En bref, on peut constater que les effet des deux formes
de
délicatesse sont semblables en ceci que toutes les deux accroissent nos
peines
et nos plaisirs. Mais, pour considérer que l'effet de la délicatesse de
goût
soit le même que celui de la délicatesse de passion, telle qu'elle
avait été
décrite au début de l'essai, comme apportant des
jouissances plus vives et des chagrins plus amers, il faudrait les
envisager
non seulement en résumé, mais grossièrement, c'est-à-dire d'une manière
propre à rebuter l'homme de goût. Hume nous a déjà trop fait sentir la
différence entre les deux pour pouvoir ramener l'une à l'autre
maintenant.
En réalité, pour en indiquer la similitude, il a fallu
modifier totalement
la formule correspondante de la description de la délicatesse de
passion. Il ne
s'agit plus maintenant d'une simple intensification des plaisirs et des
peines
communes. La délicatesse de goût accroît bien nos possibilités de
bonheur et
de misère, mais c'est en en élargissant la sphère, c'est-à-dire, comme
le
précise la fin de la phrase, en étendant notre sensibilité à de
nouvelles
peines et à de nouveaux plaisirs que nous ne connaîtrions pas sans
elle, et
que l'homme moins sensible ne perçoit donc pas. C'est cette extension
du
sentiment qui devient la caractéristique de la vie de l'homme de goût,
et qui
fait déborder le jeu habituel des oppositions entre plaisirs et peines
corrélatives dans des domaines qui n'en sont pas communément l'objet,
comme
celui des arts et du raffinement de la conversation.
Certes, la nouvelle formule peut s'adapter également à
la délicatesse de
passion, dans la mesure où elle provoque bien, elle aussi, un
élargissement de
la sphère du bonheur et de la misère lorsqu'elle fait réagir vivement à
des
sollicitations qui tendent à laisser plus indifférent l'homme calme. Et
en ce
sens, cette première forme de délicatesse rend bien sensible, elle
aussi, à des peines et
à des plaisirs que ne connaissent
pas les gens moins sensibles, en jetant à tout propos ses victimes dans
les affres et les
transports de la passion, alors que d'autres les connaissent à peine.
On sent
pourtant que ce n'est pas dans les mêmes dimensions qu'a lieu
l'extension dans
ces deux formes de délicatesse.
Quant au reste de l'humanité,
où se situe-t-il? Représente-t-il les
hommes plus posés qui s'opposaient à l'homme de la passion? Sans
doute,
puisqu'il faut que cette opposition soit comprise en celle-ci. Il faut
simplement déduire encore de leurs rangs les hommes doués de goût, à
supposer qu'ils ne doivent pas tous faire partie des passionnés. En
tout cas,
la formule "le reste de l'humanité", laisse penser que ce doit être
également la majorité des gens, les hommes normaux. Et du même coup, le
lecteur commun apprend avec plaisir qu'il avait de fortes chances
d'appartenir bien à la race des gens
plutôt posés et froids, qui ont le meilleur sort par rapport aux
passionnés,
qu'on avait eu raison d'appréhender dès le départ comme déviant de la
normale ou comme malades en un sens. Regrettera-t-il en revanche de ce
voir aussi exclu
peut-être de ces
autres délicats, doués d'un goût raffiné?
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