Une certaine idéologie, dite démocratique, refuse la différence entre les individus, parce qu'elle veut leur imposer en tout l'égalité. Une autre idéologie, qu'on peut nommer capitaliste, refuse de même cette différence, parce qu'elle ne veut reconnaître qu'une sorte d'inégalité, celle de la richesse. Nous, parce que nous voulons cette différence, nous voulons la multiplicité indéfinie des inégalités, et par conséquent la relativisation de la richesse comme de toute la sphère économique.

Tout le monde se veut parfaitement démocrate, et peu se soucient pourtant de la perfection de la démocratie proprement dite, comme mode de gouvernement politique. On se satisfait de gouvernements qui donnent peu de part au peuple, et on se méfie par exemple de la démocratie directe, dont on craint fort qu'elle doive souffrir dans ses décisions de la supposée bêtise ou incapacité politique du peuple. C'est qu'être démocrate pour nos contemporains, cela signifie généralement plutôt qu'on adhère sans réserve à la valeur de l'égalité et de l'égalisation entre les hommes, ce qui a peu à voir avec la démocratie politique proprement dite. Dans cette ligne, on croit que la démocratie consiste essentiellement, en politique, à imposer le plus possible l'égalité entre les hommes et à empêcher toute différence vraie entre eux.

Il n'est pas étonnant que la démocratie ainsi entendue s'accorde très bien avec le capitalisme, si l'on veut nous permettre l'usage de ce terme en dépit du fait que tous refusent de se désigner par lui, alors que tous se clament démocrates. Le capitalisme dont je parle affirme qu'il y a une exception à l'égalisation universelle, parce qu'il importe au développement économique de reconnaître l'inégalité des richesses pour permettre leur concentration et pour maintenir l'émulation dans l'activité économique, et même dans toutes les autres dans la mesure où elles ont un aspect exploitable économiquement. Quant à celles qui tombent hors de ce domaine, elles peuvent être considérées selon cette idéologie comme moins essentielles. Et par conséquent, l'égalisation générale hors de la sphère économique est vue comme bonne, et le capitaliste peut approuver la morale et la politique prétendument démocratiques tant qu'on ne prétend pas l'étendre à la richesse.

C'est sur ce point donc que se concentre le débat. Faut-il ou non admettre cette exception? Pour nos démocrates les plus radicaux, elle représente une injustice, comme toute inégalité. Pour les capitalistes, elle est juste au contraire, parce qu'elle permet l'accroissement général de la richesse en récompensant plus particulièrement les plus méritants.

Pour nous, individualistes, la difficulté n'est pas d'admettre l'inégalité des richesses, mais de faire accepter la possibilité d'inégalités, et donc de différences réelles, en tout domaine. Si l'exception faite pour l'inégalité des richesses est nuisible, c'est d'abord parce qu'elle est la seule, et qu'elle concentre tous les désirs de différenciation sur un terrain où celle-ci n'implique d'ailleurs qu'un assez faible développement de l'individualité. Il faut supprimer ce privilège de la reconnaissance de l'inégalité de la richesse, non pas en l'abolissant, mais en la généralisant à toutes les différences entre individus. Car l'inégalité n'est tyrannique, et contraire à la liberté, que dans la mesure où précisément elle est limitée arbitrairement à un seul domaine, dans lequel se concentre du coup le pouvoir.

Lorsque les différences et les inégalités correspondantes sont admises en tout, alors, au lieu de la seule hiérarchie selon la richesse, ce sont mille petites hiérarchies sectorielles qui s'installent et se compensent plus ou moins mutuellement, permettant du reste un bien meilleur fonctionnement de la démocratie au sens propre. L'effet d'émulation se multiplie également. Au lieu de se trouver fixé unilatéralement dans une seule hiérarchie, l'individu monte sur plusieurs échelles pour y atteindre des échelons de hauteurs différentes, et il trouve ainsi dans la société le jeu nécessaire à sa liberté. Tel sera l'effet d'une société qui placera la culture au premier rang, de telle sorte que celle-ci contiendra l'économie, au lieu que l'économie contient aujourd'hui la culture.