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COMPLOTEURS ET COMPLOTISTES

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Ce qu’est un comploteur, tout le monde le sait. Des gens qui complotent, on en voit partout, bien qu’en principe ils se cachent. Quoi de plus banal que, à plusieurs ou seul à la rigueur, de tramer de mauvais coups pour dépouiller ou asservir ses congénères, intriguant dans les bureaux pour avancer un peu sa carrière ou conspirant dans les palais pour prendre le pouvoir ? Mais un complotiste en revanche, voici une figure bien plus étrange, cachée derrière ce mot plus nouveau au sens indécis. Serait-ce une version plus à la mode du comploteur ? On le croirait parfois à la façon dont le terme sert à dénoncer des personnages apparemment fort dangereux. Mais ils ont au complot un rapport différent, moins direct, quoique très intime. Le comploteur utilise le complot pour parvenir à ses fins, mais le complotiste semble en quelque sorte l’aimer pour lui-même. Il s’y intéresse tant qu’il en est obsédé, le cherche et le voit partout. Là où l’homme normal se fie aux apparences et trouve tout en ordre, il aperçoit, lui, et s’efforce de faire voir des complots.

Il semble donc y avoir une sorte de maladie, de tendance ou de doctrine, nommée complotisme. Ainsi, des caractères inclinant à la paranoïa sont portés à soupçonner partout, sans raisons sérieuses, des complots, dont eux-mêmes ou les groupes auxquels ils appartiennent seraient victimes. D’autres, par principe, privilégient la recherche d’un complot quand un groupe social influent semble pouvoir tirer avantage d’actions dommageables à d’autres, surtout lorsque leurs raisons d’agir restent cachées ou paraissent destinées à cacher leurs véritables raisons. Les deux attitudes semblent parentes, et sous le prétexte de leur similitude, il est facile de les assimiler.

On sait que souvent les sentiments vifs s’expriment immédiatement et entraînent dans leur sillage ceux des autres dès qu’ils partagent un peu ces sentiments puissants que sont notamment les peurs. Or la dénonciation d’un complot a l’avantage de la simplicité, jouant sur notre réflexe de chercher un coupable dès que nous nous sentons attaqués. Il est bien connu d’autre part que les motifs émotifs que nous avons mettent en branle l’imagination et le raisonnement de manière à se fournir de justifications pouvant durer au-delà de l’ébranlement sentimental. Ainsi le raisonnement est plié au service du motif émotionnel et acquiert une apparence de vérité objective. Lorsque ces justifications sont subtiles, comme elles peuvent l’être, les plus calmes n’en voient éventuellement pas la faille et se laissent convaincre, surtout s’ils sympathisent ou sont amenés à sympathiser avec les sentiments dont elles dérivent. L’existence de cette forme de complotisme, disons maladive, n’est pas anodine, puisqu’elle pervertit l’usage de la raison et empêche l’observation et l’analyse rationnelle posée des faits et des situations. Il est donc pertinent de mettre en garde contre cette forme de danger, dont on connaît bien certains excès déplorables auxquels elle peut conduire, comme les lynchages. Une manière de les prévenir consiste à tenter de laisser passer l’élan émotionnel et d’attendre que la pensée entre dans des voies plus régulières, en s’ouvrant notamment à un plus grand nombre de faits et d’éléments pertinents pour comprendre la situation. On voit donc l’importance de rendre attentif aux défauts de la pensée des complotistes entendus comme malades ou enclins à cette forme de maladie.

Remarquons pourtant ici un lien relativement fréquent entre les manigances de comploteurs et les victimes de la maladie complotiste. Alors que ces dernières visent simplement à éliminer le complot qu’elles croient ourdi contre elles, d’autres individus, plus maîtres d’eux-mêmes, plus fourbes, peuvent avoir des motifs cachés, et qu’ils doivent garder cachés pour agir, en vue de faire éliminer les supposés coupables, qu’ils savent innocents par exemple, en entretenant artificiellement et attisant les désirs de vengeance des complotistes. Compte tenu de ces ruses, les attitudes complotistes ne peuvent pas être réduites automatiquement à des réactions maladives, indépendantes de tout complot réel, mais elles peuvent elles-mêmes faire partie de complots, justifiant aussi parfois la méfiance des complotistes eux-mêmes. Par ailleurs, si le complotiste est porté à se tromper, emporté par ses sentiments, il ne s’ensuit pas que, dans chaque cas particulier, il doive donc nécessairement se tromper. Il serait faux de prétendre qu’un complotiste maladif ne puisse voir du seul fait de sa maladie que de faux complots. Il peut d’ailleurs aussi voir juste en partie, et ne se tromper que dans le détail de ses interprétations.

Comme souvent, à une maladie s’en oppose une autre, contraire. Tel est porté à voir partout des complots, et tel autre n’en voit jamais. Pour lui, les hommes sont aimables, et derrière même leurs méchancetés patentes, il devine malgré tout un bon fond. Il entre aussitôt dans les intérêts des autres et se trouve prêt à les aider. Par symétrie, j’appellerai donc cette maladie inverse du complotisme le collaboratisme. En vérité, les gens ne se résoudront guère à croire malades ceux qui ont de telles dispositions, tant ils sont agréables. On peut les exploiter facilement, sans qu’ils ne s’en plaignent, sans même qu’ils ne le trouvent anormal, tant ils estiment que c’est un honneur et au moins une gentillesse que de leur demander leur collaboration. Et il faut avouer que cette maladie est généralement aussi agréable pour eux, parce qu’on a tendance à se montrer bienveillant à leur égard, au moins à première vue, et que si on les maltraite, ils sont vite prêts à croire les excuses faisant passer ces agressions pour d’innocentes farces, montrant même à quel point on les aime. On peut les retourner contre leur propre intérêt sans qu’ils perdent la foi dans les bonnes intentions de ceux qui les manipulent. En fait, les collaboratistes sont souvent les victimes de complots, qu’ils ne voient pas et ne veulent pas voir. Leur désir d’être toujours en accord avec les autres les amène à se tromper autant que les complotistes. Et de collaboratistes, ils deviennent facilement collaborateurs, notamment de comploteurs, voire parfois collaborateurs de complotistes, sans s’en douter.

Qui voudrait devenir complotiste ou collaboratiste en ce sens ? Mais ce sont des maladies, et on ne les choisit pas consciemment. Ceux qui les accusent ont bien raison de voir en eux un défaut, mais ils ont tort de les invectiver comme moralement coupables. C’est pourtant dans cette intention de condamnation morale qu’ils qualifient de complotistes ceux qui se sentent victimes de complots. Il y a dans cet usage injurieux du mot une étrange contradiction. Car s’ils considéraient les dénonciateurs de complots comme sains d’esprit, lucides, ayant de bonnes raisons de croire à ce qu’ils affirment, il serait absurde de leur reprocher d’avoir évidemment tort dans leurs accusations. Il faudrait plutôt les respecter, tenir compte de leur vision des choses et en discuter sérieusement avec eux. Au contraire, si on les tient pour des malades, enfermés dans des illusions, incapables de bon sens, emportés dans des délires par des peurs irrationnelles, il conviendrait plutôt de les prendre en pitié et de tenter de les détromper. Or l’insulte « complotiste ! » réunit les deux côtés incompatibles, en supposant à la fois la lucidité et la folie chez celui qu’elle prend pour cible, comme si on l’accusait d’être volontairement fou, pour qu’il soit à la fois responsable et irresponsable, et peut-être responsable de son irresponsabilité.

Cette contradiction elle-même est le signe que l’insulte a pour but de pouvoir condamner sans discussion, puisque sinon, la discussion s’imposerait au lieu de la condamnation. Or pourquoi l’anti-complotiste veut-il, au prix d’une absurdité de sa part, substituer la condamnation à la discussion ? N’est-ce pas la crainte de devoir admettre la justesse de la vision du complotiste ? N’est-ce pas la panique même face à cette possibilité ? Et celle-ci, qu’a-t-elle donc de terrifiant, sinon la ruine de la confiance essentielle à la tranquillité du collaboratiste ? Comment en effet croire encore à la bonté foncière des hommes si les pires complots sont possibles ? Hélas, cette stigmatisation absurde, haineuse, du complotiste ne donne pas à son tour une grande idée de la bonté de ceux qui s’y livrent.

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Cependant, comme pour beaucoup d’autres de ces termes en « isme », le complotisme ne désigne pas seulement une maladie, mais aussi bien une doctrine, c’est-à-dire une hypothèse, un principe, un idéal ou une méthode de connaissance ou d’action. Dans ce cas, c’est tout à fait consciemment et volontairement qu’on prend une telle position, qu’on y adhère et qu’on la défend. Elle ne naît plus d’une crainte ou d’un autre sentiment immodéré, mais elle résulte d’une observation et d’une réflexion qui la rendent propre à soutenir la critique et à convaincre rationnellement. La manière appropriée de la contester n’est donc pas l’invective, mais la tentative de réfutation, quoique, évidemment, comme il est courant et inévitable, les mauvais esprits qui ne croient pas pouvoir les attaquer de cette façon se replient sur le recours à l’intimidation et aux insultes, comme le mauvais joueur qui désespère de gagner une partie d’échec y met fin en renversant l’échiquier. Bref, tant que le complotisme comme méthode d’interprétation de certains phénomènes humains n’est pas démontré faux ou absurde, son sens ne devrait pas comporter de connotation négative.

En quoi consiste donc le complotisme comme position doctrinale ? D’abord, il constate la présence de complots dans les affaires humaines, et par conséquent l’existence d’effets qui s’expliquent par eux. Ainsi, un gouvernement a été renversé, et on envisage que ceux qui s’en sont emparé aient préparé secrètement leur coup, bref que l’événement s’explique par un complot. Qui contesterait que de telles choses arrivent, même s’il y a d’autres façons dont un gouvernement puisse être renversé, par une procédure juridique, par une révolution, et ainsi de suite ? On peut donc imaginer des degrés dans le complotisme, entre celui qui affirme seulement, dans un cas précis ou en général, que les complots sont des causes possibles à envisager face à ce genre d’événement et à d’autres, jusqu’à celui qui affirmerait que dans ces cas, le complot est la seule cause envisageable, en passant par celui qui soutiendrait que les complots sont des causes fréquentes. Comme dans d’autres formes de doctrines, on peut donc distinguer des positions modérées ou plus ou moins radicales. Et peut-être même pourra-t-on disputer s’il faut appliquer le terme à toutes ces formes ou à certaines seulement. A la limite, nommer complotiste la simple thèse qu’il y a des complots et qu’ils ont par conséquent des effets, reviendrait à faire signifier au terme une banalité telle qu’il faudrait faire entrer à peu près tout le monde dans le complotisme ; et en revanche réserver le terme pour le cas extrême d’une position dogmatique selon laquelle tous les phénomènes sociaux découlent de complots conduirait à ne plus y trouver d’application. Le plus raisonnable est donc d’attribuer au complotisme une position moyenne, selon laquelle les complots sont assez fréquents, et qu’il convient donc d’envisager leur intervention dans de nombreux cas où la connaissance des hommes nous permet de soupçonner leur existence, même quand le complot n’est pas évident à première vue. Il s’ensuivra qu’il serait exagéré et tendancieux de classer quelqu’un parmi les complotistes pour la simple raison qu’il dénonce un complot, ou qu’il croit un complot particulier possible. Il faut avouer d’ailleurs que ce genre d’abus est assez fréquent, et qu’il fait l’honneur d’avoir une théorie à bien des gens qui ne font qu’observer et interpréter fort naïvement les faits qu’ils ont sous les yeux.

On trouvera peut-être que le complotisme que nous avons défini est trop raisonnable, et qu’il peut être admis comme courant, et ne requérant pas un nom spécial pour le désigner. Pour qu’il prenne un vrai sens, dira-t-on, il faut qu’il y ait une théorie du complot, non pas une théorie sur les complots en général, mais une conception de la société comme pouvant être déterminée par un grand complot, grand sous divers aspects, par ses effets extrêmement importants, par le nombre de comploteurs et de ceux qui, sciemment ou non, participent à l’exécution du complot, ou par sa durée et sa portée historiques, ou par la puissance extraordinaire des comploteurs. Ainsi, un événement tel que la destruction des tours de New York, impressionnant par lui-même, par le nombre des victimes et l’ampleur des dégâts, peut être vu comme l’effet d’un grand complot, que ce soit celui du groupe de terroristes qui a déjoué toute la police, les services d’espionnage et l’armée des États-Unis et de leurs alliés, ou celui d’un groupe du gouvernement et de l’État profond, ayant mis en œuvre sur une longue durée des milliers de collaborateurs silencieux en vue notamment d’imposer au peuple des lois limitant leur liberté au nom de la lutte contre le terrorisme (c’est-à-dire contre les complots des supposés terroristes). Ou bien l’asservissement pour des siècles de larges populations à la religion catholique a souvent été attribué aux XVIIe et XVIIIe siècles à un vaste complot des prêtres, désireux d’imposer et de maintenir leur pouvoir. Ou, récemment, l’étonnante élection d’un président américain imprévu par ceux qui dominent la politique du pays, a été attribuée à un immense complot organisé par l’État russe, dirigé par un président machiavélique, capable de déjouer tous les pouvoirs intérieurs des États-Unis afin de prendre le pouvoir sur le gouvernement de ce pays. Ou, aujourd’hui, la soumission des populations de très nombreux pays à des politiques sanitaires de caractère totalitaire, sont dénoncées comme un complot agissant par la peur engendrée par des mensonges effrontés au sujet d’une supposée pandémie, inventée sur une base réelle proportionnellement insignifiante, et mené par une collusion de personnes et familles extrêmement riches et influentes, possédant notamment l’ensemble des médias des pays occidentaux et tenant en laisse de nombreux politiciens et dirigeants. Voilà dira-t-on le genre d’explications relevant de la théorie du complot, ou du véritable complotisme.

A vrai dire, il n’y a pas de raison de restreindre le complotisme à la présomption de complots importants, car le principe qui vaut pour les plus grands comme pour les plus petits reste le même, à savoir la valeur explicative des complots dans un grand nombre d’affaires humaines. Quant à savoir si les grands complots, censés expliquer de grands phénomènes historiques, sont plus difficiles à prouver que les petits, c’est l’affaire du complotisme de se charger chaque fois de la preuve, facile ou non. Et au demeurant il n’est pas certain que les grands complots soient, du seul fait qu’ils sont grands, plus cachés et plus difficiles à repérer que les petits, quoiqu’ils soient peut-être plus difficiles à croire dans la mesure où ils ébranlent davantage la confiance dans l’ordre social.

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Mais la raison sans doute la plus forte aujourd’hui contre l’explication d’événements importants par des complots vient d’un préjugé théorique très répandu à notre époque. On s’affaire à traiter les sciences humaines comme des sciences justement, et on aimerait pouvoir y expliquer les phénomènes par des lois générales, impersonnelles, et parvenir à comprendre ainsi au moins les grands événements. Or les complots résultent d’initiatives individuelles, au moins chez les comploteurs, dirigeant éventuellement des armées d’exécutants. Voilà leur grand défaut aux yeux de ceux qui aimeraient faire de la sociologie ou de l’histoire quelque chose comme des sciences analogues aux sciences de la nature, dans lesquelles les phénomènes obéissent à des lois inflexibles permettant de calculer et de prévoir. On ne peut certes pas éliminer les perturbations provoquées par les initiatives individuelles, mais on aimerait au moins les réduire au minimum. Par exemple, si les grands mouvements sociaux pouvaient être relativement indifférents aux multiples agitations imprévisibles des individus se perdant dans la masse, ou se composant pour produire des effets d’ensemble réguliers, il serait possible de les étudier scientifiquement au sens que nous avons dit. Alors, on pourrait bien abandonner le détail des petits mouvements à des explications faisant intervenir l’action plus imprévisible des individus, et notamment les intrigues et les complots, pourvu que leur influence reste suffisamment limitée pour ne pas perturber la régularité d’ensemble. Ou bien, en considérant les individus comme formés profondément par leur société, par les lois, les mœurs, les opinions dominantes, les contraintes techniques, etc., on pourrait espérer comprendre les sociétés à partir de ces influences générales, en négligeant les particularités individuelles subsistantes comme inessentielles, et comprendre même les tendances à intriguer et à comploter d’une certaine manière comme découlant de ces influences générales, tant du moins que ces complots ne joueraient pas un rôle tel qu’ils en viennent à modifier les structures sociales.

A ce préjugé de caractère « scientifique », il faut ajouter une attitude morale aujourd’hui largement répandue, de nature religieuse, la réprobation et haine de l’individualisme. Selon cette superstition, l’individu, c’est le mal, c’est l’égoïste, prêt à sacrifier tous les autres pour son bien-être, indifférent au bonheur comme à la souffrance d’autrui, entièrement replié sur lui-même. Il est en quelque sorte une maladie de l’homme, conscient, lui, de ce qu’il n’est qu’un membre de sa société, voire de l’humanité, désireux de s’adapter aux autres, de sentir et de penser comme eux, et de sacrifier les désirs qui le séparent d’eux au « bien commun » où tous sont censés s’accomplir et se réjouir en tant qu’hommes. L’individu, c’est le prétentieux, l’orgueilleux, qui croit pouvoir avoir raison contre l’opinion commune, qui a l’arrogance d’affirmer ses préférences, qui prétend même défendre et répandre sa vérité et pouvoir agir décisivement, au lieu de se replier dans l’humilité de ceux qui savent qu’ils sont juste égaux aux autres et doivent se contenter du sort commun. Il n’est pas étonnant que ce soient ces égoïstes qui, ou bien prétendent à comploter pour imposer leur volonté, ou bien prétendent révéler des complots remettant en question l’ordre commun que, portés à imaginer leurs semblables partout, ils ont vite tendance à croire dominé par des comploteurs.

Et puis, il y a la formidable suprématie de la société sur les individus produite par le développement des sciences et des techniques, qui laisse apparaître comme ridiculement faible la puissance des individus face à celle de la société, devenue indispensable à presque tous les aspects de leur vie et réduisant leur relative autonomie à presque rien. Dans ces conditions, n’est-il pas risible de croire que des complots, c’est-à-dire l’initiative de simples individus, même coalisés, puissent prétendre à modifier quoi que ce soit de significatif dans l’ordre social ? Au mieux, le citoyen n’a-t-il pas le droit de jeter son vote dans la masse de ceux des autres, où il ne pèsera qu’infiniment peu ? Tout ce monde social est fait sans nous attendre, il est solide comme en lui-même, il peut presque tout, sait tout, ne nous concède qu’une partie infime de son savoir et de sa force, en nous mettant à son service et en nous en récompensant. S’il y a des complots, c’est à lui de le savoir et de prendre les mesures nécessaires en fonction des avis des experts, et non au simple citoyen, ignorant ou doué d’un savoir qui ne fait pas le poids face à celui de la science, des services de renseignement et des agences de presse. Alors les comploteurs, les complotistes font pitié lorsqu’ils prétendent s’opposer à ce quasi-dieu, au lieu de s’en tenir aux petites intrigues entre pauvres individus qui leur restent accessibles.

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A ces préjugés, superstitions et sentiments si largement partagés aujourd’hui, les comploteurs ne participent certainement pas s’ils agissent toujours et comptent réussir même dans de grandes entreprises où il s’agit de modifier profondément à leur avantage l’ordre social. Mais y en a-t-il encore ? Et leurs entreprises ont-elles la moindre chance de réussir ? C’est une question qui se pose aux complotistes et qu’ils peuvent espérer résoudre en observant et analysant ce qui se passe réellement. Or, des complots, il suffit d’ouvrir les yeux pour en voir de toutes sortes, des petits comme des grands.

J’écris ceci dans une civilisation en état de décadence avancée et rapide. Les raisons de cette décadence sont multiples, complexes, et ont pour plusieurs des origines anciennes, indépendantes de tout complot actuel. Mais les comploteurs ne créent pas les conditions de leurs complots et n’ont pas besoin d’en connaître les causes, ils en prennent occasion. Ils perçoivent peut-être mieux que d’autres les failles, si possible élargies par leurs soins, qu’ouvre la décomposition de l’ordre social, et ils sont prêts à en profiter. Ils ont le champ d’autant plus libre que l’opinion générale, la morale anti-individualiste, chez les intellectuels comme dans le peuple, estime les grands complots impossibles. Par conséquent, l’ennemi commun, c’est d’abord, bien entendu, le complotiste. L’une des précautions des comploteurs, on l’imagine sans peine, doit consister à le discréditer, et notamment en rendant le complotisme lui-même ridicule, voire criminel, ce qui est d’autant plus facile que l’opinion générale vient spontanément à leur secours, comme on le voit évidemment à présent. Le complotiste ne manquera pas, quant à lui, de relever ce signe de l’action des comploteurs, à savoir qu’ils tentent de brouiller la situation en faisant notamment passer le complotiste pour le comploteur. Et il faut constater qu’ils y réussissent particulièrement bien avec la complicité dont ils jouissent.


Gilbert Boss
Québec, 2021