des voies qui ne la feront pas ressurgir inévitablement, aggravée, un peu plus tard, on crie partout combien il est urgent de renflouer encore les banques, sans en modifier la structure et le fonctionnement ou en reportant à quelque avenir incertain le moment d'y réfléchir.

De cela aussi, il y a évidemment de quoi s'indigner. Mais on ne peut le faire raisonnablement qu'en analysant les mérites des diverses solutions, pour constater à quel point ceux qui devraient tenter de résoudre ces problèmes n'y songent pas.

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Les mesures que nous venons de citer sont certes partielles, et l'on peut se demander si des réformes beaucoup plus radicales (certains préfèreront dire des révolutions) ne sont pas indispensables si l'on ne veut pas seulement réparer provisoirement la machine, mais en permettre le fonctionnement à plus long terme. Et précisément, toute une catégorie d'intellectuels va jusqu'à affirmer qu'il faut faire totalement sauter l'ancienne pour nous obliger à en construire une neuve. Ils prétendent même que toute mesure partielle est nuisible, et d'autant plus qu'elle est meilleure, puisqu'elle prolonge les capacités du système actuel de se maintenir. Ceux-là seront donc satisfaits qu'on se contente de s'indigner, jusqu'à conduire à la révolte totale, qui ne laissera plus rien subsister et aura rasé le terrain pour reconstruire, soit selon un plan qu'ils croient déjà connaître, soit plus souvent en inventant tout à partir de rien, à l'image du Dieu créateur. Car, bien sûr, ce sont des croyants aussi, et ils n'ont que leur foi pour espérer voir se déplacer les montagnes. Qu'au milieu de leurs illusions, ils soient sûrs de ne pas se tromper, c'est normal, car on connaît cette logique de la foi.

Il est pourtant vrai que notre ordre économique entier est en train de tomber en faillite et qu'il ne suffira pas de l'étayer çà et là pour le maintenir quelques années de plus, même s'il n'est pas indifférent pour nous qu'il puisse durer encore un peu, parce que nous ne sommes pas prêts à lui substituer un nouvel ordre, d'une part, et parce que les solutions que nous mettrons en place pour le soutenir, outre leur utilité plus immédiate, pourront servir d'expériences, de modèles, positifs ou négatifs, pour l'invention de nouvelles solutions plus générales. L'idée qu'il ne faut pas entreprendre de réforme est donc tout à fait nuisible.

Mais quel est ce système qui nous écrase déjà et qui est voué à la faillite ? Nous avons pris l'habitude de le nommer néolibéralisme. Ce nom n'est pas très heureux, parce qu'il évoque des conceptions bien étrangères à la réalité d'aujourd'hui, laissant penser qu'il s'agisse d'une forme du libéralisme. Or celui-ci signifie une défense de la liberté individuelle, face à toutes les oppressions des individus, qu'elles soient collectives ou individuelles. Cette lutte pour la liberté a lieu dans tous les domaines de la vie, et dans l'économie également, quoique non principalement et moins encore exclusivement. Le libéralisme demande donc que l'individu ait la plus grande liberté économique, tant que celle-ci ne conduit pas à l'asservissement des autres. Le modèle d'une libre concurrence de nombreux acteurs sur le marché, tant que personne n'acquiert le pouvoir d'empêcher de nouveaux acteurs d'entrer dans la concurrence, ni d'imposer les prix grâce à un monopole individuel ou collectif, correspond à ce genre de liberté et à ce qui a lieu dans une économie où il existe dans la plupart des domaines de nombreuses entreprises de dimensions restreintes en concurrence les unes avec les autres. La domination du marché par de très grandes entreprises privées, aménageant la concurrence entre elles par des accords formels ou non, capables d'imposer largement leurs prix, les types de produits à offrir, les modalités de travail qu'elles définissent, et même leurs politiques aux États, représente au contraire un mode particulièrement frappant de l'asservissement du plus grand nombre aux quelques très riches propriétaires de ces entreprises, et s'oppose donc radicalement au libéralisme. En désignant cet ordre oppressif par le terme de néolibéralisme, on introduit la plus grande confusion, comme si la liberté d'une petite classe dominante était ce que le libéralisme demande de défendre. C'est permettre à l'asservissement de se cacher sous l'étendard de la liberté, et en favoriser ainsi la progression. Les opposants au libéralisme y perdent également plus qu'ils ne semblent voir par cette confusion grâce à laquelle ils espèrent pouvoir faire passer leurs critiques de la situation actuelle comme visant toute recherche de liberté individuelle. Car les partisans de la liberté risquent d'être poussés par eux du côté de ce qu'ils nomment également néolibéralisme et qu'ils condamnent eux aussi.

Surtout, le fait que les débats actuels puissent avoir lieu dans une telle confusion d'idées, au point d'empêcher de poser même les problèmes réels, et bien plus encore de les résoudre, est le signe d'une autre faillite que celle de notre économie, car c'est le monde intellectuel lui-même qui se révèle déjà réduit au chaos et à l'insignifiance. Non seulement les journalistes, qui justifient leur activité comme servant à maintenir une instance critique essentielle pour le maintien du pouvoir du peuple, et donc pour la démocratie, ont trahi en se plaçant sous la tutelle des puissances de l'argent, au lieu de leur opposer une résistance critique, mais les intellectuels eux-mêmes, ceux qui prétendent se consacrer à l'analyse de notre réalité sociale, politique, morale, pour clarifier les idées dans ces sujets, pour faire la critique des confusions et des erreurs conceptuelles, pour inventer des idées plus pertinentes, comprendre les nouvelles réalités et permettre de poser les problèmes qui en surgissent et préparer les solutions, ces intellectuels, dis-je, ont trahi également. Il y a longtemps qu'ils se sont repliés dans la fonction d'idéologues, ressassant quelques vieilles doctrines, interprétant à force de contorsions des faits qui y résistent, ou se retirant dans quelque érudition, sans avouer qu'ils ont abandonné leur poste, et en feignant même de s'y tenir.

Voilà une trahison, une tromperie, qui mérite de soulever l'indignation autant que les tromperies des plus riches. Car si les indignés actuels sont largement réduits à clamer leur indignation, c'est surtout parce que les idées qui pourraient susciter des revendications précises et conduire à une modification effective du système actuel, manquent. Le travail que n'ont pas fait les intellectuels pendant des décennies est à entreprendre à partir de zéro ou presque au moment où le besoin d'idées permettant de comprendre et d'agir est devenu urgent. Pire encore, loin de chercher partout quelles sont les idées présentes dans des recoins ignorés, pour les analyser et en faire le tri, dans l'espoir de trouver quelque chose d'utilisable, la classe intellectuelle, comme les capitalistes, ne songe guère qu'à continuer à faire valoir ses vieux stocks périmés et à empêcher toute idée nouvelle de venir les remplacer.

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Que reste-t-il à faire, après avoir cumulé indignation sur indignation ? Il faut trouver le moyen de faire travailler ce capital d'indignation, non plus pour produire seulement encore plus d'indignation, ce qui ne servirait qu'à faire étouffer les indignés trop indignés, mais pour produire autre chose d'apte à faire évoluer concrètement la situation. Il faut des idées, et il faut donc les chercher. Il faut les inventer, certes, mais d'abord retrouver toutes celles qui restent enfouies sous les discours vides des traîtres, politiciens, journalistes et intellectuels. Et qui peut s'y mettre ? Tout le monde sans doute, dans une certaine mesure. Mais les idées ne se trouvent pas comme les champignons, comme on aimerait le croire ou le faire croire. Et d'ailleurs certaines peuvent être aussi dangereuses que ceux-ci. Il est bon que chacun cherche à penser davantage par lui-même, à exercer autant que possible ses capacités critiques face à tous les discours trompeurs qui prévalent partout. Il est bon que, autant que possible, il envisage tout avec cet œil critique, ses propres attitudes y compris. Mais, aussi souhaitable soit-il que cette capacité se répande très largement, on aurait tort de croire que les idées soient des réalités inoffensives, aptes à être apprivoisées facilement, révélant au premier coup d'œil leur structure. Il faut de l'exercice pour les saisir, pour les analyser, pour les évaluer, pour les modifier, pour former de nouveaux concepts. Si l'indignation ne débouche pas sur ce travail, difficile entre tous, elle aura été vaine, quelle que soit la durée de l'occupation de Wall Street pour la manifester.


Gilbert Boss

Québec, le 18 octobre 2011