ÉMOTIONS ET DÉMOCRATIE
1
Il
ne fait aucun doute que nos démocraties actuelles ne soient en
réalité dirigées par l'émotion. Qui ne le sait ? La
politique est menée par les sondages, où l'on demande aux gens de
donner leur avis sur tous les sujets en fonction de la manière dont
ils sentent les choses sur le moment. On fait les campagnes
électorales sur le mode des campagnes publicitaires, en cherchant à
susciter certains sentiments et à les exploiter, par les moyens
éprouvés de la propagande et de la publicité. Parmi les sentiments
utilisés, la peur fait souvent recette, car elle est toujours plus
ou moins présente, prompte à surgir aux moindres apparences de
danger réel ou imaginaire, et il est donc facile de l'exciter de
toute sorte de manières, pour promettre une plus grande sécurité à
ceux qui choisiront de se soumettre aux programmes de ceux-mêmes qui
ont su adroitement susciter les peurs qui leur convenaient. La haine
des étrangers et le racisme, sous mille formes, sont aisés
également à exploiter, et l'on ne s'en prive pas. La vanité de
tous ceux qui aiment à se croire parmi les bons parce qu'ils
défendent la morale commune est un autre ressort émotif habituel de
la propagande politique. En outre, tout événement produit à
quelque degré des réactions émotives, qui, lorsqu'elles sont
suffisamment fortes, trouvent presque toujours leur répercussion
politique immédiate.
Pour
traiter de la question du pouvoir par les émotions, il semblerait
naturel de développer ce thème, en envisageant de nombreux exemples
de l'intervention de l'émotion dans les décisions politiques, en
les classant de diverses manières, par catégories de sentiments
impliqués, par genres de moyens de les exploiter, par types d'effets
produits, et ainsi de suite. Surtout, un tel discours ne manquerait
pas de mettre en évidence chaque fois les conséquences négatives
des décisions prises sous l'empire de ces sentiments. Que la peur
soit souvent mauvaise conseillère, et surtout quand elle devient
panique, comme c'est souvent le cas lorsqu'il s'agit de peurs
collectives face à des éventualités touchant tout un peuple, voire
l'humanité, c'est un truisme qui se laisse exemplifier autant qu'on
le désire. Que les vains espoirs suscités par des promesses
fallacieuses, comme on en trouve dans tous les programmes de tous les
partis, au point que parfois on n'y découvre même rien d'autre, ne
conduisent pas à des résultats moins déplorables que les peurs,
voilà qui se vérifie à volonté également. Et qu'à l'origine de
presque toute catastrophe politique, dans nos pays démocratiques, on
trouve quelque sentiment partagé de haine, d'avidité, d'engouement
pour une quelconque illusion, de vanité nationale, de colère
collective, de crainte superstitieuse, et de mille autres émotions
plus ou moins vives, voilà une thèse que tout journaliste se
sentira bien la force de démontrer, si ses patrons le lui demandent.
Mais
est-il vrai que les émotions, ou du moins celles du peuple, soient
néfastes lorsqu'elles ont le pouvoir de gouverner la politique ?
Et si cela est vrai, quelle est la force qui devrait les contrarier,
les contenir et prendre la barre à leur place ? Ici encore, la
réponse paraît toute trouvée. Il s'agit bien sûr de la raison.
Car a-t-on jamais entendu dire qu'un pays avait souffert de s'être
dirigé selon la raison et d'avoir mené une politique raisonnable ?
Il arrive certes qu'on critique une politique comme trop prudente.
Mais c'est pour dire alors qu'elle n'était pas vraiment raisonnable,
et qu'elle était encore dominée par une passion, celle de la
crainte, qui avait empêché de choisir la voie juste, celle que
recommandait la raison, justement.
Voilà
donc tout donné le schéma d'un développement sur le thème de la
démocratie et du sentiment. Lorsqu'un État est gouverné par les
meilleurs, ceux qui sont les plus raisonnables, c'est-à-dire, sans
exiger d'eux qu'ils soient de véritables philosophes, du moins les
plus sages, dans le sens traditionnel du terme qui signifie les plus
raisonnables et les plus habiles, alors les passions ne jouent qu'un
rôle secondaire, et l'on évite ces malheurs qui viennent des
emportements irrationnels auxquels elles conduisent. Mais n'est-il
pas évident que le peuple n'est pas sage, c'est-à-dire que les plus
sages ne représentent en lui qu'une minorité ? C'est même
tautologique, parce que ceux qui représentent au plus haut degré
une qualité variable dans un groupe, seront par définition même
une minorité. Cela vaudrait aussi bien pour les plus forts, les plus
grands, les plus robustes, les plus doués pour la musique, les
sciences, les affaires, les échecs ou le ski nautique. Les plus
sages sont donc une minorité, si l'on entend par là ceux qui
dépassent clairement la sagesse moyenne des individus formant un
peuple. Par conséquent, le gouvernement des plus sages serait
nécessairement celui d'une minorité, alors que la démocratie donne
le pouvoir à la plus grande part du peuple. Par définition,
presque, dans la démocratie le pouvoir sera dans les mains de ceux
qui ne sont pas les plus sages ou les plus raisonnables, c'est-à-dire
de ceux qui se décident le plus en fonction de leurs passions, et
non de la raison. On peut certes tenter d'y remédier en éduquant le
peuple. Mais cela ne fera qu'accroître les capacités rationnelles,
sans modifier ce rapport, selon lequel les plus sages resteront
toujours une minorité. Pour accroître le rôle de la raison en
politique, on peut alors ou se contenter d'augmenter la capacité
intellectuelle moyenne dans le peuple, ou chercher à transférer le
pouvoir effectif dans les mains d'une élite jugée représenter une
sagesse supérieure.
2
Plutôt que de tenter de
résoudre ce
problème, je préfère revenir à l'analyse des termes dans lesquels
il est posé. Car est-il vrai qu'il y ait en l'homme deux forces
antagonistes, ou en tout cas tendant à l'être, la raison et le
sentiment ? Et même dans ce cas, serait-il vrai que la raison
soit bonne et le sentiment plutôt mauvais ?
Qu'entendons nous donc par
raison et
par sentiment ?
On les oppose déjà
généralement
comme la faculté la plus objective, la raison, et l'expérience
vécue la plus subjective, le sentiment. Celui-ci nous paraît en
effet comme la réaction intime, profondément individuelle et
subjective, à tout ce qui arrive à quelqu'un, est perçu ou pensé
par lui. Cette réaction tend à être globale et relativement
immédiate. Il n'est pas nécessaire de penser longtemps à ce qui se
présente pour en éprouver un sentiment. Certes, en observant mieux
les situations et les événements, l'émotion provoquée peut se
modifier, mais il n'empêche qu'elle naît aussitôt et comme sans
intermédiaires. Je vois un gros chien hargneux apparaître sur mon
chemin, et une peur surgit en moi avant toute réflexion, qu'elle
soit ou non justifiée. Cette peur tend à me prendre tout entier,
comme elle représente une réaction à l'ensemble de la situation
que je perçois. Elle est aussi personnelle, parce que tel autre, qui
ne craint pas les chiens en général, ne l'éprouve pas, ou pas au
même degré, ou pas de la même manière, bien qu'il ne nie pas que
ce chien puisse mordre. L'émotion semble s'emparer de moi, et
m'affecter pourtant selon ma nature profonde (s'il est vrai que rien
ne m'est plus personnel que mes sentiments), aussi est-elle comprise
comme une passion à cause de la passivité dans laquelle elle me met
par rapport à elle. Toutefois cette passivité reste relative, parce
que justement, dans l'émotion, dans la peur du chien par exemple, il
y a un élément moteur. Elle me pousse aussitôt à agir, à fuir le
chien, à me disposer à me défendre ou à attaquer, à entreprendre
de lui faire peur, etc. Et cette impulsion est si intimement liée à
l'émotion qu'elle n'en est guère séparable. Car aurais-je peur
sans cette impulsion à agir, même si c'est à me figer de terreur ?
En ce sens, si je suis passif par rapport à l'émotion, il semble
que je devienne actif en elle, ou mieux qu'elle soit déjà en moi un
mode d'action, ou de réaction. Si cette façon de sentir et d'agir
spontanément dans l'émotion est justement très subjective, c'est
parce qu'elle met en œuvre directement ma personnalité, et la
révèle le plus authentiquement, si l'on en croit la psychologie
populaire, très attentive à ces expressions non calculées, qui
semblent révéler le fond de notre être propre. D'ailleurs, pour
moi également, mon sentiment me semble ce qui m'appartient de plus
propre, de plus inimitable, ce qui m'est le plus difficile à
communiquer et à faire comprendre aux autres, du moins tel que je le
ressens dans toute sa richesse, qui enveloppe ma personnalité
entière d'une certaine façon.
La raison est tout autre.
Alors que le
sentiment est vu comme très personnel, au contraire elle est réputée
devoir être la même pour tous. Elle ne comporte pas du tout ce
rapport spontané de l'individu aux choses, aux événements et à
l'expérience vécue. Elle ne s'y rapporte que par le calcul,
c'est-à-dire par des intermédiaires, et déjà par celui de
l'abstraction, qui dépouille les choses de leur richesse sensible
particulière, de même qu'elle dépouille pour ainsi dire les
esprits de leurs qualités plus personnelles. La raison ne semble pas
suivre le rythme de l'expérience, mais s'en extraire pour se placer
dans un autre temps, au point d'apparaître même comme intemporelle.
Là où le sentiment réagit immédiatement à l'événement, la
raison ne le saisit pas dans son surgissement, ni dans sa figure
sensible. Elle en considère les structures abstraites et les
rapporte à d'autres structures à travers des calculs qui paraissent
dépendre davantage d'elle, c'est-à-dire de la logique à laquelle
elle obéit, que de la liaison singulière des expériences
concrètes. Et c'est pourquoi, sous cet aspect, elle semble s'opposer
à la passion comme un mode d'action, l'esprit tissant ses
raisonnements selon ses propres règles et comme à l'écart des
événements sensibles. Que deux et deux fassent quatre, voilà une
vérité qui semble indépendante de ce qui arrive maintenant ou à
n'importe quel autre moment, car elle vaut pour tous les temps. Elle
ne dépend pas non plus de moi en tant que j'ai tel ou tel caractère
tout à fait singulier, mais de mon esprit dans ce qu'il a de plus
commun avec celui de tous les autres êtres intelligents. Personne
n'aurait l'idée de croire découvrir ma personnalité du fait que,
raisonnant, j'énonce une vérité de ce type, même si l'on conçoit
qu'un certain degré d'intelligence puisse aussi caractériser
quelqu'un, quoique d'une façon toute différente de ses sentiments.
Car par elle-même, mon intelligence ne me distingue pas profondément
des autres, elle me met au contraire en accord avec eux, dans la
mesure où ils raisonnent également sur les mêmes sujets.
L'ensemble de la réalité sensible semble incapable d'agir sur
l'intelligence directement, ou de provoquer une réaction immédiate
de celle-ci, mais pour influencer l'intelligence, il lui faut subir
d'abord une transposition dans l'univers abstrait, intemporel, du
raisonnement, afin d'y trouver son explication rationnelle. Et
inversement, la raison ne commande pas immédiatement l'action, elle
lui donne seulement une règle, qu'il faut encore appliquer ou suivre
en mettant en œuvre d'autres ressorts. Prise en soi, la raison
paraît se satisfaire de ses opérations intellectuelles, de la
contemplation des vérités éternelles, qui exigent pour être
appliquées à la réalité une sorte de passage inverse de celui de
l'abstraction. C'est alors seulement que l'action peut trouver dans
les jugements de la raison des sortes de guides, qui sont réputés
très sûrs, mais qu'il n'est pas facile de suivre, parce qu'ils
n'ont pas le caractère dynamique des sentiments, portant d'eux-mêmes
à l'action plutôt que d'en montrer abstraitement le bon chemin.
Or les hommes raisonnent
plus ou moins,
plus ou moins souvent et longtemps, mais ils éprouvent tous des
émotions à chaque instant. Ils désirent plus ou moins suivre les
conclusions de la raison, qui ne leur apparaissent que rarement dans
toute leur clarté, mais ils sont toujours mus par le sentiment,
avant même d'y avoir songé, et souvent sans s'en rendre compte.
Mais, alors que la raison montre des voies relativement sûres,
toujours identiques par leurs principes, et applicables plus ou moins
en toute situation, l'émotion dépend de la perspective arbitraire
dont les choses se présentent, de la constitution arbitraire des
individus, de leurs humeurs momentanées, et entraîne à des
conduites instables, peu fondées, souvent inadaptées dès que les
situations deviennent complexes et dépendent de circonstances moins
immédiatement visibles, dont seule la raison peut tenir compte par
sa capacité de conserver comme présentes en elle les structures
abstraites cachées derrière ce qui se présente immédiatement dans
l'événement et détermine l'émotion.
Dans ces conditions, on voit
bien
pourquoi les moralistes recommandent le recours à la raison dans la
vie individuelle, afin de donner à celle-ci une certaine stabilité
et de rendre l'action plus pertinente en fonction de contextes plus
larges que ceux qui se présentent dans la perception subjective des
événements, et auxquels réagissent les émotions. On voit mieux
encore pourquoi la politique doit être confiée à la raison, car
les situations auxquelles une société entière doit réagir sont
encore bien plus complexes que celles auxquelles doivent répondre
les individus, si bien que la perception immédiate qu'en ont les
diverses personnes est encore plus éloignée de la réalité que
dans le cas de l'action individuelle. Fonder une politique sur les
émotions de quelques-uns ou de tous, c'est donc la condamner à
l'échec en lui interdisant de tenir compte d'un nombre suffisant
d'éléments pertinents pour calculer la voie juste à prendre. Et il
ne suffit pas d'ajouter les sentiments et réactions spontanées d'un
grand nombre d'individus pour en tirer la moyenne, comme il semble
qu'on puisse faire par des sondages et des votes, car cette moyenne
ne résulte que d'une série de vues foncièrement partielles et
subjectives, de sorte qu'elle ne peut du tout tenir compte de la
complexité réelle, saisissable uniquement par l'abstraction
rationnelle. Il y a longtemps pour cette raison qu'on a cessé en
sciences de croire que le consensus des ignorants puisse
contrebalancer le jugement raisonné des savants. Or la démocratie
ne repose-t-elle pas toujours sur l'idée que la vérité en
politique se trouve du côté d'un tel consensus ?
3
Certes, il serait faux de
prétendre
que l'opinion exprimée par le peuple dans les votes ou consultations
ne représente que le résultat d'une série de réactions purement
émotives. Rien n'interdit à chacun de répondre en utilisant toute
son intelligence, et en fonction des calculs qu'elle lui permet,
plutôt qu'en n'interrogeant que ses émotions. Dans cette mesure, on
peut affirmer que les décisions démocratiques représentent aussi
le degré moyen de compréhension rationnelle des problèmes posés
dont le peuple est capable. En somme, en science non plus,
aujourd'hui, la majorité n'affirmerait plus que le soleil tourne
autour de la terre ou que la prière est le meilleur moyen d'éviter
les maladies et d'en guérir. Cependant, ne faut-il pas avouer que ce
degré moyen de compréhension rationnelle des enjeux des problèmes
politiques actuels demeure très inférieur à celui de la
connaissance que peuvent en avoir les spécialistes de la politique,
pourtant encore bien démunis face à la plupart des plus importantes
questions politiques d'aujourd'hui ?
Tant que l'on envisage le
problème de
l'efficacité de la démocratie de cette manière, il reste à peu
près insoluble. Il faudrait, nous l'avons vu, ou bien augmenter le
niveau de science politique de l'ensemble du peuple, ou bien confier
la prise des décisions à une élite capable de mieux saisir la
complexité des enjeux. N'a-t-on pas tenté d'ailleurs les deux
voies ? Il y a longtemps que les régimes démocratiques se
caractérisent par le fait qu'on y a rendu obligatoire un long chemin
d'études pour tous, d'un côté, et que, de l'autre, on tient le
peuple à l'écart des prises de décision importantes, confiées à
des sortes de professionnels, à des politiciens de carrière et à
une classe de techniciens des divers aspects du gouvernement, en ne
laissant plus guère aux peuples que le soin des élections de leurs
représentants au parlement et au gouvernement, si l'on excepte le
cas tout à fait atypique d'une démocratie directe telle que celle
des Suisses. Plus encore, on a créé quantité d'organismes de
gouvernance, nationaux ou internationaux, qui mènent leur politique
à l'écart des organes des gouvernements démocratiques. Si ces deux
voies, que nous avons apparemment pratiquées de concert, ne
conduisent pas à une manière plus rationnelle d'aborder la
politique, comme il semble bien que ce soit le cas, ne se pourrait-il
pas que la façon de poser le problème soit elle-même erronée ?
On peut toujours prétendre
qu'il
faudrait aller beaucoup plus loin dans l'une ou l'autre de ces voies.
Peut-on former davantage l'ensemble du peuple par une réforme des
systèmes d'éducation, afin de permettre aux citoyens de mieux
saisir la complexité théorique des situations politiques ? Ce
n'est pas impossible, mais il semble qu'au contraire, nos systèmes
d'éducation, à force de réformes pour donner à tous une éducation
égale, soient en train de s'effondrer un peu partout. Faut-il
davantage confier à des experts le soin de nous diriger ? Mais
qui pourrait encore y croire sincèrement, alors que ces supposés
sages sont responsables d'une bonne partie des difficultés presque
inextricables dans lesquelles nous nous trouvons aujourd'hui, qu'il
s'agisse d'économie, d'environnement, d'ordre social, de relations
internationales ou de développement scientifique et culturel ?
Et pourtant, il est bien
vrai qu'on
réduit de plus en plus le peuple à s'exprimer sous la forme de
réactions émotionnelles, en répondant à des sondages sur des
sujets qui le touchent, mais où la plupart ne comprennent à peu
près rien, en élisant des gens dont on ne connaît pas tant les
capacités et les options politiques, que des images, des allures ou
slogans, qui doivent permettre de trouver le candidat sympathique, de
lui donner une figure rassurante de bon père de famille ou d'objet
d'identification. Chacun peut bien constater qu’à mesure qu'on
discute moins de politique effective dans le peuple, on substitue
davantage aux options politiques réelles des stimuli destinés à
toucher directement l'affectivité des gens.
On sait aussi combien sont
présentes
dans nos politiques la science et la technique. Elles sont même
devenues des sortes d'armes contre le peuple. Les problèmes
économiques, lui dit-on par exemple, sont infiniment plus compliqués
que vous ne le savez, et vous ne pouvez que produire des catastrophes
en prétendant intervenir dans ces questions à partir de votre bon
sens et de votre instruction limitée dans le domaine. Laissez donc
le soin de prendre les bonnes décisions à ceux qui savent, ou à
ceux qui sont conseillés par ces spécialistes ! Et de fait, on
les trouve partout à l'œuvre. S'il s'agit de savoir par exemple si
la France a intérêt à ratifier tel traité européen, on peut bien
interroger le peuple par référendum, tant qu'on croit pouvoir
compter sur sa bonne volonté à suivre l'avis des supposés savants.
Mais si, entraîné par une vague d'émotions incontrôlable, il en
vient à voter en sens contraire, on sait bien qu'il a dû se
tromper, et qu'il faudra éviter de tenir compte de cet éclat
affectif passager pour revenir à l'avis rationnel des experts, qui
prouvent d'ailleurs par cette capacité d'imposer leur décision face
à l'opinion opposée du peuple, qu'ils sont bien ses véritables
conducteurs.
Mais, nous l'avons déjà
remarqué,
ils se trompent, et lourdement. Leur science ne paraît pas valoir
mieux que l'émotion des ignorants. En outre, malgré leur science,
tous ces experts semblent dépourvus de véritable capacité
politique. On les voit soutenir une politique et son contraire selon
les occasions. Peut-être même ne servent-ils que d'alibis et ne
sont-ils que des naïfs fournissant à leurs maîtres des outils
utilisables presque en tout sens. Quand il s'agit de montrer que tel
pays ou telle technique sont très dangereux, ils prouvent que c'est
le cas, soutenant ceux qui leur demandent de justifier la guerre ou
l'abandon de cette technique, et ils prouvent le contraire lorsqu'on
leur demande des démonstrations contraires. Ou peut-être
donnent-ils simplement des avis interprétables dans l'un et l'autre
sens.
Faudrait-il donc croire que
la raison,
en supposant que c'est bien la faculté à laquelle se réfèrent ces
savants et techniciens, n'étant pas pratique par elle-même, comme
nous l'avons vu, demande l'intervention d'une autre faculté pour
s'appliquer ? Cette faculté, c'est ce qu'on croit voir
intervenir sous la forme de la volonté. La raison, disions-nous,
donne des règles, qui réclament encore une adaptation aux
conditions de la pratique, par le jugement, et par la volonté qui
nous met en action, parfois en se décidant à suivre ces guides
rationnels, parfois en le refusant. C'est ainsi apparemment que les
divers partis peuvent se référer aux mêmes sciences pour soutenir
des programmes contraires, et pour se lancer encore ensuite dans des
actions qui en dévient.
Mais faut-il conserver ce
modèle, qui
place comme juge ou intermédiaire entre la raison abstraite,
objective, mais dépourvue de tout dynamisme, d'un côté, et les
émotions, concrètes au point d'en être toujours particulières et
subjectives, mais foncièrement dynamiques, de l'autre, une volonté,
qui choisit de se laisser aller à suivre les impulsions des émotions
ou de se regimber et de s'orienter à la lumière de la raison ?
Concrètement, les représentations de la politique ainsi que les
politiques effectives que ce modèle nous suggère, font faillite. Et
plus profondément, en soi, ce dernier est inconsistant, comme nous
allons le voir.
4
A un animal qui se
conduirait
uniquement selon ses instincts, ses sensations et ses émotions, il
serait inutile d'attribuer une volonté. Et c'est d'ailleurs la
raison pour laquelle on réserve plutôt d'habitude cette étrange
faculté à l'homme. Lorsque nous percevons quelque chose, croit-on,
en soi cela ne conduit à aucune action. Mais dès qu'une réaction
émotive se produit, du même coup s'amorce une action, qui, pour se
réaliser, n'a pas à attendre comme telle la sanction d'une autorité
spirituelle extérieure comme la volonté. Nous n'avons aucune peine
à comprendre ainsi le comportement des animaux. Le chien se sent
menacé, il montre les dents et se prépare à attaquer. Si la
crainte augmente, il va passer à l'attaque, ou s'enfuir. Si elle
diminue, il va se calmer et reprendre d'autres suites d'actions.
Quand il montre ses dents, c'est une expression directe de sa peur et
de son sentiment de puissance, d'aptitude à s'imposer face à celui
qui le menace, aussi bien qu'une amorce d'agression. Nul besoin de
faire intervenir une autre instance pour déterminer le choix de
l'action et le passage à l'acte. Et je peux observer en moi aussi
des processus du même genre, où l'émotion entraîne directement
l'action, sans intermédiaire, comme automatiquement, et même
parfois irrésistiblement. C'est ce qui arrive évidemment dans
certaines colères vives, par exemple.
Mais précisément, au
contraire de
l'animal, l'homme se guide aussi, dit-on, par la raison. Or que
propose la raison ? Quelque chose de tel qu'une règle, qu'un
jugement plus particulier sur ce qu'il convient de faire dans tel
type de situation. Seulement, contrairement à l'émotion, cette
règle ou ce jugement ne paraissent pas porter directement à
l'action par eux-mêmes. Je peux fort bien voir la règle, je peux
juger de ce qu'il conviendrait de faire en principe, et ne pas du
tout en tenir compte dans mon action réelle, sans avoir même à
faire aucun effort contre les conseils de la raison, mais en me
laissant simplement entraîner par des passions contraires. Si la
raison peut être considérée comme étant active dans l'élaboration
de la règle ou dans l'activité du jugement, elle semble limiter son
action à cela, à la formulation d'un conseil en quelque sorte.
Pourquoi dans ce cas suivrai-je ces conseils de la raison ou les
laisserai-je de côté ? C'est là qu'une sorte de faculté
servant à faire le lien entre ces produits de la raison et l'action
paraît indispensable, celle qu'on nomme volonté. En somme, pour
suivre le sentiment, elle n'est pas nécessaire, mais sa fonction est
au contraire de s'opposer à l'impulsion affective pour provoquer à
l'action selon d'autres principes, réfléchis, c'est-à-dire en
faisant passer à la pratique les conclusions de la raison. Parce
que, concernant l'action réelle, la raison reste totalement passive,
n'agissant que dans son ordre propre, celui du raisonnement (et
peut-être même là encore en partie sous l'impulsion de la
volonté), il lui faut un complément entièrement dynamique, séparé
d'elle, dans la volonté. C'est ainsi que, servant essentiellement à
rendre la raison pratique, celle-ci manifeste sa force en imposant la
règle de la raison comme motivation pratique par opposition à
l'élan émotif. C'est pourquoi nous appelons une volonté forte, ou
un fort caractère, la capacité de faire dominer des résolutions
abstraites, formulées en général de manière verbale sous la forme
de règles, maximes ou décisions. Ainsi, quand nous affirmons que
quelqu'un a du caractère pour dire qu'il sait se tenir à sa parole
ou à ses résolutions, ou quand nous accusons de manquer de volonté
celui qui se laisse conduire par ses passions, nous signifions
l'alliance essentielle entre la volonté et la raison.
S'il faut donc une volonté à
l'animal
doué de raison, c'est dans la mesure où celle-ci opère dans un
monde étranger à celui des sens et du sentiment, et généralement
extérieur au monde sensible. Dans les idées abstraites, où la
raison se trouve chez elle, les qualités sensibles ont disparu, et
elles n'apparaissent plus que comme signifiées ou représentées.
Ces idées ne partagent plus les dimensions de la réalité sensible,
elles ne sont ni dans l'espace ni dans le temps ; en quelque
sorte, le mouvement leur reste étranger, sinon accidentellement,
dans la mesure où l'esprit des animaux pensants demeure lié à la
vie sensible et se meut dans le monde des idées, manipulant les
symboles qui les signifient. Par elles-mêmes, ces idées se
présentent comme immobiles et statiques. Et dans cette perspective,
l'homme raisonnable, contrairement à l'animal purement émotif,
n'agit pas spontanément, mais doit opérer en plusieurs temps
séparés, passer de la réalité sensible au monde des idées, par
abstraction, raisonner et établir les justes relations entre les
idées, puis les confronter à la réalité sensible, et se
déterminer enfin à agir selon ce que sa raison lui a permis de
comprendre.
Cependant, que nous ayons
bien de
telles idées abstraites ou rationnelles, que nous ayons bien un
accès à un tel monde comme éternel des idées, et que nous
puissions en faire un guide d'action grâce à un principe actif
différent du sentiment tel que la volonté, voilà ce qui est fort
peu vraisemblable. On peut montrer déjà que les idées sont au
contraire toujours sensibles. Mais ce n'est pas ce qui importe le
plus ici. Il s'agit plutôt de remarquer que les sentiments
n'accompagnent pas uniquement les perceptions sensibles directes,
celles des sens ou de l'imagination, mais qu'ils sont foncièrement
reliés également à l'ensemble de nos idées, y compris les
concepts abstraits sur lesquels portent nos raisonnements, si bien
que la fiction d'une volonté destinée à se charger de leur
fonction dans ce cas est inutile.
Notons déjà que des émotions
se
rattachent à la pensée, même la plus abstraite, et en accompagnent
la pratique. On pensera immédiatement aux sentiments qui
caractérisent des activités telles que la méditation et la
contemplation, comme l'impression de calme, de sécurité, de
bien-être, et parfois d'enthousiasme. Souvent même ces pratiques
sont recherchées en grande partie pour leurs effets émotifs
caractéristiques. Il y a cependant bien d'autres sentiments qui
naissent de l'activité de la pensée ; et même une émotion
aussi vive que la colère, par exemple, surgit spontanément chez
l'intellectuel face à des fautes de logique et à l'affirmation
confiante d'absurdités. Il peut sembler que ces sentiments, plus
qu'ils ne se rattachent à la raison et à ses idées comme telles,
naissent plutôt de l'activité de penser et de raisonner. Mais c'est
naturellement à condition de présupposer la possibilité de leur
entière distinction. Car ne sont-ce pas les idées contemplées qui
donnent au contemplatif l'extrême sentiment de bonheur si souvent
décrit, et non seulement l'attitude de contemplation ? Et de
même n'est-ce pas l'absurdité proférée elle-même qui fâche le
penseur rigoureux, et non pas seulement la bêtise de celui qui
l'affirme ?
Comme l'usage des langues
semble
caractériser l'animal doué de raison, et que les langues sont nos
moyens d'aborder les idées abstraites, et même de les former,
envisageons la manière dont elles se rapportent au sentiment. Nul
doute qu'elles représentent l'un des grands moyens de le faire
naître et de le modifier, avec parfois une puissance confondante. On
sait qu'un bon orateur ne se contente pas de communiquer à son
auditoire quelques idées abstraites, exsangues, saisies dans une
appréhension intellectuelle froide, dénuée d'émotion. Au
contraire, par les mots, par les idées évoquées, par les
descriptions les plus fictives, il joue, s'il est un virtuose de son
art, à exciter à son gré tour à tour les émotions les plus
diverses. C'est dira-t-on, parce qu'il recourt à des images
sensibles, et il ne provoquerait aucun effet par de simples
raisonnements. Est-ce bien vrai ? Voyez un colloque de
mathématiciens se faisant présenter une nouvelle démonstration
géniale. Ne sont-ils pas à leur manière aussi enthousiastes que
les auditeurs d'un beau poème ? Le même discours ne produit
aucun effet sur un autre public, me direz-vous. Certes, mais tel
Allemand ignorant du français restera aussi de bois face au meilleur
orateur dans cette langue. Cela ne prouve rien contre l'effet du
discours sur le public qui le comprend.
On me crie une injure. Si je
ne la
comprends pas, rien ne se passe, à moins que je ne perçoive
l'intention injurieuse à d'autres signes, comme les gestes et
l'intonation de la voix. Sinon, cette forme de discours est
précisément destinée à faire naître en moi un certain type de
sentiments, et il y réussit généralement. Est-ce uniquement parce
que j'y perçois l'intention de me déplaire et de m'agresser ?
Mais des sentiments analogues naîtront si quelqu'un me dit fort
calmement, et du ton le plus objectif, qu'il ne peut que me détester
à cause de certains de mes défauts, ou s'il me décrit même
seulement froidement les défauts qu'il me voit. Ou encore, on me
tient un discours moral très raisonnable, concluant que je devrais
agir tout autrement que je ne le fais. Puis-je dire que ces
conclusions se présentent à moi de manière indifférente, sans
susciter le moindre sentiment ? Si je trouve le raisonnement
valable en soi, ne vais-je pas avoir honte de me trouver en
contradiction avec lui dans ma conduite ? ou ne vais-je pas
éprouver quelque désir d'y conformer mon action ? Ensuite, ce
désir me poussera à agir dans son sens ou non, mais dans un cas
comme dans l'autre, je l'aurai éprouvé, et il est susceptible
d'entraîner mon action dans des circonstances favorables. Le conseil
reçu n'est donc pas une proposition dont je déchiffrerais le sens
abstrait, dans le silence des sentiments, pour le soumettre à la
décision de ma volonté. De lui-même, il a une couleur émotive et
une certaine valeur dynamique. J'entends que telle chose est bonne,
telle autre mauvaise. Mais que signifient ces termes de bon et de
mauvais, ou leurs centaines de synonymes ? Évidemment, que
l'une est en principe désirable, et l'autre non. En principe,
dis-je, parce qu'il peut être vrai qu'elle soit raisonnablement
désirable, même si en réalité je ne la désire pas. Mais comment
sais-je s'il est vrai qu'elle soit désirable, en dépit de mon
manque possible de désir ? Il faut bien que je la conçoive
comme effectivement désirable, mais non pas nécessairement
maintenant, dans ma situation, dans mon état d'esprit, puisqu'il se
peut que je ne la désire pas à présent. Il faut donc dans ce cas
que je pense une autre situation, un autre état d'esprit, dans
lesquels je me transporte en imagination, et dans lesquels je vois
bien que j'aurais ce désir. Ou si l'on veut, j'ai déjà ce désir,
quoique de manière conditionnelle seulement. Si je peux me
convaincre que cette situation est réelle, si je peux me placer
réellement dans cet état d'esprit, alors ce désir l'emportera sur
celui qui prévaut actuellement. Je raisonne sans doute, mais je joue
également, par nécessité, avec les idées représentées et les
émotions qu'elles suscitent ou qu'elles comportent, sans quoi je ne
comprendrais pas le conseil donné, et je ne pourrais pas non plus
évaluer sa vérité ou sa fausseté.
Certes, il se peut fort bien
que je ne
comprenne pas ce qu'on me dit, ni même ce que je dis. Alors il est
vrai que les mots restent sans effet, ou du moins sans l'effet
qu'aurait leur signification chez celui qui la comprendrait. Et
assurément, nous utilisons souvent le langage ainsi, bavardant en ne
pensant que très peu à ce que nous disons, échangeant des phrases
pour la convenance, sans y penser, et de mille autres manières qui
empêchent le raisonnement d'agir. Mais dans la mesure où je
comprends les conseils de la raison, j'éprouve également les
émotions impliquées dans ses discours, et la tendance à agir
correspondante.
L'une des raisons pour
lesquelles nous
sommes portés à croire que le raisonnement et les idées abstraites
restent indifférents à tout sentiment en eux-mêmes se trouve
également dans un fait psychologique. Il y a des sentiments que nous
éprouvons vivement, et dont il est difficile que nous restions tout
à fait inconscients. Tels sont la frayeur, la colère, la
vénération, l'exécration, le chagrin et la plupart de ceux qui
nous viennent aussitôt à l’esprit lorsqu'il s'agit de donner un
sens à ces termes d'émotion, de sentiment, de passion. Il en est
d'autres qui passent davantage inaperçus, qui nous demeurent même
presque toujours inconscients si nous ne faisons pas un effort pour
les observer. A côté des peurs vives, souvent subites, que nous
remarquons aussitôt, il en est par exemple d'autres plus cachées,
plus sourdes, presque imperceptibles, mais très constantes, qui
colorent l'ensemble de notre expérience et agissent avec régularité
en nous, à notre insu. Tel se voit simplement comme prudent,
c'est-à-dire raisonnable, qui craint en réalité foncièrement tout
changement un peu conséquent, fait tout pour l'éviter, estime les
justifications qu'il donne de son attitude dérivées du simple bon
sens, et n'éprouve son angoisse comme terreur que face à un
désordre manifeste. Tel autre ne se rend compte qu'il aimait un
endroit, au point de ne pouvoir presque s'en passer, qu'au moment où
il doit le quitter. Un grand nombre de ces valeurs dont nous ne
reconnaissons pas l'origine affective, et que nous attribuons à la
raison, parce qu'elles sont aussi à la base de nombre de nos
raisonnements de valeur, sont de ce type. Et nous n'attribuons à la
raison une objectivité supérieure à tout sentiment que parce que
nous ne percevons pas ceux qui sont à la base de ces raisonnements
supposés objectifs. Lorsque ces sentiments sont très largement
partagés dans un milieu social, il faut même le choc avec d'autres
gens, étrangers à ce consensus émotif, pour que naisse
l'étonnement face à des raisonnements qui se fondent évidemment
sur d'autres valeurs.
5
Dans ces conditions, si les
émotions
sont intimement liées aussi bien aux idées de la raison qu'aux
perceptions des sens, s'il est donc inutile, voire absurde, de faire
intervenir une faculté particulière, la volonté, pour rendre
pratiques les conclusions de la raison, il devient difficile de
reprocher à un régime politique de donner une trop grande place à
l'émotion, comme si cela devait se faire au détriment de la raison.
Une telle concurrence est d'autant plus impossible que, si la raison
peut dominer, c'est en réalité dans la mesure où elle met en jeu
des sentiments à son tour. Et il se pourrait même que la raison,
par elle-même, ne vaille que par le genre d'émotions qui la meuvent
déjà. Faire un pur calcul sur des symboles, comme le peut un
ordinateur, ce n'est certainement pas ce qui conduit à la sagesse,
même si celle-ci peut comporter la capacité de manipuler aussi
logiquement des symboles. D'ailleurs, nous sentons bien que quelque
chose ne va pas dans nos façons de poser les problèmes lorsque nous
nous trouvons conduits à opposer les émotions des profanes à la
science des experts. Nous sentons bien que s'il est possible de
dénigrer les premiers au profit des seconds, en confinant les uns
dans une émotivité bestiale, et en rapprochant les autres de la
sagesse par leur science, cette évaluation peut aussi bien se
retourner, car les simples experts peuvent être de purs sots à
certains égards, des sortes de machines, qui ne comprennent rien de
ce que ne leur apprend pas leur science spécifique, c'est-à-dire de
ce qu'ils devraient sentir et non simplement savoir abstraitement,
tandis que l'émotion, même celle de l'ignorant, se voit, par
opposition, gagner en valeur et représenter l'humanité en l'homme,
c'est-à-dire ce qu'il y a de noble en lui.
Sommes-nous bien plus
avancés pour
autant ? Maintenant, il ne s'agit plus de prendre parti pour la
raison ou pour les émotions, pour les experts ou pour le peuple,
mais d'admettre que les émotions sont toujours déterminantes, qu'on
fasse ou non intervenir des calculs savants, et il faut avouer que
ceux-ci sont certes utiles, mais valent également en fonction des
émotions qui s'y rattachent. Ceci dit, comment donner sens à
présent à la critique que nous avions admise au début de cet
essai, selon laquelle l'un des maux de nos mœurs politiques
actuelles réside dans la manière dont nous manipulons les
émotions ? Il faut bien retrouver une façon de différencier
entre les réactions émotives rudimentaires qui jouent un rôle
apparemment croissant dans notre vie politique, et les jugements
éclairés de la sagesse. Si en fin de compte, il s'agit toujours
d'opposer certaines émotions à d'autres, toute tentative de
distinguer entre elles n'est-elle pas purement arbitraire ? Car
il serait certainement juste de remarquer que toute émotion est la
forme d'un désir, et que tout ce qui vaut, vaut par le désir, si
bien que, certes, en prenant le point de vue de chaque émotion, on
voit les choses se colorer en fonction de sa perspective et prendre
telle valeur qu'elle lui confère. Mais toutes les émotions sont sur
le même plan de ce point de vue, encore qu'elles colorent le monde
diversement. Par quel tour de passe-passe en viendra-t-on à les
évaluer, à les départager, à les hiérarchiser, si l'on ne
dispose pas d'un point de vue neutre, comme pouvait sembler l'être
la raison, lorsqu'on croyait pouvoir l'opposer aux sentiments ?
C'est peut-être ici
justement que se
situe le vrai problème que nous cherchions à nous poser au sujet de
nos démocraties et des conceptions que nous en avons. Si les
sentiments se valent tous, représentant seulement les réactions
subjectives, et peut-être l'expression intime, légitime, de chacun,
alors la démocratie n'est-elle pas le régime qui tient le mieux
compte de ce fait, en résolvant les conflits subjectifs par la
procédure plus objective du vote, permettant d'arriver à une
décision sans porter de jugement sur les divers sentiments
exprimés ? Mais d'autre part, ne faut-il pas aussi tenir compte
du fait que la politique a lieu dans la réalité, et non dans un
espace imaginaire où les sentiments suffiraient à définir ce qui
doit exister ? Or la réalité a sa propre consistance, et on ne
la transforme pas sans régler ses propres actions en fonction des
lois de la nature, sous toutes ses formes. Pour cela, il faut savoir,
savoir ce qui est possible ou non, savoir comment faire pour arriver
à tel but, et ce savoir conduit à reconnaître une limitation du
champ des décisions possibles, et exige donc un contrôle comme
objectif des sentiments qui s'expriment, même par la procédure du
vote, dont l'objectivité est d'un tout autre ordre que celle de la
raison, parce qu'elle ne permet que de déterminer la subjectivité
collective pour ainsi dire, sans montrer comment la soumettre aux
lois de la réalité. De ce point de vue, la primauté donnée au
résultat du vote est désastreuse, puisqu'elle ne sert qu'à
déterminer l'aspect subjectif du désir moyen, mais non à décider
si celui-ci est ou non réalisable. Et de nouveau, il semble qu'il
faille limiter l'aspect démocratique pour le soumettre à la
régulation d'une élite capable de tenir compte des possibilités de
réalisation.
De cette manière, nous
retombons dans
l'aporie de départ. Mais est-il bien vrai que toutes les émotions
se vaillent ? Il suffit d'observer déjà la vie morale de
chacun pour voir que c'est loin d'être le cas.
Apparemment, dès qu'on
élimine la
raison comme guide et juge suprême de nos comportements, l'action
humaine se trouve livrée à l'anarchie des désirs. N'avons-nous pas
avoué que le désir est lui-même le principe d'évaluation, de
telle façon que juger d'une chose qu'elle est bonne revient à
déclarer qu'elle est désirable, et donc que nous la désirons,
actuellement ou dans certaines circonstances ? Dans ces
conditions les divers plaisirs semblent s'équivaloir, et ne se
différencier que dans la mesure où ils sont recherchés à tel
moment, par telle personne, avec plus ou moins d'élan. L'un désire
bien manger, l'autre écouter de la musique, un troisième soulager
les malades, un quatrième soumettre à son pouvoir le plus d'hommes
possible, et tout cela est bon pour chacun d'eux, et d'autant
meilleur qu'ils le désirent plus intensément ou qu'ils en éprouvent
un plus grand plaisir. Y a-t-il quelque sens dans ces conditions à
vouloir introduire une hiérarchie plus ou moins objective ?
Qu'est-ce qui me permettrait de condamner tel plaisir, d'approuver
tel désir, sinon le fait ou que je le partage, ou que j'éprouve
comme compatible avec mes propres désirs le fait que d'autres
agissent selon tels autres ? Je peux, il est vrai, faire
quelques calculs, et constater que, si je poursuis tel plaisir, dans
la réalité, je ne pourrai pas poursuivre tel autre, ou devrai
accepter telles peines qui sont liées en fait, que je le veuille ou
non, à la réalisation de tel de mes désirs. Or, lorsque j'envisage
non plus tel plaisir en soi, mais les enchaînements réels auxquels
il appartient, mon désir lui-même peut en être transformé. Je
voudrais bien jouir de telle chose, mais je ne le désire plus si,
pour en jouir, je dois souffrir ou renoncer à tel autre plaisir. On
voit intervenir ici un calcul, un raisonnement, qui n'introduit par
lui-même aucune valeur nouvelle, et qui pourtant transforme ma façon
d'évaluer ma conduite, en mettant en relation des choses qui
m'apparaissaient sous un autre jour, considérées isolément. Le
fait que je perçois tel ensemble plutôt que tel autre modifie mon
sentiment, ou, si l'on veut, je ne sens pas l'un comme l'autre, même
si tous deux comportent de mêmes éléments. Ce type de jugement
apparemment superficiel a des conséquences plus importantes qu'il ne
paraît à première vue. En effet, si je vois tel plaisir sans cesse
joint à telles peines, je me mets à éprouver négativement mon
désir même d'en jouir. Non seulement j'élimine chaque fois ce
plaisir de mes recherches, lorsqu'il se présente, mais je me mets à
éprouver comme incommodant le désir même que j'en ai. De cette
manière, mon sentiment devient principe d'évaluation non pas
seulement des choses extérieures qui peuvent être l'objet ou non
d'un désir, mais également de mes désirs même, ou d'une partie
d'entre eux. Ainsi, telle nourriture dont le goût me plaît, me rend
régulièrement malade. Je me mets à éprouver quelque dégoût dès
que je pense à la succession du repas et du malaise qui s'ensuit.
Pourtant, si je ne considère que la nourriture, je continue
peut-être à la désirer, à désirer peut-être trouver un moyen de
supprimer l'enchaînement entre le plaisir et la peine. Ne trouvant
pas de moyen de le faire, et dans la mesure où le premier désir
n'est pas éteint par la fréquente considération de la suite
néfaste, mais continue à me séduire, m'invite à le considérer
seul, et à me livrer au plaisir imaginé, j'en viens aussi, au
moment d'en éprouver la conséquence pénible, à déplorer le désir
qui m'y a conduit, et donc à le juger négativement, à le
condamner. Rien ne m'empêche donc de réfléchir à mes propres
sentiments, et à les éprouver également, c'est-à-dire à les
évaluer, à les hiérarchiser, et à désirer avoir plutôt les uns
que les autres. Ces sentiments comme réflexifs n'ont aucune raison
de rester quant à eux passifs, ce sont des émotions qui me poussent
à agir comme les autres, et m'amènent par exemple à entreprendre
de me transformer dans la mesure du possible. Les émotions
elles-mêmes, avec les calculs qu'elles m'incitent à faire,
constituent un principe d'évaluation auquel elles se soumettent
également.
Ce qui vaut dans la vie
individuelle
vaut également dans la vie collective, et nous désirons là aussi
que les autres transforment leurs propres désirs en fonction de ce
qui nous paraît être la meilleure constellation de rapports dans la
société. Ainsi, lorsqu'il s'agit de voter une loi, par exemple, les
émotions mises en jeu ne font pas que refléter les désirs
immédiats correspondant par exemple aux profits directs que nous
désirons en retirer, mais elles comportent aussi les sentiments
réfléchis correspondant aux situations sociales plus générales
que nous estimons devoir résulter de son existence et de son
application. Les experts peuvent bien tenter de nous aider à voir ce
que pourrait être réellement cette situation, c'est encore par
l'émotion que sa considération provoque, que nous en jugeons
moralement et politiquement.
Plutôt que d'opposer
l'émotion à la
raison, nous en venons donc à différencier les émotions de façon
interne, et nous pouvons distinguer entre elles des émotions brutes
et des émotions intelligentes, pour marquer que les unes sont des
réactions à des stimuli relativement simples et peu réfléchis,
tandis que les autres résultent de constructions émotives et
intellectuelles à la fois, et comportent un élément de contrôle
réflexif qui leur est immanent. A cause de cet aspect intellectuel,
ces émotions plus riches et de degré supérieur sont accessibles à
la discussion et se construisent même à travers la discussion,
alors que les émotions brutes s'affirment généralement à l'écart
de la discussion et contre elle. C'est pour ces dernières qu'on
affirmera que des goûts et des couleurs on ne discute pas, alors
qu'au contraire, dès que le goût se raffine, il devient
spontanément l'objet de discussions passionnées, qui loin de le
contrarier contribuent justement à son raffinement. Il y a donc une
autre manière pour ces divers genres de sentiments de devenir plus
communs et d'acquérir une sorte d'objectivité. Dans le premier cas,
c'est une similarité immédiate de nature qui explique que, la
plupart du temps, les gens cherchent des plaisirs semblables, qui
rassemblent et isolent tour à tour. On aime à s'enivrer ensemble,
mais l'on se bat vite pour s'arracher la bouteille ou autre chose.
Dans l'autre type de sentiments, la discussion, le partage du
raisonnement, correspond également à un partage affectif dans la
construction d'idéaux communs de degrés supérieurs, sans abolir
les différences, qui s'affirment au contraire dans la discussion,
mais cherchent la façon dont elles peuvent se composer en se
concurrençant, cherchant des points d'accord provisoires ou à plus
long terme qui n'abolissent pas la diversité des sentiments entrant
en composition.
Nous voici au niveau où se
passent les
véritables débats politiques, sans qu'il soit nécessaire de
reléguer les émotions pour recourir à une raison transcendante qui
les surplomberait et leur imposerait d'en haut son ordre.
6
Revenons donc au problème de
la
manière dont nos démocraties traitent les émotions. Car il est
bien vrai que les peuples se font manipuler par leurs sentiments.
Seulement, nous savons qu'ils ne pourraient l'être autrement. Ce qui
caractérise notre rapport actuel aux émotions, c'est justement que,
sous prétexte de leur donner un domaine étranger à celui de la
raison, et pour ainsi dire un droit indépendant du sien, nous
tentons de ramener les émotions du peuple à un état assez brut.
Nous cherchons à abolir autant que possible le processus par lequel
les sentiments se raffinent et deviennent eux-mêmes intelligents.
Nous avons institué une sorte de droit pour chacun, sur lequel nous
insistons massivement, d'affirmer son opinion telle qu'elle est, et
par conséquent ses émotions à l'état brut. Dans cet état, nous
avons vu qu'elles représentent une réaction immédiate à des
stimuli relativement simples, préparés ou non pour correspondre à
certains désirs naturellement partagés par les animaux humains.
Partout, nous demandons aux gens de se prononcer sur le champ, selon
ce qui leur semble à première vue, et selon ce qu'ils éprouvent à
l'instant, en les encourageant à sentir cette manière de faire
comme représentant l'expression authentique de leur personnalité,
et de leur véritable liberté. Le marché a mis au point des
techniques, à travers la publicité ou l'organisation des magasins,
notamment, pour favoriser les choix presque instinctifs, instantanés.
Et ces techniques sont utilisées avec une transposition minimale
dans la vie politique, où par exemple le sondage sert
d'intermédiaire entre l'affirmation de ses préférences brutes sur
le marché et les votes, qui devraient servir à définir les
orientations politiques les plus sérieuses. Dans ces conditions,
c'est presque littéralement que les citoyens choisissent leurs
représentants comme une casquette ou une robe dans un grand magasin.
Dans les deux cas, l'irréflexion est d'autant mieux assurée que
l'on se persuade que rien de décisif n'est en jeu et ne mérite
vraiment réflexion, parce que d'autres ont déjà opéré les choix
de base sur le marché, et que les élus sont là justement pour se
charger de penser pour ceux qui les élisent, avec une nuée
d'experts qu'on n'a pas à choisir, mais qui sont tout simplement là
pour la bonne marche des choses, comme les techniciens derrière les
produits du marché.
C'est même, veut-on se
persuader, le
sens profond de la démocratie. Chacun y a le droit de donner sa
voix, quelle qu'elle soit. Autrement dit, pourvu qu'on soit capable
d'affirmer une préférence, celle-ci vaut bien n'importe quelle
autre, et il est légitime de la faire compter à l'égal des autres.
La question est juste de pouvoir l'affirmer, et non de la justifier.
Pour être certain qu'on puisse se soustraire à cette contrainte
éventuelle, que beaucoup éprouveraient comme non démocratique, on
a rendu les votes secrets. Ceci empêche aussitôt les questions
indiscrètes, et surtout la prétention de critiquer, d'obliger plus
ou moins à entrer en discussion, une attitude impertinente lorsque
chacun a simplement le droit d'affirmer tout bonnement son sentiment,
même s'il n'y a jamais réfléchi. Un homme en vaut un autre, une
voix une autre, un sentiment n'importe quel autre. Quant à la
science, il y a les experts pour s'en charger, et l'on sait bien que
ses voisins en sont aussi dépourvus. Que tel candidat me plaise à
cause de son programme (qu'il ne suivra pas de toute façon, ce qu'on
n'attend pas plus que de voir correspondre le produit à la
publicité), ou parce qu'il a un air paternel, ou parce qu'il parle
comme le bon peuple, ou parce qu'il a de belles manières, ou un joli
sourire, peu importe, du moment qu'il a su me plaire. Ce recours à
l'émotion brute dans nos démocraties est évidemment déplorable,
puisque la fonction de direction politique des votes du peuple
devient ainsi à peu près nulle, et que, par conséquent, de telles
démocraties n'existent plus guère que de nom, le peuple n'y
dirigeant en fait à peu près plus rien, ou n'en venant peu à peu à
insister que sur ses besoins de base.
Comment faire intervenir
davantage de
raison ? Puisqu'il ne s'agit pas de ce qui s'oppose à
l'émotion, on ne peut se contenter d'instruire un peu le citoyen
pour lui apprendre plus de science, bien que ce soit indispensable
aussi. Il faut modifier le rapport aux émotions, et éduquer cet
aspect même de notre être. C'est dans la mesure où les émotions
du peuple, ou de sa majorité, seront devenues plus raffinées et
intelligentes qu'on peut espérer le voir reprendre en main le
pouvoir de manière plus raisonnable.
C'est déjà sur ce plan que
se joue,
en réalité, le sort de nos démocraties. Le rapport des régimes
politiques aux émotions est connu, mais surtout peut-être dans
l'autre sens. Car on sait bien que chaque régime favorise dans le
peuple certains types d'émotions au détriment d'autres. Ainsi,
l'égalité que reconnaît en principe la démocratie aux citoyens,
l'idée que ceux-ci ont droit à cette égalité, est défavorable
aux sentiments de profond respect de certains à l'égard d'autres,
et elle favorise en revanche l'envie. Au contraire, les régimes
aristocratiques stimulent une disposition à admirer les grands
hommes, ou du moins ceux qui passent pour tels, et ils font naître
dans la classe dominante un fort sens de l'honneur, incitant en
revanche à une tendance au mépris de toutes les classes inférieures
ou de ce qui leur ressemble. Et à l'inverse, sans ce sentiment de
supériorité de la noblesse, les régimes aristocratiques auraient
quelque peine à se maintenir, de même qu'une démocratie
disparaîtrait sans la conscience d'une certaine égalité entre les
citoyens.
Mais il n'est pas sûr que,
de par sa
seule existence, un régime favorise les sentiments qui lui
permettent de se maintenir et de prospérer. S'il est vrai que nos
démocraties en sont venues à laisser en friche la vie émotionnelle,
et plutôt même à la rendre plus brute, c'est évidemment un
processus qui conduit à les vider de toute force et prépare le
passage à d'autres régimes. C'est dans la monarchie ou
l'aristocratie que le peuple peut être laissé inculte sans grave
inconvénient, voire parfois avec avantage, puisqu'il n'a pas à
intervenir dans les décisions politiques, mais à se laisser guider,
et à sentir sa faiblesse pour se confier de meilleure grâce aux
classes dominantes. Or étrangement, nous éduquons de plus en plus
les gens comme si nous voulions les mettre dans une telle dépendance.
Même nos écoles, qui représentaient l'un des piliers de nos
démocraties, déclinent, et, sous prétexte de donner à tous une
instruction vraiment égale, on y a réduit sans cesse les exigences
depuis quelques décennies en tout cas. Surtout, dans l'idée que
tous les sentiments s'équivalent et que les connaissances abstraites
suffisent pour faire un citoyen compétent, on y a limité
l'éducation, laissant l'essentiel de la formation affective et
morale aux familles et à l'influence fortuite de l'environnement
social. Autant dire que c'était généralement placer sous cet
aspect les enfants dans la jungle, en les laissant se développer
comme ils le pourraient.
Dans la monarchie ou
l'aristocratie, en
effet, les familles sont essentielles. Ce sont des gouvernements
familiaux. Ce sont des familles qui s'y maintiennent au pouvoir, et
pour cela, il faut qu'elles éduquent leurs membres de manière à ce
qu'ils soient capables de perpétuer la supériorité des familles
dominantes. En revanche, la famille ne joue plus aucun rôle
structurel en principe dans la démocratie, où la valeur d'un homme
ne doit justement pas dériver de celle de sa famille. En confiant
donc l'éducation aux familles en premier lieu, on conservait un
principe contraire à la démocratie. Dans la mesure où, comme c'est
le cas, des classes subsistent dans nos démocraties, l'éducation
familiale permet de les préserver et de renforcer leurs différences,
car ce sont, comme c'est bien connu, les bonnes familles seules qui
prennent au sérieux cette formation nécessaire à leur survie dans
la classe dominante. Quant aux autres familles, elles n'ont pas de
raison d'être, et elles ne savent pas quel sentiment de soi et des
choses donner à leurs enfants, si bien qu'elles ne peuvent
qu'abandonner peu à peu cette éducation ou lui laisser un caractère
anarchique. C'est donc l'environnement, et le marché en premier
lieu, aujourd'hui, qui forme les sentiments du peuple, en les gardant
justement suffisamment bruts pour ses besoins. Bref, en général,
l'éducation morale, au sens large où elle comporte justement celle
du sentiment, se borne à sa fonction pratique minimale, celle
d'adapter les individus à la société ambiante pour qu'ils puissent
en respecter l'ordre, simplement.
L'opinion que tous les
sentiments (en
dehors de ceux qui conduisent directement au crime, peut-être), tous
les goûts se valent, et que l'égalité politique des hommes
implique celle de leurs caractères, de leurs préférences, de leurs
attitudes, tels qu'ils s'expriment naïvement, a conduit à ces
psychologies amorphes que l'on manipule à volonté, ou presque, si
bien que les rituels démocratiques se résument à des rites assez
vides, cachant la réalité du pouvoir politique, qui en est
indépendant, mais s'en accommode assez bien, sachant faire produire
à la machine à peu près ce qu'il veut. Alors oui, les émotions du
citoyen des démocraties actuelles ne sont plus des guides, mais un
ressort relativement simple et malléable, non parce que ce sont des
émotions, mais parce qu'elles ne sont pas cultivées. Et dans cette
conception de la démocratie, il n'est pas étonnant qu'on puisse
prétendre imposer ce régime de l'extérieur aussi à n'importe quel
peuple, un peu partout, une fois qu'elle a été réduite à un
mécanisme destiné seulement à faire illusion. On en vient ainsi à
présenter comme naturel et susceptible d'être adopté immédiatement
par tous le régime politique le plus exigeant pour le peuple, celui
qui demande le plus grand effort éducatif, et le plus grand travail
de formation des émotions intelligentes. Les autres régimes, où le
pouvoir est de classe ou familial, peuvent concentrer cet effort
d'éducation, de discipline émotive, sur les membres de certaines
familles seulement, alors que la démocratie doit étendre une
éducation tout aussi exigeante à tous les citoyens, un exploit qui
n'a peut-être encore jamais été vraiment accompli nulle part, un
effort que nous sommes en train d'abandonner.
Pour redonner donc sens à la
démocratie, il faudrait s'interroger non seulement sur les manières
de modifier le système lui-même, ce qui est certes indispensable,
mais également sur le type de citoyen qui convient à une
démocratie, c'est-à-dire sur les qualités de son caractère et sur
la façon de sentir qu'il doit avoir développée. Il faudrait
entreprendre ensuite une véritable formation de ce citoyen, et non
pas seulement en ajoutant quelques matières abstraites dans des
programmes scolaires tels que ceux que nous avons, mais en soumettant
les enfants à une véritable discipline, morale et physique, qui
engendre effectivement en eux la manière de sentir et les attitudes
qui conviennent à un homme libre.
Et cette éducation doit
aller dans un
certain détail. Quel type de musique forme ces caractères, quel
rapport aux éducateurs et aux autres enfants, quels exercices
physiques, quel environnement ? Et même, comment faut-il
manger ? Car il faut une formation du goût, pour les arts bien
sûr, mais pour la nourriture déjà. Un homme qui a pris l'habitude
de se nourrir chez les fabricants de hamburgers et qui boit du
coca-cola s'est déjà enfermé dans un monde de goût enfantin,
primitif, qui l'incite à continuer de se comporter comme un enfant.
Tout cela façonne nos sentiments, et notre société donne
effectivement la contre-éducation qui vient prendre la place de
l'éducation que nous avons abandonnée.
Nous n'avons plus l'habitude
de penser
l'éducation dans son sens plein, et nous sommes souvent réticents à
le faire, tant nous savons peu ce que doit sentir un citoyen d'un
pays démocratique. Nous craignons de brimer une liberté vaine en
faisant autre chose que de transmettre des connaissances et un code
de conduite minimal. Mais la formation à la liberté concrète,
c'est-à-dire aussi au sens de la liberté, implique un genre
d'émotions travaillées, et une certaine capacité dans l'individu
de continuer à les former, qui seule permettrait l'existence d'une
démocratie plus que formelle, et qui seule fournirait les forces
capables de résister à la forme de totalitarisme vers laquelle nous
nous dirigeons en douceur, parce que nos émotions sont façonnées
de plus en plus de l'extérieur, à notre insu, en nous dépouillant
de la capacité de nous opposer à cet asservissement.
Gilbert Boss
Zurich, 2009
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