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Du baroque
en philosophie

 

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La philosophie semble devoir être une façon très logique, réglée, ordonnée, universelle, systématique de penser. On nomme au contraire baroque ce qui est irrégulier, singulier, bizarre. Ne serait-il donc pas étrange de vouloir relier et identifier deux choses de caractères si contraires, voire mutuellement contradictoires ? Bref, dans la mesure où le style baroque s’oppose au classique, il semble à première vue que la philosophie doive plutôt être foncièrement classique. C’est aussi, je crois, la conception la plus habituelle. Et elle paraît justifiée tant qu’on s’en tient à une vue très générale.

Car le discours philosophique, qui est l’élément constitutif des œuvres qui forment notre tradition philosophique, se présente bien comme visant, et même au point le plus extrême, la plus grande régularité, pour se déployer de façon entièrement logique, en excluant le plus possible toutes les perturbations qui pourraient provenir d’une imagination un peu débridée. Non seulement, on peut constater dans les faits, à l’analyse des œuvres, cet ordre rationnel rigoureux qui caractérise les grandes philosophies, mais en droit également cette rigueur discursive est exigée et son défaut sert de critère pour rejeter comme non philosophique un discours qui la contredit. Du reste, ce ne sont pas que les erreurs logiques qui se voient généralement condamnées dans les discours prétendant à la philosophie, mais c’est également la faiblesse de la cohérence. Bref, il ne suffit pas qu’un discours philosophique évite les contradictions logiques au sens strict, il faut de plus qu’il se structure le plus possible selon des liens logiques. Et c’est ce style, visant à donner la plus grande présence à un ordre régulier fort, visible, que nous désignons d’habitude comme classique.

Si nous envisageons maintenant la philosophie sous son autre aspect, par lequel elle n’est pas seulement un type de discours, mais également une manière de vivre et d’agir, une certaine attitude générale de celui qu’on nomme sage ou philosophe en ce sens, la même conclusion paraît s’imposer. Il va de soi en effet que la figure du sage nous représente un style de vie caractérisé par la maîtrise rationnelle, c’est-à-dire un art de faire pénétrer l’ordre logique à la fois dans le discours et dans toutes les actions. Grâce à cette maîtrise de lui-même, le sage acquiert la constance, la plus grande régularité dans sa conduite, il se pose comme un bloc solide, fortement cohérent, au point de devenir à la limite imperturbable, insensible à l’agitation qui l’entoure et aux aléas de la fortune. Ses réactions sont parfaitement mesurées et raisonnables, elles se justifient selon des principes universels, immuables, et posent l’homme entier dans le bel équilibre d’une statue classique.

Toutefois, déjà à ce niveau des représentations communes de la philosophie et du philosophe, certains traits viennent déranger cette image très classique. Il est bien connu aussi que, loin de s’intégrer toujours harmonieusement dans ce qui passe pour raisonnable, le discours philosophique choque souvent le bon sens et lui présente des paradoxes provoquant l’étonnement de l’homme normal comme celui des esprits les moins conventionnels. Les philosophes semblent prendre plaisir à s’écarter de ce qui est tenu pour raisonnable, et à présenter des thèses qui enfreignent la logique de leurs interlocuteurs ou lecteurs, au point de proposer des contradictions et de se complaire même dans des apories, représentant des sortes de poches de résistance à la logique dans l’univers du discours. Et si certains penseurs cherchent plutôt à développer leur doctrine en continuité avec les intuitions ou les opinions habituelles, d’autres, fort nombreux, insistent au contraire sur ces paradoxes et accentuent les moments de rupture par lesquels leur pensée se dégage de l’opinion commune. Cette forme de bizarrerie ne représente donc pas simplement quelques imperfections d’un discours qui tenterait de les éviter comme étrangères à sa nature rationnelle, mais elle s’affirme comme un procédé essentiel de la pensée philosophique.

Et il en va de même en ce qui concerne les aspects pratiques de la philosophie. A côté de la figure classique du sage, modèle incontesté du comportement optimal valant en principe pour tout le monde (et susceptible d’être donc approuvé par chacun, pourvu qu’il pousse un peu sa réflexion sur sa conduite), on en connaît une autre, qui tend plutôt à rapprocher par de nombreux côtés le sage du fou. Car souvent, au lieu de manifester un comportement plus conforme à ce qui passe pour raisonnable dans sa société, le sage se fait remarquer par les déviations parfois très radicales de sa conduite par rapport à la norme habituelle, et par des actions qui choquent et renversent même tout à fait le bon sens, ce qui donne justement cette impression que la sagesse est parfois plus proche de la folie que de la raison.

Seulement, ces faits ne permettent pas de conclure que la philosophie, ou du moins un certain type de philosophie, soit baroque, mais uniquement qu’elle semble l’être. Et il y a des arguments assez plausibles en faveur de cette seconde conclusion. Car s’il est vrai que les philosophes peuvent nous présenter des paradoxes, nous placer devant des apories, nous choquer par des comportements que nous attendrions plutôt chez des fous, il se peut que tout cela ne soit qu’un effet de perspective, et que, loin que leurs pensées et leurs attitudes soient peu raisonnables, elles ne paraissent telles qu’à ceux qui les voient déformées par leur propre manque de capacités rationnelles. Dans ce cas, la philosophie pourrait fort bien être tout à fait classique, et ne sembler baroque qu’à des yeux non exercés, observant d’une mauvaise perspective, le baroque étant donc davantage dans celui qui juge de l’extérieur la philosophie qu’en elle. Et cette conclusion se justifierait d’autant plus que, à mesure que nous pratiquons ces philosophies qui ont commencé par nous choquer et nous sembler extrêmement bizarres, nous les comprenons mieux, les estimons plus profondément rationnelles, tandis que l’opinion à partir de laquelle nous formions nos premiers jugements nous paraît corrélativement plus contestable et incohérente.

Dans ces conditions, le premier examen de la question d’un éventuel style baroque de la philosophie, nous confirme bien dans l’impression du caractère incongru de cette idée, et de la nature foncièrement classique au contraire de la philosophie.

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Mais cette première approche reposait encore sur une définition grossière de l’opposition entre les styles classique et baroque, en identifiant trop simplement l’un avec la raison et l’autre avec son contraire, si bien qu’une fois la philosophie comprise également comme une entreprise essentiellement rationnelle, il devenait inévitable de la rattacher au classicisme plutôt qu’à l’esprit baroque. Il nous faut maintenant entrer davantage dans le détail pour nuancer les définitions de ces deux styles et voir si ce rapport simple à la raison peut se maintenir.

Pour élaborer ces définitions, je vais me tourner vers le domaine dans lequel cette opposition entre les styles classique et baroque trouve son origine et son sens premier, c’est-à-dire celui des arts plastiques et de l’architecture, et je considérerai même plus particulièrement le passage, spécialement étudié par Wölfflin, qui a eu lieu entre le classicisme de la Renaissance et ce style pour lequel le terme de baroque s’est d’abord imposé, afin de signifier à la fois une relative opposition au classicisme et aussi son relatif prolongement.

Considérons donc une œuvre modèle du style classique telle que le Tempietto, de Bramante.

Tempietto

Il s’agit d’un bâtiment entièrement circulaire. Cette figure du cercle est fortement accentuée par le fait que la colonnade et le corps du bâtiment qu’elle entoure forment deux cercles concentriques parfaitement réguliers, et que de plus, la colonnade elle-même d’une part repose sur un troisième cercle, démultiplié, constitué par les marches qui entourent le bâtiment entier, et qu’elle porte un entablement à la corniche bien marquée, surmonté d’une balustrade. Les colonnes à leur tour multiplient le motif du cercle. Enfin le fait qu’une coupole coiffe la totalité du corps du bâtiment renforce encore l’insistance sur le motif du cercle en évoquant la figure de la sphère, qu’on peut comprendre, on le sait, comme la rotation dans l’espace d’un cercle autour de son diamètre. Le rythme parfaitement régulier des colonnes, des pilastres, des fenêtres et des niches, ainsi que des balustres, met en évidence l’une des caractéristiques du cercle pour lesquelles cette figure est particulièrement appréciée, à savoir sa parfaite régularité, la ligne de la circonférence étant partout égale, sans changement de courbure, sans rupture, de telle sorte que le cercle représente une figure parfaitement finie, quoique sans interruption ni borne lorsqu’on en suit la circonférence. Or les deux galeries superposées que forme et soutient la colonnade invitent justement à cette promenade circulaire, sans fin, mais où aussi, comme le signifient les colonnes, chaque endroit est également un lieu de repos, d’autant plus paisible qu’il est égal à tout autre sur ce genre de promenade.

Pour déranger le moins possible la régularité et l’égalité du cercle, l’entrée du temple est discrètement marquée, quoique tout à fait apparente. La nécessité de ne pas cacher l’entrée, et de marquer donc un point sur le cercle en lui donnant de ce fait un accent qui le distingue des autres, affecte certes la pure régularité du cercle, mais elle en met aussi en évidence une autre caractéristique, liée à la vision intérieure de celui-ci qu’elle indique, à savoir justement l’évidence totale de la figure circulaire, qui peut se voir en entier à partir de chaque point à l’intérieur d’elle-même. En ce sens, le cercle est également une figure de la manifestation totale, ou du moins de ce qui, à l’intérieur de soi-même, est partout entièrement manifeste à soi. En ce sens aussi, le cercle (avec la sphère) est par excellence la figure de la révélation. Ainsi, le cercle est non seulement parfaitement régulier et continu, comme le montre le parcours de sa circonférence, mais il constitue également une figure parfaitement consistante et douée d’une très forte unité, formée par le rapport particulier à son centre, seule cette figure se définissant entièrement par ce rapport, de sorte qu’elle est aussi la seule qui, à strictement parler, possède un vrai centre, un centre parfait. Grâce à cette extrême cohérence, le cercle tend également à se distinguer très fortement de son milieu. Et sa perfection exige même une telle distinction. C’est pourquoi, quoique situé en un lieu relativement exigu, au milieu d’une cour, le Tempietto constitue pourtant un bâtiment entièrement distinct, ne touchant les autres qui l’enferment en aucun point, permettant ainsi d’en faire le tour et de le voir sous tous les angles, si l’on peut dire. Il affirme nettement son espace propre, et cette affirmation est d’autant plus sensible que l’espace environnant n’y est pas favorable.

On pourrait croire que l’idéal aurait été de construire plutôt une sphère parfaite, et même de la placer en suspension si cela avait été possible. Mais elle aurait été alors inaccessible. Elle aurait bien pu représenter toutes les perfections du cercle à leur plus haut point, avec la parfaite unité et la révélation de soi-même en soi-même. Mais cette unité se serait refermée sur elle-même en excluant le spectateur. Au contraire, le Tempietto, par sa colonnade, s’ouvre à l’extérieur et invite à pénétrer dans son premier cercle. Une porte invite également à entrer dans son espace le plus intérieur, et à atteindre le centre. Par là, dès la vision extérieure, le bâtiment se présente comme pénétrable, à divers degrés, et la connaissance du bâtiment se révèle comme accessible. Le bâtiment crée un lien entre l’homme et la perfection qu’il lui représente, en lui offrant un espace où il peut pénétrer et se sentir à l’aise, à la fois bouger et se reposer, et où le mouvement, revenant sur lui-même, s’allie au repos. Le mouvement vers le haut du bâtiment central, surmonté de la coupole, indique une sorte de dépassement de la gravité, de possibilité de rejoindre au moins par l’imagination un espace dépourvu de pesanteur, tandis que l’imposante colonnade manifeste fortement celle-ci, avec la force qui doit l’utiliser et la vaincre, et qui ramène le bâtiment aux conditions matérielles auxquelles est soumis le corps du spectateur. De ce point de vue, c’est l’idée de stabilité qui est imprimée dans notre esprit, et par là de durée immuable ou même de dépassement du temps en une sorte d’éternité, une idée que la sphère ne pourrait d’ailleurs exprimer de la même manière, étant au contraire instable sur terre. Quoique relativement petit, le temple est imposant, la colonnade notamment est majestueuse, et signifie, outre la stabilité, un ordre de grandeur supérieur à celui de l’homme et de ses habitations normales. Celui-ci est invité à sortir de ses perspectives habituelles et à entrer dans un monde qui, sans lui être tout à fait familier, n’est pas non plus totalement étranger à lui, mais se détache de la banalité et, sans le violenter, le transporte dans un autre ordre de grandeur, de cohérence, de grâce, de beauté, de majesté et de perfection, où il semble pouvoir s’installer, explorer et saisir la révélation promise. Dès la première vue, et à mesure qu’on l’examine davantage, le Tempietto laisse sentir et découvrir partout le calcul d’une raison appliquée à tous les aspects de l’œuvre afin d’en faire comme un nouveau monde tout harmonieux et cohérent où elle devient elle-même manifeste. Dans le monde banal, accessible à partir de lui, le Tempietto ouvre un nouvel espace où la vie humaine semble pouvoir se sortir de son agitation relativement incohérente, contingente, pour entrer dans une retraite de calme, de cohérence, de lumière et de nécessité rationnelle.

Examinons à présent une autre œuvre classique, de peinture cette fois-ci, la fresque de Raphaël que nous avons pris l’habitude de nommer L’École d’Athènes, et qui représente la philosophie, par opposition à la religion, le sujet de la fresque placée sur le mur d’en face dans la Salle des Signatures du Vatican.

Raphaël 1

Quoique ne formant pas la structure de base de cette peinture, le cercle est néanmoins présent, déjà par la forme du cadre, donné par l’architecture de la salle, ainsi que par sa reprise dans le motif central des voûtes, dont on peut percevoir de plus qu’elles se composent avec une coupole à peine visible. Mais l’espace architectural peint est orienté autrement que le temple de Bramante, ne serait-ce que parce que, justement, il est clairement orienté, par la nef qui, au centre, ouvre une perspective vers la profondeur, évoquant une suite d’arcs de triomphe en enfilade, devant laquelle la scène se déploie en largeur, encadrée par les murs latéraux et organisée par la ligne des escaliers. Dans cet espace, le groupe des philosophes forme également une sorte de cercle informel, ouvert à l’avant et laissant l’espace central relativement vide, de manière qu’il s’ouvre ainsi mieux au regard. Outre la présence du cercle, avec ses connotations que nous avons déjà vues à propos du Tempietto, l’élément le plus caractéristique de ce tableau est celui de l’importance de la perspective et de la grande symétrie de la composition, avec la forte accentuation du centre qui en résulte. Le cadre architectural est très prononcé, structurant puissamment l’espace et la rigueur de la perspective. Cet espace n’a plus un seul centre, mais il est tendu entre plusieurs centres différents, ou plutôt le long d’une ligne centrale verticale reliant plusieurs points centraux, dans l’axe de la perspective. C’est devant, le cendre du cercle des philosophes, et derrière, tout au fond, le point de fuite de la perspective placé dans l’espace extérieur, en un lieu qu’on devine sans le voir, et enfin au milieu, cachant ce point de fuite, le couple de philosophes qui s’avance en discutant au haut de l’escalier, avec leurs deux gestes, l’un montrant vers le haut et l’autre vers le bas, comme si cette fresque s’ordonnait selon les dimensions de l’espace, les deux dimensions horizontales, en profondeur et en largeur, et la dimension verticale, l’axe central, vertical, sur la surface du tableau, fusionnant celle-ci avec la profondeur horizontale. A la symétrie de l’architecture correspond celle, plus souple, de la position des philosophes, dont les groupes se répartissent assez également de part et d’autre de l’axe central. La nature extérieure n’apparaît que fugitivement, dans le désordre des quelques nuages d’un ciel bleu au-delà du décor architectural qui définit l’espace dans lequel se trouve la scène dépeinte. Il semble évident que Raphaël a voulu manifester que le monde des philosophes est précisément une architecture, fortement structurée, rationnelle, équilibrée, où le désordre naturel a été maîtrisé, sinon évacué. Dans le couple central, aussi bien celui qui montre le sol, Aristote, que celui qui montre le ciel, Platon, pointent en réalité vers les éléments d’un monde soumis à l’architecture, que ce soient les voûtes ou le dallage géométrique.

Raphaël 2

Ici également, la structure stable, proportionné, de l’espace architectural, la clarté très également répandue, qui le rend presque entièrement visible, la disposition symétrique, l’accentuation du centre, de l’intériorité, donnent à ce tableau des caractéristiques proches de celles du Tempietto. Le spectateur y découvre un espace qui n’est pas tout à fait le sien, par la majesté de ce décor, par l’ordre qui y règne, mais qui s’ouvre vers lui, comme pour l’inviter à y pénétrer et à entrer dans un lieu où la vie humaine se poursuit, même dans ses aspects apparemment désordonnés, comme le rappelle par exemple la figure de Diogène, qui semble contester l’ordre dominant par sa manière de se coucher sur les marches de l’escalier, vers le centre, sinon vide, du cercle des philosophes. Malgré cette animation, ce lieu est fondamentalement soumis à l’ordre rationnel, relativement autonome par rapport à la nature sur laquelle il ouvre indirectement, et une sorte de calme supérieur domine les gestes individuels. Le temps semble non pas arrêté, mais privé de la turbulence qu’il apporte dans la vie banale, replié sur soi, et comme suspendu, ce que signifie d’ailleurs aussi le fait qu’on trouve réunis là des philosophes non contemporains entre eux, tels que Parménide et Épicure. Cet espace foncièrement homogène, en partie séparé et autonome par rapport à l’espace infini de la nature, même si la perspective laisse deviner un point de fuite qui n’y appartient plus tout à fait, est évidemment un monde humain idéal, construit par la raison, fait pour la vie selon la raison. Et Raphaël paraît vouloir signifier l’adéquation qu’il voit entre les principes de construction de son tableau, rationnels eux-mêmes, et la philosophie, organisant la vie selon les mêmes principes. Raphaël oppose d’ailleurs ce monde philosophique à l’espace scindé, hétérogène, non architecturé, de la fresque placée vis-à-vis qui représente la religion chrétienne. Dans cette salle, étrangement, c’est cette fresque des philosophes qui structure le plus puissamment l’espace, sa forte perspective poussant le spectateur à prendre une position centrale par rapport au tableau. De même que, dans la scène représentée, l’architecture peut se découvrir à tous les personnages qui l’occupent, et qui sont tous dans une lumière égale, quoique inégalement placés par rapport à l’axe central, de même, pour le spectateur qui se promène dans la salle où se trouve la fresque, celle-ci se présente partout, de partout on perçoit sa symétrie, reconnaissable quoique en partie déformée lorsqu’on la regarde obliquement, de telle manière que la construction perspective incite à venir se placer en face pour mieux saisir l’effet à partir de cette position privilégiée. Alors, le spectateur se trouve également en face de Platon et d’Aristote, qui occupent la position centrale corrélative dans l’espace pictural, de sorte qu’ils semblent également devoir figurer le point de vue le plus parfait de ce monde philosophique, avec le jeu complémentaire des regards qu’ils peuvent de leur place diriger en tout sens, et notamment vers le bas et le haut. Autrement dit, même si le monde représenté de la philosophie est continu et relativement homogène, gouverné en totalité par les mêmes principes, il existe une hiérarchie des points de vue selon la plus ou moins grande proximité d’un centre, d’où la perspective globale, et donc le principe rationnel de construction de ce monde, se saisit plus parfaitement, même si les autres points de vue le comprennent également plus ou moins parfaitement.

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Puisque c’est le style baroque qui nous intéresse plus particulièrement, que ces deux exemples nous suffisent pour présenter l’esprit classique. Avançons-nous, à travers la peinture, vers une autre conception de l’espace, en envisageant maintenant une œuvre célèbre de Hans Holbein, Les ambassadeurs.

Holbein

Si l’on compare sa composition avec celle de la fresque de Raphaël, on ne retrouve plus l’accent clairement mis sur le centre de l’œuvre, ni l’accentuation de la construction perspective, les éléments architecturaux manquant, ou consistant en un pavage qui brouille plutôt les lignes de perspective, la profondeur étant faible, interrompue par un grand rideau, ni l’accent mis sur le centre du tableau, les deux personnages, qui s’imposent au premier regard comme les sujets importants du tableau, étant refoulés sur les côtés, et laissant au centre un meuble avec un fatras de livres et d’instruments, qu’on reconnaît comme touchant la géographie, la musique et les mathématiques notamment, et qui représentent donc des instruments de la raison. Sont-ils le sujet central ? Peut-être, mais si c’était le cas, leur placement vers l’arrière et dans un certain désordre viendrait diminuer l’importance qu’ils ont par leur situation centrale et atténuer leur fonction de signifier la raison. Il y a symétrie évidente de la composition, et pourtant, elle n’apporte pas la stabilité de celle du tableau de Raphaël. Une atmosphère de mystère se dégage de cette peinture, qui ne vient pas que de l’étrangeté des objets placés au centre, ni seulement du fait que la tenture paraît cacher un autre espace. Il va de soi que le spectateur du tableau se voit également assigné, par la perspective, même plus discrète, par la symétrie même moins imposante, et par les regards des personnages, une position privilégiée face au tableau. Mais surtout, de ce point de vue central, un objet étrange s’impose à l’attention, qui semble placé aussi à une place d’honneur, à l’avant, vers le bas, mais vers le centre. Or, contrairement au reste de la composition, cet objet bizarre ne se laisse pas déchiffrer et assigner une forme consistante parmi les corps représentés, ni donc reconnaître, bien qu’il soit mis dans la position la plus évidente du tableau. Le spectateur qui s’installe devant le tableau et cherche à se situer au lieu le plus favorable pour voir l’ensemble de la composition selon ses effets de perspective, scrute d’habitude en vain cet objet, qui décidément ne paraît pas appartenir au même espace ou au même monde objectif que le reste. Pour voir ce dont il s’agit, il faut désobéir à la convention qui fixe notre place pour observer un tableau en général, et surtout s’il est construit en perspective. Il faut quitter le centre et la distance juste, s’approcher du tableau et le considérer en dirigeant son regard vers lui selon des obliques prononcées. Et alors, en jouant ce jeu, on voit tout à coup apparaître un crâne, lui aussi dessiné en perspective, mais selon un tout autre point de vue que la scène principale. De cette façon, ce tableau ne se donne pas à voir en poussant simplement le spectateur vers un point de vue privilégié, central. Mais il demande à être perçu de deux points de vue tout à fait distincts, entre lesquels il y a, non pas un passage continu, mais une rupture, car on voit normalement soit la scène générale, soit le crâne, qui appartiennent chacun à un espace distinct, quoique tous deux se présentent sur une même surface, douée pour ainsi dire de deux profondeurs différentes et insaisissables ensemble.

Holbein2

Alors que la peinture de Raphaël nous présentait un monde certes fictif, elle lui donnait une unité et une cohérence lui permettant d’acquérir pour le spectateur qui avait trouvé la porte d’entrée dans cette fiction, d’ailleurs assez clairement indiquée par la fresque, un semblant de réalité, grâce auquel on pouvait oublier pour un instant la fiction et s’installer dans ce nouveau monde. Au contraire, le tableau de Holbein, quoiqu’il semble promettre une telle possibilité, ne la tient pas et oblige à sauter d’un espace à l’autre, et à saisir ainsi, non plus un nouveau monde équivalent au monde réel, mais un jeu de représentations du monde qui ne se recouvrent pas, et rappellent ainsi qu’elles obéissent à d’autres lois que celles de la réalité, ou de celles que nous croyons pouvoir attribuer à la réalité, parce qu’elles sont des constructions d’apparences, où, sur une même toile, les apparences d’espaces distincts peuvent être construites. En un sens, la réalité du tableau vient s’interposer entre les espaces qui s’y construisent, dans la mesure où le spectateur est obligé de chercher et de calculer ses positions par rapport à lui, en examinant sa surface elle-même, pour en reproduire les effets. Si l’illusion perspective est donc utilisée ici avec une particulière virtuosité, c’est dans le but non pas de nous faire tomber dans l’illusion, mais de la faire apparaître comme telle. Or nous verrons qu’il y a là un jeu typique de l’approche baroque.

Revenons à l’architecture, et comparons au Tempietto l’église Ste-Agnès, de Borromini, à Rome, sur la place Navonne.

Borromini_Agnes

Vue de face, elle présente d’abord un aspect fort classique, avec la grande coupole centrale symétriquement encadrée par les deux tours latérales. Entre ces deux tours, la façade, devant le cercle de la coupole juste à l’arrière, se creuse selon une ligne courbe évoquant un cercle s’ouvrant vers nous et nous englobant éventuellement lorsque nous nous approchons suffisamment. D’autre part, l’axe central, déjà accentué par la coupole, est encore souligné par le fait que l’entrée est marquée par la saillie d’une sorte de petit temple grec, avec son fronton soutenu par des colonnes jumelles de part et d’autre de la porte. On pourrait relever ainsi tous les éléments qui devraient signifier la stabilité et la symétrie de l’édifice, tel qu’on le perçoit d’un point de vue central. Et pourtant, même ainsi, une certaine inquiétude se dessine. Le cercle esquissé par le retrait du centre de la façade n’est pas convaincant et s’élargit plutôt en un ovale, une figure moins stable. Et même s’il s’agissait d’un cercle, il se prolongerait vers nous, comme nous l’avons remarqué, pour nous placer en son sein, à un endroit où nous percevons la coupole de l’extérieur, comme constituant un autre cercle, fermé, lui, et juxtaposé au premier, dans une configuration instable, deux cercles ne se composant fermement que s’ils sont concentriques, et tendant plutôt à se concurrencer s’ils ont des centres différents. Quant à la partie proéminente de la façade, elle reste trop prise dans l’ensemble, de sorte que le fronton ne parvient pas à s’imposer comme une figure suffisamment autonome, et donne aux colonnes l’air de ne supporter qu’un décor. Ce phénomène se répète dans la coupole, où la frise, au lieu de former un cercle régulier, est comme déchiquetée, les doubles colonnes semblant supporter des excroissances gratuites par rapport à la coupole elle-même. On devine en outre que l’espace intérieur ne peut que difficilement être circulaire à son tour, vu l’insistance sur la largeur de la présentation extérieure frontale de l’édifice, et l’on sent que la position centrale de la coupole est en quelque sorte concurrencée par ce déploiement latéral. Bref, à mesure qu’on examine cette façade, un mouvement non stabilisé, des déséquilibres, des tensions non résolues se font jour sous l’apparence classique, et nous incitent au mouvement.

Borromini_A2

Déplaçons-nous donc latéralement, comme nous y invite l’orientation de la place Navonne dont l’église Ste-Agnès (avec la fontaine du Bernin qui lui fait face) constitue l’ornement central. Maintenant, la symétrie a presque disparu et laisse place à une sorte de mouvement de vagues qui parcourent la façade, les colonnes encastrées et les pilastres venant accentuer encore la relative confusion de ce mouvement au lieu de l’articuler, comme il pouvait sembler que c’était leur fonction dans la vision de face. Maintenant, les tours latérales viennent jouer directement avec la coupole dont l’une masque une partie, tandis que l’autre se profile seule dans sa relative autonomie, de sorte que la hiérarchie, qu’on peut deviner encore, est également contredite, les nouvelles vues invitant à des rapprochements directs entre les éléments de la coupole et de la tour qui la masque un peu, donnant par exemple l’illusion d’un jumelage immédiat entre une ouverture de la tour et une autre de la coupole. C’est jusqu’à l’autonomie du bâtiment entier qui se perd, par l’alignement de la façade avec celles des bâtiments voisins, auxquelles elle s’intègre même. Impossible ici de tourner autour de l’église comme autour du Tempietto, pour la saisir dans son unité propre, séparée, axée sur elle seule. Et en se promenant sur la place pour examiner le jeu des multiples perspectives auquel invite cette façade, on voit en effet se présenter divers aspects qui ne cachent pas entièrement la structure du bâtiment, mais valent pour eux-mêmes, et se renvoient les uns aux autres pour former un jeu relativement autonome, comme si le bâtiment était fait pour en permettre le développement, plutôt que de produire l’effet classique où les diverses perspectives sont destinées à approfondir la perception de la structure unique de la même église. Certes, l’église invite à pénétrer dans son espace, mais elle est aussi bien un ornement de la place Navonne, qui trouve aussi sa destination dans la multiplication des perspectives, dont chacune a son intérêt propre, quoique appelant aussi la découverte des autres, dans un mouvement perpétuel qu’elle dessine et organise, sans mener à un point où le repos s’impose. Il y a comme une promesse de stabilité perpétuellement déjouée, qui rend insaisissable d’un coup d’œil l’essentiel, l’espace vrai derrière les apparences. Nous avions déjà remarqué comment la perspective se multipliait et se rendait perceptible pour soi dans le tableau de Holbein, qui devait être perçu selon deux perspectives distinctes. C’est ici une multiplication indéfinie de ces perspectives, qui demandent cette fois-ci un déplacement continu, et finissent par ne présenter guère qu’elles-mêmes et leur jeu, la structure architecturale qu’elles font découvrir semblant ordonnée pour une large part à leur production.

Ce sont des effets analogues qu’on peut retrouver dans une autre église de Borromini, celle de St-Yves dans le bâtiment de la Sapienza.

Borromini_Ivo

Les aspects classiques sont immédiatement visibles. L’importance du cercle, la coupole dominante, l’accentuation du centre par la superposition des ouvertures centrales, de la porte en bas jusqu’à la fenêtre de la lanterne, la claire démarcation des étages et l’articulation de la façade et de la coupole par les pilastres, tout cela manifeste le souci de marquer l’unité et la structure classique du bâtiment. Mais ici également les éléments perturbateurs qui empêchent la stabilité classique sont nombreux et finissent par dominer. Le jeu des éléments circulaires qui s’opposent est poussé plus loin encore qu’à Ste-Agnès, prononcé par le jeu systématique de l’opposition des parties concaves et convexes, à la fois dans la superposition verticale de la façade, de la coupole et de la lanterne et dans le mouvement de vagues qui affecte la coupole au point de lui retirer assez largement sa circularité et son caractère de coupole. Le cercle de la lanterne est même fortement déchiqueté par ce mouvement de vagues, et celle-ci est couronnée par un toit où une spirale introduit un mouvement ascendant qui en défait les limites. Surtout, il est très frappant de voir ici le bâtiment comme coupé par le fait que la façade s’intègre entièrement à la cour qu’elle termine, laissant presque apparaître la coupole comme un bâtiment distinct. La difficulté de saisir l’unité de l’église, de la séparer de son environnement, est particulièrement frappante ici, de même que le mouvement instauré dans le spectateur, poussé à suivre alternativement les indications qui lui montrent cette unité et celles qui la démentent. Le jeu des perspectives existe donc déjà pour le spectateur demeurant statique. Mais la construction incite également au mouvement, parce qu’aucun point d’observation ne permet de saisir la coupole en son entier. Cependant, les déplacements sont ici passablement restreints par l’environnement architectural, ce qui laisse nécessairement à l’imagination le soin de deviner ce que pourraient être les perspectives que la configuration des lieux lui interdit de saisir de manière sensible. Ainsi, il devient très évident que le bâtiment se refuse à une saisie unique, et invite à un jeu indéfini de l’imagination, pour poursuivre la multiplication des perspectives autour d’une unité insaisissable.

Revenons à la peinture et examinons une œuvre de Pozzo, l’Apothéose de St-Ignace dans l’église St-Ignace à Rome.

Pozzo

La construction de la peinture peut rappeler celle de l’œuvre de Raphaël. On y retrouve le fort décor architectural, et même une architecture assez semblable, puisqu’il y a comme deux arcs de triomphe qui peuvent être vus également comme les arcs de la voûte disparue de la nef d’une église. Ici également, le point de fuite de la perspective est nettement souligné, notamment par les lignes des colonnes, et il se situe juste au centre de la peinture. On peut remarquer également la symétrie, et le fait que ce sont les personnages qui introduisent pour l’essentiel l’élément de vie et de mouvement dans cette scène, où ils viennent même former également un cercle autour des deux figures centrales évanescentes. Et pourtant, combien l’effet est différent ! Au lieu d’être placé à l’horizon, le point de fuite se trouve à la verticale. Et pour ouvrir le bâtiment au regard, il a fallu en supprimer le sol, de telle façon que toute la scène et l’architecture même apparaissent comme en suspension, malgré le fait que les éléments architecturaux trouvent bien une assise, sur d’autres arcs plus proches du spectateur. Il est même difficile de savoir si le décor architectural représente ou non une ruine. Loin de donner la stabilité à la scène, il rend plus sensible encore le mouvement ascensionnel des personnages, qui contredit la gravité ; et au lieu de fermer l’espace vers le haut, pour constituer une sorte d’abri, l’architecture représentée manifeste l’ouverture vers le ciel et l’espace infini, vers lequel se trouvent comme emportés ou aspirés tous les personnages, engendrant dans le spectateur une sorte de vertige de la hauteur.

Pozzo2

Au moins, pensera-t-on, contrairement à ce qui se passait dans le tableau de Holbein, le point de vue perspectif est unique, et donne même une unité impressionnante à toute la peinture, dont le mouvement trouve aussi son point de fuite ou d’attraction unique. On ne voit donc pas que cette peinture réclame du spectateur un effort pour changer de perspective, mais celui-ci se trouve au contraire comme figé devant le spectacle qui lui est présenté selon un point de vue central. Cependant, ce point de vue est plutôt inhabituel, puisqu’il s’agit de regarder vers le haut, et cela physiquement aussi, la tête renversée, cette fresque recouvrant la voûte de la nef de l’église. En réalité, il suffit de modifier simplement l’orientation du regard, sans changer même de place, pour découvrir subitement l’architecture réelle que masquait la peinture pour celui qui s’y plongeait. La courbe de la voûte commence alors à se dessiner, les arcs inférieurs apparaissent comme étant ceux de l’architecture réelle, ainsi que les fenêtres, alors que tout cela semblait appartenir à la scène peinte lorsqu’on se concentrait sur celle-ci. Maintenant commence un exercice difficile pour distinguer exactement ce qui appartient à l’architecture réelle et ce qui fait partie de l’espace peint. Le spectateur se trouve pris dans un conflit entre le peintre et l’architecte pour organiser l’espace qu’il considère. La voûte même ne parvient pas à reprendre sa forme et sa solidité, mais elle est déformée, gonflée vers le haut, prête à se déchirer dans la scène peinte, les éléments architecturaux réels et peints se confondent, et il est très difficile de définir le partage exact à leur jonction. Cette indistinction relative des objets peints et du contexte réel nous rappelle la forte intégration remarquée dans les églises de Borromini, qui, au lieu de se distinguer clairement de leur environnement, s’y rattachaient et s’y fondaient presque. Seulement, ici, le spectateur n’est pas invité par la peinture à se déplacer dans l’église pour multiplier les perspectives. Au contraire, dès qu’on quitte le point physique où la perspective de toute la scène produit son juste effet, les déformations deviennent vite fort importantes, l’espace représenté se tord en tout sens et devient éventuellement aussi insaississable que le crâne du tableau de Holbein vu sous un mauvais angle. Et à mesure qu’on quitte le point juste pour saisir la fresque, c’est l’architecture qui devient plus perceptible pour elle-même, mais sans parvenir pourtant à se dégager de la peinture, tant qu’on ne renonce pas à regarder vers le haut. Même la coupole qu’on voit apparaître à la croisée du transept se révèle fausse lorsqu’on avance, et, le trompe-l’œil ne produisant plus son effet, c’est la structure de l’église qui semble se défaire si l’on continue à la regarder. L’effet de ces déformations produites pour tous les points différents du seul, précis, d’où la perspective de l’ensemble des fresques peut se saisir juste, selon son ordre propre, est d’autant plus prononcé que la fresque ayant pour support la surface incurvée d’une voûte, ainsi d’ailleurs que les divers reliefs de l’architecture, la projection en perspective prend des formes très irrégulières sur ce support non plat et irrégulier, où il a fallu une maîtrise confondante du calcul de la perspective et une grande virtuosité pour obtenir l’effet voulu. Cette perception des figures fortement déformées lorsqu’elles sont vues sous la plupart des angles, est si perturbante que le spectateur se sent fortement contraint à rechercher le point de vue juste et à venir s’y figer, comme si le reste de l’église était nié comme espace réel, habitable, pour ne devenir plus que le support et le complément du spectacle dans lequel le peintre l’a insérée. Ici, c’est la négation presque violente de toutes les perspectives, sauf une, qui est l’élément frappant, ainsi que la subordination de l’architecture à la peinture, qui renverse le rapport habituel où la peinture vient s’insérer dans la structure du bâtiment en s’y adaptant et s’y soumettant. Il en résulte une captation sensible de l’espace réel par l’espace feint du peintre, de sorte que le spectateur ne fait pas que d’entrer dans la fiction, sans heurt, comme il peut le faire dans la fresque de Raphaël, par exemple, mais qu’il sent vivement ici cette domination de l’apparence qui, alors que le trompe-l’œil fait parfaitement illusion, ne tente pas de cacher son caractère illusoire, mais l’affirme et le rend fortement sensible. La prédominance de la peinture sur l’architecture devient également la domination de l’apparence sur la réalité et l’affirmation de cette dernière comme étant la réalité même, en quelque sorte. Par ce retournement, la réalité devient pour ainsi dire incapable de se dégager des apparences qui en deviennent constitutives. En ce sens, en dépit du fait que la fresque de Pozzo organise l’espace selon un point de vue unique presque tyrannique, il ne signifie pas pour autant l’unité paisible du réel derrière les apparences, mais au contraire le triomphe de ces dernières, qui dissolvent la réalité, ce qui, par un procédé apparemment contraire, va tout à fait dans le sens des architectures de Borromini.

Que cet effet de dissolution des repères qui permettent de découvrir la structure d’une architecture ne doive pas nécessairement provenir d’une lutte du peintre contre l’architecte, cela peut se voir dans plusieurs bâtiments baroques, où l’effet résulte de la collaboration de tous les artistes sous la conduite de ce dernier, cela peut se voir de manière particulièrement impressionnante dans l’église de l’abbaye d’Einsiedeln, construite par Moosbrugger.

Einsiedeln

Il suffit de se placer à l’entrée, pour observer l’espace qui s’offre au spectateur, et qui, tout en semblant très organisé, comme il l’est en fait, reste indéchiffrable et échappe à la tentative de s’en représenter la structure, produisant à nouveau un effet de vertige pour celui qui insiste dans sa tentative de la saisir. Il faut un long parcours dans l’église pour retrouver, à travers tous les leurres, le plan précis du bâtiment, qui échappe de nouveau à chaque moment d’attention moins soutenue.

Pour terminer, examinons encore la célèbre représentation de l’extase de Thèrèse d’Avila par le Bernin, en ne nous concentrant pas sur la seule statue, mais en la regardant dans l’ensemble de l’œuvre à laquelle elle appartient, la chapelle Cornaro dans l’église Ste-Marie de la Victoire dont la statue de la mystique, se pâmant en extase, est fort célèbre.

Bernin

Et l’on y perçoit évidemment des caractéristiques qui la rapprochent des églises de Borromini, par exemple. Le principe de construction peut être vu comme assez classique, par l’équilibre d’ensemble des obliques du corps de Thérèse, de l’ange et de la flèche. En revanche, Thérèse est représentée de telle façon qu’on ne perçoive que mal son visage lorsqu’on se trouve face à la statue, et que son corps, qui domine le champ de vision, soit lui-même, non pas tant révélé dans sa structure anatomique, par le jeu des plis de la robe, mais caché, presque fluidifié, presque dissout dans un mouvement de vagues qui lui enlève toute forme stable et définie. Il est évident que, avec l’expression du visage, comme défait par le plaisir extrême, ce traitement du corps par l’agitation informe des plis de l’habit doit signifier la perte de l’existence objective, ferme, et la dissolution de toute la personne dans le flot du plaisir porté à la limite du supportable. Mais il est intéressant de remarquer aussi comment cette extase est littéralement mise en scène par le décor, qui nous représente un théâtre avec sa scène et ses loges sur les deux côtés. La perspective joue également son rôle ici, tant dans la sculpture des loges que dans l’architecture de la scène elle-même, avec ses colonnes et pilastres s’ouvrant obliquement vers nous, donnant l’impression d’une profondeur plus grande, et poussant en quelque sorte vers l’avant la statue. Le jeu de l’éclairage par l’arrière et le haut, à partir d’une fenêtre cachée, place également la scène dans un espace différent de celui du spectateur. Et le fait que les rayons de la lumière soient eux-mêmes représentés affiche le caractère artificiel de cet éclairage. Bref, ce qui nous est représenté ici, ce n’est pas seulement Thérèse en extase, c’est également la mise en scène de cette extase, le spectacle même de ce qui est censé échapper au spectacle, comme si tout, y compris le non représentable, devenait effet de mise en scène et jeu des apparences. Comme dans la fresque de Pozzo, la distinction entre la fiction et la réalité se brouille, les apparences deviennent réelles, tandis que la réalité ne se présente plus que sous la forme des apparences et de leurs effets. Car le spectateur lui-même se retrouve compagnon d’autres spectateurs représentés à l’intérieur d’un théâtre fictif.

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Dans le parcours de quelques œuvres classiques et baroques, nous n’avons pas cherché à définir le détail des traits qui, pour un historien de l’art, pourraient servir d’indices pertinents pour les classer selon ces styles. Nous cherchions davantage ce qui pouvait caractériser des modes de penser, de sentir et d’agir qui puissent également concerner la philosophie. Et à vrai dire, les résultats de notre enquête ne sont pas tels qu’ils doivent permettre maintenant, par un jeu d’analogies, de transposer les caractéristiques découvertes de ces deux styles dans un nouveau domaine, étranger jusqu’ici à celui de notre considération, qui serait celui de la philosophie. Car, au contraire, ces traits relativement communs des deux styles que nous avons repérés dans quelques grandes œuvres de l’architecture, de la peinture et de la sculpture, ne sont pas spécifiques à ces arts en particulier, ni même à leur ensemble. Ce sont, sous des techniques diverses, des attitudes perceptives, des modes de penser, de sentir et de concevoir le monde de l’action que nous avons découverts, c’est-à-dire des traits qui concernent aussi bien la philosophie que ces arts pris pour modèles.

Reprenons donc les deux conceptions que nous avons mises au jour. Du côté classique, nous avons vu l’insistance sur la figure du cercle, sur le centre, sur la délimitation des formes, sur la symétrie, sur une certaine cohérence rationnelle, qui se définit par l’harmonie des proportions, à la fois dans l’œuvre et dans son rapport au spectateur, sur l’autonomie relative, avec la soumission de la multiplicité, que ce soit celle des parties aussi bien que celle des points de vue, à l’unité de l’objet, sur la manifestation progressive et claire de l’ensemble lors de l’examen des rapports entre les parties et la totalité qui les unit et leur donne leur sens, sans les absorber. Nous avons remarqué l’impression de calme, de stabilité et de paix qui se dégage de ces œuvres largement offertes à une étude rationnelle de leurs structures. En revanche, le style baroque nous a paru préférer les qualités contraires. Le cercle y est brisé, ouvert, allongé en ellipse, rendu instable par le côtoiement d’autres figures circulaires. Le centre perd de son importance ou change de sens, les formes se dissolvent et se rendent difficilement saisissables, la symétrie est dérangée, de sorte que l’équilibre classique fait place à diverses formes de déséquilibre. Au lieu de trouver son apaisement dans une vue qui ressaisit l’ensemble du monde représenté, le regard se voit dans l’impossibilité de le saisir d’une vue, de placer toutes ses parties dans la même lumière. Il se trouve renvoyé à une multiplicité de perspectives qui se font concurrence et s’appellent les unes les autres, sans se composer vraiment selon la cohérence d’un seul objet. La multiplicité y domine ainsi l’unité, qui sert d’un côté de moyen de la produire, et de l’autre de cible illusoire obligeant au mouvement à travers les apparences et les perspectives. La construction rationnelle et le calme lié à la connaissance de la totalité ont disparu pour faire place à l’agitation d’une poursuite d’un sens fuyant et aux passions qu’engendrent les chocs dus aux ruptures de construction, ainsi qu’aux appels à une recherche indéfinie.

Si l’on ne se fixe pas sur les particularités formelles, par exemple sur la présence du cercle lui-même, ou sur les figures résultant de ses déformations, mais sur la signification qu’ont ces figures, c’est-à-dire sur le type de monde qu’elles forment et sur les effets qu’elles produisent, alors il s’agit bien ici d’une conception du monde, de la manière dont l’homme s’y rapporte, de ses possibilités de le connaître et de s’y reconnaître, des attitudes qui y conviennent ou auxquelles il convient, des sentiments qui y forment la trame de la vie, ainsi que des modalités d’action correspondantes. Et tout cela, c’est l’objet constant de la philosophie.

Il ne s’agit pas de prétendre qu’il n’y ait aucune différence entre la philosophie et des arts tels que ceux que nous avons considérés jusqu’ici, même s’il est vrai qu’il existe un terrain commun entre eux. Ce qui constitue les styles classique et baroque tels que nous les avons compris dans notre examen, c’est bien quelque chose qui peut être décrit également comme une sorte de philosophie au sens large. Au sens plus strict, il va de soi que cette philosophie au sens large ne s’exprime pas de la même manière dans la peinture, dans l’architecture et dans la philosophie proprement dite, pas plus qu’elle ne pourrait trouver la même expression dans la littérature poétique ou romanesque, par exemple. Car il faut passer des images aux discours, et plus précisément, pour la philosophie, au discours rationnel, c’est-à-dire à une forme de discours capable de donner ses raisons ou ses justifications à l’intérieur d’une discussion réelle ou idéale. Or la question de savoir s’il peut exister une philosophie baroque, au sens strict, se pose même si nous avons vu qu’il existe bien une telle philosophie au sens large, car rien ne permet d’affirmer à priori que ce qui se laisse montrer, construire, exprimer et sentir par le moyen des images, se laisse également justifier de manière convaincante et non contradictoire ultimement dans le discours philosophique. C’est donc à présent la question qu’il nous reste à résoudre.

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Or, dans cette perspective, ce que nous avions remarqué au début semble se confirmer. Le style classique est raisonnable, alors que le style baroque conteste de diverses manières cette raison, si bien que la philosophie, du fait qu’elle dépend, elle, de la rationalité par nature, pour ainsi dire, ne peut guère se faire baroque sans en venir à contester le moyen même qu’elle a d’opérer pour produire sa propre œuvre, qui consiste en le discours capable de se justifier. Il faudrait donc admettre qu’il existe des conceptions du monde qui ont leur pertinence lorsqu’on les aborde d’une certaine manière, et qui interdisent d’autres façons de se rapporter à elles, et que, précisément, l’irrationnel baroque peut fort bien se former et s’exprimer avec pertinence dans des arts tels que la peinture ou l’architecture, mais non en philosophie.

Mais le style baroque correspond-il à une vision irrationnelle des choses ? L’effort pour le mettre en contraste avec le style classique pourrait nous porter à prendre pour plus absolues les oppositions que nous avons remarquées et à voir dans le style baroque un franc refus de la rationalité classique, un goût de l’irrégulier comme tel, bref, une sorte de recherche immédiate du chaos et de l’arbitraire passionnel. En réalité c’est loin d’être le cas. Nous avons constaté au contraire, en même temps que les déviations, la continuité entre les deux styles. Tous les procédés classiques sont connus et utilisés par les artistes baroques. Le jeu savant des proportions, les plans savamment élaborés, l’usage de la perspective, la science de la composition, tout cela n’est pas rejeté, mais au contraire parfaitement maîtrisé et porté même à une virtuosité extrême. Qu’on songe par exemple aux calculs savants qu’a dû faire Pozzo pour créer son extraordinaire trompe-l’œil sur les surfaces incurvées et irrégulières de l’église St-Ignace. Il n’est pas question ici pour le peintre de se laisser guider par son instinct en rejetant toute la technique et le calcul de l’époque classique, mais bien de reprendre toute cette science et de continuer à la développer. En réalité, la raison triomphe aussi bien, et davantage en un sens, dans les œuvres baroques, les effets les plus irréguliers en apparence étant le fruit non d’un abandon de la raison, mais de son usage le plus élaboré. C’est pourquoi, s’il s’agit de comprendre ces œuvres apparemment bizarres, ce n’est pas en se confiant à son seul sentiment qu’on y parvient, mais en recourant à une analyse du même type que celle qui permet de comprendre mieux les œuvres classiques. A toutes ces irrégularités, on trouve des justifications, des raisons qui ont été évidemment pensées par les artistes, de sorte qu’on peut aussi bien les interpréter comme relevant de principes supérieurs, analogues à ceux qui conduisent à produire des formes plus évidemment régulières.

En ce sens, parce que les artistes baroques n’ont pas cherché à rejeter la raison, et que leurs œuvres se justifient dans le discours critique qu’elles permettent de tenir à leur égard, parce qu’elles affichent même leur virtuosité intellectuelle, leur style n’est pas du tout à considérer comme étranger à la philosophie à cause de ce qui paraît irrégulier à l’observation immédiate. Il faut simplement admettre que, dans le monde baroque, la raison des choses n’apparaît pas immédiatement en surface, et que la superficie semble même se soustraire à tout ordre rationnel, tandis que les raisons, cachées à première vue, sont à chercher derrière les phénomènes et la manière dont ils se présentent dans le monde familier. Or cette intuition que la vérité (ou les principes, ou les raisons) n’est souvent pas évidente, et se cache même à une investigation non rusée, qu’elle exige des renversements de perspectives et conduit à découvrir un monde fort différent de celui qui nous est familier, et souvent fort paradoxal par rapport à celui-ci, est très importante en philosophie.

Et pourtant, n’est-il pas évident que les baroques tendent à retourner la raison ou le classicisme contre eux-mêmes ? Impossible de nier que, s’ils apprennent et reprennent les principes et les techniques classiques, ils les détournent aussi de leur but premier et cherchent à produire par ces mêmes moyens des effets différents et en partie tout à fait contraires. L’irrégularité, la destruction des formes parfaitement achevées, leur déformation systématique, l’appel aux passions, la recherche d’une certaine inquiétude, plutôt que de la paix, tout cela va à l’encontre de l’idéal de rationalité, ou contredit du moins l’idéal classique de manifestation de la raison pour elle-même, comme s’il s’agissait de transformer plutôt la raison en un simple moyen de révéler son contraire. Or la philosophie autorise-t-elle un tel emploi de la raison ? A vrai dire, il suffit de chercher les exemples d’un tel usage pour en trouver abondamment chez les philosophes. Les sceptiques, par exemple, usent de raisonnements fort subtils, non pas pour faire triompher une vision rationnelle et apaisée du monde, mais pour produire sans cesse ce qui semble devoir lui être le plus étranger, à savoir la contradiction. Car il n’est pas contraire à la philosophie de montrer que le monde est absurde, monstrueux, ultimement insaisissable, et ainsi de suite, mais uniquement de prétendre affirmer quoi que ce soit sans accepter de se soumettre à l’exigence de la discussion philosophique, c’est-à-dire en refusant de justifier les idées avancées. Aussi, aller jusqu’à tourner la raison contre elle-même, comme le font les sceptiques, n’est pas plus impossible en philosophie qu’en art.

Mais les classiques n’ont-ils pas un rapport plus intime avec la raison, puisque non seulement ils en font leur instrument pour calculer leurs constructions, mais qu’ils veulent également en faire leur objet ? En vérité, il serait certainement faux de prétendre qu’on trouve d’un côté un art rationnel, éloigné de l’arbitraire des sentiments, et pour cette raison harmonieux, et de l’autre côté un art rationnel uniquement par ses moyens, mais construisant un monde irrationnel, livré au caprice des passions et aux illusions. Dans les deux styles les œuvres font appel aux sentiments, mais elles en suscitent de différents. C’est d’un côté le plaisir de l’harmonie, de la régularité, de la saisie ferme des formes et des choses, le sentiment de paix dans un monde calme et familier quoique plus parfait que celui de notre vie commune. C’est de l’autre côté le plaisir des émotions vives, de l’irrégularité, de l’ivresse du mouvement des apparences et des changements de perspectives, des illusions et de l’art de les percer à jour. Bref, les sentiments sont bien présents des deux côtés, même s’ils sont calmes ici, plus animés et même violents là. Et ce n’est pas tant la raison et son contraire qui caractérisent ces deux manières de sentir, mais bien deux types de sentiments, les uns qu’on a pris l’habitude de nommer raisonnables parce qu’ils sont calmes, et les autres qu’on voit comme plus passionnels ou émotifs, parce qu’ils sont plus violents et plus changeants. En réalité, même dans ses effets, l’art baroque n’est pas moins rationnel que l’art classique, mais il s’adresse, en partie du moins, à d’autres formes de sentiments, qui étaient plus ou moins évités ou fortement modérés dans la manière classique de sentir, tandis qu’ils sont privilégiés au contraire dans la manière baroque. Il n’y a donc rien ici non plus qui s’oppose à la philosophie. Sans se dénaturer, elle peut en venir aussi bien à proposer la modération chez les uns, qu’à justifier au contraire la vie intense chez les autres, par des raisons qui ne sont pas moins fortes parce qu’elles soutiennent ce que la sagesse populaire ne désigne pas comme le plus raisonnable.

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Quelle vision des choses correspond-elle donc à une manière baroque de concevoir la philosophie, et tout d’abord au style classique ?

Comme nous l’avons vu, la vérité au sens classique est une certaine manifestation adéquate d’un principe rationnel et idéal qui subsiste en soi, inaltérable, accessible à la contemplation, quoique caché en partie dans les accidents divers de la vie humaine normale. Si l’on peut penser que la nature elle-même soit informée par un tel principe, et qu’elle soit donc rationnelle en son fond, cela n’est pas pourtant l’essentiel. Le point important est que la réalisation et la manifestation de ce principe ont lieu essentiellement par l’opération de l’homme qui, suivant ce qu’il a de meilleur en lui, sa raison et ses sentiments les plus élevés, les plus compatibles avec une vie dominée par l’activité de la raison, entreprend la construction d’un milieu de vie rationnellement ordonné, prévisible, propice à la pratique de la contemplation, et plus profondément se forme lui-même dans ce même esprit. Tels sont par exemple les philosophes de Raphaël. La vérité est rationnelle et idéale, parce qu’elle se découvre par la réflexion et qu’elle exige pour se manifester l’action de l’homme, cette construction culturelle de son milieu et de soi-même que nous venons d’évoquer, parce qu’elle propose une perfection à atteindre, qui, loin d’être étrangère à la nature humaine, en est le développement ultime, ce pourquoi la raison, la symétrie, les figures et formes dans lesquelles la pensée et le sentiment se reposent avec satisfaction, en font intimement partie. L’ordre, l’harmonie, le calme, la paix, une grandeur correspondant au sommet du développement humain rationnellement conçu, et la satisfaction d’être en accord avec son idéal, avec soi-même et son milieu, représentent ce qu’il faut atteindre et en même temps ce qui devient objet de contemplation et lieu, par conséquent, de la manifestation du vrai. Qu’une telle vision se défende, qu’elle puisse se trouver maints arguments, cela ne fait aucun doute, et de nombreux philosophes l’ont prouvé sous des formes variées, même si, en principe, cette vérité est conçue comme foncièrement une.

Les visions baroques s’écartent de cet idéal sur des points essentiels. Nous avons vu que, si l’importance de la raison et du calcul est également extrême dans la perspective baroque, en revanche l’idéal de la perfection humaine dans lequel la raison se réalise pour les classiques est largement abandonné. De même, l’idée du caractère artificiel du monde vrai, de celui où l’homme s’accomplit dans le classicisme, est bien reprise, mais avec un nouvel accent, où l’artifice gagne une autonomie qu’il n’avait pas, et, au lieu de révéler la vérité substantielle, se manifeste lui-même dans son caractère illusoire sous cet aspect. D’un point de vue classique, cet acharnement du baroque à dénoncer l’illusion et à affirmer notre incapacité de la dépasser pour aboutir par nos efforts, aussi rationnels soient-ils, à la vérité, c’est-à-dire à la manifestation de l’unité substantielle et de l’idéal vrai, doit paraître comme un échec, comme une forme de désespoir, condamnant l’homme à errer parmi les leurres au lieu de se réaliser dans la lumière de son propre idéal. Et dans l’attitude baroque consistant à mettre en évidence l’artifice qui se trouve à l’origine de nos images de ce que nous aimerions poser comme représentations de la vérité idéale, on peut voir en effet autant de critiques de l’ambition d’atteindre cette vérité à travers elles, dans la mesure où la raison nous est présentée comme productrice d’une série de procédés pour la construction du décor cachant la réalité au lieu d’en ouvrir l’accès. En analysant, selon les procédés mêmes de la construction, la manière dont l’image s’est construite, on découvre non pas la façon dont la réalité apparaît vraiment, mais la façon dont toutes les images des choses, même naturelles, jusque dans la sensation, sont construites à la façon de décors, selon des principes qui ne sont pas ceux de la structure de la chose représentée, mais ceux de la fabrication des images, si bien que le monde dans lequel nous vivons lui-même semble se dissoudre en une suite d’images qui ne correspondent à rien au-delà d’elles. Que cette découverte puisse aboutir au désespoir, que l’image dans l’image puisse ne révéler que la mort, comme dans le tableau de Holbein, c’est certainement possible. La critique pourtant devrait-elle être fausse parce qu’elle est déplaisante ?

Seulement, si c’est la mort qui envahit la vie, admettons qu’il devient difficile de fonder une sagesse sur cette forme de révélation, et que le désespoir ou le mépris d’un monde reconnu comme purement illusoire n’offrent guère de fondement pour inventer une forme de vie acceptable. Ne resterait-il plus qu’à se fier à un autre espoir, irrationnel, à se tourner vers un pur au-delà de ce monde-ci, à parier sur la possibilité pure qu’il existe derrière le décor un monde consistant, susceptible de remplir le rôle de l’idéal classique, quoique sans plus pouvoir du tout être approché par la raison, celle-ci se réduisant maintenant à démonter et remonter le mécanisme du décor, pour nous persuader de son inconsistance et nous inciter éventuellement à espérer notre salut de quelque secours venu d’un ailleurs naturellement ou rationnellement tout à fait inaccessible ? Est-ce l’enseignement de la Thérèse du Bernin, qui se défait dans notre monde visible, illusoire, face à une lumière venue d’ailleurs ? Dans ce cas, cette critique opère un véritable renversement de la philosophie classique, pour laquelle l’homme, grâce à sa raison, ne construisait pas uniquement le décor de sa vie, mais réalisait son idéal, également raisonnable lui-même.

Nous retrouverions alors ici le soupçon de l’impossibilité d’une philosophie baroque, puisque la raison ne pourrait conduire que la partie critique, conduisant à la nécessité d’abandonner le raisonnement, et par conséquent les justifications philosophiques, au moment de décider de ce que pourrait être la réalité ultime et de découvrir le principe selon lequel la vie humaine doit s’ordonner. Bref, la philosophie baroque se détruirait elle-même pour faire place à un autre mode de rapport à la vérité, nécessairement irrationnel. Il est vrai qu’une telle philosophie ne serait pourtant pas vaine, puisqu’elle aurait permis cette connaissance du caractère foncièrement illusoire du monde, grâce à laquelle nous pourrions percevoir rationnellement la nécessité de chercher notre salut dans un acte qui n’admet plus à son tour de justification rationnelle. La philosophie conduirait alors au lieu où il faut parier, sauter hors d’elle, au hasard, une fois le monde connaissable entier dénoncé pour nous comme pure illusion.

Cependant, si la conception baroque conduit à cette conclusion, c’est dans la mesure où elle demeure suffisamment prise dans l’idéal classique pour désespérer de ne plus pouvoir le réaliser quand ses procédés lui ont permis de découvrir comment la construction calculée des apparences refermait en quelque sorte celles-ci sur elles-mêmes, au lieu d’en faire les manifestations de la substance, à la fois en elles et au-delà d’elles. Alors, une fois dénoncée l’illusion classique, en montrant que, de son point de vue lui-même, à un examen rigoureux les images se révèlent illusoires, parce que, si elles paraissent bien manifester quelque chose hors d’elles, elles ne le révèlent pas en réalité et n’ouvrent vraiment sur rien au-delà d’elles-mêmes, alors, dis-je, le désespoir qui pousse à sauter hors du décor, n’importe où, manifeste la persistance de cette illusion, qui seule est la cause pour laquelle le décor doit paraître inconsistant, parce que recouvrant un vide. En effet, cet au-delà du décor où le désespéré cherche son salut n’est que la place vide, parce que vidée, de la substance classique. S’il est vrai que les apparences ne se rapportent en réalité à rien d’autre qu’elles-mêmes, bien qu’elles construisent en leur jeu mille formes qui renvoient à d’autres apparences possibles ou réelles, alors il n’est pas justifié de poser au-delà d’elles une sorte de vide auquel elles se réfèreraient réellement. En vérité, admettre l’existence d’un tel vide derrière le décor reviendrait à retirer à la critique baroque ses propres conclusions, en restaurant la fonction déniée aux images de révéler la réalité hors d’elles, même si, maintenant, cette réalité était conçue comme un vide, une absence, ou un pur inconnu.

Au contraire, dans la mesure où la critique baroque des apparences les rend à elles-mêmes, c’est tout un nouveau jeu qui s’ouvre, où ces apparences produisent leurs effets, se renvoient perpétuellement les unes aux autres sur leur seul plan, sans plus revendiquer le pouvoir de manifester quoi que ce soit au-delà d’elles, sinon les mille possibilités d’autres apparences qu’elles appellent et les mille effets que produit sans cesse leur jeu, rationnellement maîtrisable, en partie du moins, et sans qu’il faille reconnaître de limites à priori à cette maîtrise. Alors, il est vrai, l’idéal classique d’une vérité foncièrement unique, d’une vie consacrée à un seul et même idéal pour tous les hommes, devient caduc. Tous les sentiments peuvent entrer dans le mouvement des apparences et faire l’objet du calcul le plus avisé, les perspectives se multipliant indéfiniment sans devoir se ramener à un seul point de vue. Alors aussi, la construction des jeux d’apparence se poursuit toujours, et les calculs de toute sorte qui y président mettent sans cesse en œuvre une raison qui n’est plus orientée selon un seul idéal, mais qui peut toujours, comme le demande la philosophie, se justifier concrètement dans la discussion.

N’est-ce pas ce plaisir philosophique de la connaissance des apparences pour elles-mêmes, à travers le jeu de leur construction, de leurs renvois complexes des unes aux autres, qui caractérise en fin de compte, concrètement, l’œuvre des grands artistes baroques ?


Gilbert Boss
Bruxelles, mai 2007