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Désobéissance civile ou civique

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Partout des minorités de plus en plus importantes se soulèvent contre les conditions de vie qui leur sont faites et contre l'ordre politique qui les impose. Dans nos pays, elles ne vont pas jusqu'à la rébellion ouverte et à la guerre civile pour renverser les gouvernements et changer les régimes. Les protestations prennent généralement la forme de grandes manifestations, selon des modèles traditionnels, défilés et rassemblements, ou selon des formules plus inventives, telles que l'occupation de places par des campements un temps caractéristiques du mouvement des indignés. Elles se maintiennent ainsi largement dans l'espace d'action permis par les lois, dont elles occupent aussi les frontières. Mais l'impression toujours plus forte, toujours plus largement partagée, que les moyens d'action permis par la loi ne suffisent plus, incite à envisager l'usage de tactiques impliquant davantage de désobéissance par rapport aux lois. Le problème de la légitimité de ces entorses à la loi se pose particulièrement dans les pays dont le régime est plus ou moins démocratique et passe en tout cas pour tel. L'idée des citoyens de ces démocraties est que le peuple exerce le pouvoir. Or cette opinion paraît toujours davantage contredite par les faits, les représentants du peuple prenant toujours plus de décisions à l'encontre des intérêts de celui-ci et sans égards pour sa volonté, même quand elle est clairement connue. Le cas d'école de ce mépris est sans doute celui que les gouvernements ont manifesté face au résultat de référendums concernant l'Union Européenne, en France et en Irlande. Il semble que le peuple conserve bien sa voix, mais qu'elle n'ait plus d'efficacité, puisque, même quand elle a été clairement entendue, officiellement enregistrée, elle reste sans effets réels. Certes, les peuples des régimes dits démocratiques continuent à élire leurs représentants ; mais d'une part, ils ont le sentiment toujours croissant que ces élections sont manipulées (non pas nécessairement par des fraudes dans le compte des voix, mais davantage par le fait que tout est joué d'avance dans le choix des candidats avant les élections et par les moyens qu'on donne au peuple de les connaître ou non), et qu'ils sont de toute façon gouvernés toujours plus par des instances indépendantes d'eux. Il n'est donc pas étonnant que le jeu démocratique, grâce auquel le peuple peut imposer sa volonté par sa voix, paraisse devenu insuffisant, sinon périmé dans la situation politique actuelle.

Le prestige de la démocratie est pourtant tel chez la majorité qu'on n'envisage que difficilement la révolution et la révolte totale contre les régimes qui s'en réclament et la mettent tant soit peu en jeu. On cherche donc une stratégie permettant de concilier une révolte contestant activement, plus efficacement que par la voix, la politique critiquée, avec le respect du système politique établi et de son ordre. Cette méthode de protestation a trouvé sa théorie dans la conception de ce qu'on nomme la désobéissance civile.

Celle-ci prétend articuler exactement les deux exigences d'une contestation de l'ordre établi plus effective que par la simple expression de son opinion, grâce à la désobéissance, c'est-à-dire à une transgression réelle de la loi, d'un côté, et le respect du régime et de ses procédures, grâce à la soumission ultime, manifeste, à la loi, c'est-à-dire au retour à l'obéissance, qui rend civile la première désobéissance. Cette solution est séduisante à première vue, et le succès de cette idée apparemment apte à résoudre la contradiction entre la nécessité d'une action plus forte que l'expression légale, sans remettre néanmoins en question l'autorité de la loi, n'étonne donc pas. Il y a dans cette notion un tour de force dialectique remarquable, bien digne d'admiration s'il réussissait vraiment à résoudre la contradiction responsable de l'embarras.

En réalité, la désobéissance civile ne résout pas cette contradiction, elle ne fait que la contracter dans les termes pour lui donner un semblant d'unité et l'étendre dans la durée pour en séparer les actions contradictoires dans la pratique. Quel est donc son merveilleux mécanisme ou son tour d'illusionniste ? Exposons-en la théorie.

Dans une société dont l'ordre politique est tolérable, parce que bon dans son principe, dans une démocratie, il peut arriver que les moyens ordinaires, légaux, d'améliorer l'ordre juridique et les institutions ne suffisent pas. Une trop grande partie de la population peut par exemple n'avoir pas encore acquis la sensibilité morale indispensable pour comprendre l'importance des perfectionnements proposés par une élite morale. Les écrits, les interventions orales restent trop inefficaces, soit parce qu'il y a urgence et qu'on ne peut attendre l'effet à long terme d'une éducation selon les méthodes habituelles, soit parce que l'acquisition de la sensibilité nécessaire requiert l'intervention d'un choc susceptible de la déclencher. Quelles que soient les raisons de l'inefficacité des procédés normaux, il faut recourir à des moyens plus vigoureux d'ébranler la conscience du peuple, pour l'amener à imposer, selon les voies normales, les changements voulus. Or pour attirer l'attention sur l'imperfection des lois lorsqu'on ne peut le faire par le simple discours, le mieux est de les enfreindre. Par cette désobéissance — qui peut porter indifféremment sur les lois contestées ou sur d'autres (parce que le but est ici l'infraction et non l'avantage qu'on pourrait en retirer, en dehors de la publicité) —, on s'adresse au sens de l'ordre légal, dont l'approbation est naturelle chez tout le monde en principe, et on touche les consciences en les amenant à s'indigner. Dans les cas normaux de désobéissance, les délits et les crimes courants, cette indignation se satisfait et se calme par la condamnation des délinquants et des criminels, conduisant au rétablissement et au maintien de l'ordre. Car le jugement des tribunaux correspond ici, en grande partie, à celui que leur sens moral fait porter à la plupart des citoyens. En revanche, si le délinquant ne présente pas les traits de caractère et n'a pas à son délit le même type d'intérêts, souvent égoïstes, que ceux des délinquants habituels, si, au lieu de se situer à un niveau moral inférieur à l'homme normal, il fait de son délit l'expression d'un sens moral supérieur au contraire, il peut espérer provoquer un effet tout contraire sur le citoyen ordinaire, le rendre perplexe et l'inciter à une petite révolution morale. C'est pourquoi, loin de se cacher et de chercher à éviter de se faire prendre par la police, comme le criminel, le désobéissant civil cherche la publicité, il agit publiquement et se livre lui-même à la justice, qu'il va défier, en tentant de renverser la relation habituelle selon laquelle le juge, représentant la société, représente également la norme éthique supérieure par rapport à laquelle le désobéissant est jugé défaillant. En effet, il utilise son procès pour se montrer au contraire supérieur à ses juges et inviter au respect d'une norme plus haute justifiant les transformations adéquates de la loi et des institutions. De cette façon, le mouvement commencé par l'abandon de la critique discursive en faveur de la contradiction active de l'ordre juridique revient finalement à l'ordre du discours, renforcé à présent par la désobéissance, à son tour transformée, grâce à l'interprétation donnée, en un appui puissant de la parole.

La séduction de la désobéissance civile vient de la manière dont son héros peut y réunir l'efficacité de l'action illégale à l'image de noblesse du défenseur des plus hautes valeurs. Elle est par là semblable à celle du bandit au grand cœur, qui nourrit les pauvres du butin volé aux méchants injustement favorisés par la société. Lui également tourne le crime, d'habitude honteux parce que servant les bas intérêts de ceux qui s'y livrent, vers la dignité d'un instrument d'une justice supérieure. En cela, cette forme de banditisme est plus proche encore du terrorisme, tel que pratiqué par les individus ou groupes qui veulent par son moyen à la fois terroriser les puissants jugés user d'un pouvoir injuste, et secouer le peuple, incapable de ressentir pleinement l'injustice et de se révolter. Par opposition à ces modèles, la désobéissance civile propose celui d'une action plus raisonnable, plus modérée, puisqu'au lieu de faire la guerre à la société, elle en reconnaît l'autorité en se soumettant finalement à son jugement. Le pas vers le terrorisme est aboli dans un second, en arrière, qui est censé l'annuler tout en en conservant la principale vertu, celle d'éveiller les consciences, et aussi un peu de terroriser le bourgeois. Car que ne doit pas craindre ce dernier si, pour asséner leurs vérités morales supérieures, les désobéissants se permettent d'enfreindre à leur guise les lois en fonction de leur tactique de communication violente ? Ai-je bien écrit « violente » ? Qu'on se rassure, je sais bien que c'est dans la perspective du bourgeois qu'elle apparaît ainsi, et non dans celle du désobéissant, dont une partie importante des délibérations porte justement sur la manière de respecter l'impératif qu'il s'est donné d'agir de manière non violente — un point encore sur lequel il pense se distinguer tout à fait du terroriste justement. Il faut en effet que le désobéissant puisse conserver l'image d'un brave homme, en réalité aimable, aimant l'humanité et ses concitoyens, et ne les rudoyant un peu, sans aller vraiment jusqu'à la brutalité ou à la cruauté, que pour leur bien. Il veut uniquement leur montrer la vérité morale qu'ils ne voient pas encore, et dans ce but, loin de leur faire du mal, il accepte au contraire de devenir lui-même la victime, puisqu'il s'offre au bras de la justice même qu'il avait contestée, et accepte la punition avec joie, ou au moins avec résignation, une attitude destinée à prouver sa bonne foi. Ainsi, en étant prêt à souffrir pour répandre la vérité, pour assurer son témoignage, c'est d'un autre modèle de héros qu'il se rapproche, celui du martyr. Ce rôle lui permet de faire une sorte de chantage dont le criminel ne dispose pas, et le terroriste en faible partie seulement, car plus la justice s'acharnera sur lui, plus elle fera de lui un martyr, et plus elle donnera de poids à son témoignage moral aux yeux de ceux qui croient que le martyr peut prouver une quelconque vérité.

Le désobéissant civil ne gagne-t-il donc pas sur tous les plans ? En se permettant d'enfreindre ouvertement les lois, il se donne des moyens bien plus puissants que ceux dont dispose le manifestant ordinaire. Il se pare de l'auréole du bon bandit par la générosité affichée de ses intentions. Il évite pourtant la condamnation habituelle de l'usage de la violence en choisissant les seuls délits qu'il juge non violents. Il ajoute au prestige du bon bandit celui du martyr en se soumettant de plein gré au jugement de la justice officielle. Il voulait un moyen de communication puissant, et il l'obtient en combinant d'un côté l'infraction et la menace et de l'autre l'innocence et l'exemple de la soumission. La solution n'est-elle donc pas trouvée ?

2

Revenons déjà rapidement à un point qui préoccupe beaucoup le désobéissant civil, celui de la non-violence. C'est un sujet pour lui intarissable. Car il lui faut une notion souple et réduite de la violence, ramenée pour l'essentiel à ce type de violence physique qui laisse sur le corps des blessures et des cicatrices visibles, dont la vue seule révulse la sensibilité naturelle, provoque la pitié et incite à prendre parti pour la victime. En revanche, séquestrer quelqu'un avec le sourire, empêcher un autre de passer là où il a le droit de le faire normalement, en lui faisant simplement barrage de son corps, sans le rudoyer, voilà typiquement le genre d'actions qui lui paraîtront non violentes, quoique fort dérangeantes pour ses victimes, qui, à tort, à son avis, les considéreront comme violentes. Une notion si naïve de la violence n'en saisit qu'un aspect assez pauvre, en excluant par exemple la violence économique ou la violence symbolique. Retenons simplement que la non-violence dont se soucie le désobéissant civil ne signifie en vérité que la volonté de s'en tenir aux genres moins caractérisés et aux degrés inférieurs de la violence, pour éviter celle, grossière et brutale, qui, étant presque universellement condamnée dans l'ordre bourgeois, compromettrait définitivement la possibilité pour son auteur de se transformer en martyr.

Ayant décidé d'utiliser la délinquance à ses fins, le désobéissant civil est un violent qui, cependant, ne veut pas se reconnaître tel, de la même manière qu'il refuse d'être un délinquant à proprement parler. Il y a dans cette prétention de poser l'acte et de le nier une contradiction qui affecte et rend incohérente la désobéissance civile, quelle que puisse être son efficacité psychologique éventuelle. Sans le délit, il n'y aurait pas de désobéissance ; et puisqu'il est essentiel d'affirmer celle-ci, il faut bien du même coup avouer le délit, dont elle n'est pas distincte. Mais ensuite, lorsque le désobéissant avoue et affiche même son délit, et se soumet à la justice, n'annule-t-il pas ce délit ? Il faut n'examiner que bien peu la situation pour le croire. Car les deux moments forment un tout, et ils sont compris l'un dans l'autre. Au moment du délit, celui-ci est déjà accompli comme devant être soumis au jugement de la société. Et au moment de la soumission, il est encore revendiqué comme justifié en soi, quel que soit le jugement officiel prononcé sur lui. De ce fait, la situation est différente de celle du criminel qui avoue et se repent, qui même viendrait se dénoncer lui-même, sans contrainte, poussé par le seul remords par exemple. Dans ce dernier cas, les deux actes sont bien distincts, et la repentance supprime dans une certaine mesure le crime, justement parce qu'elle n'y était pas prévue et que lorsqu'elle a lieu, le crime n'est plus jugé bon par le criminel, vu qu'il a changé de jugement sur son acte et en vient à le condamner après l'avoir approuvé. Au contraire, le désobéissant continue à considérer son infraction comme un moyen légitime de promouvoir ses valeurs au moment où il se laisse condamner, et il persiste par là à condamner lui-même sa condamnation, loin d'y souscrire, même s'il s'y plie extérieurement. Bref, il veut à la fois désobéir et obéir, contester et reconnaître l'autorité juridique, sociale et politique de son pays.

Bien sûr, pour comprendre son attitude, il faut considérer son intention, censée faire la synthèse entre les deux aspects contradictoires de son action. Le désobéissant a compris quelque chose que ne comprennent pas ses concitoyens ni les autorités, et qui entre en contradiction avec l'état actuel des lois et des institutions. Ce qu'il y oppose, ce sont des valeurs prétendues supérieures à celles qu'incarne l'ordre existant. Le désobéissant ne veut pas seulement agir selon ces valeurs jugées par lui plus hautes, mais il veut également les faire partager à sa société, et transformer celle-ci en conséquence. Et s'il estime devoir recourir à la désobéissance, c'est parce que la société résiste à ses tentatives de persuasion par le simple discours normalement autorisé. Pour vaincre cette résistance, il veut donc recourir à un usage au moins modéré de la force, en usurpant provisoirement sur certains points l'autorité sociale qu'il n'a pas, afin de se placer ainsi au-dessus de cette autorité et de critiquer celle-ci du point de vue d'une autorité supérieure, celle de sa conscience. Comme il n'a toutefois ni la force du tyran qui pourrait imposer des lois selon ses volontés ni le désir d'imposer ces valeurs de façon purement extérieure, sans les faire adopter vraiment par les consciences, il se soumet à l'autorité réelle, en espérant, grâce à son coup de force passager, l'avoir renversée entre-temps (ou avoir amorcé le processus qui la renversera) sur le point où elle résiste. C'est cette référence à des valeurs supérieures, à une plus grande vérité, qui justifie à ses yeux le droit de se considérer comme au-dessus de la loi et de l'enfreindre afin de la modifier, même s'il reconnaît en pratique la nécessité, voire l'opportunité, de s'y soumettre et d'en reconnaître par là l'autorité comme supérieure à la sienne. De cette manière, le désobéissant affirme à la fois, dans la même perspective « civile », que son autorité prévaut sur celle de sa société, et que cette dernière prévaut pourtant sur la sienne. Il se pose face à l'autorité politique comme devant lui obéir et comme ayant néanmoins le droit de lui désobéir. Et se proposant pour modèle, en appelant à la conscience de ses semblables, envisagés comme des inégaux qui devraient être des égaux, il les invite également à l'imiter et à pratiquer à leur tour la désobéissance civile, c'est-à-dire à contester la loi lorsqu'ils ont des valeurs opposées qu'ils lui préfèrent, tout en s'y soumettant en principe. Cette position revient à considérer comme nécessaire à l'ordre civil la reconnaissance que l'autorité politique prévaut sur celle des citoyens, tout en considérant à l'inverse que ceux-ci sont doués d'une autorité supérieure et qu'ils peuvent la faire valoir par la désobéissance lorsque leur conscience le leur dicte — et cela sans que cette désobéissance soit jugée renverser l'ordre qu'elle est pourtant destinée à renverser pour en permettre l'amélioration.

Retournez les choses autant que vous le voudrez, vous retomberez sur cette incohérence par laquelle la désobéissance civile se détruit elle-même.

3

Mais en la rejetant, on laisse entier le problème qu'elle devait résoudre. Car comment faire entendre et prendre en compte la voix du peuple, du véritable souverain dans une démocratie, quand les circonstances l'ont rendue inaudible ou vaine ?

En vérité, la désobéissance civile ne sert pas à faire entendre la voix du peuple, mais celle d'une prétendue aristocratie morale, qui cherche à éduquer le peuple. Si le peuple partageait en effet les idées du désobéissant, celui-ci n'aurait pas besoin de les publiciser et de les inculquer par son jeu d'infraction et de soumission extérieure, destiné à réveiller sa conscience. S'il se prétend représentant du peuple, c'est d'un peuple imaginé selon ses désirs, et non du peuple réel dont il voudrait modifier la sensibilité. Pour cette raison, la désobéissance civile peut servir n'importe quel idéal qu'un individu ou un groupe juge essentiel et digne d'être partagé par tous, que ce soit la volonté d'un dieu, des valeurs imaginées comme absolues, la prochaine étape du progrès moral universel, la conscience d'un mal radical à combattre à tout prix, ou tout ce qu'un esprit exalté peut vouloir poser comme une fin valable pour toutes les personnes de bonne volonté. Le choix de l'action terroriste peut se présenter aussi bien comme une autre voie pour tenter de réaliser de mêmes ambitions. Sinon, si ceux qui se sont persuadés de connaître une vérité morale ou politique supérieure ne croient pas que leur persuasion intime de posséder la vérité leur donne le droit d'enfreindre la loi pour l'inculquer ou l'imposer, il leur reste à utiliser les moyens permis de publier et de répandre leur enseignement. Et si on ne les entend pas, malgré leurs efforts, l'échec n'est plus de leur responsabilité et ils doivent bien s'y résigner, même s'ils se savent dans la vérité et s'ils voient les autres dans l'erreur.

Venons-en donc au cas qui nous intéresse, celui de l'étouffement et du mépris de la voix du peuple, détenteur ultime et réel de la souveraineté, et non fiction d'une imagination emportée par quelque enthousiasme moral. Cette situation se trouve principalement dans les démocraties représentatives, car c'est dans la relation entre le peuple et les pouvoirs qui le représentent que peut se creuser le fossé entre des valeurs différentes, voire opposées. Lorsque les institutions ne fonctionnent plus, lorsque les supposés représentants ne représentent évidemment plus le peuple, lorsqu'elles ne permettent pas de rectifier ce défaut parce qu'elles ont été détournées de leur fonction au point de ne plus permettre ces corrections, alors nous nous trouvons à une extrémité où il ne reste plus au peuple que l'insurrection contre ceux qui ont retourné contre lui ces instruments de son pouvoir politique. Il n'est plus alors question d'obéissance ou de désobéissance, mais de la lutte entre deux affirmations d'autorité, dont l'une s'imposera à l'autre par la force.

Le problème de la désobéissance se pose dans une situation intermédiaire, lorsque le peuple estime toujours conserver son pouvoir, mais le voit contester sur certains points, sans que les institutions permettent le redressement efficace et ponctuel de l'abus de pouvoir. Ce cas se présente particulièrement lorsqu'un représentant légitime du pouvoir s'arroge des pouvoirs illégitimes, ou lorsqu'un faux représentant prétend user du pouvoir légitime du véritable représentant. Car alors, ceux qui sont en principe soumis au pouvoir du représentant, doivent-ils encore obéir au pouvoir usurpé ? Ainsi posée, la question doit évidemment recevoir une réponse négative : non, il est non seulement permis de désobéir à un tel pouvoir illégitime, mais il est obligatoire de le faire, au risque de désobéir sinon, par une obéissance indue, au pouvoir légitime. Nommons une telle désobéissance au pouvoir usurpé, non plus civile, mais civique (pour en accentuer notamment le caractère de devoir).

Prenons un exemple dans un domaine où l'obéissance est cultivée et où le pouvoir est clairement organisé, celui des armées. Un soldat doit obéissance à ses supérieurs de tout grade, et il est généralement soumis directement au commandement des officiers les plus bas de la hiérarchie qui lui donnent habituellement leurs ordres. Cependant, si l'un de ces officiers inférieurs lui ordonne de contrevenir aux ordres des officiers supérieurs, il est tenu d'obéir à ceux-ci et de désobéir par conséquent à l'officier inférieur, dont il reçoit pourtant immédiatement les commandements. Sinon, il se rend coupable de mutinerie. On voit que la désobéissance civique à laquelle il est alors tenu n'est pas du tout le résultat d'une obéissance supérieure à sa conscience morale propre, à ses valeurs les plus chéries, mais une obéissance à l'autorité supérieure dont dépend celle à laquelle il désobéit.

L'institution militaire, avec ses hiérarchies aussi strictes et univoques que possible, rend relativement aisée la détermination de l'autorité supérieure à suivre en cas de conflit d'autorités. Elle n'est pourtant pas toujours sans ambiguïté. Quant à la vie civile, elle est d'habitude organisée de manière beaucoup plus complexe, de sorte que la hiérarchie des autorités y est souvent enchevêtrée et ambiguë. Dans la plupart des cas, nous obéissons au policier qui nous crie un ordre, mais faut-il toujours le faire ? Il peut évidemment abuser, et abuse parfois, de son autorité, obligeant à lui désobéir celui qui se rend compte qu'il en viendrait par exemple à enfreindre la loi et à se rendre coupable d'un crime en suivant ses injonctions. L'employé obéit d'habitude à son patron ou à ses représentants, mais il devra désobéir s'il voit qu'on le rend complice d'un délit. Le policier comme le patron sont soumis à une autorité supérieure dans l'ordre social, politique. Or l'autorité suprême dans cet ordre n'est pas ma conscience, elle est celle du pouvoir souverain, auquel sont soumises toutes les autres. La désobéissance civique est donc obligatoire face à toutes les autres autorités quand elles contredisent celle du souverain (et donc du peuple dans une démocratie).

Le principe de ce devoir de désobéissance civique semble donc clair, et son application paraît ne pas poser de problèmes concernant la connaissance de la conduite à tenir dans les situations les plus courantes. Pourtant les cas où les situations sont si embrouillées que les plus habiles ont peine à s'y retrouver ne sont pas rares, surtout dans les États formés d'un réseau d'institutions entre lesquelles il est difficile de fixer une hiérarchie univoque et de décider où se trouve la souveraineté. La démocratie elle-même, surtout dans sa version représentative, rend déjà difficile la reconnaissance de la voix du souverain. Supposons, pour simplifier, que le parlement, chargé des lois et de la nomination de l'exécutif aussi bien que des juges, représente l'autorité souveraine. L'incarne-t-il tout à fait pour autant ? Non ; parce qu'il est élu, et que le peuple décide qui en fait partie, et non le parlement lui-même, dépendant de l'autorité ultime du peuple exprimée dans les élections et peut-être dans d'autres actes collectifs tels que les référendums. Si le parlement décidait par exemple de reporter les élections et de se constituer pour un temps défini ou indéfini en souverain autonome, faudrait-il lui désobéir ? Sans doute. Et s'il modifiait les lois électorales de façon à modifier les résultats de sa composition, ou à rendre les élections plus ou moins vaines, faudrait-il lui désobéir ? Probablement. Mais n'est-il pas difficile de fixer à partir de quel moment il usurpera le pouvoir souverain ? Est-ce au citoyen de décider de ces matières délicates, sujettes à dispute ? Dans une certaine mesure, oui. Mais il revient normalement à l'autorité politique de juger de ces questions, pour éviter une guerre perpétuelle à propos de ce genre de désaccords entre les citoyens. A côté des cas où la désobéissance civique est clairement obligatoire, il y en a donc d'autres où la décision ne va plus de soi et où les jugements divergeront nécessairement. Et plus les institutions seront complexes, rendant difficile la reconnaissance de la voix souveraine, plus il sera difficile de tracer la frontière entre le devoir civique d'obéissance et celui de désobéissance.

Or cette complexité peut être extrême. Prenons un exemple concret. Au printemps de cette année 2012, pour empêcher les grèves des étudiants contre la hausse des frais de scolarité au Québec, le gouvernement de la province élabore une loi restreignant fortement le droit de rassemblement et d'association, ainsi que d'autres libertés, et le parlement la vote. Les Québécois sont-ils tenus d'obéir ou de désobéir à cette loi ? La question est de savoir si elle est un acte authentique du souverain ou si elle représente un abus de pouvoir. Certes, le parlement, chargé de légiférer au Québec est dans sa fonction en le faisant. Mais son autorité est-elle celle du souverain ? D'abord, le Québec n'est qu'une province dans la fédération canadienne, et sa souveraineté est limitée par rapport à la souveraineté fédérale. Ensuite, la décision de reconnaître une loi comme légitime dépend de la cour suprême, qui peut donc se prononcer négativement sur cette loi. La constitution et la charte des droits du Québec, celles du Canada, limitent la possibilité de légiférer et sont douées d'une autorité supérieure à celle des autres lois. Dans la mesure où la nouvelle loi contredit ces chartes, elle n'est donc pas valable. En outre, le parlement lui-même est élu par le peuple, qui représente une autorité supérieure. Enfin, la reine, représentée par ses gouverneurs au niveau fédéral et provincial, est un second principe de souveraineté à côté de celui du peuple. Lorsque toutes ces autorités sont d'accord entre elles, le devoir est d'obéir, simplement. Mais lorsqu'une loi comme celle que nous avons prise pour exemple entre en contradiction avec d'autres lois, lorsque l'autorité législative défie l'autorité judiciaire, qui peut la contester, sans compter que la reine et le peuple, quoique fortement mis à l'écart, incarnent la souveraineté officielle, le citoyen se trouve dans la nécessité de tenter de déterminer par lui-même où se trouve son devoir, dans l'obéissance à une telle loi, ou dans la désobéissance. Et la question n'est pas ici de savoir si la désobéissance civile serait ou non opportune, mais de savoir si la désobéissance civique s'impose ou non.

La multiplication des situations où les citoyens se trouvent dans une telle incertitude représente une faiblesse, une maladie, un vice mortels de nos démocraties représentatives aux pouvoirs entretissés, opaques, dans lesquels se perd la puissance souveraine faute de pouvoir s'affirmer de sa propre voix, reconnaissable par tous. Elle renvoie ainsi toujours plus les individus à l'arbitraire de leurs divers jugements particuliers, au-delà du jeu complémentaire de l'obéissance et de la désobéissance civiques, vers l'obéissance servile ou la désobéissance du révolté.

Gilbert Boss
Berlin, juin 2012