Quoique l'individualisme ne soit pas
une attitude neutre, mais bien l'engagement même le plus radical en faveur du
développement de l'individualité, il implique une très grande tolérance.
C'est dire que cette tolérance n'est pas conçue comme une valeur en soi, pas
plus que d'autres choses qui ont une valeur pour l'individualiste, telles que la vie
sociale, mais bien comme un instrument indispensable en vue de la liberté
individuelle. Parce qu'elle est nécessaire, elle a une grande valeur, mais
parce qu'elle est un moyen en vue d'autre chose, elle n'a qu'une valeur
relative, et il est tout aussi important de lui accorder toute sa valeur que de
la limiter également en fonction de sa fin. En
soi, la tolérance des attitudes différentes des nôtres n'a aucune
valeur, tant que nous n'avons pas de raison soit de permettre grâce à elle une association
avantageuse avec ceux qui pensent et vivent différemment de nous, soit d'utiliser cette diversité
même que la tolérance autorise en vue de la réalisation de nos propres
desseins. Or c'est bien à ces deux conditions que la tolérance vaut pour nous. Vu
que la
société nous est indispensable, et que nous ne pouvons nous contenter de choisir de ne nous associer
qu'avec ceux qui ont de fortes affinités avec nous, il nous faut
tolérer pour le bien de la société ceux qui divergent d'avec nous, du moins
autant que cette divergence n'abolit pas l'utilité de la société que nous
cherchions. De même, comme la liberté ne nous est pas donnée, mais qu'il
convient de nous rendre libres, tant que nous ne sommes pas devenus entièrement
libres, nous devons nous considérer nous-mêmes non pas comme des êtres
achevés, mais comme des personnalités à former et à transformer. Et les
divers modes de vie des autres nous offrent des modèles possibles des diverses
façons dont nous pouvons vivre, ou au contraire des inconvénients qui
résultent de certains modes de vie. Enfin, l'homme libre aime la liberté, la sienne
et celle des autres, et il se réjouit donc de la diversité que produit la vie
libre. Mais ici, il ne s'agit plus de tolérance en vérité, mais de jouissance de cette
diversité. Lorsqu'on comprend ainsi la
relativité de la tolérance, il n'est plus possible de tomber dans les
paradoxes venant de l'illusion de la croire absolue, et il devient évident que
la tolérance du tyran ou de l'intolérant, sous toutes ses formes, n'a pas de
sens, puisqu'elle ne favorise pas la liberté, comme elle le devrait, mais la
réduit. En revanche, toutes les idées, soit qu'elles s'expriment purement
théoriquement, soit qu'elles s'expriment dans la pratique, sont utiles pour
explorer l'ensemble des possibilités de vie qui nous sont en principe ouvertes,
et pour nous permettre également de les vivre par sympathie lorsqu'elles ne
sont pas réalisables pour nous, et il faut par conséquent non seulement les
tolérer, mais désirer qu'elles se développent, s'expriment et se réalisent
tant qu'elles n'aboutissent pas à opprimer notre liberté.
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