Sauf dans des circonstances
exceptionnelles, nous ne pouvons pas vivre hors de toute société.
Étrangement, nous avons déjà besoin de nous allier à d'autres pour nous
protéger des autres. Car l'isolé est facilement la proie des autres,
dont il ne peut guère se défendre, surtout s'ils se sont alliés pour
l'attaquer. Il lui faut donc se soumettre à un ordre social, au droit
correspondant, et se
fier à sa justice. Et c'est alors qu'une véritable coopération devient
possible et que les hommes peuvent maîtriser certaines parties de la nature et
se procurer de mieux en mieux ce qui va combler leurs besoins et leurs désirs.
Cette coopération représente le domaine de l'économie. Jusqu'ici,
l'individu recherche la sécurité pour
lui-même tel qu'il se trouve, et s'adapte en partie malgré lui à l'ordre
social qu'implique cette sécurité. Il faut le dresser à respecter l'ordre
juridique et moral qui permet à la société de subsister. Par là, il subit
une certaine transformation de son caractère, en devenant en principe plus
moral. Il en va de même pour
l'économie. En entrant dans le système de coopération que permet la
société, il apprend à se comporter autrement que s'il était seul, et à
intégrer dans ses projets les relations sociales, le concours et la résistance
des autres membres de la société, ce qui modifie encore son caractère. Cette transformation de l'homme par la vie sociale prend
essentiellement la forme d'une adaptation. Pour jouir des bienfaits de la
société, de la justice et de l'économie, chacun doit accepter de se conformer à
ce qu'elles exigent de lui. L'individu
se perfectionne-t-il de cette manière? Peut-être en partie, mais non pas
systématiquement. Son but est d'abord de satisfaire ses besoins et de réaliser
ses désirs tels qu'ils s'expriment en lui, sans autre réflexion. Certes, la
vie sociale l'oblige à transformer certains de ses désirs, à en abandonner,
tandis qu'elle en fait naître d'autres, d'autres besoins liés aux nécessités de la
justice et de la coopération. Mais c'est de manière accessoire, et non en vue
du perfectionnement individuel. Par cette modification, l'homme s'adapte surtout à la
société, il se rétrécit où il le faut et s'étend là où la société lui
en laisse la place. Cependant il y a dans
les sociétés bien des activités qui n'ont pas pour but de permettre notre
survie et de satisfaire nos besoins. Qu'on pense par exemple aux arts, dont on
pourrait se passer avantageusement dans une vue utilitaire étroite, parce qu'on
peut vivre commodément sans eux. Leur fonction n'est pas de nous
rendre la vie plus sûre, facile et commode. Ils prétendent plutôt modifier
nos manières de voir et nous rendre plus raffinés, au point parfois de nous
donner des désirs que nous n'aurions pas sans eux et, en les multipliant, de
les rendre plus difficiles à satisfaire. La culture complique la vie et les
hommes, ou les perfectionne d'une certaine façon.
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