et lui enlève tout goût pour les événements communs de la vie, dont la véritable jouissance représente la plus grande partie de notre bonheur

Ici encore, il serait vrai également de remarquer que ce second effet du malheur sur les natures très sensibles aux accidents du sort vaudrait pour la joie, car elle peut, elle aussi, nous rendre insensibles aux petits inconvénients de la vie, qui en forment l'une des plaies habituelles. Mais l'on sent bien que cet effet n'équivaut pas en ampleur à celui que Hume a choisi de nous mettre sous les yeux. Car, sans compter que les grands malheurs sont d'habitude plus fréquents que les grands bonheurs, l'expérience nous apprend qu'il arrive presque toujours qu'un petit inconvénient gâche notre joie, alors qu'il faut souvent un bien grand bonheur pour nous détourner de la tristesse. Apparemment, lorsqu'elle dépend des événements, la joie est rapide et légère, tandis que  la tristesse est lente et lourde, si bien que c'est cette dernière qui écrase en général les plus petites joies.

Toutefois, est-il vrai que les petits plaisirs habituels font la majeur partie de notre bonheur? C'est ce qu'on pourrait penser que Hume prétend. Mais le goût pour les événements communs de la vie se nourrit-il nécessairement de petits plaisirs? Il exige certes une attention à des événements qui, par eux-mêmes, ne frappent pas fortement l'imagination et la sensibilité, et qui échappent donc à celui qui est emporté par une forte passion. Mais les plaisirs sont-ils toujours proportionnés à la grandeur des événements? C'est sans doute le cas pour les natures affectées d'une grande délicatesse de passion, parce que leur sensibilité répercute en eux les événements extérieurs en fonction de leur importance pour l'accroissement ou la diminution de leur bien-être et de leur sentiment de soi. En revanche, chez les caractères plus calmes, et moins immédiatement dépendants des événements, on peut concevoir une jouissance moins liée à cet ordre d'importance. La délicatesse de goût n'a pas encore été présentée, mais nous voyons déjà apparaître ici un goût pour les événements communs qui en permet une jouissance non quelconque, mais "véritable". Rien n'interdit donc de penser que ce qui rend véritable cette jouissance, ce pourrait être ce goût, capable de tirer des événements communs de la vie plus de plaisir qu'ils n'en donneraient sinon. Ceci suggère un écart plus grand encore entre les sentiments que les deux types de caractères peuvent recevoir des événements extérieurs, l'un, par sa manière de ressentir, donnant plus de poids à la tristesse, et l'autre, par son goût, cultivant davantage la joie.