NOUVELLE
LETTRE
SUR LA LIBERTÉ UNIVERSITAIRE
aux étudiants de philosophie
de l’Université Laval
Québec, le 4 mars 2002
Chères étudiantes, chers étudiants, vous
serez peut-être étonnés que je m’adresse à vous sur le sujet de la
liberté universitaire, que plusieurs considèrent comme un privilège des
professeurs qui devra disparaître comme les autres privilèges dans le
progrès
de l’esprit démocratique (ou dans celui de la société marchande). En
quoi
de tels privilèges vous concernent-ils donc, sinon pour veiller à y
opposer
vos droits d’étudiants ? Et pourtant cette liberté vous concerne
bien.
Elle dépend aussi de vous et est également la vôtre, comme je tenterai
de
vous en convaincre aussi concrètement que possible, si vous n’en êtes
déjà
persuadés.
Il y a plusieurs années, en 1995 et
1996, je
défendais cette liberté dans des lettres à mes collègues à l’occasion
de
la manœuvre dont j’étais l’objet en tant que responsable du cours sur
Descartes et le rationalisme, que le Doyen de la Faculté de Philosophie
m’enlevait
avec un certain appui (et aussi une certaine opposition) d’étudiants
d’alors.
L’histoire paraît se répéter, pour des causes mystérieuses selon
certains,
ou bien évidentes au contraire selon d’autres. L’occasion de revenir à
ce
thème m’est donnée aujourd’hui par le fait que mon nouveau cours
général, sur Hume et l’empirisme, m’est à nouveau retiré, par le même
Doyen, sous un prétexte semblable.
Les faits sont connus de plusieurs. Sans
m’avoir
rien dit, une petite minorité de six étudiants du cours de l’automne
2001
signent une lettre de plainte contre ma manière de le donner, et
remettent
cette lettre datée du 19 décembre 2001 au Doyen de la Faculté de
Philosophie,
M. Jean-Marc Narbonne, le 13 février 2002. Celui-ci réagit avec la plus
grande
promptitude et, le même jour, attribue le cours à un autre professeur
pour l’automne
2002, avant même de m’avoir signalé l’existence de la plainte. Sitôt
celle-ci entre mes mains, j’y réponds et rends accessibles aux
étudiants ma
réponse et la plainte. Le Doyen mène une enquête qui aboutit à la
conclusion
qu’il n’y a pas de faute à me reprocher et qu’au contraire, même, les
plaignants lui ont affirmé que ma méthode d’enseignement était
intéressante. D’ailleurs, l’Association des Étudiants et Étudiantes en
Philosophie, m’a remis un résumé de la plainte émanant de ses auteurs,
dans
laquelle ils commencent par faire deux mises au point : d’une part
ils ne
parlent que pour eux-mêmes, sans se poser en représentants des autres
étudiants, et d’autre part ils ne demandent pas que mon cours me soit
retiré. Je rends également disponible aux étudiants ce résumé et les
remarques qu’il m’inspire. Mais c’est en vain que je demande au Doyen
de
reconsidérer sa décision et de m’attribuer le cours sur Hume et
l’empirisme,
maintenant que la plainte a repris sa juste dimension et qu’il est
devenu
clair qu’elle ne signifie pas autre chose que l’insatisfaction
personnelle
de quelques étudiants de mon cours, qui les a conduits, je ne sais pour
quelle
raison, à y donner la forme d’une dénonciation auprès du chef de
l’administration
de la Faculté.
Les plaignants ont donc obtenu vengeance
pour
le déplaisir d’avoir eu à supporter mon cours, et ont été comblés bien
au-delà de ce qu’ils désiraient, si j’en crois leur mise au point.
Quant
à M. Narbonne, il a trouvé une nouvelle occasion de s’attaquer à mon
enseignement. A première vue, je reste le seul perdant de cette
opération, et
l’on peut se demander pourquoi je ne me résigne pas à ce revers du sort
qui
fait tant d’heureux par ailleurs. Surtout, vaut-il la peine d’ameuter
le
monde pour une déconvenue qui, même si elle résultait de quelque
iniquité,
ne concernerait toujours que moi et quelques autres ? Or voilà ce
que je
nie justement.
Tout d’abord, je ne sais précisément ce
que pensent les autres étudiants du cours, qui n’ont pas donné leur
avis.
Mais je suppose que, s’ils n’ont pas signé la lettre de plainte, c’est
qu’ils
ne l’approuvaient pas, soit dans son ensemble, soit dans certaines de
ses
parties. Par les évaluations des années précédentes, je sais d’autre
part
que le cours était très largement apprécié de ceux qui l’avaient suivi.
Par conséquent, il est très probable qu’un bon nombre d’étudiants
désirent que ce cours continue à se donner comme je le faisais et
qu’ils
soient déçus de voir une poignée d’entre eux faire pencher à eux seuls
la
balance du côté opposé (et même bien au-delà de ce qu’ils voulaient).
Comment croire donc que cette affaire ne concerne que huit personnes,
les six
plaignants, le Doyen et moi-même ?
Mais surtout, c’est autre chose que je
conteste, à savoir la manière dont on se représente toujours davantage
la
distinction entre le public et le privé, et qui incite à traiter
confidentiellement ou sans vouloir se justifier des affaires de portée
publique
et à croire par exemple que la liberté universitaire est un simple
privilège
personnel. Cette conception me paraît notamment liée à la réduction
progressive de la conception des responsabilités et devoirs
professionnels à
celle de l’obéissance de l’employé à son patron. Dans ce dernier
modèle,
le patron n’a à rendre compte de sa conduite à personne, tant qu’il
n’enfreint
pas les lois. En revanche, ses employés, comme tels, n’ont de
responsabilité
que celle que leur attribue leur patron, seul responsable de la
direction de l’ensemble
de l’entreprise, et seul libre en ce sens. Dans ces conditions, tant
que le
patron et l’employé respectent les lois et les termes de leur contrat,
le
rapport entre eux reste privé, aucun des deux n’ayant là-dessus de
comptes
à rendre à la société. On imagine mal dans ce type de relation la
possibilité d’octroyer à l’employé une liberté de mener à sa guise ses
travaux et d’en prendre toute la responsabilité, sans abolir du coup
l’autorité
du patron et son droit de diriger à sa manière son entreprise.
En revanche, dans l’université, qui
n’est
pas une entreprise, quoi qu’on en pense toujours plus souvent, la
liberté
universitaire est non pas un avantage personnel réservé à une catégorie
d’employés,
mais un élément essentiel, indispensable, du fonctionnement
universitaire, du
moins dans une partie importante de ses activités, à savoir la
recherche
scientifique et l’enseignement proprement scientifique. En effet,
l’idée de
la science est celle d’une discipline autonome, dont les critères sont
internes, et qui progresse par la concurrence libre de chercheurs
indépendants
en ce sens que, dans leur science, ils n’ont à reconnaître d’autre
autorité que ses critères. Et dans la mesure où ces critères eux-mêmes
sont
sujets à être remis en question dans la science, il est impensable
qu’on les
place sous le contrôle d’une autorité étrangère aux chercheurs
eux-mêmes,
sans bloquer la recherche scientifique.
Or la liberté universitaire n’est rien
d’autre
que la reconnaissance de la nécessité pour les sciences de cette
autonomie du
chercheur. Pour que la science puisse se renouveler et progresser, il
est
indispensable que tout chercheur soit autorisé à maintenir une position
différente de celle de ses collègues et qu’il puisse la défendre à sa
manière, en se fiant à la seule autorité de la science, sans se
soumettre à
aucune autorité extérieure. De la même manière, l’enseignement
universitaire dans sa dimension propre, en tant qu’il est
l’enseignement de
la science vive, et non d’un catéchisme scientifique rigide et mort,
exige
cette même liberté, sans laquelle il ne peut former les étudiants à la
recherche et à sa dimension essentielle de liberté.
Inutile d’insister sur le fait que ces
remarques valent éminemment pour la philosophie, en tant qu’elle
représente
parmi les sciences le lieu par excellence de la réflexion critique, et
donc de
la mise en question de toute autorité autre que la raison même de celui
qui la
pratique et s’y exerce. Plus encore qu’ailleurs, il importe en
philosophie
non seulement que la recherche reste totalement libre, mais aussi que
l’enseignement,
dans l’ensemble de ses dimensions, demeure libre également de s’adapter
au
mode de réflexion qui en fait l’objet, et qu’il puisse donc disposer
librement de ses propres méthodes.
Lorsque le savant ou le philosophe se
réclame
de la liberté universitaire pour enseigner à sa propre manière, ce
n’est
pas par une sorte de caprice, de trait particulier de caractère, de
désir de
défendre un privilège dont il bénéficierait pour lui-même, mais par
respect
pour les exigences de sa propre discipline. Et il faut même dire que
celui qui
pense se passer de cette liberté dans sa recherche et son enseignement
montre
par là qu’il ne comprend pas sa discipline ou ne la prend pas au
sérieux, ni
dans sa recherche, ni dans son enseignement.
Dans la mesure où la fonction d’un
professeur universitaire est de pratiquer la science et de l’enseigner
pour
former aussi à cette pratique, celui-ci ne peut pas renoncer à la
liberté
universitaire. C’est dire qu’il ne peut entrer avec la hiérarchie
administrative dans un rapport d’employé à patron, puisqu’il reste
nécessairement responsable personnellement de son rapport à sa science.
Autrement dit, les devoirs d’un professeur d’université, en tout ce qui
touche à son enseignement et à ses recherches, se définissent par
rapport à
l’autorité de sa science elle-même, qui n’a à son tour aucune autre
autorité que dans les chercheurs individuels et leur communauté. Et
cette
science fait au professeur d’université un devoir de s’opposer à
l’ingérence
des autorités étrangères, et notamment à l’usurpation d’une
administration universitaire qui se calque toujours davantage sur celle
des
entreprises. Bref, la liberté universitaire que certains voient comme
un
privilège, est en réalité la condition nécessaire à la science, dont le
maintien fait partie des devoirs premiers du professeur.
S’il faut l’exprimer à l’intention de
ceux qui voient dans le marché un modèle si absolu qu’ils ne
comprennent
rien qui y soit étranger, disons que la concurrence scientifique, sans
laquelle
il n’y a pas de science vivante, exige la liberté universitaire avec
plus de
nécessité encore que le développement du marché n’exige la liberté des
entrepreneurs et des consommateurs. Bref, dans une société des savoirs,
comme
certains qualifient la nôtre, la liberté du professeur est plus
importante que
celle du patron.
Quant à vous, étudiants, cette liberté
vous
importe tout autant. Premièrement, il est impensable que vous vous
formiez
sérieusement à quelque science pour en devenir des praticiens avec des
professeurs qui ne le seraient pas eux-mêmes, et qui auraient renoncé à
la
liberté que l’exercice de leur science implique. Et à quoi pourrait
bien
servir la philosophie à celui qui ne voudrait pas la pratiquer ?
Deuxièmement, l’acquisition de l’autonomie du jugement que réclament
les
sciences et tout particulièrement la philosophie est certainement le
but
principal des études universitaires en tant qu’elles doivent former
vraiment
à la science, et non à quelque autre métier. Bref, la liberté
universitaire,
vous en avez, vous aussi, besoin dès le début de vos études, et de plus
en
plus à mesure que vous progressez dans votre discipline. Pourquoi
demanderait-on d’une thèse qu’elle soit originale, sinon pour s’assurer
qu’elle ait bien son origine, sa source, dans la recherche autonome de
son
auteur ?
Quand j’affirme et justifie ma manière
de
concevoir la philosophie et son enseignement, quand j’enseigne selon
une
méthode particulière, quand je revendique la liberté de donner mes
cours à
ma façon et de ne pas me faire réprimer parce qu’elle ne plaît pas à
certains, quand je me réclame donc de la liberté universitaire, ce
n’est pas
par un caprice personnel, comme le croient facilement ceux qui ne
comprennent
plus le sens de cette expression, mais selon mon devoir de professeur
de
philosophie à l’université. Et ce devoir qui trouve sa nécessité dans
l’activité
philosophique elle-même exige que je défende pour mon enseignement la
liberté
de le donner à ma manière propre, aussi paradoxal que cela puisse
paraître au
premier abord.
C’est ainsi que je considère la défense
de
« mon » enseignement (et aussi de l’enseignement de
« tel » autre de mes collègues, s’il est attaqué), comme une
affaire non pas privée, mais entièrement publique — tant du moins que
notre
société jugera importantes la formation et la recherche scientifiques
et qu’elle
attribuera à certains, comme à moi, la fonction de s’en charger et, du
même
coup, d’en assumer l’entière responsabilité.
Qu’on m’entende bien, et qu’on n’imagine
pas ici que j’aurais trouvé encore un moyen habile de défendre un
simple
privilège. Il va de soi que la liberté d’enseigner à ma façon ne
signifie
pas par exemple, pour mes étudiants, l’obligation de trouver bonne ma
manière de faire. Loin de là. Un professeur n’est ni un prophète ni un
prêtre, et n’a pas à être cru par ses auditeurs. Les étudiants
s’exposent
à lui comme il s’expose à eux. Nous n’avons pas à nous aimer et à
tomber
d’accord, mais à supporter au contraire nos dissentiments pour en faire
un
ressort, en cherchant à nous placer sur le plan de l’activité
scientifique
elle-même, où rien n’échappe à la critique et rien ne vaut que par son
épreuve. Je considère donc comme normal aussi que certains n’apprécient
pas
ma méthode, y fassent des objections et se réclament face à moi de la
même
liberté universitaire qui est la condition de vos études également.
Cette
liberté ne signifie en aucune manière le droit de se réfugier dans
l’intimité
d’une opinion privée, de se dispenser de justification. Au contraire,
elle
est toujours et uniquement le droit de défendre une position, une
méthode,
aussi longtemps qu’on la juge réellement défendable.
Que l’on veuille « me » faire
taire, « me » mettre en marge de l’enseignement de ma
faculté,
sous prétexte que tout le monde n’apprécie pas « ma »
méthode,
tout cela, ce n’est pas simplement une agression contre mon
enseignement
personnel, mais bien une attaque de tout l’enseignement philosophique
dans
notre faculté, dans la mesure où la philosophie n’existe pas hors de la
reconnaissance de cette liberté de penser qui fait qu’elle se présente
toujours sous une forme individuelle. Que des étudiants s’adressent au
responsable administratif comme des clients au gérant pour réclamer
parce qu’ils
n’ont pas apprécié le produit acheté, et que ce responsable réagisse
comme
un gérant et prétende me priver de mon enseignement pour changer de
fournisseur dans l’espoir de pouvoir mettre en vente un produit éprouvé
qui
ne provoque plus aucune réclamation, voilà qui ne me paraît pas
tolérable,
qui implique une conception marchande de l’université contre laquelle
les
étudiants comme les professeurs doivent protester si la science (ou la
philosophie) leur importe.
G. Boss
Le
développement de cette affaire et son issue représentent quelque chose
de
surprenant à plus d'un titre, et je ne serais pas étonné que ce ne soit
la
première fois qu'un tel événement arrive dans notre faculté. Que les
étudiants,
avec leur association, prennent parti contre l'administration de la
Faculté, je
ne dirais pas « pour » un professeur, puisque ce n'était pas
tant
mon sort personnel qui était en jeu, mais dans une alliance avec un
professeur
et pour la défense de la liberté de l'enseignement et des études, que
cette
initiative réussisse entièrement, voilà qui manifeste un nouveau
rapport aux
études et à l'institution. Et cela incite à rêver d'une université dans
laquelle les étudiants et les professeurs, oubliant les pures luttes de
pouvoir, se mettent à reprendre aux administrateurs le contrôle de
l'institution et à la réformer ensemble en vue de favoriser en
premier
lieu de véritables études de philosophie...
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