Du
baroque
en philosophie
1
La
philosophie semble
devoir être
une façon très logique, réglée, ordonnée,
universelle, systématique de penser. On nomme au contraire
baroque ce qui est irrégulier, singulier, bizarre. Ne
serait-il donc pas étrange de vouloir relier et identifier
deux choses de caractères si contraires, voire mutuellement
contradictoires ? Bref, dans la mesure où le style
baroque s’oppose au classique, il semble à première
vue que la philosophie doive plutôt être foncièrement
classique. C’est aussi, je crois, la conception la plus habituelle.
Et elle paraît justifiée tant qu’on s’en tient à
une vue très générale.
Car le
discours
philosophique, qui est
l’élément constitutif des œuvres qui forment notre
tradition philosophique, se présente bien comme visant, et
même au point le plus extrême, la plus grande régularité,
pour se déployer de façon entièrement logique,
en excluant le plus possible toutes les perturbations qui pourraient
provenir d’une imagination un peu débridée. Non
seulement, on peut constater dans les faits, à l’analyse des
œuvres, cet ordre rationnel rigoureux qui caractérise les
grandes philosophies, mais en droit également cette rigueur
discursive est exigée et son défaut sert de critère
pour rejeter comme non philosophique un discours qui la contredit. Du
reste, ce ne sont pas que les erreurs logiques qui se voient
généralement
condamnées dans les discours prétendant à la
philosophie, mais c’est également la faiblesse de la
cohérence. Bref, il ne suffit pas qu’un discours
philosophique évite les contradictions logiques au sens
strict, il faut de plus qu’il se structure le plus possible selon
des liens logiques. Et c’est ce style, visant à donner la
plus grande présence à un ordre régulier fort,
visible, que nous désignons d’habitude comme classique.
Si nous
envisageons
maintenant la
philosophie sous son autre aspect, par lequel elle n’est pas
seulement un type de discours, mais également une manière
de vivre et d’agir, une certaine attitude générale de
celui qu’on nomme sage ou philosophe en ce sens, la même
conclusion paraît s’imposer. Il va de soi en effet que la
figure du sage nous représente un style de vie caractérisé
par la maîtrise rationnelle, c’est-à-dire un art de
faire pénétrer l’ordre logique à la fois dans le
discours et dans toutes les actions. Grâce
à cette maîtrise de lui-même, le sage acquiert la
constance, la plus grande régularité dans sa conduite,
il se pose comme un bloc solide, fortement cohérent, au point
de devenir à la limite imperturbable, insensible à
l’agitation qui l’entoure et aux aléas de la fortune. Ses
réactions sont parfaitement mesurées et raisonnables,
elles se justifient selon des principes universels, immuables, et
posent l’homme entier dans le bel équilibre d’une statue
classique.
Toutefois,
déjà à
ce niveau des représentations communes de la philosophie et du
philosophe, certains traits viennent déranger cette image très
classique. Il est bien connu aussi que, loin de s’intégrer
toujours harmonieusement dans ce qui passe pour raisonnable, le
discours philosophique choque souvent le bon sens et lui présente
des paradoxes provoquant l’étonnement de l’homme normal
comme celui des esprits les moins conventionnels. Les philosophes
semblent prendre plaisir à s’écarter de ce qui est
tenu pour raisonnable, et à présenter des thèses
qui enfreignent la logique de leurs interlocuteurs ou lecteurs, au
point de proposer des contradictions et de se complaire même
dans des apories, représentant des sortes de poches de
résistance à la logique dans l’univers du discours.
Et si certains penseurs cherchent plutôt à développer
leur doctrine en continuité avec les intuitions ou les
opinions habituelles, d’autres, fort nombreux, insistent au
contraire sur ces paradoxes et accentuent les moments de rupture par
lesquels leur pensée se dégage de l’opinion commune.
Cette forme de bizarrerie ne représente donc pas simplement
quelques imperfections d’un discours qui tenterait de les éviter
comme étrangères à sa nature rationnelle, mais
elle s’affirme comme un procédé essentiel de la
pensée philosophique.
Et il
en va
de même en ce
qui
concerne les aspects pratiques de la philosophie. A côté
de la figure classique du sage, modèle incontesté du
comportement optimal valant en principe pour tout le monde (et
susceptible d’être donc approuvé par chacun, pourvu
qu’il pousse un peu sa réflexion sur sa conduite), on en
connaît une autre, qui tend plutôt à rapprocher
par de nombreux côtés le sage du fou. Car souvent, au
lieu de manifester un comportement plus conforme à ce qui
passe pour raisonnable dans sa société, le sage se fait
remarquer par les déviations parfois très radicales de
sa conduite par rapport à la norme habituelle, et par des
actions qui choquent et renversent même tout à fait le
bon sens, ce qui donne justement cette impression que la sagesse est
parfois plus proche de la folie que de la raison.
Seulement,
ces faits ne
permettent pas
de conclure que la philosophie, ou du moins un certain type de
philosophie, soit baroque, mais uniquement qu’elle semble l’être.
Et il y a des arguments assez plausibles en faveur de cette seconde
conclusion. Car s’il est vrai que les philosophes peuvent nous
présenter des paradoxes, nous placer devant des apories, nous
choquer par des comportements que nous attendrions plutôt chez
des fous, il se peut que tout cela ne soit qu’un effet de
perspective, et que, loin que leurs pensées et leurs attitudes
soient peu raisonnables, elles ne paraissent telles qu’à
ceux qui les voient déformées par leur propre manque de
capacités rationnelles. Dans ce cas, la philosophie pourrait
fort bien être tout à fait classique, et ne sembler
baroque qu’à des yeux non exercés, observant d’une
mauvaise perspective, le baroque étant donc davantage dans
celui qui juge de l’extérieur la philosophie qu’en elle.
Et cette conclusion se justifierait d’autant plus que, à
mesure que nous pratiquons ces philosophies qui ont commencé
par nous choquer et nous sembler extrêmement bizarres, nous les
comprenons mieux, les estimons plus profondément rationnelles,
tandis que l’opinion à partir de laquelle nous formions nos
premiers jugements nous paraît corrélativement plus
contestable et incohérente.
Dans
ces
conditions, le
premier examen
de la question d’un éventuel style baroque de la
philosophie, nous confirme bien dans l’impression du caractère
incongru de cette idée, et de la nature foncièrement
classique au contraire de la philosophie.
2
Mais
cette première
approche
reposait encore sur une définition grossière de
l’opposition entre les styles classique et baroque, en identifiant
trop simplement l’un avec la raison et l’autre avec son
contraire, si bien qu’une fois la philosophie comprise également
comme une entreprise essentiellement rationnelle, il devenait
inévitable de la rattacher au classicisme plutôt qu’à
l’esprit baroque. Il nous faut maintenant entrer davantage dans le
détail pour nuancer les définitions de ces deux styles
et voir si ce rapport simple à la raison peut se maintenir.
Pour
élaborer ces
définitions,
je vais me tourner vers le domaine dans lequel cette opposition entre
les styles classique et baroque trouve son origine et son sens
premier, c’est-à-dire celui des arts plastiques et de
l’architecture, et je considérerai même plus
particulièrement le passage, spécialement étudié
par Wölfflin, qui a eu lieu entre le classicisme de la
Renaissance et ce style pour lequel le terme de baroque s’est
d’abord imposé, afin de signifier à la fois une
relative opposition au classicisme et aussi son relatif prolongement.
Considérons
donc une œuvre
modèle du style classique telle que le Tempietto, de
Bramante.

Il
s’agit
d’un bâtiment
entièrement
circulaire. Cette figure du cercle est fortement accentuée par
le fait que la colonnade et le corps du bâtiment qu’elle
entoure forment deux cercles concentriques parfaitement réguliers,
et que de plus, la colonnade elle-même d’une part repose sur
un troisième cercle, démultiplié, constitué
par les marches qui entourent le bâtiment entier, et qu’elle
porte un entablement à la corniche bien marquée,
surmonté d’une balustrade. Les colonnes à leur tour
multiplient le motif du cercle. Enfin le fait qu’une coupole coiffe
la totalité du corps du bâtiment renforce encore
l’insistance sur le motif du cercle en évoquant la figure de
la sphère, qu’on peut comprendre, on le sait, comme la
rotation dans l’espace d’un cercle autour de son diamètre.
Le rythme parfaitement régulier des colonnes, des pilastres,
des fenêtres et des niches, ainsi que des balustres, met en
évidence l’une des caractéristiques du cercle pour
lesquelles cette figure est particulièrement appréciée,
à savoir sa parfaite régularité, la ligne de la
circonférence étant partout égale, sans
changement de courbure, sans rupture, de telle sorte que le cercle
représente une figure parfaitement finie, quoique sans
interruption ni borne lorsqu’on en suit la circonférence. Or
les deux galeries superposées que forme et soutient la
colonnade invitent justement à cette promenade circulaire,
sans fin, mais où aussi, comme le signifient les colonnes,
chaque endroit est également un lieu de repos, d’autant plus
paisible qu’il est égal à tout autre sur ce genre de
promenade.
Pour
déranger le moins
possible
la régularité et l’égalité du cercle,
l’entrée du temple est discrètement marquée,
quoique tout à fait apparente. La nécessité de
ne pas cacher l’entrée, et de marquer donc un point sur le
cercle en lui donnant de ce fait un accent qui le distingue des
autres, affecte certes la pure régularité du cercle,
mais elle en met aussi en évidence une autre caractéristique,
liée à la vision intérieure de celui-ci qu’elle
indique, à savoir justement l’évidence totale de la
figure circulaire, qui peut se voir en entier à partir de
chaque point à l’intérieur d’elle-même. En ce
sens, le cercle est également une figure de la manifestation
totale, ou du moins de ce qui, à l’intérieur de
soi-même, est partout entièrement manifeste à
soi. En ce sens aussi, le cercle (avec la sphère) est par
excellence la figure de la révélation. Ainsi, le cercle
est non seulement parfaitement régulier et continu, comme le
montre le parcours de sa circonférence, mais il constitue
également une figure parfaitement consistante et douée
d’une très forte unité, formée par le rapport
particulier à son centre, seule cette figure se définissant
entièrement par ce rapport, de sorte qu’elle est aussi la
seule qui, à strictement parler, possède un vrai
centre, un centre parfait. Grâce à cette extrême
cohérence, le cercle tend également à se
distinguer très fortement de son milieu. Et sa perfection
exige même une telle distinction. C’est pourquoi, quoique
situé en un lieu relativement exigu, au milieu d’une cour,
le Tempietto constitue pourtant un bâtiment entièrement
distinct, ne touchant les autres qui l’enferment en aucun point,
permettant ainsi d’en faire le tour et de le voir sous tous les
angles, si l’on peut dire. Il affirme nettement son espace propre,
et cette affirmation est d’autant plus sensible que l’espace
environnant n’y est pas favorable.
On
pourrait
croire que
l’idéal
aurait été de construire plutôt une sphère
parfaite, et même de la placer en suspension si cela avait été
possible. Mais elle aurait été alors inaccessible. Elle
aurait bien pu représenter toutes les perfections du cercle à
leur plus haut point, avec la parfaite unité et la révélation
de soi-même en soi-même. Mais cette unité se
serait refermée sur elle-même en excluant le spectateur.
Au contraire, le Tempietto, par sa colonnade, s’ouvre à
l’extérieur et invite à pénétrer dans
son premier cercle. Une porte invite également à entrer
dans son espace le plus intérieur, et à atteindre le
centre. Par là, dès la vision extérieure, le
bâtiment se présente comme pénétrable, à
divers degrés, et la connaissance du bâtiment se révèle
comme accessible. Le bâtiment crée un lien entre l’homme
et la perfection qu’il lui représente, en lui offrant un
espace où il peut pénétrer et se sentir à
l’aise, à la fois bouger et se reposer, et où le
mouvement, revenant sur lui-même, s’allie au repos. Le
mouvement vers le haut du bâtiment central, surmonté de
la coupole, indique une sorte de dépassement de la gravité,
de possibilité de rejoindre au moins par l’imagination un
espace dépourvu de pesanteur, tandis que l’imposante
colonnade manifeste fortement celle-ci, avec la force qui doit
l’utiliser et la vaincre, et qui ramène le bâtiment
aux conditions matérielles auxquelles est soumis le corps du
spectateur. De ce point de vue, c’est l’idée de stabilité
qui est imprimée dans notre esprit, et par là de durée
immuable ou même de dépassement du temps en une sorte
d’éternité, une idée que la sphère ne
pourrait d’ailleurs exprimer de la même manière, étant
au contraire instable sur terre. Quoique relativement petit, le
temple est imposant, la colonnade notamment est majestueuse, et
signifie, outre la stabilité, un ordre de grandeur supérieur
à celui de l’homme et de ses habitations normales. Celui-ci
est invité à sortir de ses perspectives habituelles et
à entrer dans un monde qui, sans lui être tout à
fait familier, n’est pas non plus totalement étranger à
lui, mais se détache de la banalité et, sans le
violenter, le transporte dans un autre ordre de grandeur, de
cohérence, de grâce, de beauté, de majesté
et de perfection, où il semble pouvoir s’installer, explorer
et saisir la révélation promise. Dès la première
vue, et à mesure qu’on l’examine davantage, le Tempietto
laisse sentir et découvrir partout le calcul d’une raison
appliquée à tous les aspects de l’œuvre afin d’en
faire comme un nouveau monde tout harmonieux et cohérent où
elle devient elle-même manifeste. Dans le monde banal,
accessible à partir de lui, le Tempietto ouvre un nouvel
espace où la vie humaine semble pouvoir se sortir de son
agitation relativement incohérente, contingente, pour entrer
dans une retraite de calme, de cohérence, de lumière et
de nécessité rationnelle.
Examinons
à
présent une
autre œuvre classique, de peinture cette fois-ci, la fresque de Raphaël
que nous avons pris l’habitude de nommer L’École d’Athènes, et
qui représente
la philosophie, par opposition à la religion, le sujet de la
fresque placée sur le mur d’en face dans la Salle des
Signatures du Vatican.

Quoique
ne
formant pas la
structure de base de
cette peinture, le cercle est néanmoins présent, déjà
par la forme du cadre, donné par l’architecture de la salle,
ainsi que par sa reprise dans le motif central des voûtes, dont
on peut percevoir de plus qu’elles se composent avec une coupole à
peine visible. Mais l’espace architectural peint est orienté
autrement que le temple de Bramante, ne serait-ce que parce que,
justement, il est clairement orienté, par la nef qui, au
centre, ouvre une perspective vers la profondeur, évoquant une
suite d’arcs de triomphe en enfilade, devant laquelle la scène
se déploie en largeur, encadrée par les murs latéraux
et organisée par la ligne des escaliers. Dans cet espace, le
groupe des philosophes forme également une sorte de cercle
informel, ouvert à l’avant et laissant l’espace central
relativement vide, de manière qu’il s’ouvre ainsi mieux au
regard. Outre la présence du cercle, avec ses connotations que
nous avons déjà vues à propos du Tempietto,
l’élément le plus caractéristique de ce
tableau est celui de l’importance de la perspective et de la grande
symétrie de la composition, avec la forte accentuation du
centre qui en résulte. Le cadre architectural est très
prononcé, structurant puissamment l’espace et la rigueur de
la perspective. Cet espace n’a plus un seul centre, mais il est
tendu entre plusieurs centres différents, ou plutôt le
long d’une ligne centrale verticale reliant plusieurs points
centraux, dans l’axe de la perspective. C’est devant, le cendre
du cercle des philosophes, et derrière, tout au fond, le point
de fuite de la perspective placé dans l’espace extérieur,
en un lieu qu’on devine sans le voir, et enfin au milieu, cachant
ce point de fuite, le couple de philosophes qui s’avance en
discutant au haut de l’escalier, avec leurs deux gestes, l’un
montrant vers le haut et l’autre vers le bas, comme si cette
fresque s’ordonnait selon les dimensions de l’espace, les deux
dimensions horizontales, en profondeur et en largeur, et la dimension
verticale, l’axe central, vertical, sur la surface du tableau,
fusionnant celle-ci avec la profondeur horizontale. A la symétrie
de l’architecture correspond celle, plus souple, de la position des
philosophes, dont les groupes se répartissent assez également
de part et d’autre de l’axe central. La nature extérieure
n’apparaît que fugitivement, dans le désordre des
quelques nuages d’un ciel bleu au-delà du décor
architectural qui définit l’espace dans lequel se trouve la
scène dépeinte. Il semble évident que Raphaël
a voulu manifester que le monde des philosophes est précisément
une architecture, fortement structurée, rationnelle,
équilibrée, où le désordre naturel a été
maîtrisé, sinon évacué. Dans le couple
central, aussi bien celui qui montre le sol, Aristote, que celui qui
montre le ciel, Platon, pointent en réalité vers les
éléments d’un monde soumis à l’architecture,
que ce soient les voûtes ou le dallage géométrique.

Ici
également, la structure
stable, proportionné, de l’espace architectural, la clarté
très également répandue, qui le rend presque
entièrement visible, la disposition symétrique,
l’accentuation du centre, de l’intériorité, donnent
à ce tableau des caractéristiques proches de celles du
Tempietto. Le spectateur y découvre un espace qui n’est pas
tout à fait le sien, par la majesté de ce décor,
par l’ordre qui y règne, mais qui s’ouvre vers lui, comme
pour l’inviter à y pénétrer et à entrer
dans un lieu où la vie humaine se poursuit, même dans
ses aspects apparemment désordonnés, comme le rappelle
par exemple la figure de Diogène, qui semble contester l’ordre
dominant par sa manière de se coucher sur les marches de
l’escalier, vers le centre, sinon vide, du cercle des philosophes.
Malgré cette animation, ce lieu est fondamentalement soumis à
l’ordre rationnel, relativement autonome par rapport à la
nature sur laquelle il ouvre indirectement, et une sorte de calme
supérieur domine les gestes individuels. Le temps semble non
pas arrêté, mais privé de la turbulence qu’il
apporte dans la vie banale, replié sur soi, et comme suspendu,
ce que signifie d’ailleurs aussi le fait qu’on trouve réunis
là des philosophes non contemporains entre eux, tels que
Parménide et Épicure. Cet espace foncièrement
homogène, en partie séparé et autonome par
rapport à l’espace infini de la nature, même si la
perspective laisse deviner un point de fuite qui n’y appartient
plus tout à fait, est évidemment un monde humain idéal,
construit par la raison, fait pour la vie selon la raison. Et Raphaël
paraît vouloir signifier l’adéquation qu’il voit
entre les principes de construction de son tableau, rationnels
eux-mêmes, et la philosophie, organisant la vie selon les mêmes
principes. Raphaël oppose d’ailleurs ce monde philosophique à
l’espace scindé, hétérogène, non
architecturé, de la fresque placée vis-à-vis qui
représente la religion chrétienne. Dans cette salle,
étrangement, c’est cette fresque des philosophes qui
structure le plus puissamment l’espace, sa forte perspective
poussant le spectateur à prendre une position centrale par
rapport au tableau. De même que, dans la scène
représentée, l’architecture peut se découvrir
à tous les personnages qui l’occupent, et qui sont tous dans
une lumière égale, quoique inégalement placés
par rapport à l’axe central, de même, pour le
spectateur qui se promène dans la salle où se trouve la
fresque, celle-ci se présente partout, de partout on perçoit
sa symétrie, reconnaissable quoique en partie déformée
lorsqu’on la regarde obliquement, de telle manière que la
construction perspective incite à venir se placer en face pour
mieux saisir l’effet à partir de cette position privilégiée.
Alors, le spectateur se trouve également en face de Platon et
d’Aristote, qui occupent la position centrale corrélative
dans l’espace pictural, de sorte qu’ils semblent également
devoir figurer le point de vue le plus parfait de ce monde
philosophique, avec le jeu complémentaire des regards qu’ils
peuvent de leur place diriger en tout sens, et notamment vers le bas
et le haut. Autrement dit, même si le monde représenté
de la philosophie est continu et relativement homogène,
gouverné en totalité par les mêmes principes, il
existe une hiérarchie des points de vue selon la plus ou moins
grande proximité d’un centre, d’où la perspective
globale, et donc le principe rationnel de construction de ce monde,
se saisit plus parfaitement, même si les autres points de vue
le comprennent également plus ou moins parfaitement.
3
Puisque
c’est le style
baroque qui
nous intéresse plus particulièrement, que ces deux
exemples nous suffisent pour présenter l’esprit classique.
Avançons-nous, à travers la peinture, vers une autre
conception de l’espace, en envisageant maintenant une œuvre
célèbre de Hans Holbein, Les ambassadeurs.

Si
l’on compare sa composition avec celle de la fresque de Raphaël,
on ne retrouve plus l’accent clairement mis sur le centre de
l’œuvre, ni l’accentuation de la construction perspective, les
éléments architecturaux manquant, ou consistant en un
pavage qui brouille plutôt les lignes de perspective, la
profondeur étant faible, interrompue par un grand rideau, ni
l’accent mis sur le centre du tableau, les deux personnages, qui
s’imposent au premier regard comme les sujets importants du
tableau, étant refoulés sur les côtés, et
laissant au centre un meuble avec un fatras de livres et
d’instruments, qu’on reconnaît comme touchant la
géographie, la musique et les mathématiques notamment,
et qui représentent donc des instruments de la raison.
Sont-ils le sujet central ? Peut-être, mais si
c’était le cas, leur placement vers l’arrière et
dans un certain désordre viendrait diminuer l’importance
qu’ils ont par leur situation centrale et atténuer leur
fonction de signifier la raison. Il y a symétrie évidente
de la composition, et pourtant, elle n’apporte pas la stabilité
de celle du tableau de Raphaël. Une atmosphère de mystère
se dégage de cette peinture, qui ne vient pas que de
l’étrangeté des objets placés au centre, ni
seulement du fait que la tenture paraît cacher un autre espace.
Il va de soi que le spectateur du tableau se voit également
assigné, par la perspective, même plus discrète,
par la symétrie même moins imposante, et par les regards
des personnages, une position privilégiée face au
tableau. Mais surtout, de ce point de vue central, un objet étrange
s’impose à l’attention, qui semble placé aussi à
une place d’honneur, à l’avant, vers le bas, mais vers le
centre. Or, contrairement au reste de la composition, cet objet
bizarre ne se laisse pas déchiffrer et assigner une forme
consistante parmi les corps représentés, ni donc
reconnaître, bien qu’il soit mis dans la position la plus
évidente du tableau. Le spectateur qui s’installe devant le
tableau et cherche à se situer au lieu le plus favorable pour
voir l’ensemble de la composition selon ses effets de perspective,
scrute d’habitude en vain cet objet, qui décidément
ne paraît pas appartenir au même espace ou au même
monde objectif que le reste. Pour voir ce dont il s’agit, il faut
désobéir à la convention qui fixe notre place
pour observer un tableau en général, et surtout s’il
est construit en perspective. Il faut quitter le centre et la
distance juste, s’approcher du tableau et le considérer en
dirigeant son regard vers lui selon des obliques prononcées.
Et alors, en jouant ce jeu, on voit tout à coup apparaître
un crâne, lui aussi dessiné en perspective, mais selon
un tout autre point de vue que la scène principale. De cette
façon, ce tableau ne se donne pas à voir en poussant
simplement le spectateur vers un point de vue privilégié,
central. Mais il demande à être perçu de deux
points de vue tout à fait distincts, entre lesquels il y a,
non pas un passage continu, mais une rupture, car on voit normalement
soit la scène générale, soit le crâne, qui
appartiennent chacun à un espace distinct, quoique tous deux
se présentent sur une même surface, douée pour
ainsi dire de deux profondeurs différentes et insaisissables
ensemble.

Alors
que la peinture de
Raphaël
nous présentait un monde certes fictif, elle lui donnait une
unité et une cohérence lui permettant d’acquérir
pour le spectateur qui avait trouvé la porte d’entrée
dans cette fiction, d’ailleurs assez clairement indiquée par
la fresque, un semblant de réalité, grâce auquel
on pouvait oublier pour un instant la fiction et s’installer dans
ce nouveau monde. Au contraire, le tableau de Holbein, quoiqu’il
semble promettre une telle possibilité, ne la tient pas et
oblige à sauter d’un espace à l’autre, et à
saisir ainsi, non plus un nouveau monde équivalent au monde
réel, mais un jeu de représentations du monde qui ne se
recouvrent pas, et rappellent ainsi qu’elles obéissent à
d’autres lois que celles de la réalité, ou de celles
que nous croyons pouvoir attribuer à la réalité,
parce qu’elles sont des constructions d’apparences, où,
sur une même toile, les apparences d’espaces distincts
peuvent être construites. En un sens, la réalité
du tableau vient s’interposer entre les espaces qui s’y
construisent, dans la mesure où le spectateur est obligé
de chercher et de calculer ses positions par rapport à lui, en
examinant sa surface elle-même, pour en reproduire les effets.
Si l’illusion perspective est donc utilisée ici avec une
particulière virtuosité, c’est dans le but non pas de
nous faire tomber dans l’illusion, mais de la faire apparaître
comme telle. Or nous verrons qu’il y a là un jeu typique de
l’approche baroque.
Revenons
à
l’architecture,
et
comparons au Tempietto l’église Ste-Agnès, de
Borromini, à Rome, sur la place Navonne.

Vue de
face, elle
présente d’abord un aspect fort classique, avec la grande
coupole centrale symétriquement encadrée par les deux
tours latérales. Entre ces deux tours, la façade,
devant le cercle de la coupole juste à l’arrière, se
creuse selon une ligne courbe évoquant un cercle s’ouvrant
vers nous et nous englobant éventuellement lorsque nous nous
approchons suffisamment. D’autre part, l’axe central, déjà
accentué par la coupole, est encore souligné par le fait
que l’entrée est marquée par la saillie d’une sorte
de petit temple grec, avec son fronton soutenu par des colonnes
jumelles de part et d’autre de la porte. On pourrait relever ainsi
tous les éléments qui devraient signifier la stabilité
et la symétrie de l’édifice, tel qu’on le perçoit
d’un point de vue central. Et pourtant, même ainsi, une
certaine inquiétude se dessine. Le cercle esquissé par
le retrait du centre de la façade n’est pas convaincant et
s’élargit plutôt en un ovale, une figure moins stable.
Et même s’il s’agissait d’un cercle, il se prolongerait
vers nous, comme nous l’avons remarqué, pour nous placer en
son sein, à un endroit où nous percevons la coupole de
l’extérieur, comme constituant un autre cercle, fermé,
lui, et juxtaposé au premier, dans une configuration instable,
deux cercles ne se composant fermement que s’ils sont
concentriques, et tendant plutôt à se concurrencer s’ils
ont des centres différents. Quant à la partie
proéminente de la façade, elle reste trop prise dans
l’ensemble, de sorte que le fronton ne parvient pas à
s’imposer comme une figure suffisamment autonome, et donne aux
colonnes l’air de ne supporter qu’un décor. Ce phénomène
se répète dans la coupole, où la frise, au lieu
de former un cercle régulier, est comme déchiquetée,
les doubles colonnes semblant supporter des excroissances gratuites
par rapport à la coupole elle-même. On devine en outre
que l’espace intérieur ne peut que difficilement être
circulaire à son tour, vu l’insistance sur la largeur de la
présentation extérieure frontale de l’édifice,
et l’on sent que la position centrale de la coupole est en quelque
sorte concurrencée par ce déploiement latéral.
Bref, à mesure qu’on examine cette façade, un
mouvement non stabilisé, des déséquilibres, des
tensions non résolues se font jour sous l’apparence
classique, et nous incitent au mouvement.

Déplaçons-nous
donc
latéralement, comme nous y invite l’orientation de la place
Navonne dont l’église Ste-Agnès (avec la fontaine du
Bernin qui lui fait face) constitue l’ornement central. Maintenant,
la symétrie a presque disparu et laisse place à une
sorte de mouvement de vagues qui parcourent la façade, les
colonnes encastrées et les pilastres venant accentuer encore
la relative confusion de ce mouvement au lieu de l’articuler, comme
il pouvait sembler que c’était leur fonction dans la vision
de face. Maintenant, les tours latérales viennent jouer
directement avec la coupole dont l’une masque une partie, tandis
que l’autre se profile seule dans sa relative autonomie, de sorte
que la hiérarchie, qu’on peut deviner encore, est également
contredite, les nouvelles vues invitant à des rapprochements
directs entre les éléments de la coupole et de la tour
qui la masque un peu, donnant par exemple l’illusion d’un
jumelage immédiat entre une ouverture de la tour et une autre
de la coupole. C’est jusqu’à l’autonomie du bâtiment
entier qui se perd, par l’alignement de la façade avec
celles des bâtiments voisins, auxquelles elle s’intègre
même. Impossible ici de tourner autour de l’église
comme autour du Tempietto, pour la saisir dans son unité
propre, séparée, axée sur elle seule. Et en se
promenant sur la place pour examiner le jeu des multiples
perspectives auquel invite cette façade, on voit en effet se
présenter divers aspects qui ne cachent pas entièrement
la structure du bâtiment, mais valent pour eux-mêmes, et
se renvoient les uns aux autres pour former un jeu relativement
autonome, comme si le bâtiment était fait pour en
permettre le développement, plutôt que de produire
l’effet classique où les diverses perspectives sont
destinées à approfondir la perception de la structure
unique de la même église. Certes, l’église
invite à pénétrer dans son espace, mais elle est
aussi bien un ornement de la place Navonne, qui trouve aussi sa
destination dans la multiplication des perspectives, dont chacune a
son intérêt propre, quoique appelant aussi la découverte
des autres, dans un mouvement perpétuel qu’elle dessine et
organise, sans mener à un point où le repos s’impose.
Il y a comme une promesse de stabilité perpétuellement
déjouée, qui rend insaisissable d’un coup d’œil
l’essentiel, l’espace vrai derrière les apparences. Nous
avions déjà remarqué comment la perspective se
multipliait et se rendait perceptible pour soi dans le tableau de
Holbein, qui devait être perçu selon deux perspectives
distinctes. C’est ici une multiplication indéfinie de ces
perspectives, qui demandent cette fois-ci un déplacement
continu, et finissent par ne présenter guère
qu’elles-mêmes et leur jeu, la structure architecturale
qu’elles font découvrir semblant ordonnée pour une
large part à leur production.
Ce sont
des
effets
analogues qu’on
peut retrouver dans une autre église de Borromini,
celle de St-Yves dans le bâtiment de la Sapienza.

Les
aspects classiques sont immédiatement visibles. L’importance
du cercle, la coupole dominante, l’accentuation du centre par la
superposition des ouvertures centrales, de la porte en bas jusqu’à
la fenêtre de la lanterne, la claire démarcation des
étages et l’articulation de la façade et de la
coupole par les pilastres, tout cela manifeste le souci de marquer
l’unité et la structure classique du bâtiment. Mais
ici également les éléments perturbateurs qui
empêchent la stabilité classique sont nombreux et
finissent par dominer. Le jeu des éléments circulaires
qui s’opposent est poussé plus loin encore qu’à
Ste-Agnès, prononcé par le jeu systématique de
l’opposition des parties concaves et convexes, à la fois
dans la superposition verticale de la façade, de la coupole et
de la lanterne et dans le mouvement de vagues qui affecte la coupole
au point de lui retirer assez largement sa circularité et son
caractère de coupole. Le cercle de la lanterne est même
fortement déchiqueté par ce mouvement de vagues, et
celle-ci est couronnée par un toit où une spirale
introduit un mouvement ascendant qui en défait les limites.
Surtout, il est très frappant de voir ici le bâtiment
comme coupé par le fait que la façade s’intègre
entièrement à la cour qu’elle termine, laissant
presque apparaître la coupole comme un bâtiment distinct.
La difficulté de saisir l’unité de l’église,
de la séparer de son environnement, est particulièrement
frappante ici, de même que le mouvement instauré dans le
spectateur, poussé à suivre alternativement les
indications qui lui montrent cette unité et celles qui la
démentent. Le jeu des perspectives existe donc déjà
pour le spectateur demeurant statique. Mais la construction incite
également au mouvement, parce qu’aucun point d’observation
ne permet de saisir la coupole en son entier. Cependant, les
déplacements sont ici passablement restreints par
l’environnement architectural, ce qui laisse nécessairement
à l’imagination le soin de deviner ce que pourraient être
les perspectives que la configuration des lieux lui interdit de
saisir de manière sensible. Ainsi, il devient très
évident que le bâtiment se refuse à une saisie
unique, et invite à un jeu indéfini de l’imagination,
pour poursuivre la multiplication des perspectives autour d’une
unité insaisissable.
Revenons
à
la peinture et
examinons une œuvre de Pozzo, l’Apothéose
de
St-Ignace dans l’église St-Ignace à Rome.

La
construction de la peinture peut rappeler celle de l’œuvre de
Raphaël. On y retrouve le fort décor architectural, et
même une architecture assez semblable, puisqu’il y a comme
deux arcs de triomphe qui peuvent être vus également
comme les arcs de la voûte disparue de la nef d’une église.
Ici également, le point de fuite de la perspective est
nettement souligné, notamment par les lignes des colonnes, et
il se situe juste au centre de la peinture. On peut remarquer
également la symétrie, et le fait que ce sont les
personnages qui introduisent pour l’essentiel l’élément
de vie et de mouvement dans cette scène, où ils
viennent même former également un cercle autour des deux
figures centrales évanescentes. Et pourtant, combien l’effet
est différent ! Au lieu d’être placé à
l’horizon, le point de fuite se trouve à la verticale. Et
pour ouvrir le bâtiment au regard, il a fallu en supprimer le
sol, de telle façon que toute la scène et
l’architecture même apparaissent comme en suspension, malgré
le fait que les éléments architecturaux trouvent bien
une assise, sur d’autres arcs plus proches du spectateur. Il est
même difficile de savoir si le décor architectural
représente ou non une ruine. Loin de donner la stabilité
à la scène, il rend plus sensible encore le mouvement
ascensionnel des personnages, qui contredit la gravité ; et au
lieu de fermer l’espace vers le haut, pour constituer une sorte
d’abri, l’architecture représentée manifeste
l’ouverture vers le ciel et l’espace infini, vers lequel se
trouvent comme emportés ou aspirés tous les
personnages, engendrant dans le spectateur une sorte de vertige de la
hauteur.

Au
moins,
pensera-t-on,
contrairement à
ce qui se passait dans le tableau de Holbein, le point de vue
perspectif est unique, et donne même une unité
impressionnante à toute la peinture, dont le mouvement trouve
aussi son point de fuite ou d’attraction unique. On ne voit donc
pas que cette peinture réclame du spectateur un effort pour
changer de perspective, mais celui-ci se trouve au contraire comme
figé devant le spectacle qui lui est présenté
selon un point de vue central. Cependant, ce point de vue est plutôt
inhabituel, puisqu’il s’agit de regarder vers le haut, et cela
physiquement aussi, la tête renversée, cette fresque
recouvrant la voûte de la nef de l’église. En réalité,
il suffit de modifier simplement l’orientation du regard, sans
changer même de place, pour découvrir subitement
l’architecture réelle que masquait la peinture pour celui
qui s’y plongeait. La courbe de la voûte commence alors à
se dessiner, les arcs inférieurs apparaissent comme étant
ceux de l’architecture réelle, ainsi que les fenêtres,
alors que tout cela semblait appartenir à la scène
peinte lorsqu’on se concentrait sur celle-ci. Maintenant commence
un exercice difficile pour distinguer exactement ce qui appartient à
l’architecture réelle et ce qui fait partie de l’espace
peint. Le spectateur se trouve pris dans un conflit entre le peintre
et l’architecte pour organiser l’espace qu’il considère.
La voûte même ne parvient pas à reprendre sa forme
et sa solidité, mais elle est déformée, gonflée
vers le haut, prête à se déchirer dans la scène
peinte, les éléments architecturaux réels et
peints se confondent, et il est très difficile de définir
le partage exact à leur jonction. Cette indistinction relative
des objets peints et du contexte réel nous rappelle la forte
intégration remarquée dans les églises de
Borromini, qui, au lieu de se distinguer clairement de leur
environnement, s’y rattachaient et s’y fondaient presque.
Seulement, ici, le spectateur n’est pas invité par la
peinture à se déplacer dans l’église pour
multiplier les perspectives. Au contraire, dès qu’on quitte
le point physique où la perspective de toute la scène
produit son juste effet, les déformations deviennent vite fort
importantes, l’espace représenté se tord en tout sens
et devient éventuellement aussi insaississable que le crâne
du tableau de Holbein vu sous un mauvais angle. Et à mesure
qu’on quitte le point juste pour saisir la fresque, c’est
l’architecture qui devient plus perceptible pour elle-même,
mais sans parvenir pourtant à se dégager de la
peinture, tant qu’on ne renonce pas à regarder vers le haut.
Même la coupole qu’on voit apparaître à la
croisée du transept se révèle fausse lorsqu’on
avance, et, le trompe-l’œil ne produisant plus son effet, c’est
la structure de l’église qui semble se défaire si
l’on continue à la regarder. L’effet de ces déformations
produites pour tous les points différents du seul, précis,
d’où la perspective de l’ensemble des fresques peut se
saisir juste, selon son ordre propre, est d’autant plus prononcé
que la fresque ayant pour support la surface incurvée d’une
voûte, ainsi d’ailleurs que les divers reliefs de
l’architecture, la projection en perspective prend des formes très
irrégulières sur ce support non plat et irrégulier,
où il a fallu une maîtrise confondante du calcul de la
perspective et une grande virtuosité pour obtenir l’effet
voulu. Cette perception des figures fortement déformées
lorsqu’elles sont vues sous la plupart des angles, est si
perturbante que le spectateur se sent fortement contraint à
rechercher le point de vue juste et à venir s’y figer, comme
si le reste de l’église était nié comme espace
réel, habitable, pour ne devenir plus que le support et le
complément du spectacle dans lequel le peintre l’a insérée.
Ici, c’est la négation presque violente de toutes les
perspectives, sauf une, qui est l’élément frappant,
ainsi que la subordination de l’architecture à la peinture,
qui renverse le rapport habituel où la peinture vient
s’insérer dans la structure du bâtiment en s’y
adaptant et s’y soumettant. Il en résulte une captation
sensible de l’espace réel par l’espace feint du peintre,
de sorte que le spectateur ne fait pas que d’entrer dans la
fiction, sans heurt, comme il peut le faire dans la fresque de
Raphaël, par exemple, mais qu’il sent vivement ici cette
domination de l’apparence qui, alors que le trompe-l’œil fait
parfaitement illusion, ne tente pas de cacher son caractère
illusoire, mais l’affirme et le rend fortement sensible. La
prédominance de la peinture sur l’architecture devient
également la domination de l’apparence sur la réalité
et l’affirmation de cette dernière comme étant la
réalité même, en quelque sorte. Par ce
retournement, la réalité devient pour ainsi dire
incapable de se dégager des apparences qui en deviennent
constitutives. En ce sens, en dépit du fait que la fresque de
Pozzo organise l’espace selon un point de vue unique presque
tyrannique, il ne signifie pas pour autant l’unité paisible
du réel derrière les apparences, mais au contraire le
triomphe de ces dernières, qui dissolvent la réalité,
ce qui, par un procédé apparemment contraire, va tout à
fait dans le sens des architectures de Borromini.
Que cet
effet de
dissolution des
repères qui permettent de découvrir la structure d’une
architecture ne doive pas nécessairement provenir d’une lutte
du peintre contre l’architecte, cela peut se voir dans plusieurs
bâtiments baroques, où l’effet résulte de la
collaboration de tous les artistes sous la conduite de ce dernier,
cela peut se voir de manière particulièrement
impressionnante dans l’église de l’abbaye d’Einsiedeln,
construite par Moosbrugger.

Il
suffit
de se placer à
l’entrée, pour observer l’espace qui s’offre au
spectateur, et qui, tout en semblant très organisé,
comme il l’est en fait, reste indéchiffrable et échappe
à la tentative de s’en représenter la structure,
produisant à nouveau un effet de vertige pour celui qui
insiste dans sa tentative de la saisir. Il faut un long parcours dans
l’église pour retrouver, à travers tous les leurres,
le plan précis du bâtiment, qui échappe de
nouveau à chaque moment d’attention moins soutenue.
Pour
terminer, examinons
encore la
célèbre représentation de l’extase de Thèrèse
d’Avila par le Bernin, en ne nous concentrant pas sur la
seule
statue, mais en la regardant dans l’ensemble de l’œuvre à
laquelle elle appartient, la chapelle Cornaro dans
l’église Ste-Marie de la Victoire dont la statue de la
mystique, se
pâmant en extase, est fort célèbre.

Et l’on
y
perçoit évidemment des caractéristiques qui la
rapprochent des églises de Borromini, par exemple. Le principe
de construction peut être vu comme assez classique, par
l’équilibre d’ensemble des obliques du corps de Thérèse,
de l’ange et de la flèche. En revanche, Thérèse
est représentée de telle façon qu’on ne
perçoive que mal son visage lorsqu’on se trouve face à
la statue, et que son corps, qui domine le champ de vision, soit
lui-même, non pas tant révélé dans sa
structure anatomique, par le jeu des plis de la robe, mais caché,
presque fluidifié, presque dissout dans un mouvement de vagues
qui lui enlève toute forme stable et définie. Il est
évident que, avec l’expression du visage, comme défait
par le plaisir extrême, ce traitement du corps par l’agitation
informe des plis de l’habit doit signifier la perte de l’existence
objective, ferme, et la dissolution de toute la personne dans le flot
du plaisir porté à la limite du supportable. Mais il
est intéressant de remarquer aussi comment cette extase est
littéralement mise en scène par le décor, qui
nous représente un théâtre avec sa scène
et ses loges sur les deux côtés. La perspective joue
également son rôle ici, tant dans la sculpture des loges
que dans l’architecture de la scène elle-même, avec
ses colonnes et pilastres s’ouvrant obliquement vers nous, donnant
l’impression d’une profondeur plus grande, et poussant en quelque
sorte vers l’avant la statue. Le jeu de l’éclairage par
l’arrière et le haut, à partir d’une fenêtre
cachée, place également la scène dans un espace
différent de celui du spectateur. Et le fait que les rayons de
la lumière soient eux-mêmes représentés
affiche le caractère artificiel de cet éclairage. Bref,
ce qui nous est représenté ici, ce n’est pas
seulement Thérèse en extase, c’est également
la mise en scène de cette extase, le spectacle même de
ce qui est censé échapper au spectacle, comme si tout,
y compris le non représentable, devenait effet de mise en
scène et jeu des apparences. Comme dans la fresque de Pozzo,
la distinction entre la fiction et la réalité se
brouille, les apparences deviennent réelles, tandis que la
réalité ne se présente plus que sous la forme
des apparences et de leurs effets. Car le spectateur lui-même
se retrouve compagnon d’autres spectateurs représentés
à l’intérieur d’un théâtre fictif.
4
Dans
le parcours de
quelques œuvres
classiques et baroques, nous n’avons pas cherché à
définir le détail des traits qui, pour un historien de
l’art, pourraient servir d’indices pertinents pour les classer
selon ces styles. Nous cherchions davantage ce qui pouvait
caractériser des modes de penser, de sentir et d’agir qui
puissent également concerner la philosophie. Et à vrai
dire, les résultats de notre enquête ne sont pas tels
qu’ils doivent permettre maintenant, par un jeu d’analogies, de
transposer les caractéristiques découvertes de ces deux
styles dans un nouveau domaine, étranger jusqu’ici à
celui de notre considération, qui serait celui de la
philosophie. Car, au contraire, ces traits relativement communs des
deux styles que nous avons repérés dans quelques
grandes œuvres de l’architecture, de la peinture et de la
sculpture, ne sont pas spécifiques à ces arts en
particulier, ni même à leur ensemble. Ce sont, sous des
techniques diverses, des attitudes perceptives, des modes de penser,
de sentir et de concevoir le monde de l’action que nous avons
découverts, c’est-à-dire des traits qui concernent
aussi bien la philosophie que ces arts pris pour modèles.
Reprenons
donc les deux
conceptions que
nous avons mises au jour. Du côté classique, nous avons
vu l’insistance sur la figure du cercle, sur le centre, sur la
délimitation des formes, sur la symétrie, sur une
certaine cohérence rationnelle, qui se définit par
l’harmonie des proportions, à la fois dans l’œuvre et
dans son rapport au spectateur, sur l’autonomie relative, avec la
soumission de la multiplicité, que ce soit celle des parties
aussi bien que celle des points de vue, à l’unité de
l’objet, sur la manifestation progressive et claire de l’ensemble
lors de l’examen des rapports entre les parties et la totalité
qui les unit et leur donne leur sens, sans les absorber. Nous avons
remarqué l’impression de calme, de stabilité et de
paix qui se dégage de ces œuvres largement offertes à
une étude rationnelle de leurs structures. En revanche, le
style baroque nous a paru préférer les qualités
contraires. Le cercle y est brisé, ouvert, allongé en
ellipse, rendu instable par le côtoiement d’autres figures
circulaires. Le centre perd de son importance ou change de sens, les
formes se dissolvent et se rendent difficilement saisissables, la
symétrie est dérangée, de sorte que l’équilibre
classique fait place à diverses formes de déséquilibre.
Au lieu de trouver son apaisement dans une vue qui ressaisit
l’ensemble du monde représenté, le regard se voit
dans l’impossibilité de le saisir d’une vue, de placer
toutes ses parties dans la même lumière. Il se trouve
renvoyé à une multiplicité de perspectives qui
se font concurrence et s’appellent les unes les autres, sans se
composer vraiment selon la cohérence d’un seul objet. La
multiplicité y domine ainsi l’unité, qui sert d’un
côté de moyen de la produire, et de l’autre de cible
illusoire obligeant au mouvement à travers les apparences et
les perspectives. La construction rationnelle et le calme lié
à la connaissance de la totalité ont disparu pour faire
place à l’agitation d’une poursuite d’un sens fuyant et
aux passions qu’engendrent les chocs dus aux ruptures de
construction, ainsi qu’aux appels à une recherche indéfinie.
Si l’on
ne
se fixe pas sur
les
particularités formelles, par exemple sur la présence
du cercle lui-même, ou sur les figures résultant de ses
déformations, mais sur la signification qu’ont ces figures,
c’est-à-dire sur le type de monde qu’elles forment et sur
les effets qu’elles produisent, alors il s’agit bien ici d’une
conception du monde, de la manière dont l’homme s’y
rapporte, de ses possibilités de le connaître et de s’y
reconnaître, des attitudes qui y conviennent ou auxquelles il
convient, des sentiments qui y forment la trame de la vie, ainsi que
des modalités d’action correspondantes. Et tout cela, c’est
l’objet constant de la philosophie.
Il ne
s’agit pas de
prétendre
qu’il n’y ait aucune différence entre la philosophie et
des arts tels que ceux que nous avons considérés
jusqu’ici, même s’il est vrai qu’il existe un terrain
commun entre eux. Ce qui constitue les styles classique et baroque
tels que nous les avons compris dans notre examen, c’est bien
quelque chose qui peut être décrit également
comme une sorte de philosophie au sens large. Au sens plus strict, il
va de soi que cette philosophie au sens large ne s’exprime pas de
la même manière dans la peinture, dans l’architecture
et dans la philosophie proprement dite, pas plus qu’elle ne
pourrait trouver la même expression dans la littérature
poétique ou romanesque, par exemple. Car il faut passer des
images aux discours, et plus précisément, pour la
philosophie, au discours rationnel, c’est-à-dire à
une forme de discours capable de donner ses raisons ou ses
justifications à l’intérieur d’une discussion
réelle ou idéale. Or la question de savoir s’il peut
exister une philosophie baroque, au sens strict, se pose même
si nous avons vu qu’il existe bien une telle philosophie au sens
large, car rien ne permet d’affirmer à priori que ce qui se
laisse montrer, construire, exprimer et sentir par le moyen des
images, se laisse également justifier de manière
convaincante et non contradictoire ultimement dans le discours
philosophique. C’est donc à présent la question qu’il
nous reste à résoudre.
5
Or,
dans cette perspective,
ce que nous
avions remarqué au début semble se confirmer. Le style
classique est raisonnable, alors que le style baroque conteste de
diverses manières cette raison, si bien que la philosophie, du
fait qu’elle dépend, elle, de la rationalité par
nature, pour ainsi dire, ne peut guère se faire baroque sans
en venir à contester le moyen même qu’elle a d’opérer
pour produire sa propre œuvre, qui consiste en le discours capable
de se justifier. Il faudrait donc admettre qu’il existe des
conceptions du monde qui ont leur pertinence lorsqu’on les aborde
d’une certaine manière, et qui interdisent d’autres façons
de se rapporter à elles, et que, précisément,
l’irrationnel baroque peut fort bien se former et s’exprimer avec
pertinence dans des arts tels que la peinture ou l’architecture,
mais non en philosophie.
Mais le
style baroque
correspond-il à
une vision irrationnelle des choses ? L’effort pour
le
mettre en contraste avec le style classique pourrait nous porter à
prendre pour plus absolues les oppositions que nous avons remarquées
et à voir dans le style baroque un franc refus de la
rationalité classique, un goût de l’irrégulier
comme tel, bref, une sorte de recherche immédiate du chaos et
de l’arbitraire passionnel. En réalité c’est loin
d’être le cas. Nous avons constaté au contraire, en
même temps que les déviations, la continuité
entre les deux styles. Tous les procédés classiques
sont connus et utilisés par les artistes baroques. Le jeu
savant des proportions, les plans savamment élaborés,
l’usage de la perspective, la science de la composition, tout cela
n’est pas rejeté, mais au contraire parfaitement maîtrisé
et porté même à une virtuosité extrême.
Qu’on songe par exemple aux calculs savants qu’a dû faire
Pozzo pour créer son extraordinaire trompe-l’œil sur les
surfaces incurvées et irrégulières de l’église
St-Ignace. Il n’est pas question ici pour le peintre de se laisser
guider par son instinct en rejetant toute la technique et le calcul
de l’époque classique, mais bien de reprendre toute cette
science et de continuer à la développer. En réalité,
la raison triomphe aussi bien, et davantage en un sens, dans les
œuvres baroques, les effets les plus irréguliers en apparence
étant le fruit non d’un abandon de la raison, mais de son
usage le plus élaboré. C’est pourquoi, s’il s’agit
de comprendre ces œuvres apparemment bizarres, ce n’est pas en se
confiant à son seul sentiment qu’on y parvient, mais en
recourant à une analyse du même type que celle qui
permet de comprendre mieux les œuvres classiques. A toutes ces
irrégularités, on trouve des justifications, des
raisons qui ont été évidemment pensées
par les artistes, de sorte qu’on peut aussi bien les interpréter
comme relevant de principes supérieurs, analogues à
ceux qui conduisent à produire des formes plus évidemment
régulières.
En ce
sens,
parce que les
artistes
baroques n’ont pas cherché à rejeter la raison, et
que leurs œuvres se justifient dans le discours critique qu’elles
permettent de tenir à leur égard, parce qu’elles
affichent même leur virtuosité intellectuelle, leur
style n’est pas du tout à considérer comme étranger
à la philosophie à cause de ce qui paraît
irrégulier à l’observation immédiate. Il faut
simplement admettre que, dans le monde baroque, la raison des choses
n’apparaît pas immédiatement en surface, et que la
superficie semble même se soustraire à tout ordre
rationnel, tandis que les raisons, cachées à première
vue, sont à chercher derrière les phénomènes
et la manière dont ils se présentent dans le monde
familier. Or cette intuition que la vérité (ou les
principes, ou les raisons) n’est souvent pas évidente, et se
cache même à une investigation non rusée, qu’elle
exige des renversements de perspectives et conduit à découvrir
un monde fort différent de celui qui nous est familier, et
souvent fort paradoxal par rapport à celui-ci, est très
importante en philosophie.
Et
pourtant, n’est-il pas
évident
que les baroques tendent à retourner la raison ou le
classicisme contre eux-mêmes ? Impossible de nier que,
s’ils apprennent et reprennent les principes et les techniques
classiques, ils les détournent aussi de leur but premier et
cherchent à produire par ces mêmes moyens des effets
différents et en partie tout à fait contraires.
L’irrégularité, la destruction des formes
parfaitement achevées, leur déformation systématique,
l’appel aux passions, la recherche d’une certaine inquiétude,
plutôt que de la paix, tout cela va à l’encontre de
l’idéal de rationalité, ou contredit du moins l’idéal
classique de manifestation de la raison pour elle-même, comme
s’il s’agissait de transformer plutôt la raison en un
simple moyen de révéler son contraire. Or la
philosophie autorise-t-elle un tel emploi de la raison ? A
vrai
dire, il suffit de chercher les exemples d’un tel usage pour en
trouver abondamment chez les philosophes. Les sceptiques, par
exemple, usent de raisonnements fort subtils, non pas pour faire
triompher une vision rationnelle et apaisée du monde, mais
pour produire sans cesse ce qui semble devoir lui être le plus
étranger, à savoir la contradiction. Car il n’est pas
contraire à la philosophie de montrer que le monde est
absurde, monstrueux, ultimement insaisissable, et ainsi de suite,
mais uniquement de prétendre affirmer quoi que ce soit sans
accepter de se soumettre à l’exigence de la discussion
philosophique, c’est-à-dire en refusant de justifier les
idées avancées. Aussi, aller jusqu’à tourner
la raison contre elle-même, comme le font les sceptiques, n’est
pas plus impossible en philosophie qu’en art.
Mais
les
classiques
n’ont-ils pas un
rapport plus intime avec la raison, puisque non seulement ils en font
leur instrument pour calculer leurs constructions, mais qu’ils
veulent également en faire leur objet ? En vérité,
il serait certainement faux de prétendre qu’on trouve d’un
côté un art rationnel, éloigné de
l’arbitraire des sentiments, et pour cette raison harmonieux, et de
l’autre côté un art rationnel uniquement par ses
moyens, mais construisant un monde irrationnel, livré au
caprice des passions et aux illusions. Dans les deux styles les
œuvres font appel aux sentiments, mais elles en suscitent de
différents. C’est d’un côté le plaisir de
l’harmonie, de la régularité, de la saisie ferme des
formes et des choses, le sentiment de paix dans un monde calme et
familier quoique plus parfait que celui de notre vie commune. C’est
de l’autre côté le plaisir des émotions vives,
de l’irrégularité, de l’ivresse du mouvement des
apparences et des changements de perspectives, des illusions et de
l’art de les percer à jour. Bref, les sentiments sont bien
présents des deux côtés, même s’ils sont
calmes ici, plus animés et même violents là. Et
ce n’est pas tant la raison et son contraire qui caractérisent
ces deux manières de sentir, mais bien deux types de
sentiments, les uns qu’on a pris l’habitude de nommer
raisonnables parce qu’ils sont calmes, et les autres qu’on voit
comme plus passionnels ou émotifs, parce qu’ils sont plus
violents et plus changeants. En réalité, même
dans ses effets, l’art baroque n’est pas moins rationnel que
l’art classique, mais il s’adresse, en partie du moins, à
d’autres formes de sentiments, qui étaient plus ou moins
évités ou fortement modérés dans la
manière classique de sentir, tandis qu’ils sont privilégiés
au contraire dans la manière baroque. Il n’y a donc rien ici
non plus qui s’oppose à la philosophie. Sans se dénaturer,
elle peut en venir aussi bien à proposer la modération
chez les uns, qu’à justifier au contraire la vie intense
chez les autres, par des raisons qui ne sont pas moins fortes parce
qu’elles soutiennent ce que la sagesse populaire ne désigne
pas comme le plus raisonnable.
6
Quelle
vision des choses
correspond-elle donc à une manière baroque de concevoir
la philosophie, et tout d’abord au style classique ?
Comme
nous
l’avons vu, la
vérité
au sens classique est une certaine manifestation adéquate d’un
principe rationnel et idéal qui subsiste en soi, inaltérable,
accessible à la contemplation, quoique caché en partie
dans les accidents divers de la vie humaine normale. Si l’on peut
penser que la nature elle-même soit informée par un tel
principe, et qu’elle soit donc rationnelle en son fond, cela n’est
pas pourtant l’essentiel. Le point important est que la réalisation
et la manifestation de ce principe ont lieu essentiellement par
l’opération de l’homme qui, suivant ce qu’il a de
meilleur en lui, sa raison et ses sentiments les plus élevés,
les plus compatibles avec une vie dominée par l’activité
de la raison, entreprend la construction d’un milieu de vie
rationnellement ordonné, prévisible, propice à
la pratique de la contemplation, et plus profondément se forme
lui-même dans ce même esprit. Tels sont par exemple les
philosophes de Raphaël. La vérité est rationnelle
et idéale, parce qu’elle se découvre par la réflexion
et qu’elle exige pour se manifester l’action de l’homme, cette
construction culturelle de son milieu et de soi-même que nous
venons d’évoquer, parce qu’elle propose une perfection à
atteindre, qui, loin d’être étrangère à
la nature humaine, en est le développement ultime, ce pourquoi
la raison, la symétrie, les figures et formes dans lesquelles
la pensée et le sentiment se reposent avec satisfaction, en
font intimement partie. L’ordre, l’harmonie, le calme, la paix,
une grandeur correspondant au sommet du développement humain
rationnellement conçu, et la satisfaction d’être en
accord avec son idéal, avec soi-même et son milieu,
représentent ce qu’il faut atteindre et en même temps
ce qui devient objet de contemplation et lieu, par conséquent,
de la manifestation du vrai. Qu’une telle vision se défende,
qu’elle puisse se trouver maints arguments, cela ne fait aucun
doute, et de nombreux philosophes l’ont prouvé sous des
formes variées, même si, en principe, cette vérité
est conçue comme foncièrement une.
Les
visions
baroques
s’écartent
de cet idéal sur des points essentiels. Nous avons vu que, si
l’importance de la raison et du calcul est également extrême
dans la perspective baroque, en revanche l’idéal de la
perfection humaine dans lequel la raison se réalise pour les
classiques est largement abandonné. De même, l’idée
du caractère artificiel du monde vrai, de celui où
l’homme s’accomplit dans le classicisme, est bien reprise, mais
avec un nouvel accent, où l’artifice gagne une autonomie
qu’il n’avait pas, et, au lieu de révéler la vérité
substantielle, se manifeste lui-même dans son caractère
illusoire sous cet aspect. D’un point de vue classique, cet
acharnement du baroque à dénoncer l’illusion et à
affirmer notre incapacité de la dépasser pour aboutir
par nos efforts, aussi rationnels soient-ils, à la vérité,
c’est-à-dire à la manifestation de l’unité
substantielle et de l’idéal vrai, doit paraître comme
un échec, comme une forme de désespoir, condamnant
l’homme à errer parmi les leurres au lieu de se réaliser
dans la lumière de son propre idéal. Et dans l’attitude
baroque consistant à mettre en évidence l’artifice
qui se trouve à l’origine de nos images de ce que nous
aimerions poser comme représentations de la vérité
idéale, on peut voir en effet autant de critiques de
l’ambition d’atteindre cette vérité à
travers elles, dans la mesure où la raison nous est présentée
comme productrice d’une série de procédés pour
la construction du décor cachant la réalité au
lieu d’en ouvrir l’accès. En analysant, selon les procédés
mêmes de la construction, la manière dont l’image
s’est construite, on découvre non pas la façon dont
la réalité apparaît vraiment, mais la façon
dont toutes les images des choses, même naturelles, jusque dans
la sensation, sont construites à la façon de décors,
selon des principes qui ne sont pas ceux de la structure de la chose
représentée, mais ceux de la fabrication des images, si
bien que le monde dans lequel nous vivons lui-même semble se
dissoudre en une suite d’images qui ne correspondent à rien
au-delà d’elles. Que cette découverte puisse aboutir
au désespoir, que l’image dans l’image puisse ne révéler
que la mort, comme dans le tableau de Holbein, c’est certainement
possible. La critique pourtant devrait-elle être fausse parce
qu’elle est déplaisante ?
Seulement,
si c’est la mort
qui
envahit la vie, admettons qu’il devient difficile de fonder une
sagesse sur cette forme de révélation, et que le
désespoir ou le mépris d’un monde reconnu comme
purement illusoire n’offrent guère de fondement pour
inventer une forme de vie acceptable. Ne resterait-il plus qu’à
se fier à un autre espoir, irrationnel, à se tourner
vers un pur au-delà de ce monde-ci, à parier sur la
possibilité pure qu’il existe derrière le décor
un monde consistant, susceptible de remplir le rôle de l’idéal
classique, quoique sans plus pouvoir du tout être approché
par la raison, celle-ci se réduisant maintenant à
démonter et remonter le mécanisme du décor, pour
nous persuader de son inconsistance et nous inciter éventuellement
à espérer notre salut de quelque secours venu d’un
ailleurs naturellement ou rationnellement tout à fait
inaccessible ? Est-ce l’enseignement de la Thérèse
du Bernin, qui se défait dans notre monde visible, illusoire,
face à une lumière venue d’ailleurs ? Dans ce
cas, cette critique opère un véritable renversement de
la philosophie classique, pour laquelle l’homme, grâce à
sa raison, ne construisait pas uniquement le décor de sa vie,
mais réalisait son idéal, également raisonnable
lui-même.
Nous
retrouverions alors
ici le soupçon
de l’impossibilité d’une philosophie baroque, puisque la
raison ne pourrait conduire que la partie critique, conduisant à
la nécessité d’abandonner le raisonnement, et par
conséquent les justifications philosophiques, au moment de
décider de ce que pourrait être la réalité
ultime et de découvrir le principe selon lequel la vie humaine
doit s’ordonner. Bref, la philosophie baroque se détruirait
elle-même pour faire place à un autre mode de rapport à
la vérité, nécessairement irrationnel. Il est
vrai qu’une telle philosophie ne serait pourtant pas vaine,
puisqu’elle aurait permis cette connaissance du caractère
foncièrement illusoire du monde, grâce à laquelle
nous pourrions percevoir rationnellement la nécessité
de chercher notre salut dans un acte qui n’admet plus à son
tour de justification rationnelle. La philosophie conduirait alors au
lieu où il faut parier, sauter hors d’elle, au hasard, une
fois le monde connaissable entier dénoncé pour nous
comme pure illusion.
Cependant,
si la conception
baroque
conduit à cette conclusion, c’est dans la mesure où
elle demeure suffisamment prise dans l’idéal classique pour
désespérer de ne plus pouvoir le réaliser quand
ses procédés lui ont permis de découvrir comment
la construction calculée des apparences refermait en quelque
sorte celles-ci sur elles-mêmes, au lieu d’en faire les
manifestations de la substance, à la fois en elles et au-delà
d’elles. Alors, une fois dénoncée l’illusion
classique, en montrant que, de son point de vue lui-même, à
un examen rigoureux les images se révèlent illusoires,
parce que, si elles paraissent bien manifester quelque chose hors
d’elles, elles ne le révèlent pas en réalité
et n’ouvrent vraiment sur rien au-delà d’elles-mêmes,
alors, dis-je, le désespoir qui pousse à sauter hors du
décor, n’importe où, manifeste la persistance de
cette illusion, qui seule est la cause pour laquelle le décor
doit paraître inconsistant, parce que recouvrant un vide. En
effet, cet au-delà du décor où le désespéré
cherche son salut n’est que la place vide, parce que vidée,
de la substance classique. S’il est vrai que les apparences ne se
rapportent en réalité à rien d’autre
qu’elles-mêmes, bien qu’elles construisent en leur jeu
mille formes qui renvoient à d’autres apparences possibles
ou réelles, alors il n’est pas justifié de poser
au-delà d’elles une sorte de vide auquel elles se
réfèreraient réellement. En vérité,
admettre l’existence d’un tel vide derrière le décor
reviendrait à retirer à la critique baroque ses propres
conclusions, en restaurant la fonction déniée aux
images de révéler la réalité hors
d’elles, même si, maintenant, cette réalité
était conçue comme un vide, une absence, ou un pur
inconnu.
Au
contraire, dans la
mesure où
la critique baroque des apparences les rend à elles-mêmes,
c’est tout un nouveau jeu qui s’ouvre, où ces apparences
produisent leurs effets, se renvoient perpétuellement les unes
aux autres sur leur seul plan, sans plus revendiquer le pouvoir de
manifester quoi que ce soit au-delà d’elles, sinon les mille
possibilités d’autres apparences qu’elles appellent et les
mille effets que produit sans cesse leur jeu, rationnellement
maîtrisable, en partie du moins, et sans qu’il faille
reconnaître de limites à priori à cette maîtrise.
Alors, il est vrai, l’idéal classique d’une vérité
foncièrement unique, d’une vie consacrée à un
seul et même idéal pour tous les hommes, devient caduc.
Tous les sentiments peuvent entrer dans le mouvement des apparences
et faire l’objet du calcul le plus avisé, les perspectives
se multipliant indéfiniment sans devoir se ramener à un
seul point de vue. Alors aussi, la construction des jeux d’apparence
se poursuit toujours, et les calculs de toute sorte qui y président
mettent sans cesse en œuvre une raison qui n’est plus orientée
selon un seul idéal, mais qui peut toujours, comme le demande
la philosophie, se justifier concrètement dans la discussion.
N’est-ce
pas ce plaisir
philosophique
de la connaissance des apparences pour elles-mêmes, à
travers le jeu de leur construction, de leurs renvois complexes des
unes aux autres, qui caractérise en fin de compte,
concrètement, l’œuvre des grands artistes baroques ?
Gilbert Boss
Bruxelles,
mai 2007
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