LETTRES
SUR LA LIBERTÉ UNIVERSITAIRE
Aux
professeurs de l’Université Laval
1. Tâches et liberté
universitaires
2. Évaluations et
liberté universitaire
Québec,
le 12 juin 1995
Chères
et chers Collègues, le préambule de notre convention collective
mentionne à
juste titre la liberté universitaire, indispensable à notre travail,
notamment
à cause de la fonction critique que nous devons assumer. Quelle belle
chose est
la liberté quand elle n’est pas un vain mot recouvrant nos
servitudes !
Or, l’histoire l’a toujours prouvé, la liberté disparaît là où les
individus ne la défendent pas jalousement.
On
imagine souvent la liberté universitaire comme concernant un secteur
spécifique
assez restreint : le droit d’affirmer ses positions idéologiques,
et
l’on s’en représente l’utilité réduite à défendre quelques minorités
plus ou moins exotiques : marxistes dans un pays de droite,
féministes
dans une société sexiste, ou inversement, sexistes dans un milieu
acquis au féminisme,
etc. En réalité, elle nous est nécessaire d’une manière bien plus
commune.
Pour le montrer, qu’on me permette de prendre un cas, le mien, où cette
liberté entre en conflit avec la prétention d’un responsable d’unité à
imposer ses tâches à un professeur comme à un simple employé subalterne.
La
Faculté de Philosophie où je suis professeur étant dépourvue de
divisions départementales,
je dépends directement du doyen pour les questions d’administration de
l’unité. Le titre de mon poste est « Descartes et le
rationalisme »,
calqué sur celui du cours obligatoire en philosophie moderne ou
classique qui
lui est lié. Je me trouve à présent dans la première partie d’une année
sabbatique, préparée avec l’ancien doyen, M. François Routhier, et
c’est
durant mon séjour à l’Université Stanford que me parvint la lettre de
l’actuel doyen, M. Jean-Marc Narbonne, dans laquelle il m’attribuait ma
charge de travail. Il m’y annonce qu’il a replacé au semestre d’hiver
prochain, où je serai de nouveau absent, le cours sur Descartes, que
j’avais
donné l’automne précédent, et il m’assigne donc d’autres cours. Habitué
à la plus grande courtoisie du prédécesseur de l’actuel doyen et à son
plus grand respect de ma liberté de professeur, je proteste contre
l’injonction brutale, par laquelle on modifie mes plans pour l’automne
sans
me demander mon avis. Je suis d’autant plus fâché que certains
événements
me font penser que les dates de mes absences sabbatiques ne sont qu’un
prétexte
pour me retirer le cours plus définitivement. Je rappelle donc à M.
Narbonne
que j’avais déjà signalé, sans appuyer, la bévue consistant à proposer
d’ouvrir un poste au titre identique au mien dans son projet de plan
directeur, dont j’avais juste eu le temps de prendre connaissance
encore avant
mon départ en janvier. Plutôt que de louvoyer, je vais au coeur du
sujet, tel
que je le vois, et je dénonce la tentative de chercher à m’éliminer du
processus d’évaluation en première année en me soustrayant ce cours
obligatoire, où mes notes qui ont la réputation d’être un peu
rigoureuses,
provoquent quelques abandons (au détriment, je l’avoue, des caisses de
la
Faculté, mais, je le crois, pour le bien tant de ceux ou celles qui
échouent
que de ceux et celles qui réussissent). Dans la correspondance qui
s’ensuit,
M. Narbonne ne conteste pas mon interprétation, ne me demande jamais
pourquoi
je désire garder mon cours, mais se contente de reformulations plus ou
moins
circonstanciées de son ordre initial, m’apprenant finalement qu’il a
fait
approuver par l’Assemblée de l’Unité ma tâche (sans formulaire rempli
et
signé de ma part). Les procès-verbaux des réunions de discussion sur le
nouveau plan directeur me montrent par ailleurs que la manœuvre
consistant à
préparer l’ouverture d’un second poste en philosophie classique a
continué
à être bien réellement menée en mon absence et à mon insu.
Trop
insouciant, je m’en rends compte à présent, je n’avais pas pris avec
moi
le texte de la convention collective, mais je supposais bien qu’elle
devait
interdire une telle procédure rude et arbitraire. En effet, de retour à
Québec,
je découvre que l’article 3.4.07 exige que la personne responsable de
l’unité consulte individuellement ses collègues avant de leur attribuer
leur
charge de travail. J’avais donc raison de penser que notre nouveau
doyen ne
pouvait pas s’être seulement rendu coupable d’incivilité en prétendant
me
l’imposer sans prendre mon avis, mais qu’il devait avoir contrevenu de
plus
à notre convention collective.
Le
monde paraît donc parfaitement en ordre. Quel est le problème, me
direz-vous ?
Ne suffit-il pas d’appliquer la convention? — Sans doute, mais comment?
Je
veux pouvoir donner mon cours dans la continuité qu’il exige, et non
obtenir
simplement quelque éventuelle réparation après coup. Et l’année
prochaine
encore, le même petit jeu pourra se poursuivre pendant mon absence.
Ensuite...
Bref, je serai apparemment toujours en retard pour obtenir ce que je
veux, de
manière pourtant parfaitement légitime (tant qu’on n’a pas démontré le
contraire évidemment — mais c’est là une tout autre histoire).
Une
lecture myope de la convention incitera à prétendre d’ailleurs que la
faute
du Doyen touche davantage à la forme qu’au fond, puisque, après m’avoir
consulté, il pourra toujours décider à sa guise. Je ne répondrai pas —
ce
qui serait pourtant juste aussi — que la forme n’est pas sans
importance,
que, si le Doyen prenait la peine d’entendre mes arguments, il ne
serait pas
impossible, en principe du moins, que sa décision en soit modifiée, et
que
j’aurais au moins l’impression d’avoir été traité en être raisonnable
dont l’avis n’est pas à mépriser à priori, surtout à propos de ce qui
me
concerne directement. Je n’argumenterai même pas non plus sur le sens
de
« consulter » en soi, pour montrer que ce verbe ne signifie
pas
seulement s’informer de l’avis de quelqu’un, mais aussi prendre cet
avis
au sérieux, et par conséquent ne pas le rejeter sans raison forte. Tout
cela
conviendrait assurément pour répondre à une telle lecture myope, mais
en relèverait
encore à son tour.
Pourquoi
l’article 3.4.07 a-t-il été introduit ? Évidemment, pour mettre un
frein à l’arbitraire éventuel de l’administration dans la définition
des
charges de travail des membres du corps professoral. Or ce frein n’est
effectif que si la consultation est véritable, impérative, et si elle
contraint la direction de l’unité à en tenir compte. Et il importe
justement
d’avoir un tel frein pour préserver la liberté universitaire, affirmée
dans
le préambule, comme clé devant régir l’interprétation de toute la
convention.
Que
s’ensuit-il en effet si nous pouvons nous voir imposer de l’extérieur
des
charges de travail qui contredisent nos plans légitimes propres et la
définition
de notre poste ? Il résulte de là que notre liberté est réduite à
néant,
ou à ce que notre prince veut bien nous en laisser.
En
effet, avez-vous quelque idéologie non conventionnelle, des idées
spéciales
dans votre spécialité, une méthode d’enseignement particulière, un mode
d’évaluation jugé sévère ? Rien de plus simple que de vous
neutraliser si l’on peut vous reléguer dans des cours marginaux sans
même
avoir à donner aucune justification sérieuse. Vos recherches ne
sont-elles pas
très populaires ? Pourquoi perdre alors son temps à vous
convaincre de
vous orienter vers d’autres voies, au risque de n’y pas réussir au
surplus,
si l’on peut vous en détourner tout simplement en vous accablant
d’enseignement, de nouveaux cours (si possible encore étrangers à vos
intérêts)
ou de classes très nombreuses, etc. ? Bref, un quelconque pouvoir
arbitraire sur nos charges de travail porte par lui-même atteinte à la
liberté
universitaire dont nous avons besoin même si nous nous sentons en
parfaite
conformité avec les opinions majoritaires, parce qu’il est impossible
de
faire réellement de la recherche et d’y introduire par notre
enseignement
sans dévier des opinions ambiantes au moins sur quelques points
particuliers,
et que ces déviations peuvent toujours déranger quelques collègues un
peu
tyranniques, et leur donner le désir de nous en corriger ou punir, ou
encore de
nous priver d’influence, voire de nous soumettre à quelque calcul
d’épicier,
si par hasard ce pouvoir tombe entre leurs mains.
Il
n’y a pas à s’étonner que ces mêmes collègues puissent vouloir ignorer
l’article 3.4.07, sous prétexte qu’il leur paraît incompatible avec le
bon
ordre des choses, jugé concevable uniquement par la personne chargée de
la
responsabilité administrative de l’unité. Que se passerait-il, les
entend-on
gémir, si chacun pouvait s’attribuer sa charge, dans l’anarchie ?
Mais
on connaît ce type d’argument qui a déjà servi à préparer la
regrettable
décision d’installer dans notre université un conseil d’administration.
Car il s’agissait là aussi de remédier à l’anarchie supposée des
opinions de ceux et de celles qui représentent directement la
communauté
universitaire, ainsi qu’à leur présumée incompétence. Comme si, du fait
d’appartenir au corps professoral, nous ne pouvions pas être assez
raisonnables pour comprendre les exigences des programmes auxquels nous
collaborons, pour nous laisser persuader de faire les compromis
indispensables,
etc. ; comme si en revanche (mais certains paraissent le croire)
aux titres
de la hiérarchie administrative, un petit surcroît décisif de raison
était
joint gracieusement par le Saint-Esprit !
Non,
pour la sauvegarde de la liberté universitaire, il faut que ce ne soit
pas à
nous de plaider pour conserver notre charge normale, résultant d’une
part de
la définition de notre poste ou de notre titre et d’autre part de la
conjonction de notre planification et de celle de notre unité à moyen
ou plus
long terme, mais que, tout au contraire, il incombe à l’administration
elle-même
de justifier ses propositions, d’essayer de nous en convaincre, et
d’obtenir
notre accord avant de présenter les charges de travail à l’assemblée.
Qui
d’ailleurs ne connaît des responsables d’unité qui pratiquent
spontanément,
avec bonheur, cette concertation, et qui se font un devoir de réaliser
l’harmonie sans avoir à violenter personne dans la répartition des
charges
de travail ?
Mais,
parce qu’il existe toujours trop d’esprits myopes, qui ne voient pas la
nécessité
de la liberté universitaire et l’oublient dès qu’ils ont tourné la page
du préambule de notre convention, si même ils l’ont jamais lue, il
conviendra de reformuler ce paragraphe pour en faire ressortir
clairement la
force procédurale, en affirmant tout net que le responsable ou la
responsable
de l’unité doit obtenir l’accord de chacun et chacune des professeurs
et
des professeures sur sa charge de travail avant de procéder.
De
même, si la liberté universitaire ne doit pas rester un vain mot, il
importe
que l’assemblée fasse respecter autant que possible la liberté de ses
membres en refusant de manière systématique toute charge de travail non
acceptée
explicitement par la personne concernée. J’entends dire que ce genre
d’empiétements
sur notre liberté se multiplie. Mettons-y fin aussitôt !
G.
Boss
Québec,
le 17 janvier 1996
Chères
et chers Collègues, le préambule de notre convention collective
mentionne à
juste titre la liberté universitaire, indispensable à notre travail,
notamment
à cause de la fonction critique que nous devons assumer. Quelle belle
chose est
la liberté quand elle n’est pas un vain mot recouvrant nos
servitudes !
Or, l’histoire l’a toujours prouvé, la liberté disparaît là où les
individus ne la défendent pas jalousement... Je me répète, il est vrai.
Mais
le même préambule peut toutefois annoncer des discours bien divers.
D’abord,
si par hasard, après la parution de mon article destiné à défendre la
liberté
universitaire à propos d’un problème précis de répartition des tâches,
vous vous demandiez quelle a été la suite, il est juste de satisfaire
ici une
si innocente curiosité. Ensuite, quoique cette question de notre
liberté académique
soit bien large et presque inépuisable, je ne désespère pas cependant
d’en
faire le tour en me contentant de suivre au fur et à mesure le fil des
aventures dont je vous ai déjà conté une première partie. Il s’agira
aujourd’hui des évaluations, un peu de celles que nous faisons dans nos
cours, mais surtout de celles que nous subissons en retour, et à propos
desquelles on n’a peut-être pas encore suffisamment remarqué à quel
point
elles touchent notre liberté universitaire — à moins que d’aucuns ne le
sachent au contraire trop bien.
Donc,
pour en venir aussitôt au prochain épisode promis, après mon article de
cet
été, dénonçant l’arbitraire de la répartition de mes tâches, la balle
était
de nouveau dans le camp du Doyen de la Faculté de Philosophie. M’ayant
en
septembre convoqué à son bureau, il me met sous les yeux le prochain
acte :
une lettre de l’association des étudiant/e/s de 1er cycle en
philosophie, par
laquelle on se plaint de ma manière de donner le cours obligatoire en
question
(celui qu’on m’a retiré provisoirement, profitant de mes congés
sabbatiques) sur Descartes et le rationalisme. Comme M. Narbonne y
insiste
aussitôt, il ne s’agit à aucun moment dans cette plainte de la sévérité
de mes notes, mais de tout autre chose : de ma méthode
d’enseignement,
de la difficulté du cours, du traumatisme que j’inflige à des jeunes de
première année en les mettant directement en contact avec des textes
philosophiques, c’est-à-dire trop compliqués pour un niveau où il ne
faut
encore donner que du petit-lait. Effectivement, admirable curiosité, la
lettre
ne mentionne pas la sévérité de mes notes, qui jusqu’ici paraissait
représenter
le problème majeur, de sorte que le point de contestation se déplace
très
rapidement : des notes à la cohérence du programme, ce printemps,
puis de
là à ma méthode d’enseignement, qui, semble-t-il, ne correspond pas à
celle de mes collègues. Cette singularité donne en effet occasion à
reproche
— d’autant que, comparé à la moyenne élevée dont s’enorgueillit ma
Faculté, le taux de satisfaction étudiante n’est pas le plus haut dans
les
évaluations de ce cours, de même que, dans le même contexte, les notes
que
j’y donne ne sont pas en moyenne très élevées. Bref, le Doyen me place
devant l’alternative suivante : ou promettre de donner le cours de
telle
manière que tous et toutes, ou presque, en ressortent contents, ou me
le voir
retirer, tandis que mon enseignement se verrait, lui, limité aux
classes plus
avancées et aux cours à option. C’est pour moi un dilemme, puisque
l’alternative est formulée de manière à ce que ses deux branches
conduisent
au même résultat : l’abolition de la sélection qu’effectuait mon
cours au premier cycle — sans compter que la première proposition
bafoue
ouvertement la liberté universitaire et est de toute évidence
moralement
inacceptable. Impossible donc d’admettre l’alternative elle-même. Et
c’est pourquoi, en guise de conciliation, je propose de mettre le cours
en
troisième année. Entre-temps, j’entends déjà des bruits sur les bruits
qu’on répandrait sur mes piètres dons de communicateur (du moins au
premier
cycle... ou en première année en tout cas...). Enfin, le 30 novembre,
M. Narbonne
m’annonce sa décision de me retirer définitivement le cours, et
m’annonce
une charge de travail, contre laquelle j’aurai encore à protester.
Faut-il
voir dans tout ce concours de circonstances une extraordinaire
coïncidence, ou
plutôt la continuation d’une même tactique, visant toujours mon rôle
dans
la sélection au premier cycle, et le visant toujours de manière
indirecte ?
Dans ce dernier cas, l’attaque serait alors devenue encore, hélas, bien
plus
cynique et perverse. Mais inutile de décider à présent, il suffit que
l’hypothèse de la machination ne soit pas invraisemblable pour
introduire les
remarques suivantes.
Après
l’anecdote, venons-en donc à la morale de la fable. D’un mot la
voici :
il est malsain que, pour imposer ses volontés, l’administration joue à
dresser l’un contre l’autre les deux partenaires de la relation
privilégiée
d’enseignement, et il est contraire à la liberté universitaire que
l’administration dispose de leviers institutionnels puissants pour
jouer ce
jeu. Je me concentrerai sur l’un de ces leviers : l’évaluation des
cours par les personnes qui les suivent.
A
ce qu’il me paraît, on avance généralement les justifications suivantes
de
cette pratique :
1.
Il faut que les bénéficiaires de notre
enseignement aient la possibilité
d’y réagir et d’y exercer ainsi leur faculté critique, plutôt que de le
recevoir passivement.
2.
Il nous faut à nous-mêmes un moyen de contrôle de
l’efficacité de
notre enseignement, et une incitation à améliorer nos cours.
3.
Il faut que l’administration puisse juger de nos
facultés pédagogiques,
tant pour s’assurer de nos compétences dans ce domaine, dans la
procédure
d’agrégation surtout, que pour intervenir en corrigeant les défauts ou
en
reconnaissant les mérites particuliers.
Acceptons
provisoirement ces objectifs pour nous concentrer sur la question de
savoir si
l’évaluation des cours telle que nous la pratiquons est le moyen
adéquat
d’y arriver. — Je répondrai trois fois non :
1.
Loin de développer la faculté critique, la comédie
de l’évaluation
en classe est un procédé, lui-même irresponsable, d’éducation à
l’irresponsabilité.
2.
La réponse que nous donnent ces procédures
d’évaluation est
trompeuse et, loin de contribuer à l’évolution de nos méthodes, de tels
rapports avec nos classes sont à cet égard des freins et des
incitations à la
régression.
3.
Qu’elle le veuille ou non, l’administration ne
mesure pas nos facultés
pédagogiques par ces évaluations, mais notre degré de docilité à sa
politique d’entreprise, et elle trouve ainsi un moyen de nous imposer
un
certain type de conformité à ses vues.
C’est
en ayant à l’esprit plus particulièrement la procédure en usage à la
Faculté de Philosophie que je reviens maintenant successivement à ces
trois réponses.
L’un
des objectifs centraux de toute formation en philosophie est l’accès à
l’autonomie de la pensée ou du jugement, et tout enseignement qui ne
méprise
pas les esprits qu’il forme doit reprendre le plus possible cette
visée,
surtout à ses niveaux supérieurs. Le développement de l’esprit critique
et
son exercice doivent donc être particulièrement requis et favorisés
dans une
université. Or il ne fait aucun doute que l’autonomie du jugement est
indissociable d’une certaine qualité morale, à savoir, le sens de la
responsabilité. Car juger par soi-même, c’est aussi pouvoir assumer ses
réponses.
Ceci implique d’autres qualités morales, telles que la prudence et la
justice, c’est-à-dire la capacité de ne se prononcer que de manière
réfléchie,
impartiale, après avoir envisagé calmement la situation, le pour et le
contre,
en s’étant dégagé de toute implication trop directe, etc. Inutile
d’insister, puisque ce sont là des qualités morales que nous réclamons
aussi bien de tout savant ou chercheur.
Mais
nos procédures d’évaluation des cours favorisent-elles ce genre de
jugement
juste et responsable ? Il semble qu’on ait pris soin au contraire
de le
rendre presque impossible. On demande à quelqu’un de juger d’un cours
au
milieu duquel il se trouve, sans avoir encore par rapport à lui le
moindre
recul, alors que les passions dominent : l’anxiété face aux
examens à
venir, le ressentiment ou la reconnaissance pour les notes déjà reçues,
la
sympathie ou l’antipathie pour son entourage dans la classe, les
sentiments de
solidarité ou d’opposition avec ses condisciples, bref, tout un tumulte
passionnel qui s’interpose entre sa raison et la matière à juger. Et de
plus, quelle est cette matière ? Un fragment de l’ensemble de
l’enseignement qui lui est destiné, plus ou moins arbitrairement isolé
du
reste, dont il ne lui est pas possible de voir clairement la cohérence
ou
l’incohérence avec l’ensemble de son programme d’études, autrement dit,
un objet flou à propos duquel la prudence conseillerait même aux plus
perspicaces de suspendre leur jugement. Mais, pour faire tomber toute
hésitation
à se lancer gaillardement dans la farce, on a introduit cette
disposition procédurale
opposée à toute équité : l’anonymat total des réponses. Ce qui, en
général,
signifie ici : « Vous n’êtes responsables devant personne,
répondez
comme bon vous semble. Laissez parler vos passions, exprimez-vous sans
gêne, il
n’est pas question de justesse, de justice, mais de défoulement. »
Et
si c’était vraiment le carnaval, pourquoi pas ? Mais en même
temps, on
présente cette mascarade comme une enquête sérieuse (et je sais bien
que
plusieurs s’efforcent, bravant le système, de répondre de leur mieux).
—
Heureux qui, après ce régime, saura encore dans la vie ce qu’est une
évaluation
juste et responsable ! Quoi d’étonnant si l’on entend dire ensuite
que, dans certaines écoles, on trouve dans le corps professoral une
conception
de l’évaluation calquée sur celle-là, comme si l’on arrivait devant sa
classe avec dans sa poche des bonbons, certains plus doux, d’autres
plus
amers, à distribuer habilement pour amadouer une bande d’enfants.
Après
l’argument concernant le premier point, le second est déjà prouvé. Car
il
serait évidemment absurde de régler ses méthodes didactiques sur un
jugement
formé dans des conditions telles qu’il ne peut être que biaisé, parce
qu’il exprime les réactions affectives de la classe plutôt qu’il ne
donne
un avis éclairé. Je ne prétends pas que ces évaluations ne nous disent
rien
et que nous ne puissions rien en tirer. Seulement, elles nous
apprennent autre
chose que ce qu’elles sont censées nous révéler, et on se fourvoie tout
à
fait en négligeant ce décalage. De ce seul fait, elles contribuent à
nous
orienter sur de fausses pistes. Et comme, consciemment ou non, les
évaluations
étudiantes sont aussi, en partie du moins, une rétribution pour nos
évaluations
des travaux, elles ont pour effet premier de nous inciter à une sorte
de
marchandage, qui risque de nous conduire à notre tour à transformer nos
évaluations
en une farce. De toute manière, elles sont, comme nous le savons bien,
une
incitation à faire de notre pédagogie une démagogie, à considérer
chacun de
nos cours comme une entité fermée, qui doit se suffire à elle-même,
sans
souci de la formation plus générale dans laquelle elle devrait
s’intégrer,
et à ne pas risquer l’usage de méthodes qui nous paraissent meilleures
par
rapport à leur vrai but, lorsqu’elles risquent de ne pas plaire à des
regards tournés principalement vers les seuls effets immédiats.
Maintenant,
reste le troisième point. A qui profite ce mode d’évaluation qui ne
mesure
pas les qualités pédagogiques et favorise l’irresponsabilité ? A
l’administration ? — Non, dans la mesure où celle-ci vise, comme
elle
le dit, comme elle le doit, à promouvoir la qualité de l’enseignement
et
d’une formation à la fois technique, théorique et éthique, à permettre
l’émulation de l’esprit critique et de l’esprit de recherche. — Oui,
dans la mesure où elle vise, tout en s’en défendant, à instaurer un
pouvoir
autoritaire sous lequel l’enseignement se réduise à un enseignement
platement administré. Dans ce cas, l’évaluation des cours fonctionne
comme
une tenaille aux deux extrémités de laquelle (je vous laisse deviner
lesquelles) se tiennent respectivement l’administration et nous-mêmes,
avec
au centre, servant de pivot, éreintés à chaque mouvement, quel qu’en
soit
le sens, nos étudiants et étudiantes. Seule en effet une telle
administration,
concevant l’université comme une usine, peut avoir intérêt à favoriser
ces
méthodes d’évaluation ; non pas, certes, en vue de détériorer la
formation et ses produits, mais en vue d’augmenter la production, pour
laquelle on est prêt à négliger comme un prix minime à payer l’érosion
éthique
dont j’ai parlé et le ravalement de notre tâche à celle d’animateurs.
Le
jeu qui fait de l’évaluation des cours une incitation à la démagogie
est en
effet bienvenu dans cette perspective, puisqu’il promet, à court terme
du
moins, d’attirer et de retenir la plus nombreuse
« clientèle ».
Car il est favorable à ce but que nous nous trompions sur notre
mission, et que
nous cherchions à « améliorer » nos cours dans le sens
qu’exige
cette vision mercantile de l’université. Il est utile aussi à une telle
administration de pouvoir réprimer nos résistances en se posant comme
venant
au secours de la classe estudiantine.
Inutile
à présent d’insister sur le fait que cet outil aux mains de
l’administration, même quand elle n’est pas animée par l’ambition du
pouvoir autoritaire, est destructeur de notre liberté universitaire. Il
représente
d’abord un moyen de l’attaquer directement, en utilisant les
évaluations
comme justification pour intervenir dans les méthodes et la matière de
nos
cours à tous les niveaux, sous prétexte d’améliorer la qualité de la
pédagogie
universitaire. Il est aussi un moyen indirect de nous faire subir les
mêmes
contraintes et de miner notre liberté essentielle en nous livrant le
plus
possible aux caprices de nos classes, plutôt que de nous aider à nous
appuyer
sur le désir plus profond d’apprendre qu’elles manifestent aussi.
Que
faire dans ces conditions ? — Évidemment, abolir déjà ces
procédures
inadéquates, afin de réinstaller les
deux partenaires de la relation d’enseignement dans leur dignité
réciproque.
Comment
répondre alors aux trois objectifs que nous avions admis comme
défendables ?
— Il faut trouver d’autres méthodes d’évaluation de l’enseignement
tout en veillant à ne pas faire peser sur lui un contrôle constant de
l’administration.
Voici
quelques suggestions de points à considérer dans ce but.
- Centrer
l’évaluation sur les programmes plutôt que sur les cours, et évaluer
les
cours dans ce cadre, tout en respectant les limites de leur autonomie.
- Pour
ce genre d’évaluation en général, s’adresser si possible à plusieurs
catégories
de personnes.
- Éviter
absolument de créer une boucle de réciprocité dans l’évaluation. Si
nous
évaluons les travaux faits dans le cadre de nos cours, la classe ne
doit pas
nous évaluer en retour. Ou si la classe évalue notre cours, celui-ci ne
doit
pas avoir de fonction sélective, ni par conséquent de travaux notés (il
faut
dans ce cas mettre en place un système quelconque d’examens
indépendants des
responsables des cours, pris individuellement). Car il faut empêcher
qu’une
évaluation soit la rétribution d’une autre évaluation, ou qu’elle
devienne le résultat d’un marchandage.
- Toute
évaluation doit impliquer une responsabilité, même si elle reste
anonyme à
l’égard de la personne évaluée. Autrement dit, toute personne chargée
d’une évaluation doit pouvoir être appelée à motiver ses jugements
devant
une autre instance.
- Lorsqu’il
s’agit d’établir ou de compléter un dossier officiel, il ne faut
demander
à personne une évaluation sur un processus dont il n’est pas sorti, ou
dont
il n’a pas pu prendre une distance suffisante pour pouvoir l’observer
avec
une certaine objectivité.
- L’administration
universitaire se donne un long délai de cinq ans d’observation avant
d’admettre quelqu’un à un poste permanent. La procédure d’agrégation
devrait être appliquée avec suffisamment de soin et de rigueur pour que
des
contrôles ultérieurs deviennent superflus. L’idée d’un contrôle
constant
est contraire à la liberté universitaire, n’en déplaise aux partisans
du
contrôle universel, puisqu’elle suppose l’idée d’une direction
continuelle de nos activités par l’instance de contrôle.
- Si
l’intervention autoritaire de l’administration dans le domaine de notre
liberté universitaire n’est pas admissible, des conseils, des
informations,
divers types d’incitations peuvent nous être utiles, à condition qu’ils
ne
soient pas accompagnés de pressions.
- D’éventuelles
évaluations faites par la classe durant le cours devraient rester
réservées
à notre usage privé, de manière à nous servir de contrôle personnel, si
nous jugeons ce moyen utile. Il faut remarquer à cet égard que, pour
des
raisons évidentes, le caractère plus confidentiel de ce type
d’évaluation
est de nature à lui donner aussi un peu plus d’objectivité.
- Il
est contraire au respect des personnes chargées d’une évaluation de
chercher
à déjouer le caractère subjectif de leur jugement (découlant d’ailleurs
pour la plus grande part, nous l’avons vu, de la situation fausse où
elles se
trouvent alors placées) par un ensemble de pièges objectifs intégrés
aux
questionnaires, comme cela se pratique en divers endroits. Il importe
que
quiconque est appelé à juger, que son rôle dans l’université soit
d’enseigner ou d’étudier, puisse revendiquer la responsabilité de son
jugement et se voie considéré par conséquent comme un être moralement
autonome. Et il faut donc renoncer à exiger de quelqu’un une évaluation
dépassant
ce qu’il peut raisonnablement assumer.
- Nous
ne devrions pas être soumis, de manière directe ou indirecte, à des
pressions
concernant nos évaluations des travaux ou examens pour d’autres raisons
qu’une injustice dans l’attribution des notes (pour laquelle les
procédures
de recours sont déjà prévues).
- Il
est bon certes que tous les mérites trouvent autant que possible un
mode de
reconnaissance approprié. Mais il est préférable de renoncer à une
reconnaissance officielle là où les moyens nécessaires pour mesurer ces
mérites
comportent un contrôle contraire à notre liberté universitaire.
Dans
cette période où les difficultés économiques sont le prétexte d’une
grande opération destinée à restreindre nos droits essentiels,
montrons-nous
très soucieux, chères et chers Collègues, face aux harcèlements
touchant
notre liberté universitaire, que nous pourrions appeler simplement
« harcèlement
académique ».
G.
Boss
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