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LIRE DESCARTES
EN LIBERTIN

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Pour le lecteur d’aujourd’hui, l'œuvre de Descartes a un statut très étrange. Elle apparaît comme essentielle, méritant d’être connue par tout penseur sérieux, lue attentivement, méditée, et pourtant elle nous apparaît aussi comme dépassée, comme si, après avoir joué son rôle historique, immense, dans la modification des idées et après avoir marqué décisivement la naissance de notre modernité, elle avait en quelque sorte épuisé sa fonction. Nous la lisons donc comme livrant certaines réflexions essentielles pour nous, mais dépassées, au moins dans l’ampleur et la précision que leur avait données Descartes. Ce n’est pas ainsi que nous lisons Hobbes, Spinoza, Leibniz, Hume ou Kant. Quel que soit le rôle historique que ces penseurs aient joué également, ils nous paraissent mériter d’être envisagés comme valant encore aujourd’hui en eux-mêmes. On peut être hobbien, spinoziste, leibnizien, humien ou kantien, mais non plus vraiment cartésien, au sens fort, semble-t-il. Quelle en est donc la raison ?

Certes, on remarquera déjà que la science de Descartes est généralement jugée dépassée. Pour le dire un peu grossièrement, Newton a réfuté et remplacé Descartes comme il s’est fait à son tour réfuter et remplacer par Einstein. Mais nous avons appris entre-temps à distinguer dans l'œuvre d’un auteur entre ses écrits scientifiques et philosophiques, et à introduire entre eux une séparation, comme on l’a fait tout particulièrement dans l'œuvre de Descartes lui-même. Cela, semble-t-il, n’a pas suffi dans son cas à le libérer de la chaîne qui l’attache à son siècle. Certes, quelques notions ont voyagé, comme le cogito, ont été reprises et éventuellement transformées. Mais l’impression demeure que l’ensemble de sa pensée, même réduite à ce qu’on croit pouvoir en constituer la partie purement philosophique, ne tient pas comme telle. Chaque lecteur avance, dans les Méditations par exemple, et s’arrête à un moment, au doute, au cogito, aux preuves de l’existence de Dieu, voire à celles de la réalité de l’étendue, estimant que non seulement le développement n’apporte pas la conviction promise, mais aussi qu’il s’est fêlé, qu’il craquèle et se défait au lieu de manifester la cohérence à laquelle il prétend. Certes encore, il nous arrive souvent la même mésaventure avec les autres philosophes, mais avec Descartes, nous croyons savoir qu’il est normal que tout lecteur soit amené à quitter cette pensée à un moment ou à l’autre.

Nous croyons savoir aussi bien d’autres choses, que les preuves de l’existence de Dieu ne valent pas et ont été démontrées comme invalides, que le sujet n’a pas la consistance substantielle que lui attribue Descartes, que l’âme n’est pas si séparée du corps qu’il le dit, ni son immortalité démontrable, que le dualisme rompt si bien le lien entre les deux substances que nous ne pouvons plus le comprendre, que son Dieu est trop chrétien pour des athées, et trop abstrait pour des esprits religieux, et ainsi de suite. Or ce ne sont pas là pour nous des critiques particulières, comme on en fait à tout philosophe. Elles paraissent plus vraies, plus décisives, face à Descartes. Et alors qu’on peut défendre les autres penseurs de ce genre de critiques, on a l’impression qu’il ne peut, lui, se prêter que partiellement à un tel sauvetage, restant désespérément perdu pour l’essentiel. Comme un Newton, il demeure donc un grand homme du passé, qui offre encore quelques morceaux de son génie, et auquel il faut surtout élever des monuments, plutôt que de chercher à le garder entier dans le mouvement de la pensée vivante. Sa statue est d’ailleurs si grandiose, si polie par les historiens, qu’il semble impossible de la modifier, de la déplacer ou de l’éviter pour rejoindre quelque principe vif de pensée derrière elle.

Avouons-le, si cette situation est frappante dans le cas de Descartes, elle n’est probablement pas moins présente d’une façon similaire à propos de plusieurs autres philosophes, et même de ceux que nous citions pour les contraster avec lui. Mais qu’est-ce qui distingue le cas de Descartes ? Cet écrivain estimé très clair provoque en réalité de nombreuses confusions chez ses lecteurs, et déjà à son époque, comme on le voit dans les multiples discussions à propos de ses œuvres où s’exprime sans cesse son sentiment de n’être pas compris. Cette situation encore est fréquente en philosophie. Pourtant, ici, elle paraît comme inscrite dans la manière même d’écrire de l’auteur, dont les intentions sont souvent impénétrables, non parce qu’il ne les exprime pas, mais parce qu’il en accumule les déclarations, mais de façon apparemment incohérente. Il tient à ce point compte des effets à produire sur ses divers lecteurs, du jeu de ce qu’il faut leur montrer et leur cacher, des indices à leur donner ou non, et son texte même scintille de tant de lumières diverses qu’il devient difficile de savoir ce qu’il voulait, si on ne suppose pas le savoir, comme on le fait généralement aujourd’hui pour se simplifier la tâche. Ces jeux de simulation et de dissimulation auxquels le philosophe au masque se plaît tant sont évidemment très répandus et appréciés à l’époque baroque. Et ce plaisir est également exploité par les libertins, qui en font l’un des moyens d’avancer leurs critiques en évitant les censures directes.

L’affinité de la pensée de Descartes avec celle des libertins, son appartenance à ce réseau informel de critiques des préjugés imposés par l’église et l’appareil universitaire scolastique, sa volonté, dans sa vie, de se dégager des conventions morales du temps, sont évidents pour celui qui le lit attentivement, en se dégageant des préjugés que nous a inculqués l’histoire académique de la philosophie. Mais précisément, comment se défaire d’une façon de lire que celle-ci a si profondément implantée dans les esprits ?

2

Il y a certainement plusieurs méthodes. Mais l’une d’entre elles me paraît devoir être particulièrement efficace, c’est celle qu’utilise Anne Staquet dans son ouvrage tout récent, Descartes et le libertinage [1]. En effet, plutôt que de se concentrer sur l’éventuelle doctrine qu’on croit pouvoir tirer d’une lecture conventionnelle de Descartes, elle observe la forme de son discours et porte l’attention sur toute sorte d’aspects qui peuvent paraître secondaires dans la perspective d’une lecture théorique, en comparant les stratégies mises au jour dans le discours cartésien ainsi observé avec celles des libertins pour en montrer l’impressionnante similitude, aussi bien quant à la forme que quant à l’usage.

En effet, au lieu d’entreprendre une interprétation systématique de Descartes, à la manière habituelle, Anne Staquet analyse les idées communes, les procédés de critique et d’écriture entre les lignes des libertins, tels qu’ils sont repérés par les spécialistes de ce mouvement, pour rechercher ensuite systématiquement chez Descartes si on les retrouve dans l’ensemble de son œuvre. Cela oblige à parcourir cette œuvre en tout sens, pour mettre en relation tous les textes de manière inhabituelle, et il en résulte une vue très différente de celle qui prévaut. Le résultat est étonnant, puisque, selon tous les indices considérés, Descartes n’apparaît pas simplement comme partageant marginalement les méthodes et idées libertines, mais comme étant l’un des penseurs qui les cumule le plus. On voit alors Descartes mener une véritable entreprise de subversion entière de la tradition religieuse et morale de son temps, la subversion étant paradoxalement le plus virulente précisément là où en apparence le philosophe se présente comme le plus conforme à la tradition, grâce à une sorte de camouflage utilisant avec une extrême  virtuosité les techniques libertines de dissimulation.

Mais, s’il est vrai que les libertins ne voulaient se livrer qu’aux libertins, il fallait donc un regard libertin également pour découvrir le libertinage de Descartes, et par conséquent une manière de lecture oblique. Et c’est effectivement ce que l’on trouve dans cet ouvrage. Il ne vise pas comme d’habitude dans ce genre d’écrits à une démonstration contraignante. Une telle ambition serait en effet inappropriée, premièrement parce que les libertins ne forment pas une société fermée, une sorte de club, auquel on appartiendrait ou non, mais un réseau souple, ouvert, aux limites indécises, et deuxièmement parce que leurs jeux de dissimulation visent à ne pas fournir au lecteur de preuves de leur pensée libertine, mais seulement des indices ambigus. Dans ces conditions, on ne peut atteindre que la vraisemblance au sujet de leur libertinage, chaque indice donnant un peu plus de poids au soupçon, et, quoique non décisif par lui-même, rendant progressivement, par son accord avec la constellation des autres, l’ensemble plus plausible, jusqu’à ce que la balance finisse par pencher de manière décisive du côté de la thèse défendue. Faisant davantage appel à l'esprit de finesse qu’à la seule raison géométrique, cette méthode est peu usuelle aujourd’hui. En quelque sorte, en visant non pas à donner des démonstrations contraignantes, mais à accumuler des indices, dont aucun n’est par soi définitif, elle recourt en philosophie à un style impressionniste, où il ne s’agit pas de chercher à suivre systématiquement les lignes formant le contour net d’une figure, mais d’accumuler des touches de couleur, dont chacune paraît arbitraire, quoiqu’elle n’en contribue pas moins à construire de façon convaincante l’image d’ensemble, saisissable à celui seul qui sait se placer à la bonne distance et dans la bonne attitude.

Pour aller à l’encontre des idées reçues, les libertins pensaient préférable d’éviter l’affrontement direct, d’habitude favorable à la puissance en place. Dans leur perspective au contraire, cette puissance, il s’agit de l’utiliser pour la retourner contre elle-même. C’est ainsi que procède à son tour Anne Staquet, qui ne rejette pas d’emblée le style académique usuel, mais le respecte d’abord au contraire, du moins en apparence, pour définir le libertinage. Elle ne lit pas les libertins directement, mais à travers les descriptions qu’en offrent les spécialistes actuels. Ainsi, en suivant strictement le procédé académique du renvoi aux autorités, en le poussant même à l’extrême, comme moyen à la fois d’enquête et de persuasion, son livre se donne l’assise nécessaire pour opérer le renversement voulu. Car, pour y parvenir, il faut tenir compte de la probable résistance du lecteur, qui voit Descartes sous la figure d’une sorte de statue publique, à laquelle on ne touche pas impunément, sans l’appui des autorités du moment. Ensuite il devient possible d’aborder directement les textes du philosophe en en faisant un instrument pour détruire son image officielle. Alors, au lieu d’en suivre le système, Anne Staquet peut désarticuler l'œuvre afin de concentrer l’examen sur d’autres aspects, occultés dans les interprétations courantes.

Le résultat n’est pourtant pas le chaos, mais la mise au jour d’un autre système, celui de l’écriture cartésienne, recouverte auparavant par la doctrine figée qu’elle était censée soutenir. En somme, la notion de l’écriture libertine dégagée dans la première partie du livre a servi ainsi de dissolvant de la statue de Descartes. Et une fois celle-ci dissoute, dans l’espace libéré se révèlent non seulement un nouveau système d’écriture, mais aussi de nouvelles constellations d’idées corrélatives, bien différentes de celles qu’on attribue d’habitude à ce philosophe.

L’époque du libertinage est-elle révolue ? Si c’était le cas, il faudrait conclure aussi que sa pensée serait devenue pour nous tout à fait inaccessible. Il ne serait pas étonnant alors qu’un Descartes, si important que nous l’estimions, nous reste étrangement étranger.


Gilbert Boss
Québec, 2009



1. Anne Staquet, Descartes et le libertinage, Hermann Éditeurs (Philosophie), Paris, 2009. >