Désobéissance civile ou civique
1
Partout des minorités de
plus en plus importantes se soulèvent contre les conditions de vie qui
leur sont faites et contre l'ordre politique qui les impose. Dans nos
pays, elles ne vont pas jusqu'à la rébellion ouverte et à la guerre
civile pour renverser les gouvernements et changer les régimes. Les
protestations prennent généralement la forme de grandes manifestations,
selon des modèles traditionnels, défilés et rassemblements, ou selon
des formules plus inventives, telles que l'occupation de places par des
campements un temps caractéristiques du mouvement des indignés. Elles
se maintiennent ainsi largement dans l'espace d'action permis par les
lois, dont elles occupent aussi les frontières. Mais l'impression
toujours plus forte, toujours plus largement partagée, que les moyens
d'action permis par la loi ne suffisent plus, incite à envisager
l'usage de tactiques impliquant davantage de désobéissance par rapport
aux lois. Le problème de la légitimité de ces entorses à la loi se pose
particulièrement dans les pays dont le régime est plus ou moins
démocratique et passe en tout cas pour tel. L'idée des citoyens de ces
démocraties est que le peuple exerce le pouvoir. Or cette opinion
paraît toujours davantage contredite par les faits, les représentants
du peuple prenant toujours plus de décisions à l'encontre des intérêts
de celui-ci et sans égards pour sa volonté, même quand elle est
clairement connue. Le cas d'école de ce mépris est sans doute celui que
les gouvernements ont manifesté face au résultat de référendums
concernant l'Union Européenne, en France et en Irlande. Il semble que
le peuple conserve bien sa voix, mais qu'elle n'ait plus d'efficacité,
puisque, même quand elle a été clairement entendue, officiellement
enregistrée, elle reste sans effets réels. Certes, les peuples des
régimes dits démocratiques continuent à élire leurs
représentants ; mais d'une part, ils ont le sentiment toujours
croissant que ces élections sont manipulées (non pas nécessairement par
des fraudes dans le compte des voix, mais davantage par le fait que
tout est joué d'avance dans le choix des candidats avant les élections
et par les moyens qu'on donne au peuple de les connaître ou non), et
qu'ils sont de toute façon gouvernés toujours plus par des instances
indépendantes d'eux. Il n'est donc pas étonnant que le jeu
démocratique, grâce auquel le peuple peut imposer sa volonté par sa
voix, paraisse devenu insuffisant, sinon périmé dans la situation
politique actuelle.
Le prestige de la
démocratie est pourtant tel chez la majorité qu'on n'envisage que
difficilement la révolution et la révolte totale contre les régimes qui
s'en réclament et la mettent tant soit peu en jeu. On cherche donc une
stratégie permettant de concilier une révolte contestant activement,
plus efficacement que par la voix, la politique critiquée, avec le
respect du système politique établi et de son ordre. Cette méthode de
protestation a trouvé sa théorie dans la conception de ce qu'on nomme
la désobéissance civile.
Celle-ci prétend articuler
exactement les deux exigences d'une contestation de l'ordre établi plus
effective que par la simple expression de son opinion, grâce à la
désobéissance, c'est-à-dire à une transgression réelle de la loi, d'un
côté, et le respect du régime et de ses procédures, grâce à la
soumission ultime, manifeste, à la loi, c'est-à-dire au retour à
l'obéissance, qui rend civile la première désobéissance. Cette solution
est séduisante à première vue, et le succès de cette idée apparemment
apte à résoudre la contradiction entre la nécessité d'une action plus
forte que l'expression légale, sans remettre néanmoins en question
l'autorité de la loi, n'étonne donc pas. Il y a dans cette notion un
tour de force dialectique remarquable, bien digne d'admiration s'il
réussissait vraiment à résoudre la contradiction responsable de
l'embarras.
En réalité, la
désobéissance civile ne résout pas cette contradiction, elle ne fait
que la contracter dans les termes pour lui donner un semblant d'unité
et l'étendre dans la durée pour en séparer les actions contradictoires
dans la pratique. Quel est donc son merveilleux mécanisme ou son tour
d'illusionniste ? Exposons-en la théorie.
Dans une société dont
l'ordre politique est tolérable, parce que bon dans son principe, dans
une démocratie, il peut arriver que les moyens ordinaires, légaux,
d'améliorer l'ordre juridique et les institutions ne suffisent pas. Une
trop grande partie de la population peut par exemple n'avoir pas encore
acquis la sensibilité morale indispensable pour comprendre l'importance
des perfectionnements proposés par une élite morale. Les écrits, les
interventions orales restent trop inefficaces, soit parce qu'il y a
urgence et qu'on ne peut attendre l'effet à long terme d'une éducation
selon les méthodes habituelles, soit parce que l'acquisition de la
sensibilité nécessaire requiert l'intervention d'un choc susceptible de
la déclencher. Quelles que soient les raisons de l'inefficacité des
procédés normaux, il faut recourir à des moyens plus vigoureux
d'ébranler la conscience du peuple, pour l'amener à imposer, selon les
voies normales, les changements voulus. Or pour attirer l'attention sur
l'imperfection des lois lorsqu'on ne peut le faire par le simple
discours, le mieux est de les enfreindre. Par cette désobéissance — qui
peut porter indifféremment sur les lois contestées ou sur d'autres
(parce que le but est ici l'infraction et non l'avantage qu'on pourrait
en retirer, en dehors de la publicité) —, on s'adresse au sens de
l'ordre légal, dont l'approbation est naturelle chez tout le monde en
principe, et on touche les consciences en les amenant à s'indigner.
Dans les cas normaux de désobéissance, les délits et les crimes
courants, cette indignation se satisfait et se calme par la
condamnation des délinquants et des criminels, conduisant au
rétablissement et au maintien de l'ordre. Car le jugement des tribunaux
correspond ici, en grande partie, à celui que leur sens moral fait
porter à la plupart des citoyens. En revanche, si le délinquant ne
présente pas les traits de caractère et n'a pas à son délit le même
type d'intérêts, souvent égoïstes, que ceux des délinquants habituels,
si, au lieu de se situer à un niveau moral inférieur à l'homme normal,
il fait de son délit l'expression d'un sens moral supérieur au
contraire, il peut espérer provoquer un effet tout contraire sur le
citoyen ordinaire, le rendre perplexe et l'inciter à une petite
révolution morale. C'est pourquoi, loin de se cacher et de chercher à
éviter de se faire prendre par la police, comme le criminel, le
désobéissant civil cherche la publicité, il agit publiquement et se
livre lui-même à la justice, qu'il va défier, en tentant de renverser
la relation habituelle selon laquelle le juge, représentant la société,
représente également la norme éthique supérieure par rapport à laquelle
le désobéissant est jugé défaillant. En effet, il utilise son procès
pour se montrer au contraire supérieur à ses juges et inviter au
respect d'une norme plus haute justifiant les transformations adéquates
de la loi et des institutions. De cette façon, le mouvement commencé
par l'abandon de la critique discursive en faveur de la contradiction
active de l'ordre juridique revient finalement à l'ordre du discours,
renforcé à présent par la désobéissance, à son tour transformée, grâce
à l'interprétation donnée, en un appui puissant de la parole.
La séduction de la
désobéissance civile vient de la manière dont son héros peut y réunir
l'efficacité de l'action illégale à l'image de noblesse du défenseur
des plus hautes valeurs. Elle est par là semblable à celle du bandit au
grand cœur, qui nourrit les pauvres du butin volé aux méchants
injustement favorisés par la société. Lui également tourne le crime,
d'habitude honteux parce que servant les bas intérêts de ceux qui s'y
livrent, vers la dignité d'un instrument d'une justice supérieure. En
cela, cette forme de banditisme est plus proche encore du terrorisme,
tel que pratiqué par les individus ou groupes qui veulent par son moyen
à la fois terroriser les puissants jugés user d'un pouvoir injuste, et
secouer le peuple, incapable de ressentir pleinement l'injustice et de
se révolter. Par opposition à ces modèles, la désobéissance civile
propose celui d'une action plus raisonnable, plus modérée, puisqu'au
lieu de faire la guerre à la société, elle en reconnaît l'autorité en
se soumettant finalement à son jugement. Le pas vers le terrorisme est
aboli dans un second, en arrière, qui est censé l'annuler tout en en
conservant la principale vertu, celle d'éveiller les consciences, et
aussi un peu de terroriser le bourgeois. Car que ne doit pas craindre
ce dernier si, pour asséner leurs vérités morales supérieures, les
désobéissants se permettent d'enfreindre à leur guise les lois en
fonction de leur tactique de communication violente ? Ai-je bien
écrit « violente » ? Qu'on se rassure, je sais bien que
c'est dans la perspective du bourgeois qu'elle apparaît ainsi, et non
dans celle du désobéissant, dont une partie importante des
délibérations porte justement sur la manière de respecter l'impératif
qu'il s'est donné d'agir de manière non violente — un point encore sur
lequel il pense se distinguer tout à fait du terroriste justement. Il
faut en effet que le désobéissant puisse conserver l'image d'un brave
homme, en réalité aimable, aimant l'humanité et ses concitoyens, et ne
les rudoyant un peu, sans aller vraiment jusqu'à la brutalité ou à la
cruauté, que pour leur bien. Il veut uniquement leur montrer la vérité
morale qu'ils ne voient pas encore, et dans ce but, loin de leur faire
du mal, il accepte au contraire de devenir lui-même la victime,
puisqu'il s'offre au bras de la justice même qu'il avait contestée, et
accepte la punition avec joie, ou au moins avec résignation, une
attitude destinée à prouver sa bonne foi. Ainsi, en étant prêt à
souffrir pour répandre la vérité, pour assurer son témoignage, c'est
d'un autre modèle de héros qu'il se rapproche, celui du martyr. Ce rôle
lui permet de faire une sorte de chantage dont le criminel ne dispose
pas, et le terroriste en faible partie seulement, car plus la justice
s'acharnera sur lui, plus elle fera de lui un martyr, et plus elle
donnera de poids à son témoignage moral aux yeux de ceux qui croient
que le martyr peut prouver une quelconque vérité.
Le désobéissant civil ne
gagne-t-il donc pas sur tous les plans ? En
se permettant d'enfreindre ouvertement les lois, il se donne des moyens
bien plus puissants que ceux dont dispose le manifestant ordinaire. Il
se pare de
l'auréole du bon bandit par la générosité affichée de ses intentions.
Il évite pourtant la condamnation habituelle de l'usage de la violence
en choisissant les seuls délits qu'il juge non violents. Il ajoute au
prestige du bon bandit celui du martyr en se soumettant de plein gré au
jugement de la justice officielle. Il voulait un moyen de communication
puissant, et il l'obtient en combinant d'un côté l'infraction et la
menace et de l'autre l'innocence et l'exemple de la soumission. La
solution n'est-elle donc pas trouvée ?
2
Revenons déjà rapidement à
un point qui préoccupe beaucoup le désobéissant civil, celui de la
non-violence. C'est un sujet pour lui intarissable. Car il lui faut une
notion souple et réduite de la violence, ramenée pour l'essentiel à ce
type de violence physique qui laisse sur le corps des blessures et des
cicatrices visibles, dont la vue seule révulse la sensibilité
naturelle, provoque la pitié et incite à prendre parti pour la victime.
En revanche, séquestrer quelqu'un avec le sourire, empêcher un autre de
passer là où il a le droit de le faire normalement, en lui faisant
simplement barrage de son corps, sans le rudoyer, voilà typiquement le
genre d'actions qui lui paraîtront non violentes, quoique fort
dérangeantes pour ses victimes, qui, à tort, à son avis, les
considéreront comme violentes. Une notion si naïve de la violence n'en
saisit qu'un aspect assez pauvre, en excluant par exemple la violence
économique ou la violence symbolique. Retenons simplement que la
non-violence dont se soucie le désobéissant civil ne signifie en vérité
que la volonté de s'en tenir aux genres moins caractérisés et aux
degrés inférieurs de la violence, pour éviter celle, grossière et
brutale, qui, étant presque universellement condamnée dans l'ordre
bourgeois, compromettrait définitivement la possibilité pour son auteur
de se transformer en martyr.
Ayant décidé d'utiliser la
délinquance à ses fins, le désobéissant civil est un violent qui,
cependant, ne veut pas se reconnaître tel, de la même manière qu'il
refuse d'être un délinquant à proprement parler. Il y a dans cette
prétention de poser l'acte et de le nier une contradiction qui affecte
et rend incohérente la désobéissance civile, quelle que puisse être son
efficacité psychologique éventuelle. Sans le délit, il n'y aurait pas
de désobéissance ; et puisqu'il est essentiel d'affirmer celle-ci,
il faut bien du même coup avouer le délit, dont elle n'est pas
distincte. Mais ensuite, lorsque le désobéissant avoue et affiche même
son délit, et se soumet à la justice, n'annule-t-il pas ce délit ?
Il faut n'examiner que bien peu la situation pour le croire. Car les
deux moments forment un tout, et ils sont compris l'un dans l'autre. Au
moment du délit, celui-ci est déjà accompli comme devant être soumis au
jugement de la société. Et au moment de la soumission, il est encore
revendiqué comme justifié en soi, quel que soit le jugement officiel
prononcé sur lui. De ce fait, la situation est différente de celle du
criminel qui avoue et se repent, qui même viendrait se dénoncer
lui-même, sans contrainte, poussé par le seul remords par exemple. Dans
ce dernier cas, les deux actes sont bien distincts, et la repentance
supprime dans une certaine mesure le crime, justement parce qu'elle n'y
était pas prévue et que lorsqu'elle a lieu, le crime n'est plus jugé
bon par le criminel, vu qu'il a changé de jugement sur son acte et en
vient à le condamner après l'avoir approuvé. Au contraire, le
désobéissant continue à considérer son infraction comme un moyen
légitime de promouvoir ses valeurs au moment où il se laisse condamner,
et il persiste par là à condamner lui-même sa condamnation, loin d'y
souscrire, même s'il s'y plie extérieurement. Bref, il veut à la fois
désobéir et obéir, contester et reconnaître l'autorité juridique,
sociale et politique de son pays.
Bien sûr, pour comprendre
son attitude, il faut considérer son intention, censée faire la
synthèse entre les deux aspects contradictoires de son action. Le
désobéissant a compris quelque chose que ne comprennent pas ses
concitoyens ni les autorités, et qui entre en contradiction avec l'état
actuel des lois et des institutions. Ce qu'il y oppose, ce sont des
valeurs prétendues supérieures à celles qu'incarne l'ordre existant. Le
désobéissant ne veut pas seulement agir selon ces valeurs jugées par
lui plus hautes, mais il veut également les faire partager à sa
société, et transformer celle-ci en conséquence. Et s'il estime devoir
recourir à la désobéissance, c'est parce que la société résiste à ses
tentatives de persuasion par le simple discours normalement autorisé.
Pour vaincre cette résistance, il veut donc recourir à un usage au
moins modéré de la force, en usurpant provisoirement sur certains
points l'autorité sociale qu'il n'a pas, afin de se placer ainsi
au-dessus de cette autorité et de critiquer celle-ci du point de vue
d'une autorité supérieure, celle de sa conscience. Comme il n'a
toutefois ni la force du tyran qui pourrait imposer des lois selon ses
volontés ni le désir d'imposer ces valeurs de façon purement
extérieure, sans les faire adopter vraiment par les consciences, il se
soumet à l'autorité réelle, en espérant, grâce à son coup de force
passager, l'avoir renversée entre-temps (ou avoir amorcé le processus
qui la renversera) sur le point où elle résiste. C'est cette référence
à des valeurs supérieures, à une plus grande vérité, qui justifie à ses
yeux le droit de se considérer comme au-dessus de la loi et de
l'enfreindre afin de la modifier, même s'il reconnaît en pratique la
nécessité, voire l'opportunité, de s'y soumettre et d'en reconnaître
par là l'autorité comme supérieure à la sienne. De cette manière, le
désobéissant affirme à la fois, dans la même perspective
« civile », que son autorité prévaut sur celle de sa société,
et que cette dernière prévaut pourtant sur la sienne. Il se pose face à
l'autorité politique comme devant lui obéir et comme ayant néanmoins le
droit de lui désobéir. Et se proposant pour modèle, en appelant à la
conscience de ses semblables, envisagés comme des inégaux qui devraient
être des égaux, il les invite également à l'imiter et à pratiquer à
leur tour la désobéissance civile, c'est-à-dire à contester la loi
lorsqu'ils ont des valeurs opposées qu'ils lui préfèrent, tout en s'y
soumettant en principe. Cette position revient à considérer comme
nécessaire à l'ordre civil la reconnaissance que l'autorité politique
prévaut sur celle des citoyens, tout en considérant à l'inverse que
ceux-ci sont doués d'une autorité supérieure et qu'ils peuvent la faire
valoir par la désobéissance lorsque leur conscience le leur dicte — et
cela sans que cette désobéissance soit jugée renverser l'ordre qu'elle
est pourtant destinée à renverser pour en permettre l'amélioration.
Retournez les choses autant
que vous le voudrez, vous retomberez sur cette incohérence par laquelle
la désobéissance civile se détruit elle-même.
3
Mais en la rejetant, on
laisse entier le problème qu'elle devait résoudre. Car comment faire
entendre et prendre en compte la voix du peuple, du véritable souverain
dans une démocratie, quand les circonstances l'ont rendue inaudible ou
vaine ?
En vérité, la désobéissance
civile ne sert pas à faire entendre la voix du peuple, mais celle d'une
prétendue aristocratie morale, qui cherche à éduquer le peuple. Si le
peuple partageait en effet les idées du désobéissant, celui-ci n'aurait
pas besoin de les publiciser et de les inculquer par son jeu
d'infraction et de soumission extérieure, destiné à réveiller sa
conscience. S'il se prétend représentant du peuple, c'est d'un peuple
imaginé selon ses désirs, et non du peuple réel dont il voudrait
modifier la sensibilité. Pour cette raison, la désobéissance civile
peut servir n'importe quel idéal qu'un individu ou un groupe juge
essentiel et digne d'être partagé par tous, que ce soit la volonté d'un
dieu, des valeurs imaginées comme absolues, la prochaine étape du
progrès moral universel, la conscience d'un mal radical à combattre à
tout prix, ou tout ce qu'un esprit exalté peut vouloir poser comme une
fin valable pour toutes les personnes de bonne volonté. Le choix de
l'action terroriste peut se présenter aussi bien comme une autre voie
pour tenter de réaliser de mêmes ambitions. Sinon, si ceux qui se sont
persuadés de connaître une vérité morale ou politique supérieure ne
croient pas que leur persuasion intime de posséder la vérité leur donne
le droit d'enfreindre la loi pour l'inculquer ou l'imposer, il leur
reste à utiliser les moyens permis de publier et de répandre leur
enseignement. Et si on ne les entend pas, malgré leurs efforts, l'échec
n'est plus de leur responsabilité et ils doivent bien s'y résigner,
même s'ils se savent dans la vérité et s'ils voient les autres dans
l'erreur.
Venons-en donc au cas qui
nous intéresse, celui de l'étouffement et du mépris de la voix du
peuple, détenteur ultime et réel de la souveraineté, et non fiction
d'une imagination emportée par quelque enthousiasme moral. Cette
situation se trouve principalement dans les démocraties
représentatives, car c'est dans la relation entre le peuple et les
pouvoirs qui le représentent que peut se creuser le fossé entre des
valeurs différentes, voire opposées. Lorsque les institutions ne
fonctionnent plus, lorsque les supposés représentants ne représentent
évidemment plus le peuple, lorsqu'elles ne permettent pas de rectifier
ce défaut parce qu'elles ont été détournées de leur fonction au point
de ne plus permettre ces corrections, alors nous nous trouvons à une
extrémité où il ne reste plus au peuple que l'insurrection contre ceux
qui ont retourné contre lui ces instruments de son pouvoir politique.
Il n'est plus alors question d'obéissance ou de désobéissance, mais de
la lutte entre deux affirmations d'autorité, dont l'une s'imposera à
l'autre par la force.
Le problème de la
désobéissance se pose dans une situation intermédiaire, lorsque le
peuple estime toujours conserver son pouvoir, mais le voit contester
sur certains points, sans que les institutions permettent le
redressement efficace et ponctuel de l'abus de pouvoir. Ce cas se
présente particulièrement lorsqu'un représentant légitime du pouvoir
s'arroge des pouvoirs illégitimes, ou lorsqu'un faux représentant
prétend user du pouvoir légitime du véritable représentant. Car alors,
ceux qui sont en principe soumis au pouvoir du représentant,
doivent-ils encore obéir au pouvoir usurpé ? Ainsi posée, la
question doit évidemment recevoir une réponse négative : non, il
est non seulement permis de désobéir à un tel pouvoir illégitime, mais
il est obligatoire de le faire, au risque de désobéir sinon, par une
obéissance indue, au pouvoir légitime. Nommons une telle désobéissance
au pouvoir usurpé, non plus civile, mais civique (pour en accentuer
notamment le caractère de devoir).
Prenons un exemple dans un
domaine où l'obéissance est cultivée et où le pouvoir est clairement
organisé, celui des armées. Un soldat doit obéissance à ses supérieurs
de tout grade, et il est généralement soumis directement au
commandement des officiers les plus bas de la hiérarchie qui lui
donnent habituellement leurs ordres. Cependant, si l'un de ces
officiers inférieurs lui ordonne de contrevenir aux ordres des
officiers supérieurs, il est tenu d'obéir à ceux-ci et de désobéir par
conséquent à l'officier inférieur, dont il reçoit pourtant
immédiatement les commandements. Sinon, il se rend coupable de
mutinerie. On voit que la désobéissance civique à laquelle il est alors
tenu n'est pas du tout le résultat d'une obéissance supérieure à sa
conscience morale propre, à ses valeurs les plus chéries, mais une
obéissance à l'autorité supérieure dont dépend celle à laquelle il
désobéit.
L'institution militaire,
avec ses hiérarchies aussi strictes et univoques que possible, rend
relativement aisée la détermination de l'autorité supérieure à suivre
en cas de conflit d'autorités. Elle n'est pourtant pas toujours sans
ambiguïté. Quant à la vie civile, elle est d'habitude organisée de
manière beaucoup plus complexe, de sorte que la hiérarchie des
autorités y est souvent enchevêtrée et ambiguë. Dans la plupart des
cas, nous obéissons au policier qui nous crie un ordre, mais faut-il
toujours
le faire ? Il peut évidemment abuser, et abuse parfois, de son
autorité, obligeant à lui désobéir celui qui se rend compte qu'il en
viendrait par exemple à enfreindre la loi et à se rendre coupable d'un
crime en suivant ses injonctions. L'employé obéit d'habitude à son
patron ou à ses représentants, mais il devra désobéir s'il voit qu'on
le rend complice d'un délit. Le policier comme le patron sont soumis à
une autorité supérieure dans l'ordre social, politique. Or l'autorité
suprême dans cet ordre n'est pas ma conscience, elle est celle du
pouvoir souverain, auquel sont soumises toutes les autres. La
désobéissance civique est donc obligatoire face à toutes les autres
autorités quand elles contredisent celle du souverain (et donc du
peuple dans une démocratie).
Le principe de ce devoir de
désobéissance civique semble donc clair, et son application paraît ne
pas poser de problèmes concernant la connaissance de la conduite à
tenir dans les situations les plus courantes. Pourtant les cas où les
situations sont si embrouillées que les plus habiles ont peine à s'y
retrouver ne sont pas rares, surtout dans les États formés d'un réseau
d'institutions entre lesquelles il est difficile de fixer une
hiérarchie univoque et de décider où se trouve la souveraineté. La
démocratie elle-même, surtout dans sa version représentative, rend déjà
difficile la reconnaissance de la voix du souverain. Supposons, pour
simplifier, que le parlement, chargé des lois et de la nomination de
l'exécutif aussi bien que des juges, représente l'autorité souveraine.
L'incarne-t-il tout à fait pour autant ? Non ; parce qu'il
est élu, et que le peuple décide qui en fait partie, et non le
parlement lui-même, dépendant de l'autorité ultime du peuple exprimée
dans les élections et peut-être dans d'autres actes collectifs tels que
les référendums. Si le parlement décidait par exemple de reporter les
élections et de se constituer pour un temps défini ou indéfini en
souverain autonome, faudrait-il lui désobéir ? Sans doute. Et s'il
modifiait les lois électorales de façon à modifier les résultats de sa
composition, ou à rendre les élections plus ou moins vaines,
faudrait-il lui désobéir ? Probablement. Mais n'est-il pas
difficile de fixer à partir de quel moment il usurpera le pouvoir
souverain ? Est-ce au citoyen de décider de ces matières
délicates, sujettes à dispute ? Dans une certaine mesure, oui.
Mais il revient normalement à l'autorité politique de juger de ces
questions, pour éviter une guerre perpétuelle à propos de ce genre de
désaccords entre les citoyens. A côté des cas où la désobéissance
civique est clairement obligatoire, il y en a donc d'autres où la
décision ne va plus de soi et où les jugements divergeront
nécessairement. Et plus les institutions seront complexes, rendant
difficile la reconnaissance de la voix souveraine, plus il sera
difficile de tracer la frontière entre le devoir civique d'obéissance
et celui de désobéissance.
Or cette complexité peut
être extrême. Prenons un exemple concret. Au printemps de cette année
2012, pour empêcher les grèves des étudiants contre la hausse des frais
de scolarité au Québec, le gouvernement de la province élabore une loi
restreignant fortement le droit de rassemblement et d'association,
ainsi que d'autres libertés, et le parlement la vote. Les Québécois
sont-ils tenus d'obéir ou de désobéir à cette loi ? La question
est de savoir si elle est un acte authentique du souverain ou si elle
représente un abus de pouvoir. Certes, le parlement, chargé de
légiférer au Québec est dans sa fonction en le faisant. Mais son
autorité est-elle celle du souverain ? D'abord, le Québec n'est
qu'une province dans la fédération canadienne, et sa souveraineté est
limitée par rapport à la souveraineté fédérale. Ensuite, la décision de
reconnaître une loi comme légitime dépend de la cour suprême, qui peut
donc se prononcer négativement sur cette loi. La constitution et la
charte des droits du Québec, celles du Canada, limitent la possibilité
de légiférer et sont douées d'une autorité supérieure à celle des
autres lois. Dans la mesure où la nouvelle loi contredit ces chartes,
elle n'est donc pas valable. En outre, le parlement lui-même est élu
par le peuple, qui représente une autorité supérieure. Enfin, la reine,
représentée par ses gouverneurs au niveau fédéral et provincial, est un
second principe de souveraineté à côté de celui du peuple. Lorsque
toutes ces autorités sont d'accord entre elles, le devoir est d'obéir,
simplement. Mais lorsqu'une loi comme celle que nous avons prise pour
exemple entre en contradiction avec d'autres lois, lorsque l'autorité
législative défie l'autorité judiciaire, qui peut la contester, sans
compter que la reine et le peuple, quoique fortement mis à l'écart,
incarnent la souveraineté officielle, le citoyen se trouve dans la
nécessité de tenter de déterminer par lui-même où se trouve son devoir,
dans l'obéissance à une telle loi, ou dans la désobéissance. Et la
question n'est pas ici de savoir si la désobéissance civile serait ou
non opportune, mais de savoir si la désobéissance civique s'impose ou
non.
La multiplication des
situations où les citoyens se trouvent dans une telle incertitude
représente une faiblesse, une maladie, un vice mortels de nos
démocraties représentatives aux pouvoirs entretissés, opaques, dans
lesquels se perd la puissance souveraine faute de pouvoir s'affirmer de
sa propre voix, reconnaissable par tous. Elle renvoie ainsi toujours
plus les individus à l'arbitraire de leurs divers jugements
particuliers, au-delà du jeu complémentaire de l'obéissance et de la
désobéissance civiques, vers l'obéissance servile ou la désobéissance
du révolté.
Gilbert Boss
Berlin, juin 2012
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