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LETTRES SUR LA LIBERTÉ UNIVERSITAIRE
Aux professeurs de l’Université Laval

1. Tâches et liberté universitaires

2. Évaluations et liberté universitaire

 


Tâches et liberté universitaires

Québec, le 12 juin 1995

 

Chères et chers Collègues, le préambule de notre convention collective mentionne à juste titre la liberté universitaire, indispensable à notre travail, notamment à cause de la fonction critique que nous devons assumer. Quelle belle chose est la liberté quand elle n’est pas un vain mot recouvrant nos servitudes ! Or, l’histoire l’a toujours prouvé, la liberté disparaît là où les individus ne la défendent pas jalousement.

On imagine souvent la liberté universitaire comme concernant un secteur spécifique assez restreint : le droit d’affirmer ses positions idéologiques, et l’on s’en représente l’utilité réduite à défendre quelques minorités plus ou moins exotiques : marxistes dans un pays de droite, féministes dans une société sexiste, ou inversement, sexistes dans un milieu acquis au féminisme, etc. En réalité, elle nous est nécessaire d’une manière bien plus commune. Pour le montrer, qu’on me permette de prendre un cas, le mien, où cette liberté entre en conflit avec la prétention d’un responsable d’unité à imposer ses tâches à un professeur comme à un simple employé subalterne.

La Faculté de Philosophie où je suis professeur étant dépourvue de divisions départementales, je dépends directement du doyen pour les questions d’administration de l’unité. Le titre de mon poste est « Descartes et le rationalisme », calqué sur celui du cours obligatoire en philosophie moderne ou classique qui lui est lié. Je me trouve à présent dans la première partie d’une année sabbatique, préparée avec l’ancien doyen, M. François Routhier, et c’est durant mon séjour à l’Université Stanford que me parvint la lettre de l’actuel doyen, M. Jean-Marc Narbonne, dans laquelle il m’attribuait ma charge de travail. Il m’y annonce qu’il a replacé au semestre d’hiver prochain, où je serai de nouveau absent, le cours sur Descartes, que j’avais donné l’automne précédent, et il m’assigne donc d’autres cours. Habitué à la plus grande courtoisie du prédécesseur de l’actuel doyen et à son plus grand respect de ma liberté de professeur, je proteste contre l’injonction brutale, par laquelle on modifie mes plans pour l’automne sans me demander mon avis. Je suis d’autant plus fâché que certains événements me font penser que les dates de mes absences sabbatiques ne sont qu’un prétexte pour me retirer le cours plus définitivement. Je rappelle donc à M. Narbonne que j’avais déjà signalé, sans appuyer, la bévue consistant à proposer d’ouvrir un poste au titre identique au mien dans son projet de plan directeur, dont j’avais juste eu le temps de prendre connaissance encore avant mon départ en janvier. Plutôt que de louvoyer, je vais au coeur du sujet, tel que je le vois, et je dénonce la tentative de chercher à m’éliminer du processus d’évaluation en première année en me soustrayant ce cours obligatoire, où mes notes qui ont la réputation d’être un peu rigoureuses, provoquent quelques abandons (au détriment, je l’avoue, des caisses de la Faculté, mais, je le crois, pour le bien tant de ceux ou celles qui échouent que de ceux et celles qui réussissent). Dans la correspondance qui s’ensuit, M. Narbonne ne conteste pas mon interprétation, ne me demande jamais pourquoi je désire garder mon cours, mais se contente de reformulations plus ou moins circonstanciées de son ordre initial, m’apprenant finalement qu’il a fait approuver par l’Assemblée de l’Unité ma tâche (sans formulaire rempli et signé de ma part). Les procès-verbaux des réunions de discussion sur le nouveau plan directeur me montrent par ailleurs que la manœuvre consistant à préparer l’ouverture d’un second poste en philosophie classique a continué à être bien réellement menée en mon absence et à mon insu.

Trop insouciant, je m’en rends compte à présent, je n’avais pas pris avec moi le texte de la convention collective, mais je supposais bien qu’elle devait interdire une telle procédure rude et arbitraire. En effet, de retour à Québec, je découvre que l’article 3.4.07 exige que la personne responsable de l’unité consulte individuellement ses collègues avant de leur attribuer leur charge de travail. J’avais donc raison de penser que notre nouveau doyen ne pouvait pas s’être seulement rendu coupable d’incivilité en prétendant me l’imposer sans prendre mon avis, mais qu’il devait avoir contrevenu de plus à notre convention collective.

Le monde paraît donc parfaitement en ordre. Quel est le problème, me direz-vous ? Ne suffit-il pas d’appliquer la convention? — Sans doute, mais comment? Je veux pouvoir donner mon cours dans la continuité qu’il exige, et non obtenir simplement quelque éventuelle réparation après coup. Et l’année prochaine encore, le même petit jeu pourra se poursuivre pendant mon absence. Ensuite... Bref, je serai apparemment toujours en retard pour obtenir ce que je veux, de manière pourtant parfaitement légitime (tant qu’on n’a pas démontré le contraire évidemment — mais c’est là une tout autre histoire).

Une lecture myope de la convention incitera à prétendre d’ailleurs que la faute du Doyen touche davantage à la forme qu’au fond, puisque, après m’avoir consulté, il pourra toujours décider à sa guise. Je ne répondrai pas — ce qui serait pourtant juste aussi — que la forme n’est pas sans importance, que, si le Doyen prenait la peine d’entendre mes arguments, il ne serait pas impossible, en principe du moins, que sa décision en soit modifiée, et que j’aurais au moins l’impression d’avoir été traité en être raisonnable dont l’avis n’est pas à mépriser à priori, surtout à propos de ce qui me concerne directement. Je n’argumenterai même pas non plus sur le sens de « consulter » en soi, pour montrer que ce verbe ne signifie pas seulement s’informer de l’avis de quelqu’un, mais aussi prendre cet avis au sérieux, et par conséquent ne pas le rejeter sans raison forte. Tout cela conviendrait assurément pour répondre à une telle lecture myope, mais en relèverait encore à son tour.

Pourquoi l’article 3.4.07 a-t-il été introduit ? Évidemment, pour mettre un frein à l’arbitraire éventuel de l’administration dans la définition des charges de travail des membres du corps professoral. Or ce frein n’est effectif que si la consultation est véritable, impérative, et si elle contraint la direction de l’unité à en tenir compte. Et il importe justement d’avoir un tel frein pour préserver la liberté universitaire, affirmée dans le préambule, comme clé devant régir l’interprétation de toute la convention.

Que s’ensuit-il en effet si nous pouvons nous voir imposer de l’extérieur des charges de travail qui contredisent nos plans légitimes propres et la définition de notre poste ? Il résulte de là que notre liberté est réduite à néant, ou à ce que notre prince veut bien nous en laisser.

En effet, avez-vous quelque idéologie non conventionnelle, des idées spéciales dans votre spécialité, une méthode d’enseignement particulière, un mode d’évaluation jugé sévère ? Rien de plus simple que de vous neutraliser si l’on peut vous reléguer dans des cours marginaux sans même avoir à donner aucune justification sérieuse. Vos recherches ne sont-elles pas très populaires ? Pourquoi perdre alors son temps à vous convaincre de vous orienter vers d’autres voies, au risque de n’y pas réussir au surplus, si l’on peut vous en détourner tout simplement en vous accablant d’enseignement, de nouveaux cours (si possible encore étrangers à vos intérêts) ou de classes très nombreuses, etc. ? Bref, un quelconque pouvoir arbitraire sur nos charges de travail porte par lui-même atteinte à la liberté universitaire dont nous avons besoin même si nous nous sentons en parfaite conformité avec les opinions majoritaires, parce qu’il est impossible de faire réellement de la recherche et d’y introduire par notre enseignement sans dévier des opinions ambiantes au moins sur quelques points particuliers, et que ces déviations peuvent toujours déranger quelques collègues un peu tyranniques, et leur donner le désir de nous en corriger ou punir, ou encore de nous priver d’influence, voire de nous soumettre à quelque calcul d’épicier, si par hasard ce pouvoir tombe entre leurs mains.

Il n’y a pas à s’étonner que ces mêmes collègues puissent vouloir ignorer l’article 3.4.07, sous prétexte qu’il leur paraît incompatible avec le bon ordre des choses, jugé concevable uniquement par la personne chargée de la responsabilité administrative de l’unité. Que se passerait-il, les entend-on gémir, si chacun pouvait s’attribuer sa charge, dans l’anarchie ? Mais on connaît ce type d’argument qui a déjà servi à préparer la regrettable décision d’installer dans notre université un conseil d’administration. Car il s’agissait là aussi de remédier à l’anarchie supposée des opinions de ceux et de celles qui représentent directement la communauté universitaire, ainsi qu’à leur présumée incompétence. Comme si, du fait d’appartenir au corps professoral, nous ne pouvions pas être assez raisonnables pour comprendre les exigences des programmes auxquels nous collaborons, pour nous laisser persuader de faire les compromis indispensables, etc. ; comme si en revanche (mais certains paraissent le croire) aux titres de la hiérarchie administrative, un petit surcroît décisif de raison était joint gracieusement par le Saint-Esprit !

Non, pour la sauvegarde de la liberté universitaire, il faut que ce ne soit pas à nous de plaider pour conserver notre charge normale, résultant d’une part de la définition de notre poste ou de notre titre et d’autre part de la conjonction de notre planification et de celle de notre unité à moyen ou plus long terme, mais que, tout au contraire, il incombe à l’administration elle-même de justifier ses propositions, d’essayer de nous en convaincre, et d’obtenir notre accord avant de présenter les charges de travail à l’assemblée. Qui d’ailleurs ne connaît des responsables d’unité qui pratiquent spontanément, avec bonheur, cette concertation, et qui se font un devoir de réaliser l’harmonie sans avoir à violenter personne dans la répartition des charges de travail ?

Mais, parce qu’il existe toujours trop d’esprits myopes, qui ne voient pas la nécessité de la liberté universitaire et l’oublient dès qu’ils ont tourné la page du préambule de notre convention, si même ils l’ont jamais lue, il conviendra de reformuler ce paragraphe pour en faire ressortir clairement la force procédurale, en affirmant tout net que le responsable ou la responsable de l’unité doit obtenir l’accord de chacun et chacune des professeurs et des professeures sur sa charge de travail avant de procéder.

De même, si la liberté universitaire ne doit pas rester un vain mot, il importe que l’assemblée fasse respecter autant que possible la liberté de ses membres en refusant de manière systématique toute charge de travail non acceptée explicitement par la personne concernée. J’entends dire que ce genre d’empiétements sur notre liberté se multiplie. Mettons-y fin aussitôt !

 

G. Boss  


Évaluations et liberté universitaire

Québec, le 17 janvier 1996

 

Chères et chers Collègues, le préambule de notre convention collective mentionne à juste titre la liberté universitaire, indispensable à notre travail, notamment à cause de la fonction critique que nous devons assumer. Quelle belle chose est la liberté quand elle n’est pas un vain mot recouvrant nos servitudes ! Or, l’histoire l’a toujours prouvé, la liberté disparaît là où les individus ne la défendent pas jalousement... Je me répète, il est vrai. Mais le même préambule peut toutefois annoncer des discours bien divers.

D’abord, si par hasard, après la parution de mon article destiné à défendre la liberté universitaire à propos d’un problème précis de répartition des tâches[1], vous vous demandiez quelle a été la suite, il est juste de satisfaire ici une si innocente curiosité. Ensuite, quoique cette question de notre liberté académique soit bien large et presque inépuisable, je ne désespère pas cependant d’en faire le tour en me contentant de suivre au fur et à mesure le fil des aventures dont je vous ai déjà conté une première partie. Il s’agira aujourd’hui des évaluations, un peu de celles que nous faisons dans nos cours, mais surtout de celles que nous subissons en retour, et à propos desquelles on n’a peut-être pas encore suffisamment remarqué à quel point elles touchent notre liberté universitaire — à moins que d’aucuns ne le sachent au contraire trop bien.

Donc, pour en venir aussitôt au prochain épisode promis, après mon article de cet été, dénonçant l’arbitraire de la répartition de mes tâches, la balle était de nouveau dans le camp du Doyen de la Faculté de Philosophie. M’ayant en septembre convoqué à son bureau, il me met sous les yeux le prochain acte : une lettre de l’association des étudiant/e/s de 1er cycle en philosophie, par laquelle on se plaint de ma manière de donner le cours obligatoire en question (celui qu’on m’a retiré provisoirement, profitant de mes congés sabbatiques) sur Descartes et le rationalisme. Comme M. Narbonne y insiste aussitôt, il ne s’agit à aucun moment dans cette plainte de la sévérité de mes notes, mais de tout autre chose : de ma méthode d’enseignement, de la difficulté du cours, du traumatisme que j’inflige à des jeunes de première année en les mettant directement en contact avec des textes philosophiques, c’est-à-dire trop compliqués pour un niveau où il ne faut encore donner que du petit-lait. Effectivement, admirable curiosité, la lettre ne mentionne pas la sévérité de mes notes, qui jusqu’ici paraissait représenter le problème majeur, de sorte que le point de contestation se déplace très rapidement : des notes à la cohérence du programme, ce printemps, puis de là à ma méthode d’enseignement, qui, semble-t-il, ne correspond pas à celle de mes collègues. Cette singularité donne en effet occasion à reproche — d’autant que, comparé à la moyenne élevée dont s’enorgueillit ma Faculté, le taux de satisfaction étudiante n’est pas le plus haut dans les évaluations de ce cours, de même que, dans le même contexte, les notes que j’y donne ne sont pas en moyenne très élevées. Bref, le Doyen me place devant l’alternative suivante : ou promettre de donner le cours de telle manière que tous et toutes, ou presque, en ressortent contents, ou me le voir retirer, tandis que mon enseignement se verrait, lui, limité aux classes plus avancées et aux cours à option. C’est pour moi un dilemme, puisque l’alternative est formulée de manière à ce que ses deux branches conduisent au même résultat : l’abolition de la sélection qu’effectuait mon cours au premier cycle — sans compter que la première proposition bafoue ouvertement la liberté universitaire et est de toute évidence moralement inacceptable. Impossible donc d’admettre l’alternative elle-même. Et c’est pourquoi, en guise de conciliation, je propose de mettre le cours en troisième année. Entre-temps, j’entends déjà des bruits sur les bruits qu’on répandrait sur mes piètres dons de communicateur (du moins au premier cycle... ou en première année en tout cas...). Enfin, le 30 novembre, M. Narbonne m’annonce sa décision de me retirer définitivement le cours, et m’annonce une charge de travail, contre laquelle j’aurai encore à protester.

Faut-il voir dans tout ce concours de circonstances une extraordinaire coïncidence, ou plutôt la continuation d’une même tactique, visant toujours mon rôle dans la sélection au premier cycle, et le visant toujours de manière indirecte ? Dans ce dernier cas, l’attaque serait alors devenue encore, hélas, bien plus cynique et perverse. Mais inutile de décider à présent, il suffit que l’hypothèse de la machination ne soit pas invraisemblable pour introduire les remarques suivantes.

Après l’anecdote, venons-en donc à la morale de la fable. D’un mot la voici : il est malsain que, pour imposer ses volontés, l’administration joue à dresser l’un contre l’autre les deux partenaires de la relation privilégiée d’enseignement, et il est contraire à la liberté universitaire que l’administration dispose de leviers institutionnels puissants pour jouer ce jeu. Je me concentrerai sur l’un de ces leviers : l’évaluation des cours par les personnes qui les suivent.

A ce qu’il me paraît, on avance généralement les justifications suivantes de cette pratique :

1.    Il faut que les bénéficiaires de notre enseignement aient la possibilité d’y réagir et d’y exercer ainsi leur faculté critique, plutôt que de le recevoir passivement.

2.    Il nous faut à nous-mêmes un moyen de contrôle de l’efficacité de notre enseignement, et une incitation à améliorer nos cours.

3.    Il faut que l’administration puisse juger de nos facultés pédagogiques, tant pour s’assurer de nos compétences dans ce domaine, dans la procédure d’agrégation surtout, que pour intervenir en corrigeant les défauts ou en reconnaissant les mérites particuliers.

Acceptons provisoirement ces objectifs pour nous concentrer sur la question de savoir si l’évaluation des cours telle que nous la pratiquons est le moyen adéquat d’y arriver. — Je répondrai trois fois non :

1.    Loin de développer la faculté critique, la comédie de l’évaluation en classe est un procédé, lui-même irresponsable, d’éducation à l’irresponsabilité.

2.    La réponse que nous donnent ces procédures d’évaluation est trompeuse et, loin de contribuer à l’évolution de nos méthodes, de tels rapports avec nos classes sont à cet égard des freins et des incitations à la régression.

3.    Qu’elle le veuille ou non, l’administration ne mesure pas nos facultés pédagogiques par ces évaluations, mais notre degré de docilité à sa politique d’entreprise, et elle trouve ainsi un moyen de nous imposer un certain type de conformité à ses vues.

C’est en ayant à l’esprit plus particulièrement la procédure en usage à la Faculté de Philosophie que je reviens maintenant successivement à ces trois réponses.

L’un des objectifs centraux de toute formation en philosophie est l’accès à l’autonomie de la pensée ou du jugement, et tout enseignement qui ne méprise pas les esprits qu’il forme doit reprendre le plus possible cette visée, surtout à ses niveaux supérieurs. Le développement de l’esprit critique et son exercice doivent donc être particulièrement requis et favorisés dans une université. Or il ne fait aucun doute que l’autonomie du jugement est indissociable d’une certaine qualité morale, à savoir, le sens de la responsabilité. Car juger par soi-même, c’est aussi pouvoir assumer ses réponses. Ceci implique d’autres qualités morales, telles que la prudence et la justice, c’est-à-dire la capacité de ne se prononcer que de manière réfléchie, impartiale, après avoir envisagé calmement la situation, le pour et le contre, en s’étant dégagé de toute implication trop directe, etc. Inutile d’insister, puisque ce sont là des qualités morales que nous réclamons aussi bien de tout savant ou chercheur.

Mais nos procédures d’évaluation des cours favorisent-elles ce genre de jugement juste et responsable ? Il semble qu’on ait pris soin au contraire de le rendre presque impossible. On demande à quelqu’un de juger d’un cours au milieu duquel il se trouve, sans avoir encore par rapport à lui le moindre recul, alors que les passions dominent : l’anxiété face aux examens à venir, le ressentiment ou la reconnaissance pour les notes déjà reçues, la sympathie ou l’antipathie pour son entourage dans la classe, les sentiments de solidarité ou d’opposition avec ses condisciples, bref, tout un tumulte passionnel qui s’interpose entre sa raison et la matière à juger. Et de plus, quelle est cette matière ? Un fragment de l’ensemble de l’enseignement qui lui est destiné, plus ou moins arbitrairement isolé du reste, dont il ne lui est pas possible de voir clairement la cohérence ou l’incohérence avec l’ensemble de son programme d’études, autrement dit, un objet flou à propos duquel la prudence conseillerait même aux plus perspicaces de suspendre leur jugement. Mais, pour faire tomber toute hésitation à se lancer gaillardement dans la farce, on a introduit cette disposition procédurale opposée à toute équité : l’anonymat total des réponses. Ce qui, en général, signifie ici : « Vous n’êtes responsables devant personne, répondez comme bon vous semble. Laissez parler vos passions, exprimez-vous sans gêne, il n’est pas question de justesse, de justice, mais de défoulement. » Et si c’était vraiment le carnaval, pourquoi pas ? Mais en même temps, on présente cette mascarade comme une enquête sérieuse (et je sais bien que plusieurs s’efforcent, bravant le système, de répondre de leur mieux). — Heureux qui, après ce régime, saura encore dans la vie ce qu’est une évaluation juste et responsable ! Quoi d’étonnant si l’on entend dire ensuite que, dans certaines écoles, on trouve dans le corps professoral une conception de l’évaluation calquée sur celle-là, comme si l’on arrivait devant sa classe avec dans sa poche des bonbons, certains plus doux, d’autres plus amers, à distribuer habilement pour amadouer une bande d’enfants.

Après l’argument concernant le premier point, le second est déjà prouvé. Car il serait évidemment absurde de régler ses méthodes didactiques sur un jugement formé dans des conditions telles qu’il ne peut être que biaisé, parce qu’il exprime les réactions affectives de la classe plutôt qu’il ne donne un avis éclairé. Je ne prétends pas que ces évaluations ne nous disent rien et que nous ne puissions rien en tirer. Seulement, elles nous apprennent autre chose que ce qu’elles sont censées nous révéler, et on se fourvoie tout à fait en négligeant ce décalage. De ce seul fait, elles contribuent à nous orienter sur de fausses pistes. Et comme, consciemment ou non, les évaluations étudiantes sont aussi, en partie du moins, une rétribution pour nos évaluations des travaux, elles ont pour effet premier de nous inciter à une sorte de marchandage, qui risque de nous conduire à notre tour à transformer nos évaluations en une farce. De toute manière, elles sont, comme nous le savons bien, une incitation à faire de notre pédagogie une démagogie, à considérer chacun de nos cours comme une entité fermée, qui doit se suffire à elle-même, sans souci de la formation plus générale dans laquelle elle devrait s’intégrer, et à ne pas risquer l’usage de méthodes qui nous paraissent meilleures par rapport à leur vrai but, lorsqu’elles risquent de ne pas plaire à des regards tournés principalement vers les seuls effets immédiats.

Maintenant, reste le troisième point. A qui profite ce mode d’évaluation qui ne mesure pas les qualités pédagogiques et favorise l’irresponsabilité ? A l’administration ? — Non, dans la mesure où celle-ci vise, comme elle le dit, comme elle le doit, à promouvoir la qualité de l’enseignement et d’une formation à la fois technique, théorique et éthique, à permettre l’émulation de l’esprit critique et de l’esprit de recherche. — Oui, dans la mesure où elle vise, tout en s’en défendant, à instaurer un pouvoir autoritaire sous lequel l’enseignement se réduise à un enseignement platement administré. Dans ce cas, l’évaluation des cours fonctionne comme une tenaille aux deux extrémités de laquelle (je vous laisse deviner lesquelles) se tiennent respectivement l’administration et nous-mêmes, avec au centre, servant de pivot, éreintés à chaque mouvement, quel qu’en soit le sens, nos étudiants et étudiantes. Seule en effet une telle administration, concevant l’université comme une usine, peut avoir intérêt à favoriser ces méthodes d’évaluation ; non pas, certes, en vue de détériorer la formation et ses produits, mais en vue d’augmenter la production, pour laquelle on est prêt à négliger comme un prix minime à payer l’érosion éthique dont j’ai parlé et le ravalement de notre tâche à celle d’animateurs. Le jeu qui fait de l’évaluation des cours une incitation à la démagogie est en effet bienvenu dans cette perspective, puisqu’il promet, à court terme du moins, d’attirer et de retenir la plus nombreuse « clientèle ». Car il est favorable à ce but que nous nous trompions sur notre mission, et que nous cherchions à « améliorer » nos cours dans le sens qu’exige cette vision mercantile de l’université. Il est utile aussi à une telle administration de pouvoir réprimer nos résistances en se posant comme venant au secours de la classe estudiantine.

Inutile à présent d’insister sur le fait que cet outil aux mains de l’administration, même quand elle n’est pas animée par l’ambition du pouvoir autoritaire, est destructeur de notre liberté universitaire. Il représente d’abord un moyen de l’attaquer directement, en utilisant les évaluations comme justification pour intervenir dans les méthodes et la matière de nos cours à tous les niveaux, sous prétexte d’améliorer la qualité de la pédagogie universitaire. Il est aussi un moyen indirect de nous faire subir les mêmes contraintes et de miner notre liberté essentielle en nous livrant le plus possible aux caprices de nos classes, plutôt que de nous aider à nous appuyer sur le désir plus profond d’apprendre qu’elles manifestent aussi.

Que faire dans ces conditions ? — Évidemment, abolir déjà ces procédures inadéquates, afin de réinstaller les deux partenaires de la relation d’enseignement dans leur dignité réciproque.

Comment répondre alors aux trois objectifs que nous avions admis comme défendables ? — Il faut trouver d’autres méthodes d’évaluation de l’enseignement tout en veillant à ne pas faire peser sur lui un contrôle constant de l’administration.

Voici quelques suggestions de points à considérer dans ce but.

  •  Centrer l’évaluation sur les programmes plutôt que sur les cours, et évaluer les cours dans ce cadre, tout en respectant les limites de leur autonomie.
  • Pour ce genre d’évaluation en général, s’adresser si possible à plusieurs catégories de personnes.
  • Éviter absolument de créer une boucle de réciprocité dans l’évaluation. Si nous évaluons les travaux faits dans le cadre de nos cours, la classe ne doit pas nous évaluer en retour. Ou si la classe évalue notre cours, celui-ci ne doit pas avoir de fonction sélective, ni par conséquent de travaux notés (il faut dans ce cas mettre en place un système quelconque d’examens indépendants des responsables des cours, pris individuellement). Car il faut empêcher qu’une évaluation soit la rétribution d’une autre évaluation, ou qu’elle devienne le résultat d’un marchandage.
  • Toute évaluation doit impliquer une responsabilité, même si elle reste anonyme à l’égard de la personne évaluée. Autrement dit, toute personne chargée d’une évaluation doit pouvoir être appelée à motiver ses jugements devant une autre instance.
  •  Lorsqu’il s’agit d’établir ou de compléter un dossier officiel, il ne faut demander à personne une évaluation sur un processus dont il n’est pas sorti, ou dont il n’a pas pu prendre une distance suffisante pour pouvoir l’observer avec une certaine objectivité.
  •  L’administration universitaire se donne un long délai de cinq ans d’observation avant d’admettre quelqu’un à un poste permanent. La procédure d’agrégation devrait être appliquée avec suffisamment de soin et de rigueur pour que des contrôles ultérieurs deviennent superflus. L’idée d’un contrôle constant est contraire à la liberté universitaire, n’en déplaise aux partisans du contrôle universel, puisqu’elle suppose l’idée d’une direction continuelle de nos activités par l’instance de contrôle.
  • Si l’intervention autoritaire de l’administration dans le domaine de notre liberté universitaire n’est pas admissible, des conseils, des informations, divers types d’incitations peuvent nous être utiles, à condition qu’ils ne soient pas accompagnés de pressions.
  •  D’éventuelles évaluations faites par la classe durant le cours devraient rester réservées à notre usage privé, de manière à nous servir de contrôle personnel, si nous jugeons ce moyen utile. Il faut remarquer à cet égard que, pour des raisons évidentes, le caractère plus confidentiel de ce type d’évaluation est de nature à lui donner aussi un peu plus d’objectivité.
  • Il est contraire au respect des personnes chargées d’une évaluation de chercher à déjouer le caractère subjectif de leur jugement (découlant d’ailleurs pour la plus grande part, nous l’avons vu, de la situation fausse où elles se trouvent alors placées) par un ensemble de pièges objectifs intégrés aux questionnaires, comme cela se pratique en divers endroits. Il importe que quiconque est appelé à juger, que son rôle dans l’université soit d’enseigner ou d’étudier, puisse revendiquer la responsabilité de son jugement et se voie considéré par conséquent comme un être moralement autonome. Et il faut donc renoncer à exiger de quelqu’un une évaluation dépassant ce qu’il peut raisonnablement assumer.
  •  Nous ne devrions pas être soumis, de manière directe ou indirecte, à des pressions concernant nos évaluations des travaux ou examens pour d’autres raisons qu’une injustice dans l’attribution des notes (pour laquelle les procédures de recours sont déjà prévues).
  • Il est bon certes que tous les mérites trouvent autant que possible un mode de reconnaissance approprié. Mais il est préférable de renoncer à une reconnaissance officielle là où les moyens nécessaires pour mesurer ces mérites comportent un contrôle contraire à notre liberté universitaire.

Dans cette période où les difficultés économiques sont le prétexte d’une grande opération destinée à restreindre nos droits essentiels, montrons-nous très soucieux, chères et chers Collègues, face aux harcèlements touchant notre liberté universitaire, que nous pourrions appeler simplement « harcèlement académique ».

 

G. Boss

 



[1] « Tâches et libertés universitaires », Le Spultin, v. 6, no 8, 12 juin 1995, p. 4-6.