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LA COMPÉTENCE PHILOSOPHIQUE

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Apparemment, ce n'est plus d'hommes savants, ou performants ou habiles, que notre société a besoin, mais de personnes compétentes. Étant donné que, comme le savoir, la compétence n'est pas innée, elle doit être acquise par une formation adéquate. Certes, il arrive que l'expérience contribue au développement des compétences ; toutefois, pour l'essentiel, il exige une éducation, qui chez nous se donne principalement dans les écoles. Celles-ci sont donc poussées à viser dorénavant, au lieu de l'enseignement des savoirs, la formation des compétences. Or ce changement n'a pas lieu sans résistances de la part des enseignants, dont beaucoup tiennent à leur fonction traditionnelle et demeurent viscéralement attachés à la transmission des savoirs. On peut d'ailleurs comprendre leur sentiment que le savoir est plus noble, lié à la culture de l'esprit pour lui-même, tandis que la compétence place l'usage de nos facultés dans la dépendance d'objectifs étrangers à cette pure culture, le plus souvent d'ordre économique. Mais en quoi consiste la différence entre l'apprentissage des savoirs et celui des compétences ?

A première vue, il est fort difficile de distinguer entre savoir et compétence. Car savoir une chose, cela ne signifie-t-il pas du même coup être compétent à son propos ? Et inversement, l'homme compétent sur un sujet n'est-il pas celui qui le connaît, et qui sait donc à son propos ce qu'il faut en savoir ? On dira peut-être qu'il ne suffit pas de savoir quelque chose pour avoir à son sujet une compétence plus que théorique, et que la compétence entière est également pratique. A vrai dire, le sens courant des termes n'implique pas cette restriction du savoir à la théorie. Celui qui sait nager ne se contente pas d'avoir simplement quelques idées sur cet exercice, qu'il pourrait exposer. Au contraire même, il ne pourra souvent montrer son savoir qu'en nageant concrètement, demeurant incapable de l'expliquer autrement que dans la pratique, par l'exemple. Le nageur le plus compétent n'est-il donc pas tout simplement celui qui sait le mieux nager ? Ou renversera-t-on le rapport pour prétendre qu'il ne suffit pas de savoir nager pour être compétent à propos de la nage, mais qu'il faut en outre savoir comment les mouvements se font, de manière à pouvoir l'expliquer ? Dans ce cas, c'est la théorie qui devrait s'ajouter à la pratique pour constituer la compétence. L'ingénieur pourrait ainsi s'affirmer plus compétent que le bricoleur, même si en pratique, dans des cas simples, il procède à peu près comme lui, parce qu'il peut justifier théoriquement sa méthode que le bricoleur se contente d'appliquer empiriquement. Mais c'est encore une forme de savoir qui devra s'ajouter à l'autre. Et la conclusion semble être que la vraie compétence correspond au vrai savoir, au savoir complet ou du moins suffisant. Alors pourquoi disputer sur des mots ? Ne suffit-il pas d'exiger une éducation conduisant à une connaissance véritable et non partielle seulement ?

Mais précisément, c'est le sentiment d'une insuffisance de l'éducation scolaire actuelle qui conduit à ce changement de vocabulaire. Les écoles n'ont jamais cessé de transmettre les connaissances. Mais elles s'en tiennent d'habitude à l'aspect théorique, et même dans bien des cas, verbal. Car souvent les examens ne vérifient que la capacité de réciter, en variant le discours, en l'adaptant le mieux possible aux questions posées, et l'enseignement lui-même tend à se réduire à une préparation à de tels examens. Assurément, on vise aussi une certaine compréhension, quoique réduite au niveau symbolique. On apprend à manier le langage, à un niveau minimal au moins, à manipuler des symboles selon certaines règles, comme en mathématiques, à déchiffrer et à produire du discours d'une manière superficiellement pertinente dans la sphère de ce dernier. Ce sont là des capacités ou des aptitudes utiles. Cependant elles ne suffisent pas dans la vie pour ceux qui auront autre chose à faire qu'à discourir avec plus ou moins d'habileté et d'à-propos, sans avoir à considérer les choses autrement qu'en surface, sans avoir à y saisir rien d'autre que des incitations pour des discours convenus. C'est le péché apparemment éternel des écoles que de tendre à produire avant tout des bavards. On s'est souvent moqué de la scolastique et de son savoir purement verbal à l'époque moderne, et notre scolastique actuelle ne vaudrait guère mieux si le discours symbolique des mathématiques n'avait des applications plus efficaces, à supposer qu'on sache l'utiliser.

Il y a des siècles que les meilleurs penseurs critiquent cette éducation pédante et réclament qu'on se soucie sérieusement de l'ensemble des aptitudes nécessaires ou utiles à la vie humaine, aussi bien en ce qui concerne la science que les arts et la vie pratique. Et il faut avouer que depuis que la science moderne est devenue plus empirique, et qu'elle se prolonge dans des techniques, le lien entre les pratiques discursives et opérationnelles s'impose davantage, si bien que toutes les disciplines ne peuvent pas le négliger au même degré, malgré la tendance des écoles à se replier sur le discours. L'ingénieur ou le médecin ne peuvent plus faire leurs études en apprenant seulement à parler de leur objet. Il n'empêche que les autres capacités, plus pratiques, tendent toujours à être négligées partout où l'illusion de connaître une chose par pur discours parvient à s'installer tant bien que mal. Si donc les écoles prétendent que ceux qui peuvent parler de leur discipline selon certaines normes admises, sont savants, il reste ou à leur contester cette utilisation du terme, ou à opposer à celui-ci d'autres capacités étrangères à des savoirs ainsi mutilés et restreints.

Le danger pourtant de mettre en valeur un certain nombre d'aptitudes purement pratiques vient du risque de tomber dans une autre illusion, celle de pouvoir vraiment séparer les savoirs et les habiletés pratiques, pour les apprendre à part les uns des autres. Une telle dissociation peut valoir éventuellement dans certains cas, où il s'agit d'apprendre par exemple un certain tour de main, presque impossible à décrire, mais efficace par lui-même. Cependant, particulièrement dans notre monde où les techniques dépendent fortement des théories scientifiques qui les ont rendues possibles, et dont une certaine compréhension est indispensable pour les maîtriser, il serait néfaste de séparer les capacités intellectuelles et manuelles, théoriques et techniques ou pratiques. Or, contrairement à l'ouvrier capable d'exécuter efficacement une série de travaux appartenant à son métier, sans en connaître les raisons théoriques, l'homme compétent doit non seulement posséder de telles aptitudes pratiques, mais également pouvoir en juger, justifier ses démarches, et donc en connaître suffisamment les principes ainsi que les conditions d'application. On hésitera par exemple à nommer compétente une caissière de grand magasin, travaillant mécaniquement, alors qu'on jugera ou non compétent un médecin ou un ingénieur, selon qu'il connaît suffisamment son art et sa science pour prendre dans les diverses circonstances des décisions qu'il peut justifier en fonction des diverses disciplines impliquées et de l'analyse de la situation pratique. Bref, en réclamant non seulement des savoirs, mais également des compétences, on demande en fait que le savoir acquis soit bien complet, et comporte bien ses versants pratiques et théoriques. En ce sens, on ne peut que se réjouir des exigences qui s'expriment ainsi, et qui ne sont en fait que celles de la vraie connaissance.

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Le véritable enjeu n'est donc pas lisible directement dans le vocabulaire utilisé. C'est celui du rapport entre les acquis d'une formation et les aptitudes pratiques pertinentes auxquelles elle prépare. On pourrait exprimer le résultat d'une telle formation complète en termes de savoir, ou de capacités aussi bien que de compétences. Néanmoins, nous avons vu que le choix des termes n'est pas non plus tout à fait innocent, puisque le fait d'éviter de s'en tenir au vocabulaire du savoir comme tel enveloppe une critique implicite des savoirs mutilés qui font l'objet de l'éducation scolaire habituelle. C'est à cette critique que réagit une partie du monde des enseignants, en dénonçant l'approche par compétences comme visant à soumettre le savoir à des critères étrangers à lui. Car cette approche ne retire-t-elle pas aux enseignants le critère ultime d'évaluation de l'éducation pour le confier aux acteurs de la vie pratique, professionnelle, du monde économique et social extérieur à l'école ? Ne risque-t-elle pas de subordonner la formation principalement aux exigences de la vie économique, qui est le secteur dominant à notre époque ? Et dans ces conditions ne favorise-t-elle pas la suppression de la culture, du moins d'une culture relativement indépendante du marché ? Bref, l'homme compétent que nous formerions selon cette conception ne serait-il pas adapté à son rôle professionnel plutôt que préparé à une vie humaine envisagée dans toutes ses dimensions ?

Il est certes probable que le succès de l'idée de formation aux compétences doive beaucoup au désir des milieux économiques et professionnels de voir l'école se consacrer à former des travailleurs pour ainsi dire prêts à l'emploi, déjà évalués par rapport à celui-ci, en général et en détail, chacun étant déjà catalogué par ses diplômes en fonction des compétences utiles. La tendance à transmettre de plus en plus, par divers moyens, l'évaluation ultime de l'éducation aux représentants de la « société », du monde économique, administratif, et le plus souvent des employeurs, manifeste bien cette ambition de ramener toute formation à un type particulier d'utilité. Or évidemment que si, en un sens, l'exigence de compétence signifie celle d'un savoir plus complet que celui des enseignements scolastiques, en revanche une insistance sur les seules compétences professionnelles ou utiles à la vie professionnelle représente à l'inverse une grave mutilation de la formation qui s'y soumettrait pour ne développer qu'un seul aspect de nos capacités, et laisser à l'état brut la grande partie du domaine de la culture en un sens large, c'est-à-dire de ce qui contribue en général à l'art de vivre. Une telle éducation ne formerait en réalité que des barbares compétents dans leur seule profession. Or quel éducateur ne protesterait pas avec la plus grande énergie contre une telle absurdité ? Car pourquoi plier les gens à un travail qui ne leur permettrait pas de vivre réellement mieux, c'est-à-dire avec des capacités supérieures de jouir de leurs productions, bref, de vivre en personnes plus cultivées ?

Pour juger d'une éducation, il faut examiner son effet sur ceux qui la reçoivent, envisagés dans leur vie individuelle et sociale. Elle se caractérise par un ensemble d'habitudes, d'attitudes, d'aptitudes et de capacités diverses acquises, dont certaines pourront être qualifiées de savoirs. Laissons de côté les habitudes servant à adapter l'individu à la vie sociale en général, qui sont très importantes, nécessaires en toute société, que l'enfant commence à apprendre avant d'aller à l'école et que la société continue à inculquer de nombreuses manières. Concentrons-nous sur les pouvoirs, capacités ou aptitudes, que l'individu acquiert en outre par une formation expresse. Il y a une série d'aptitudes corporelles acquises par une éducation physique qu'on néglige trop, mais qui touchent moins notre sujet précis, quoique de nombreuses compétences y soient reliées. Pour une large part, l'école nous donne des savoirs acquis sous une forme verbale. Admettons leur importance. Mais, envisagés comme tels, correspondent-ils à des capacités spécifiques, ou au contraire ne valent-ils que comme purs savoirs ? Indépendamment de l'usage qu'on en fera ensuite, certains savoirs ont une valeur pour eux-mêmes, semble-t-il. Connaître l'histoire, la géographie, la grande littérature, les principales théories scientifiques, etc., n'est-ce pas un élément de la formation de l'esprit indispensable, même s'il n'est d'aucune utilité directe et s'il ne donne pas lieu à des capacités évaluables ? En réalité ces connaissances, même sans souci d'application, correspondent bien à des capacités, même si celles-ci sont d'abord de l'ordre du discours. L'école sait bien évaluer, même assez précisément, ce genre d'aptitudes par diverses sortes d'examens, où il s'agit de démontrer la capacité de produire les discours pertinents. Dans la mesure où la seule mémoire est en jeu, la capacité de reproduire les discours demandés ne sera guère considérée comme une véritable compétence. En revanche, dès que le jugement doit intervenir pour produire de nouveaux discours en fonction des problèmes posés et de l'évaluation des contextes, c'est bien de compétences qu'il s'agit. Il faut même avouer que le bon élève, qui a non seulement mémorisé beaucoup, mais qui sait répondre pertinemment au genre de questions qu'on pose dans les écoles, est un écolier compétent, et que ses notes évaluent pour l'essentiel cette compétence scolaire. La question est de savoir si une telle compétence, indiscutablement utile à l'école, l'est encore en dehors de ce milieu. Car ne sait-on pas que certains bons élèves ont acquis une compétence de ce type si spécialisée qu'ils ne semblent bons à rien hors de l'école, et qu'ils ne peuvent tout au plus servir qu'à la reproduction de leur espèce dans les écoles ? C'est justement le soupçon que dans la pure transmission des savoirs cette espèce pourrait être amenée à proliférer simplement, sans utilité pour le reste de la société ni peut-être vraiment pour elle-même, qui pousse à chercher le moyen de tourner également l'école vers la formation d'autres compétences. Il serait d'ailleurs exagéré de prétendre que le système le plus scolastique ne serve qu'à se perpétuer, car de nombreuses compétences impliquent à divers degrés et de diverses manières les compétences discursives qu'il forme.

Mais avouons qu'un homme formé pour l'école n'est pas pour autant formé pour les diverses circonstances de la vie, et que la culture aussi bien que l'activité professionnelle exigent d'autres capacités méritant d'être prises en compte dans l'éducation. Laissons de côté les compétences professionnelles spécifiques, qui devraient être acquises dans des écoles spéciales, peut-être reliées directement aux milieux professionnels concernés et seuls compétents pour définir précisément les compétences nécessaires et souhaitables dans leur type d'activité. Il reste un grand nombre d'aptitudes de valeur plus générale, importantes à la culture du plus grand nombre, utiles à des catégories entières de professions, ou nécessaires à certains arts ou sciences dont la valeur ne se réduit pas à celle que peut lui attribuer le marché. C'est celles sur lesquelles devrait se concentrer l'école publique. Et elle ne peut que gagner à les définir, comme l'approche par compétences l'invite à le faire.

Par exemple, la plupart des compétences impliquent des capacités linguistiques (grammaticales et lexicales), mathématiques, ainsi que des savoirs au sens le plus restreint du terme, des informations mémorisées sous forme verbale en histoire, en géographie, en politique, en droit, en histoire naturelle, etc. Pour certaines d'entre ces capacités, elles sont si formelles et universelles qu'il importe peu de savoir de quelles compétences précises elles vont faire partie. La connaissance de la grammaire de sa propre langue et des autres langues qu'on apprend est exigée dans la plupart des compétences sous la même forme à peu près, tandis que la connaissance du lexique peut varier en fonction des vocabulaires techniques particuliers, quoiqu'un lexique général soit indispensable partout. L'insistance sur les compétences conduit non pas à soumettre ces enseignements à certaines compétences finales spécifiques, mais à s'assurer par exemple que la grammaire ne soit pas apprise sous la forme d'une simple connaissance par cœur d'une série de règles, mais bien sous celle d'une capacité effective de construire correctement des phrases, de les évaluer, de les comprendre ou de les corriger. Cette aptitude est utile aussi bien à l'écrivain ou au diplomate qu'au banquier, tandis qu'une connaissance abstraite des règles de la grammaire n'est par elle-même d'une utilité que très relative pour tous. L'idée de remonter des compétences aux exigences concernant les aptitudes à former semble parfaitement pertinente pour toutes les formes d'apprentissage, en quelque domaine que ce soit.

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Il y a pourtant certaines disciplines pour lesquelles la notion de compétence ne paraît pas appropriée. Déjà l'usage de la langue nous détourne d'expressions telles qu'artiste compétent, écrivain compétent, voire politicien compétent. Ou si l'on parle de la compétence d'un politicien, ce ne sera pas vraiment en tant que politicien qu'on le qualifiera, mais pour sa compétence en d'autres domaines utiles à son activité politique, comme l'économie, ou l'administration, par exemple. De même, des compétences d'historien ou de grammairien pourront bien justifier dans certains contextes qu'on nomme un écrivain compétent, lorsqu'il sera entendu que sa compétence n'est pas l'activité littéraire comme telle. Ce n'est pourtant pas parce que l'art, ou la littérature ou la politique n'exigeraient aucune aptitude spécifique, ni parce que ces aptitudes ne s'apprendraient pas. Au contraire, il faut avoir acquis de nombreuses aptitudes, posséder bien des compétences d'habitude, pour devenir un bon artiste, un bon écrivain ou un bon politicien. Or, dans l'hypothèse que toute éducation doive former des compétences, devrions-nous admettre que certaines disciplines ne sont pas proprement enseignables ? De fait, on hésitera aussi à dire qu'on forme vraiment la capacité d'être artiste, écrivain ou politicien, même s'il y a par exemple des écoles d'art. D'ailleurs le statut d'une formation artistique est justement ambigu. Car oserait-on prétendre qu'on y apprend à devenir un artiste ? Et si, contre le sentiment linguistique, on voulait imposer l'idée d'une compétence d'artiste peintre, en quoi pourrait-elle consister ? Prenons le résultat désiré d'une formation de peintre, c'est-à-dire la capacité de créer une œuvre picturale ayant une valeur artistique. On ne doutera pas que le peintre reconnu par son œuvre ait démontré pour sa part cette capacité. Mais pourra-t-il posséder pour autant une compétence correspondante ?

A un homme compétent dans son domaine, on peut se fier, le sachant capable d'accomplir une tâche non seulement avec l'habileté nécessaire, mais avec la connaissance et le jugement qui lui permettront de choisir et de justifier sa méthode, la forme du résultat qu'il vise et de parvenir à une solution susceptible d'être reconnue comme bonne et acceptable. Mais peut-on attendre cela d'un bon peintre ? Oui, dans la mesure où il se fait simplement homme de métier, pour réaliser une peinture qui n'aura pas la prétention d'être une véritable œuvre d'art. Dans le cas contraire, en revanche, on peut si peu se fier à lui que souvent lui-même tombera dans des crises de doute sur ses capacités. Et quand il produira son œuvre, il arrivera souvent que, loin de pouvoir se justifier efficacement et de montrer qu'il est arrivé à la meilleure solution acceptable, il se verra contesté, éventuellement par les meilleurs connaisseurs eux-mêmes. Et c'est peut-être lorsqu'il créera ses œuvres les plus géniales qu'il s'écartera le plus des normes de son art, et qu'il paraîtra le plus incompétent, si on veut le juger selon ce critère. Or faudra-t-il admettre que la compétence artistique comporte la capacité d'être incompétent ? Ce serait la plus mauvaise méthode pour clarifier les critères de l'enseignement dans ce cas. Mieux vaut donc, semble-t-il, abandonner ici l'approche par compétences.

Or précisément la philosophie ne fait-elle pas partie de ces disciplines pour lesquelles il n'y aurait pas à proprement parler de compétence ? Il serait en effet aussi bizarre de qualifier de compétent un philosophe qu'un artiste, quoique les activités de tous deux puissent exiger de grandes capacités. Et peut-être comprend-on mieux encore dans le cas de la philosophie pourquoi l'idée de compétence est inadéquate à son sujet. Nous avons déjà remarqué que les compétences impliquent un exercice du jugement. Elles comportent en effet une évaluation selon deux modalités. L'homme jugé compétent doit être capable d'évaluer ses capacités et les situations dans lesquelles elles peuvent s'exercer efficacement, ainsi que les possibilités de justification de ses démarches en fonction des normes reconnues dans son domaine. Or cette évaluation implique une évaluation sociale de la discipline, de ses principes, de ses buts, de ce qu'on peut attendre d'elle, et par conséquent de ce qui définit la compétence elle-même. Par conséquent, on ne peut être compétent que dans le cadre d'une compétence socialement définie, lorsqu'il existe des méthodes et des buts éprouvés et approuvés permettant de juger si l'action entreprise aboutit à son résultat légitime avec des moyens légitimes également. Toute compétence est donc sous l'autorité de la société qui la reconnaît, et par laquelle elle confie son autorité à la personne à qui elle la reconnaît. Mais on attend de l'artiste un acte de création, et dépassant par conséquent les cadres de ce qui est déjà reconnu, de sorte qu'il faut le placer dans cette mesure hors des limites de toute compétence. De même, la philosophie n'a pas pour fin de reproduire, de varier et d'utiliser des savoirs déjà établis, mais de faire la critique de tout savoir, de toute compétence, si bien qu'elle se situe par là hors du cadre des compétences.

Nous nous demandions ce que pourrait être la compétence philosophique. Il nous faut conclure qu'il n'y en a pas.

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N'y a-t-il pas pourtant un enseignement de la philosophie, comme il y a un enseignement des arts ? En fait, impossible de nier que nos écoles ont bien un enseignement officiellement consacré à ces disciplines. Dans ce cas, faut-il avouer que la référence aux compétences ne vaut pas pour toute forme d'enseignement ? Il resterait alors à définir selon quels critères s'évalue la formation dans ces disciplines hors compétence. Ou bien, plus radicalement, si les compétences sont la fin et le critère ultimes de toute éducation, faut-il avouer même que ces disciplines ne s'enseignent pas en vérité ? Alors la formation que nos écoles prétendent donner dans leur domaine ne serait-elle pas illusoire ?

Nous avons déjà divisé l'objet de l'enseignement, ou le savoir au sens large, en deux formes de « compétences ». L'une est la compétence au sens plein et se caractérise par une capacité d'accomplir sous sa propre responsabilité une tâche plus ou moins complexe selon les normes reconnues, en utilisant le raisonnement, un sens acquis de ce qu'il convient de faire, et le jugement. L'autre est à peine une compétence, mais plutôt une aptitude, une certaine habileté relativement mécanique, acquise par un entraînement, comme la capacité de conserver en mémoire des informations, de les trier et de les rappeler au besoin, ou comme certaines habiletés corporelles devenues largement automatiques. Tout ce que nous enseignons en fait, d'ordre pratique ou théorique, semble tomber dans ces deux catégories. On peut le vérifier par les moyens dont nous disposons pour évaluer une formation. Les simples aptitudes sont aisées à évaluer par des examens dans lesquels il s'agit soit de donner des informations désignées selon certaines caractéristiques ou rapports permettant de les repérer, soit de produire concrètement les actions apprises. Quant aux compétences, elles s'évaluent à deux niveaux. D'abord en fonction des aptitudes plus mécaniques qu'elles comportent, et ensuite en elles-mêmes. Pour ce deuxième aspect, il faut demander aux candidats la manière dont ils résoudraient les problèmes liés à la compétence évaluée, soit en les envisageant de manière abstraite, soit, mieux encore, en résolvant des problèmes concrets correspondant à ses divers aspects. L'une des conditions principales de cette évaluation, dans les deux cas, est l'existence de normes sociales connues des évaluateurs et qui servent de critères. Ainsi, on peut mettre à l'épreuve un étudiant en chirurgie en lui donnant une opération à faire, en tout ou en partie, parce qu'il y a des méthodes reconnues dont on peut vérifier qu'elles soient respectées.

Si l'on pouvait former des aptitudes sans être capable de les évaluer, il faudrait alors qu'un tel enseignement soit tout à fait aveugle. Il ne serait pas même capable de poser son objet, et encore moins de trouver les moyens de l'atteindre. Autant dire qu'il semble effectivement impossible d'enseigner autre chose que des compétences au sens large du terme. Il en résulte que ce qui ne correspond à aucune compétence spécifique définissable dans une société, comme l'art ou la philosophie, ne peut pas s'enseigner non plus selon aucune méthode officielle.

S'ensuit-il qu'il faille abolir dans nos écoles tout enseignement de la philosophie comme entièrement vain ? Peut-être, en fait, n'y aurait-il pas grand chose à supprimer, si ce n'est le nom ou la prétention seulement de ce qu'on enseigne sous le titre de philosophie. Car y enseigne-t-on jamais la philosophie ? On apprend de l'histoire, des histoires diverses rassemblées sous le titre d'histoire de la philosophie, peut-être quelques techniques d'interprétation, de la philologie, de la logique, des méthodes de dissertation, du vocabulaire technique et du jargon, un peu de rhétorique et quelques procédés d'argumentation, etc. On peut savoir tout cela, y devenir expert, sans être devenu du tout philosophe pour autant, sans savoir le moins du monde pratiquer la philosophie, ce qui devrait être la fin d'un enseignement de cette discipline. Alors qu'au contraire, en ingénierie ou en médecine, celui qui a fait ses études avec succès, qui a prouvé son acquisition des compétences de la discipline, est bien devenu ingénieur ou médecin, plus ou moins talentueux sans doute, mais réellement ingénieur ou médecin. On ne peut du tout en dire autant de celui qui a terminé avec succès la formation qu'on donne supposément en philosophie, même si, heureusement, cet enseignement pas plus qu'un autre n'exclut que certains deviennent en effet philosophes.

Néanmoins, peut-être peut-on même conserver ce titre de philosophie pour une discipline officiellement enseignée, une fois reconnu qu'on n'y enseigne aucune compétence proprement philosophique. Car ne se pourrait-il pas que la philosophie suppose certaines compétences, comme toute discipline implique d'habitude des compétences et aptitudes diverses ? A vrai dire, la situation n'est plus la même, puisque nous ne connaissons pas une compétence philosophique susceptible d'être analysée, comme c'est le cas face à une réelle compétence. Nous ne savons donc pas quelles seraient les compétences indispensables au philosophe, sinon, d'une manière très générale, dans la mesure où le philosophe discourt, écrit, dialogue, argumente, et ainsi de suite. Nous pourrions donc définir un certain nombre de compétences et aptitudes généralement utiles ou favorables à la philosophie, en espérant que leur acquisition aide à la formation du philosophe, qui nous échappe.

Mais pour définir ces capacités, il est précisément opportun de s'orienter vers la considération des compétences plutôt que des savoirs qu'on tend à leur opposer. Car, en suivant les suggestions de l'idée de savoir, inspiré par l'idée que la philosophie elle-même serait une sorte de savoir, on en vient facilement à imaginer que tout savoir portant sur la philosophie doit être utile au philosophe, et on tend, comme nos écoles, à chercher à former des savants au sujet de la philosophie dans l'espoir qu'ils s'assimileront ainsi concrètement, presque par magie, leur objet. Pourtant, même si les philosophes ont des savoirs sur la philosophie, ce n'est pas par là qu'ils sont philosophes, et ces savoirs contribuent relativement peu à leurs aptitudes spécifiques. Or c'est celles-ci qu'il convient de former et d'exercer autant que possible. Et pour cela, il n'est pas inutile de connaître les philosophes, de les examiner pour voir quelle sorte de compétences, quelles capacités analogues aux compétences, ils mettent en œuvre, afin d'y former ceux qui désirent devenir philosophes. On ne procède en somme pas autrement dans la formation artistique, où le modèle du savoir scolastique n'a pas le même poids.

S'il n'y a pas de compétence philosophique, il y a toutefois dans un système d'éducation où l'on se soucie de préparer autant que possible à l'activité philosophique, un enseignement qui s'y rapporte, au moins de la manière indirecte que je viens de décrire, et par conséquent des enseignants de philosophie. Ceux-ci doivent donc avoir en revanche une compétence propre, non philosophique à proprement parler, mais philosophique au sens large de ces capacités généralement liées à l'activité philosophique. Or cette compétence du professeur de philosophie est à son tour très différente de la science du savant en philosophie. Et elle doit correspondre plutôt à la discipline — à l'ensemble d'habiletés et de compétences — définie pour faire l'objet d'un enseignement pertinent de la philosophie.

Gilbert Boss

Québec, 2011