DEUX
UNIVERSITÉS
Certains êtres ont une
double nature, et leur ambiguïté est d’autant plus frappante que ces
deux natures s’opposent plus qu’elles ne s’accordent, se contrarient
plus qu’elles ne se soutiennent mutuellement. Ainsi est notre
université. Partout on y voit l’effort pour mettre et tenir ensemble ce
qui se repousse. On y voudrait l’excellence en masse, le mérite d’un
apprentissage sans effort, la liberté de ne pas choisir (ou de choisir
la convention), le droit de donner son avis en évitant la critique, le
savoir au lieu de la pensée (c’est-à-dire sans la pensée), le droit à
la décision sans responsabilité, la recherche sans aventure, la
formation sans transformation, la préparation à la vie hors de la vie,
et ainsi de suite.
Derrière toutes ces
contradictions, ne retrouve-t-on pas celle qui oppose deux conceptions
de l’université, d’une part comme lieu de formation de la personne en
vue de sa propre culture, et d’autre part comme lieu de formation du
travailleur en vue de satisfaire aux besoins de l’économie ? Ne
cherchons-nous pas en effet à prolonger le mariage problématique de
deux universités : d’une institution culturelle et d’une
entreprise dans le réseau économique, l’une s’adressant à des
étudiants, l’autre à des clients ? Et, dans ce mariage inégal, ne
voit-on pas l’un des partenaires écraser progressivement l’autre ?
Cette tension est évidemment celle de tout notre système d’éducation,
qui hésite à former des citoyens ou des travailleurs, et fait pencher
finalement la balance de ce côté-ci.
Or il faut choisir. On
ne peut pas à la fois enseigner l’esprit de critique, le libre
développement de la pensée, l’intelligence des conditions de notre vie
individuelle et sociale, la réflexion éthique, la mise en perspective
de nos options de vie principales et de nos conditionnements
historiques, la disposition à mettre nos attitudes en discussion, d’une
part, et d’autre part la soumission aux techniques actuellement utiles,
la mémorisation de savoirs déterminés en fonction des besoins de la
machine économique et l’exercice d’habiletés pratiques définies en
fonction de fins prédéfinies. L’incompatibilité ne vient pas simplement
du fait qu’il s’agit d’ensembles de connaissances différentes, mais
surtout de ce que les dispositions et les attitudes requises pour les
deux types d’études sont opposées. Et même si un certain degré
d’autonomie intellectuelle est préférable dans la formation
professionnelle, comme un certain degré d’apprentissage technique dans
la formation culturelle, il reste que le mouvement général de l’esprit
doit être dirigé nettement d’un côté ou de l’autre, s’il ne doit pas se
trouver perpétuellement contrarié et paralysé. En réalité, c’est la
tendance dominante qui définit le caractère des études, et c’est
pourquoi, quelle que soit la présence nominale dans nos programmes de
la formation à la critique ou au développement de l’autonomie
intellectuelle, en réalité, ce type d’éducation n’a pas lieu, parce
qu’il reste soumis aux critères déterminants de la formation
professionnelle, jusque dans les disciplines qui en paraissent
indépendantes.
Je sais que beaucoup
douteront de l’existence d’une telle incompatibilité, et c’est pourquoi
il leur paraîtra normal de concilier la formation professionnelle avec
celle de l’esprit critique, en ajoutant celle-ci à la première comme un
simple complément. Mais c’est du point de vue de la pure éducation du
travailleur qu’on peut tomber dans une telle illusion, qui fait
paraître les disciplines culturelles comme de simples prolongements des
disciplines techniques. De l’autre point de vue, c’est-à-dire dans la
perspective de la formation de la personne comme telle, cette illusion
n’est plus possible : il est évident que la formation du jugement
et du goût doit être entreprise pour elle-même, et qu’il faut ou bien
lui permettre de dissoudre les cadres de la formation professionnelle,
ou l’y emprisonner et l’y étouffer entièrement. La faillite de nos
universités dans la formation éthique, par exemple, est bien connue et
inquiète les esprits, sans qu’on n’ose pourtant en envisager les
causes : la formation éthique ne se laisse pas traiter comme un
supplément accessoire à une éducation qui lui resterait sinon
étrangère, mais ou bien elle est entreprise pour elle-même et dirige
les études, ou bien elle reste vaine, comme dans notre système
d’éducation.
S’il faut choisir,
n’est-il pas évident que la formation de la personne est plus
importante que celle du travailleur ? Mais, dira-t-on, il faut
l’une et l’autre. C’est vrai en partie. Et dans cette mesure, il faut
l’une après l’autre, d’abord l’éducation culturelle de la personne,
puis l’apprentissage professionnel. Et c’est de la première que la
société comme telle, l’État, est d’abord responsable. Les premiers
degrés de l’éducation ne devraient viser qu’à cette formation, à
laquelle l’apprentissage de la profession peut venir s’ajouter ensuite,
à la charge éventuellement des entreprises ou des particuliers. Quant à
l’université, il convient d’en faire soit une haute école
professionnelle, à l’intention d’étudiants dont l’éducation culturelle
est accomplie (j’entends arrivée au niveau minimal qu’on veut confier
aux institutions scolaires, puisque cette formation ne s’achève jamais
en soi), soit le sommet du système d’éducation culturelle, voué au
perfectionnement de la culture de la personne et à la réflexion sur les
enjeux vitaux de nos sociétés comme de la condition humaine en général.
Il est raisonnable de réserver à l’université cette seconde fonction,
qui correspond à sa vocation traditionnelle principale. Dans ce cas,
l’université devrait refuser la tâche d’adapter les gens au marché du
travail, afin de ne pas compromettre sa mission véritable. Et il
conviendrait d’organiser dans d’autres écoles la formation
professionnelle, et sans doute, en partie ou en totalité, directement
dans les entreprises.
D’ailleurs, l’idée
même d’adapter les gens à la situation économique va aujourd’hui à
l’encontre de la formation professionnelle telle que nous la
pratiquons. En effet, l’économie a de moins en moins besoin de
professionnels qui passent la plus grande partie de leur vie dans un
même métier, de sorte qu’il est plus aberrant que jamais de mettre les
étudiants dans une forme qui ne devra pas rester la leur, mais qui leur
sera probablement imprimée pourtant à jamais, quoi qu’on dise de la
soi-disant formation continue. Bien plus, le pourcentage de ceux qui ne
trouvent et ne trouveront plus de place sur le marché du travail va
croissant, et aucune raison ne permet de prévoir ni un renversement de
cette tendance, ni son ralentissement. Et si le degré d’instruction
diminue les chances de se trouver au chômage, il n’empêche que la
croissance du chômage touche également les diplômés même des plus hauts
niveaux. Bref, il faut bien le constater, la « profession »
la plus demandée, et qui a le plus grand avenir, est celle de
chômeur !
Cette évolution est
inquiétante, assurément. Mais à quoi bon s’en plaindre simplement et
échafauder des programmes inefficaces pour réduire le chômage, sans
oser voir la situation d’un œil réaliste ? Quelles que soient les
politiques appliquées, la quantité de travail nécessaire pour faire
tourner notre économie diminue rapidement, et il faudra bien finir par
en tenir compte, notamment dans l’éducation aussi.
Or qu’on ne prétende
pas que la condition de ceux qui se retrouvent sans travail ne demande
aucune formation. Il est bien connu que c’est au contraire l’un des
états les plus difficiles. Or quelle doit être cette formation ?
Inutile de former les gens à un travail qui ne se présentera pas. En
revanche, il importe à tous, mais surtout à ceux qui ont davantage de
loisir, de disposer de leur temps de manière intelligente, et voilà qui
est bien plus exigeant que de suivre les ordres d’un employeur à
longueur de journée. Même sans travail, nous restons hommes et
citoyens, contrairement à ce que certains paraissent penser, et nous le
devenons même plus entièrement que d’autres si nous savons disposer de
notre loisir. Or, les études qui conviennent à cette fin, ce sont
celles qui conduisent à la culture de soi, et qui demandent une
attitude justement contraire à l’apprentissage des professions
habituelles. Et il faut considérer ces études comme les plus
importantes aujourd’hui, parce qu’elles sont celles qui répondent le
mieux à la situation actuelle et à la situation qui s’annonce pour
demain.
Le mépris dans lequel
on tient actuellement à tort toutes les activités qui ne sont pas le
travail au service de la machine économique interdit de considérer
cette vérité, pourtant évidente, que la culture de ceux qui disposent
d’un loisir presque entier devient à nouveau l’une des tâches
essentielles de nos sociétés, et que c’est l’un des plus grands défis
que l’université ait à relever. Pour cela, il lui faut sortir de la
routine des apprentissages qu’on destine à de futurs travailleurs dont
on ne requiert aucun esprit et aucune pensée autonome.
Pour cette nouvelle
forme d’études, il est nécessaire de transformer profondément
l’université telle qu’elle est comprise actuellement, comme une
entreprise, vouée à l’usinage des futurs travailleurs, au magasinage de
clients illusoires, à la transmission de savoirs qui n’ont aucune
valeur de connaissance par eux-mêmes. Il faut y réintroduire la
liberté, chez les professeurs et chez les étudiants, redonner sa place
à l’invention, à l’originalité, à la passion pour les objets de la
culture et de la pensée. Mais que dis-je ? Ne devrais-je pas voir
que ces mots n’évoquent à peu près plus rien dans l’esprit des clients
et des employés d’une entreprise d’aujourd’hui ? Qui perçoit
encore à quel point ils dessinent une université profondément
différente de la nôtre, dans l’organisation des études, les structures
administratives, les attitudes des professeurs et des étudiants ?
Ou peut-être reste-t-il encore suffisamment de force d’invention pour
donner des formes, des couleurs à une université vouée à la culture et
non à l’apprentissage d’un rôle servile dans le monde économique ?
Gilbert Boss
Québec, 1997
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